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Au Maroc, l’adoption n’est pas légalement admise et la kafala, littéralement : la caution, la garantie plus largement: « la prise en charge » est la possibilité offerte aux enfants "abandonnés". La loi  sur la kafala, loi 15-01,  promulguée en 2002 est aujourd’hui étudiée par divers acteurs de la société civile afin de proposer  aux responsables sa  modification.   

C’est dans ce cadre que l’idée de ce travail est née. Le but est de partir de quelques rappels  des lois psychiques qui président à la parenté, la filiation et  l’adoption afin d’éclairer de cet apport le débat sur la Kafala. Il m’a semblé important au moment où se discute cette loi d’apporter une ébauche de  réflexion psychanalytique à ce sujet.

 Loi d’interdiction de l’inceste

Je commencerai par la loi d'interdiction de l'inceste car elle représente le fondement de toute parenté et comme nous le verrons pose problème dans le cas de la Kafala.

Le prototype du désir est  le désir de la mère. L’enfant va substituer à l’absence de la mère, le désir de la mère. Il accepte cette perte primordiale,  celle d’un accès direct à l’objet et  celui ci devient,  objet de désir et objet cause du désir. L’enfant  recourra dès lors  au langage pour  tenter  d’exprimer son désir.  La mère qui est elle-même soumise aux lois de la parole, élude ce désir chez elle d’abord et chez l’enfant ensuite. L’enfant accède ainsi à la loi fondamentale de l’humanité, l’interdiction de l’inceste.

 La nomination comporte le fait qu’à l’enfant cette loi soit  dictée  et que c’est en un non accès à cette jouissance qu’elle consiste. La nomination fondamentale interdit la mère à l’enfant et l’enfant à la mère. Elle désigne de façon concomitante que la mère, en tant que parlêtre, a éludé son désir incestueux pour ses parents et que c’est à son tour d’éluder son propre  désir incestueux  pour son enfant  et à inviter ce dernier  à en faire de même.

La mère doit être désirante pour que son désir incestueux soit éludé. Elle introduit l’enfant aux lois de la parole en lui désignant un tiers. A ce désir de la mère ainsi refoulé, se substitue ce que Lacan désigne de Nom-du- Père.  JLacan parle de : «  l’apparition du signifiant Père », c’est en tant que signifiant que le père apparaît  d’abord,  à tout sujet en devenir. La mère interdite ne l’est pas en tant qu’elle est la mère naturelle de l’enfant mais en tant qu’elle est  dans une  relation primordiale à cet enfant. Ainsi dans la religion musulmane la mère allaitante est  interdite. L'interdiction de la mère allaitante comme objet du désir sexuel vient appuyer l'affirmation de la psychanalyse que c'est dans la mesure où la mère est la première "séductrice" qu'elle est interdite. De même c'est dans la mesure où elle est l'objet de la jouissance phallique du père de lait que celui-ci est  également soumis à l'interdiction de l'inceste.(1)

Le nourrisson n'est  cependant pas inscrit dans la filiation de ce couple, ne porte pas son nom et ne  bénéficie aucunement de l'héritage. Il s'agit là d'un exemple de prohibition de l'inceste malgré l'absence de consanguinité qui corrobore l'importance de cette parenté psychique reliée à la notion de jouissance sur laquelle insiste la psychanalyse. En cas d’adoption comme en cas de Kafala,  cette jouissance et cette séduction font  défaut notamment lorsque l’enfant adopté n’est pas un nourrisson. Cette interdiction de l’inceste serait-elle ainsi rendue plus malaisée ? Il ne s’agit pas tellement du passage à l’acte incestueux que peut être de la difficulté pour la mère adoptive « d’inciter l’inscription dans la lignée paternelle »pour reprendre   cette formulation de Melman(6).  La difficulté d’inscription dans la lignée paternelle non pas tant comme une inscription dans la généalogie que comme une inscription dans les lois du langage.  

Dans toutes les civilisations  les interdits matrimoniaux concernent aussi bien les parents naturels que les parents adoptifs. La transgression de cette loi ne semble pas plus fréquente dans les familles adoptives que dans les familles apparentées par les liens du sang.  Par ailleurs, cette question d’interdit de l’inceste  pose  un problème  épineux aux juristes en cas de kafala malgré le fait que l’enfant dans ce cas  n’est pas inscrit forcément dans la généalogie de son père adoptif.

Il est important de noter qu'en dehors même de toute juridiction il y a une prohibition implicite de la sexualité  entre le tuteur et toutes les personnes placées sous sa responsabilité. Rappelons que la" garantie" et la caution sont implicites dans la dénomination Kafala. Il y aurait  structurellement un tel interdit..

