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« LE TESTAMENT DE MELMAN »

par Stéphane Renard, psychanalyste

À lire « D’un dessein »[1], Lacan nous apprend qu’un texte profane croît en littéralité de s’affronter à la vérité. La littéralité c’est la prévalence de la lettre. Et de la prévalence de la lettre se détermine l’autodidacte. Centré sur un savoir, le sien, se suffisant comme déterminant essentiel de sa pente paranoïaque. Autrement dit plus le texte affronte et rend compte de la vérité plus il approche l’exactitude, la limite de la science.

Ce n’est pas la connaissance des textes qui forme les psychanalystes mais l’acte qui déplace leur savoir. La science est un agencement de petites lettres qui font connaissance. Le savoir de l’analyste est donc autre chose.

Melman est venu à la psychanalyse soigner une crampe de l’écrivain[2] qui l’empêchait d’écrire. En l’occurrence une crampe de l’étudiant, causant une gêne pour les épreuves écrites nécessaires à la validation des connaissances.

Protégé de la curiosité des anonymes par le Centaure de César, il faut savoir où chercher la dernière demeure du Maître de la rue des Archives. Il n’y a rien à lire sur cette tombe. J’aurais aimé qu’y soit inscrit : « Je n’ai rien fait d’autre que creuser ce trou d’où je vous parle ». Pure fantaisie bien sûr, impertinence sans doute, il aurait été trop facile que le testament de Melman se lise sur une sobre pierre en épitaphe. Mais voilà, rien.

Nul notaire ne détient non plus les dernières volontés psychanalytiques qu’il aurait lues devant des héritiers prêts à en découdre pour un pot de faïence.

« L’analyste, la technique et la théorie »[3] dont le titre résonne comme celui d’un bon western[4], saurait-il soutenir le legs ? Peut-être est-ce une question, celle du mur mitoyen ; une chanson : « la Complainte de Sigi » ? Ou bien encore est-ce la « Conférence sur le matriarcat », dite de Recife[5], ou « D’une langue sans signifiant maître »[6] ?

Entre octobre 2019 et juin 2020[7], Charles Melman avait tenu cinq conférences sur l’autorité. Il y avait annoncé la fondation d’une nouvelle discipline : l’archélogie, « afin de pouvoir tracer les propriétés et les dimensions de ce qui pour nous fait l’autorité et qui fait que nous sommes, révoltés ou pas, soumis »[8].

Un jour de neige, familier des errances en librairie, je fus comme aimanté par un petit ouvrage perdu au milieu d’un grand panneau. Je pris L’Homme sans Gravité[9] entre les mains, le feuilletai, incrédule, l’achetai et le lus d’une traite. Je m’interrogeais sur ce qui avait pu motiver la sélection d’un tel opus. Je n’en connaissais alors pas l’auteur.

Melman ma reçu pour la première fois en 2008, à lissue dun circuit sûr, aux étapes mystérieuses. Pressé de connaître un peu du sort qui sera le mien, j’entrai dans une salle d’attente, silencieuse. Occupée par une dizaine de personne. La porte s’ouvrait à intervalles indistincts sur un homme de taille moyenne, assez fort, au visage sévère, une lueur amusée dans les yeux. Il était vêtu ce jour-là, d’une veste de cuir noire à la coupe droite.  De celles qui renvoient sans erreur au Paris des années d’Occupation.

Mon tour arrive. Asseyez-vous. Je débite mon histoire. Bon. Venez jeudi. Combien je vous dois ? Nous verrons cela la prochaine fois. Il lui fallut trois séances pour arriver à entendre ce qu’il cherchait. À la quatrième je pus commencer de régler quelque chose.

Quatorze ans plus tard il me dit simplement pour terminer ce que fut la dernière séance : « Je vous laisse faire ». Il m’avait dit aussi, alors qu’en balade sur le divan, j’errais dans la campagne : « Oui, d’accord, ça me va, un promeneur ».

Je lui avais offert une gravure. Un Moïse en taille douce d’Arnulf[10]. Il avait à cette occasion commenté, en différé