Une proposition a été avancée,  celle d’inciter la femme Kafile  à allaiter l’enfant  afin qu’elle devienne selon la loi islamique sa mère par le lait. Et ceci parce que la mère allaitante  et son époux sont  explicitement interdits  dans la loi coranique. L'interdit implicite serait ainsi redoublé de cet interdit explicite.  Pour cela on a pu  proposer  aux femmes kafiles un traitement médicamenteux induisant la production lactée. On peut se demander cependant si cette médicalisation  de la filiation par le lait afin d’asseoir l’interdit au niveau de la kafala ne risque pas  de  vider cette filiation  de toute sa pertinence. On occulterait les dimensions imaginaire, symbolique et réelle de la filiation à savoir ce que nous avons évoqué de la mise en place de la métaphore, ce qu'il en est notamment des identifications imaginaires et de la filiation réelle qui  représenterait ce qui échappe de la filiation comme de la parenté aussi bien à l'imaginaire qu'au symbolique. Ce réel qui avec les deux autres registres fait trois, pour qu'il y ait nouage. Il est important de noter qu'il  a à voir avec l'impossible et avec ce qui de la jouissance échappe au langage.

Est-ce que ce nouage qui préside à l'inter-dit de l'inceste, en cas de nourrissage pourrait être  tributaire d'une prescription de médicament?

Maintenant une mère Kafile qui   prend en charge un nouveau né ou un nourrisson et lui assure les soins sera pour lui  peu ou prou une nourrice..

 Toujours est-il que le  fait que l’on essaie de trouver une astuce légale pour interdire  la mère kafile à l’enfant montre bien le souci et la préoccupation majeure que représente cet interdit de l’inceste pour ces familles comme pour les juristes. Enfin,  cette préoccupation est en elle-même une  reconnaissance des liens de type maternel que cette femme va  pouvoir  tisser avec l’enfant dont elle aura à s’occuper" comme s’il était son enfant" comme le stipule la loi sur la kafala.  

Le lien qui compte est bien celui qui préside pour l'enfant à la mise en place des lois du langage et du désir. Les lois de la psyché ne sont pas des lois naturelles et l'être humain dénaturé par le langage et soumis à la civilisation met en place des parentés qui obéissent à un ordre symbolique et qui sont parfois très éloignées de l'ordre naturel.   

Famille et filiation

- Qu'en est il du père?

La nomination symbolique du père inscrit l’enfant dans le champ de la parole non plus simplement métonymique mais également métaphorique puisque cette opération de nomination est une opération de substitution qui permet l'élision du désir de la mère. Cette  métaphore est nommée par Lacan métaphore du Nom-du-Père. C'est le tranchant de ce  Nom-du-Père qui permet que la demande: "Qui suis-je?",  "d'où je viens?"  puisse se formuler. C'est celui qui "incarnerait" ce Nom-du Père qui est interdit tout comme la mère  à la jouissance. c'est par cette opération de métaphore que l'enfant est adopté comme fils et qu'il adopte ce père, se pliant  aux lois de la paternité psychique. Dans ce débat sur la kafala il m'a semblé important d'insister sur cette adoption là. A ce propos Vandermersch rappelle que pour Lacan  " Si le père était un législateur, ça donnerait le président Schreber comme enfant"(2). Il est intéressant de noter que  ces  enfants sont plus préoccupés de savoir qui est leur « vraie » mère que de savoir qui est leur vrai père. Comme s’ils avaient l’intuition que cette vraie mère désignerait  celui qui serait  leur « vrai »  père en introduisant ce qu’il en est de son désir de femme.

- Qu'est ce qu'une famille ?

Cette parenté psychique introduit l'enfant dans le champ de ce qu’on appelle une famille, et plus globalement à ce qu’on désigne comme la culture humaine. Freud dans son ouvrage : « Malaise dans la civilisation» insiste sur le fait  que la culture s’édifie sur ce renoncement. Et Lacan dans son ouvrage sur « les complexes familiaux »,  nous rappelle que : « la famille humaine n’est pas un fait biologique mais une institution culturelle qui joue un rôle primordial dans la transmission de cette culture ».

Par cette nomination ainsi définie, l’enfant intègre une  famille. A  partir de là ce sont les signifiants de cette famille qui lui permettront  de commencer à écrire son histoire familiale. Ceci se fait au prix d’un refoulement du désir incestueux,  d’une perte dans le réel de cette  jouissance qui devient mythique. Le sujet est nommé et admis dans la communauté des parlêtres et plus spécifiquement dans une famille donnée. Suite à cette nomination, il pourra être reconnu et pourra compter comme un parmi les siens. L’on pourra alors dire que cet enfant est adopté par cette famille et que lui-même l’a adoptée. Cette adoption là est fondamentale pour tous les humains quelle que soit le type de configuration familiale dans la réalité de cet enfant,  qu’elle soit adoptive, biologique ou encore de type Kafala.

Il y a  pour la constitution de la psyché humaine, une filiation symbolique fondamentale pour que le sujet advienne. Celle-ci crée un lien primordial entre ce sujet et l’environnement familial et culturel qui lui a permis d’advenir comme sujet. C’est peut être  pour cela qu’à côté de la désignation de l’Autre primordial maternel, Lacan désigne L’Autre comme Social, nous allons voir l’importance de ceci pour notre propos. La filiation symbolique reliée à l’inscription dans le langage et à  la mise en place de la métaphore du Nom du Père diffère de ce qu’il en est de la filiation de l’arbre généalogique même si elle peut s’y appuyer.

Au Maroc, sur un plan juridique, les parentés légales sont les suivantes :

- La parenté  dans le cadre des liens du mariage

Tout enfant qui nait au sein d’une telle union entre un homme et une femme  est  considéré comme  l’enfant de l’homme et de la femme sans autre recherche de preuves génétiques  du moins  jusqu’à  ce jour. Il est intéressant de noter que la reconnaissance de l’enfant "endormi"  comme enfant du mari de sa mère  est à cet égard des plus probantes (3). Cette dernière a continué d’opérer au Maroc  bien au-delà  de la  connaissance scientifique des délais de gestation.

- La reconnaissance de paternité

A  partir du moment qu’un homme reconnaît un enfant comme sien, celui-ci s’inscrit dans sa lignée, jusque là sans chercher à prouver génétiquement qu’il l’a engendré. La reconnaissance en paternité est encore pour le moment  au Maroc et sur le plan juridique  une question de parole, d’acte et d’engagement.

- La parenté  par le lait ( citée plus haut)

Il apparait   que l’inscription de l’enfant dans une lignée est jusque là  tributaire de la désignation par la mère du père de l’enfant et par le consentement de cet homme  en tant que  père à reconnaître cet enfant comme sien. Elle demeure  éloignée des préoccupations biologiques. Elle cherche par ailleurs  à trouver une solution de prise en charge pour les enfants non reconnus en parenté ou  du moins en paternité et la kafala en est une. . On veille cependant soigneusement  à préserver les lignées légalement inscrites. Un enfant  en Kafala né d’une filiation naturelle, inconnue, ou non encore connue  ou appartenant à une  autre filiation que celle de son  Kafil ou même apparenté à ce dernier ne sera pas légalement inscrit comme son enfant. La Kafala ne donne par conséquent pas droit à ce qu’on nomme la succession car cet enfant ne succède pas dans une lignée à ses Kafils. Il pourra  hériter d’eux ou bénéficier de leurs biens par des actes de donations ou autres actes de jouissance que les juristes tentent de bien spécifier aux kafiles..    

 On peut relever à ce propos la distinction que l’on peut faire en arabe entre majhoul   ( inconnu,) et ghaiiro maârouf ( non encore connu). Il est en effet difficile de désigner un enfant comme de parents  inconnus,  car parfois on peut avoir des géniteurs qui se déclarent des années après qu'un enfant trouvé ait été déclaré abandonné. Dans la sourate "les coalisés" du coran, et qui est la principale sourate concernant ces enfants, il est mentionné:"Appelez-les d'après leurs pères: C'est plus exact, devant dieu. Mais si vous ne connaissez pas leurs pères, alors, ils sont vos frères en religion, …." Le terme utilisé est "Ghairo maarouf" et non "majhoul".     

La filiation comme la famille pour la psychanalyse n’est pas reliée  à la biologie et à la génétique comme nous l'avons développé. La paternité comme la maternité ne peuvent se réduire à des preuves ADN..

Cependant dans les commissions en charge de réfléchir à cette loi sur la kafala , une vive discussion a lieu à ce sujet. Celle ci rejoint celle qui a lieu aussi en Europe concernant le recours aux tests ADN. Ces tests visent à  vérifier le lien biologique avec l'enfant  d'une personne  qui vient le  réclamer comme son enfant. Le problème , c'est qu'il existe un véritable "marché" de la kafala au Maroc. Nombre de personnes réclament des enfants  pour les monnayer.

La même question de tests se pose quand une femme demande qu'un homme reconnaisse un enfant conçu en dehors des liens du mariage.  Il est  fréquent que des hommes nient  une paternité ou que des femmes usent de la pseudo paternité  pour se faire épouser.

 Mais il ne me  semble pas que la confirmation ADN fait d'un géniteur, un père pour un enfant au sens que nous avons relaté ci-dessus. Il est ainsi difficile de cautionner cette quête et enquête concernant les parents "bio". De plus un enfant élevé par ses géniteurs peut ou non être adopté par eux au sens que nous avons donné à l’adoption ; il peut ou non, lui-même les adopter. Et  il en est de même en cas d’adoption au sens commun du terme comme en cas de kafala, dans ces cas aussi l’adoption psychique pourra ou non avoir lieu.

La femme célibataire et la kafala

La loi 15-01,  autorise une femme célibataire à prendre en charge un enfant.

Dans le cas d'un couple, on peut supposer que le désir de cette prise en charge  se soutient du partenaire,  il est alors le désir spécifique de ce couple en tant que couple sexué et soumis au sexuel. Les adultes  ainsi désirants transmettent d’emblée à l'enfant  que  ce désir  d’enfant demeure pour eux  même une énigme.  Encore plus obscure  quand  l’enfant n’est pas  le fruit de leur propre sexualité. Ceci pose le problème des femmes seules qui adoptent ou qui prennent un enfant en kafala . Il me  semble que dans ce cas aussi ,on peut distinguer les cas où une femme désire un enfant alors qu’elle est soumise aux lois du sexuel et à l’énigme de ce sexuel même  si elle n’est pas forcément en couple au moment de l’adoption et le cas des femmes qui revendiquent d’avoir des enfants en excluant pour ce faire,  tout commerce avec la gent masculine. Hamad rapporte le cas d’un adolescent qui dit à sa mère adoptive : « si tu n’as pas d’homme, ce n’est pas faute d’homme, mais faute de désir pour un homme ». Ce qu’il reproche à sa mère ce n’est pas tant de ne pas lui avoir permis d’avoir un père mais de ne pas avoir ce désir d’une femme pour un homme qui me semble important pour l’inscription de l’enfant dans toute forme de filiation

  Il est à noter que la kafala ne peut en aucun cas incomber à un homme non marié. Ceci suggère que c'est la prise en charge nourricière qui semble primer sur la prise en charge matérielle de l'enfant.

La dette

En cas d’adoption comme de Kafala, le  fait de passer  par la demande à un tiers institutionnel, à un couple ou à une mère génitrice pour avoir un enfant fait que celui-ci est  perçu comme un don. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un don de Dieu ou de la nature, même si ces types de  dons peuvent être invoqués mais un don de semblables.  Ce qui complique les relations réelles ou fantasmatiques entre les parents naturels et les parents adoptifs et crée entre eux des histoires de dettes bien compliquées . Ceci pourrait être exacerbé en cas de Kafala. Dans  ce cas le don est l’objet d’un contrôle continu et d’une possibilité de réversibilité que les parents peuvent ressentir comme perpétuellement menaçante. Il est bien spécifié dans l'article 19 de la loi de 2002, que le suivi de la kafala par le juge est permanent et qu’il peut le cas échéant ordonner son annulation. L'article 25 stipule également que la kafala cesse à la majorité de l'enfant. Enfin l'article 29 permet aux parents naturels  de l'enfant  de recouvrer leur droit de tutelle si les motifs de l'abandon disparaissent. L'enfant qui a atteint l'âge de discernement (non spécifié) est entendu par le tribunal. Celui-ci rend son verdict en tenant compte de" l'intérêt" de l'enfant. Notons  que l'intérêt primordial d'un enfant est de demeurer à sa place d'enfant et qu'il lui est difficile de participer à ce choix douloureux entre les personnes qui l'ont élevé et celles qui l'ont engendré.  

Dans la loi relative à la kafala au Maroc, il est spécifié que celle-ci concerne les enfants abandonnés c'est-à-dire les orphelins,  les enfants abandonnés parce que les « parents sont incapables de subvenir à leurs besoins » ou encore «  ne disposant pas de moyens légaux de subsistance » et enfin «  des parents de mauvaise conduite …déchus de la tutelle légale ». Un des reproche fait à cette loi, c'est qu'elle met dans cette même rubrique des cas fort  divers.

Le travail avec ses familles montre qu'il y a une différence pour eux  entre  des parents naturels  morts souvent idéalisés et respectés, des parents nécessiteux pour lesquels ils peuvent avoir de la compassion et des parents déchus de leur fonction de parents. Ils peuvent avoir  honte de ces parents. Ils peuvent aussi parler de parents morts, parce qu’ils ont du mal à assumer qu’ils puissent ne rien savoir de la préhistoire de l’enfant.

Dans l’article 2 de la loi relative à la Kafala , il est indiqué qu'elle consiste en « la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant » et qu’elle implique la responsabilité légale vis-à-vis de l’enfant et de ses actes mais qu’elle « ne donne pas de droit à la filiation ni à la succession ». L’enfant de la Kafala vient mettre à l’épreuve ce qu’il en est de la relation à l’enfant « adopté » au sens que nous avons donné  plus haut à l’adoption. En effet, cet enfant ne vient pallier que partiellement,  pour un couple stérile  par exemple à ce défaut d’enfant. Il est selon la loi l’enfant que l’on élève « comme son enfant » mais qui n’en devient   pas pour autant légalement notre enfant.

Pendant longtemps les kafiles ne pouvaient donner leur patronyme à leur enfant. Et nous avions alors  remarqué que souvent ces parents  vont tenter de pallier à cette impossibilité  en jouant sur les lettres par exemple de son prénom. Il en a été ainsi  pour un enfant que j’ai suivi. Si nous appelions  cette famille  Taibi, les parents  appelleraient alors  leur enfant adopté Taib. Ceci montre que le jeu de lettres révèle le désir mais peut aussi imaginairement permettre de contourner l’interdit.  

A  propos de cette imaginarisation du patronyme,  je voudrais rapporter  le cas d’une jeune  fille  de nationalité française, cette fois et qui est donc   adoptée  pleinement  par des parents qui lui ont donné  leur  patronyme comme le permet la loi en France. Ce patronyme qui désigne le nom d’une couleur  vient cependant rappeler   continuellement  la couleur de la  peau de la jeune fille qui est  différente de celle de ses parents adoptifs. Ce patronyme est venu  renforcer  pour elle  ce trait distinctif  visible et qui rappelle le caractère adoptif de sa filiation. Il a fallu un long travail pour que ce patronyme puisse acquérir le caractère de nomination qui fait disparaître le sens devant la valeur nominative. Il  a fallu qu’elle puisse  faire accéder  ce nom de  couleur à la valeur de  patronyme symbolique qui  assoit ce don de filiation que ses parents lui ont fait. A ce moment le sens du mot a disparu devant cette valeur symbolique. C’est seulement à un moment assez avancé de son travail analytique  qu’elle  a pu me révéler qu’elle  connaissait le prénom que sa mère naturelle lui avait donné et que j’ai découvert comme pouvant signifier  couleur dans la langue de cette mère. Le sens du patronyme de ses parents adoptifs a pu ainsi faire collusion avec ce prénom donné par la mère génitrice et qui est resté tabou dans son histoire d’adoption. Certaines lettres qui en sont constitutives  figurent d’ailleurs dans  son prénom français et y insistent ainsi pour elle. C’est à ce moment aussi qu’elle  a pu aller visiter  le pays de sa naissance où elle refusait de se rendre de peur me disait- elle  d’être  « reconnue ».   Un moment important dans l’évolution de ce cas clinique est représenté par une séance où au lieu de me dire je vais « me  produire » en scène, elle  m’a dit je vais « me reproduire » en scène. Il s’agissait pour elle de chanter en public. Cette « reproduction » a représenté un moment où la pulsion scopique  qui dominait imaginairement son champ pulsionnel a pu s’articuler  à la pulsion invoquante et ceci  dans une adresse à un public. Elle a pu se « reproduire » c'est-à-dire  voir,  être vu et se donner à voir  mais aussi entendre, être entendue et se donner à entendre. Et dans cette démarche être soutenue par ses parents très mélomanes et auxquels par son intérêt pour le chant, elle tente de s’identifier.

L’adoption, le savoir et la  vérité

Les difficultés des parents adoptifs  viennent aussi  du rapport qu’ils ont vis-à-vis du savoir et de la vérité. Les parents vivent souvent dans la hantise du jour où l’enfant va leur demander de lui dire la vérité et pourquoi pas toute la vérité puis qu’on y est !  Le cas de l’adoption met en exergue le rapport difficile que nous avons tous avec le savoir comme avec la vérité. La difficulté que nous  avons  d’accepter que tout savoir souffre des trous que nous ne pouvons combler et que la vérité ne peut se dire toute,  comme dit Lacan, elle ne peut que se mi- dire car il ya une vérité inconsciente. Elle va de toute façon souvent  se médire et nous savons combien l’adoption apporte avec elle de médisance. Il y a dans la préhistoire de l’adoption tout un pan de la vie de l’enfant qui  échappe à cette prise en charge. Il y a là une coupure dans leur savoir et qui fait pour eux limite, un voilé irréductible auquel ils doivent se résoudre. Et si révélation il doit y avoir c’est bien la révélation de cette ignorance. C’est en acceptant cette ignorance et en se présentant à leur enfant  munis de cette dé-complétude que les parents adoptifs  ou kafiles pourront répondre à la demande de l’enfant lorsqu’elle se présente. La vérité est celle de cette parole vraie et il n’y a pas pour un sujet d’autre vérité transmissible que sa vérité subjective de parent s’adressant à son enfant en tant que sujet divisé entre savoir conscient et savoir inconscient. Une vérité qui de toute façon se heurte à l’impossible à savoir. Et c’est ceci qui fomente les secrets de familles dont l’adoption est un exemple, ces secrets qui font des familles de vraies familles c'est-à-dire des familles où les mythes et les romans familiaux  foisonnent. Il est d’ailleurs fréquent que ce secret d’adoption vienne  en regard d’autres points d’achoppements et d’autres secrets de l’histoire familiale de l’un ou de l’autre parent comme le montre la clinique ordinaire. La vérité n’est donc pas corrélée à l’exactitude des faits, elle n’est pas  tributaire de la réalité, elle n’est pas non plus un idéal à préserver à tout prix sinon on est en faute vis-à-vis de l’enfant.

 A ce sujet, au Maroc, il arrive souvent qu’un couple stérile élève  un enfant qui lui est apparenté.  Une jeune fille "adoptée"  dans ce contexte et sachant ainsi depuis toujours qu’elle n’est pas la fille biologique de ses parents dont elle ne porte d'ailleurs pas le nom,  me parle longuement de son adoption puis me demande très simplement,  tout à fait sereinement et  avec un sourire,  de ne rien en dire à ses parents. Elle semble respecter ce non dit comme une preuve des limites de ses parents et de leur dé-complétude et non comme  un secret indicible. Ce non-dit  relève ici plus de la pudeur et de l’intimité familiale que  cette jeune fille respecte et préserve que  du tabou. Ce non-dit révèle ainsi « la véritable » relation parents –enfant qui relie cette jeune fille à ses parents adoptifs dont elle respecte les limites avec beaucoup de tendresse.  Ma connaissance de cette famille m’a permis d’apprendre que ce non-dit vient en contrepoint d’un point aveugle dans la filiation de la mère adoptive et qui  lui, reste tabou. Ce point ne concerne nullement la jeune adoptée,  du moins sur un plan purement génétique  vu qu’elle n’est justement pas affiliée par le sang  à sa mère  et c’est probablement  pour cela que l’adoption  a  probablement représenté la seule façon pour cette mère  d’avoir un enfant sans grande angoisse.  Cette histoire familiale qui se joue sur plusieurs générations d’ailleurs car le tabou concerne la génération des grands-parents,  me semble illustrer le fait qu’une relation parentale   « vraie » ne nécessite pas forcément le dévoilement de tous les points aveugles de la filiation.  

Un autre exemple  est celui  d’une femme donnée en kafala à son oncle et sa tante paternels. Durant toute sa vie, elle a considéré sa kafile comme une mère et sa génitrice comme une tante. Sur son lit de mort, elle s’est écriée juste avant de succomber : « Aicha ! Aicha ! », appelant à son secours sa génitrice dont le prénom de plus veut dire « vivante ». Ce don de la vie c’est en effet à cette génitrice  qu’elle le doit et l’a toujours du.    

L’enfant et l’adoption

Un enfant adopté ou en kafala  se confronte dans son histoire au réel de l’abandon comme aux limites de toute adoption. L'abandon représentant le réel de l'incomplétude de l'Autre géniteur et la stérilité  celle de l'Autre adoptant  Pour cet enfant , la superposition entre parents géniteurs et parents adoptifs n’a pas pu se faire et il a à faire avec cela. Il a donc à faire un double deuil. Un deuil qui le confronte à  l’abandon et l’oblige à tenir compte de l’impuissance de ses géniteurs à l’adopter.  S’il arrivait à faire ce deuil, il pourrait  considérer cet abandon comme une impossibilité et non forcément comme un rejet et une privation. Il a aussi à accepter que les parents qui l’ont adopté ne l’aient pas engendré. Et s’il arrivait à faire ce deuil là, il  pourrait alors plus facilement se dégager de la tentative de réparer  la stérilité du couple parental à tout prix. Ce travail de  double deuil souvent long et laborieux pourrait permettre au symbolique de mettre un frein à l’imaginaire qui amène l’enfant  à idéaliser ou au contraire rabaisser l’une ou l’autre parenté. Et qui en tous cas le tient écartelé entre deux filiations et souvent deux dettes et deux loyautés qui peuvent rester logées uniquement dans une dimension imaginaire ou à l’inverse le dédouanerait imaginairement de toute dette.  Ce deuil,  lui  permettrait   de tenir compte du réel de l’abandon comme de la stérilité. Ce travail de deuil est en grande partie tributaire de celui qu’ont eu à faire  à leur tour les parents.  Et comme « tout deuil (il) peut avoir une fonction maturante… parce qu’il remet en place l’irréductibilité d’une perte et c’est la prise en compte de ce reste irréductible qui engage le processus de substitution »( 4) . La  Kafala peut selon les cas exacerber  cette problématique ou au contraire la rendre moins aigue  et ceci parce que comme nous l’avons souligné la kafala se révèle d’emblée comme une sorte d’adoption partielle qui n’assure pas de  filiation légale.

Dans le coran (6), sourate Al Ahzabes (les coalisés) on peut lire:"Dieu ….ne vous a pas assigné d'enfants adoptifs pour fils". la traduction française du  mot  "adiaikom "par adoptifs me semble un peu rapide. Le mot arabe  comporte la notion de appeler, nommer comme celle d'inviter. Il me semble que c'est plus ce souci  de distinguer appellation de filiation qui transparait dans cette sourate. On lit d'ailleurs par la suite" appelez les d'après leurs pères : c'est plus exact" que cela soit plus exact ou encore plus juste car le mot aksate évoque aussi la justice vis-à-vis de l'enfant mais aussi vis-à-vis de la famille élargie, notamment en matière d'héritage. Les litiges judiciaires  à ce propos sont très courants au Maroc.

Le patronyme

Depuis quelques années, le patronyme du Kafile peut être donné à l'enfant. Il me semble que cela a été possible à cause de cette distinction entre patronyme et filiation.  Ceci est appuyé par le  fait que l'attribution d'un patronyme n'avait pas par le passé, au Maroc  une importance capitale. Elle n'a été rendue obligatoire que depuis le protectorat français. Elle avait ainsi  moins de tranchant dans notre société que dans d'autres. Ce qui a toujours été fondamental c'est l'appartenance à une lignée généalogique. Ceci explique la fréquence des "ben", fils de,  dans nos  patronymes.

  Un peu plus loin la sourate sus citée,  envisage le cas des enfants dont on ne connait pas les  pères,  il est dit" si vous ne connaissez pas" et non le mot assez fermé de" tajhaloun" qu'on pourrait traduire par que "vous ignorez",  et c'est cette distinction qui permet aux parents naturels  de réapparaitre à tout moment et qui soulève les histoires de tests biologiques. On  peut difficilement affirmer qu'un enfant est: "majhoulo nassab""c'est-à-dire de filiation ignorée.

Aujourd'hui , ces enfants  de parents non connus sont dénommés et ont un acte d'état civil mais une  mention en marge  du livret de famille spécifie la particularité de leurs cas. Ceci pose un problème à ces personnes qui ne peuvent se défaire de cette mention. Ce point  est actuellement débattu et âprement critiqué par les associations de parents kafiles.

Par ailleurs,  la même  sourate spécifie que ces enfants qui  sont d'emblée  admis dans la religion musulmane deviennent des "frères en la religion". On leur attribuera assez souvent des noms comportant le préfixes "abd" , en référence à abdorabih, esclave de son dieu, en déclinant les différentes nomination de ce dieu  soulignant ainsi leur appartenance à l'islam. Le mot "abd" est  habituellement traduit par esclave mais ce mot dérive  du verbe "abada" qui veut dire adorer, vénérer et  la " ibada" consiste aussi en  la pratique des rites religieux et en particulier de la "sallat"", la prière. . Le fait d'introduire la notion de prière dans leur nom ne vient il pas évoquer l'invocation qui reste ouverte, pour ces enfants: "qui suis-je? " , perpétuellement  adressée au grand Autre. Le fait que  leur nom  comporte cette incitation aux rites religieux leur permet ainsi une articulation à l’ Autre  social.. Le mot rite  en français comporte dans ses racines  l'articulation, le nombre et le fait de limiter, autant d'éléments qui offrent  des indices identitaires pour ces enfants privés de paternité.

 Le souci de prise en charge  de ses enfants  incombant  en théorie  à tous les musulmans  dont ces enfants sont des "frères", rend  l'incarnation de cette instance à laquelle s'adresse l'enfant  anonyme, et en appelle à la solution de la kafala .Celle ci  étant un acte volontaire et responsable qui transforme  cette responsabilité collective de la "oumma", la  mère nation  en la  responsabilité privée d'une famille . Elle transforme "ce pupille de la nation" en un enfant adoptif au sens donné plus haut à ce vocable. Nous pouvons rapprocher ce cas de ce que Melman rapporte concernant  l’adoption par les romains de peuples étrangers : « le signifiant maître suffisait pour transformer le réel pour rendre le caractère étranger du réel en caractère Autre »(6)

L'enfant adoptif et sa famille

Hamad utilise le mot adoptif  pour bien insister sur le fait que  les parents  ont à adopter leur enfant et qu’il en est de même pour lui.

Il  me  semble que ceci est certes valable pour les parents naturels, adoptifs ou kafiles mais avec quelques  nuances. 

A sa naissance les parents d’un enfant biologique  se trouvent confrontés à l’enfant de la réalité et ils ont à faire un travail de deuil de l’enfant imaginaire. Ils n’ont pas d’autre choix que de tenter d’adopter cet enfant là et pas un autre. Ils sont ainsi confrontés  à l’impossibilité de choisir. Ils peuvent bien sûr choisir dans certains cas de ne pas l'adopter du moins psychiquement.

Il n’en est pas tout à fait de même en cas d’adoption, il y a pour les parents adoptifs une dimension de choix,  qui ne confronte pas à l’impossible de la même manière. Même si les parents et sans doute pour atténuer l’angoisse que pourrait générer le fait de ne pas se confronter à l’impossible, vont mettre de la surprise et de l’imprévu en relatant l’histoire de la rencontre avec leur enfant. A les écouter, on entend en sourdine le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » du poète.    

Cette strophe,  résume  admirablement ce qu’il en est du hasard, de ce qui nous échappe mais aussi de ce qui résonne psychiquement entre deux sujets humains lors de toute rencontre qu’on pourrait qualifier de vraie rencontre.

Il peut cependant là aussi y avoir des dérives et nous pouvons en observer quotidiennement lorsque nous assistons à  ce que nous ne pouvons pas appeler autrement que du nom de marché de l’adoption et auquel la Kafala n'échappe pas.   

En tous cas, le fait d’avoir eu l’illusion d’avoir choisi cet enfant pourrait imaginairement favoriser l’idéalisation ou au contraire, si des problèmes venaient à se poser à regretter de ne pas en avoir choisi un autre. Même si des parents naturels  peuvent aussi regretter de ne pas avoir eu un enfant différent.

L’enfant adopté peut se vivre comme un enfant élu ou  au contraire peut imaginer qu’il est toujours possible de le rendre à l’orphelinat si on ne  voulait plus de lui et vivre dans cette crainte. La kafala peut rendre les parents comme l’enfant encore  plus vulnérables à ce sujet. L’article 19 spécifie que « le juge des tutelles …est chargé de contrôler la situation de l’enfant objet de la kafala et de s’assurer que cette personne (le parent adoptant) honore bien les obligations qui lui incombent. Il peut à cette fin, faire les enquêtes qu’il estime appropriées ». Ces familles peuvent se sentir surveillées et les parents  confrontés à un idéal et à des injonctions qui les infantilisent et ne leur permettent pas d’occuper aisément  la place de parent qui leur revient. L’épée de Damoclès qui les menace « d’annulation de la Kafala par le juge » est renforcée par cette priorité donnée à la filiation par le sang car comme le précise l’article 29,  « les parents de l’enfant ou l’un d’eux peuvent, après la cessation des motifs de l’abandon, recouvrer leur tutelle sur l’enfant, par décision judiciaire ».

Conclusion

 Il est habituel que les enfants même non adoptés ou non en kafala   imaginent  qu’ils sont des enfants adoptés  cela leur permet de supporter  les aléas de leur famille, de faire avec ses imperfections et de rêver d’une famille idéale. Les enfants adoptés ou en kafala  ont  un bon prétexte pour en faire de même. C’est pour cela que souvent leur demande de connaître leur famille d'origine , leur « vraie » mère ou leur  « vrai » père comme ils peuvent dire, peut être parfois à entendre sur ce fond de névrose familiale ordinaire. La possibilité de voir surgir,  dans la réalité  ses parents imaginarisés ne me semble pas pouvoir aller de soi pour ces enfants  comme pour leurs kafiles. C'est même ce qui revient le plus souvent dans le travail avec ses familles. Un petit garçon parle régulièrement de la méchante sorcière. Lorsque je l’interroge sur ce personnage , j'apprends qu'il s'agit  de sa  mère naturelle, dont l'éventuel retour  fait trembler de peur toute la maisonnée. 

Bibliographie et note

1-S. Hamdani  Filiation par l' allaitement, La Revue Lacanienne, 8,  

2010.

2-B. Vandermersch " Le papa…la maman"

3-L'enfant endormi est une croyance qui considère qu'un enfant peut séjourner en intra-utérin bien au-delà de neuf mois.

4-R. Chemama, B. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Ed Larousse.

5-Le Saint Coran , traduction M.  Hamidullah, Ed"Moassassato Arrissalah

6-N.Hamad,C.Melman, »J’ai même rencontré des adoptions heureuses », Ed Odile Jacob

Notes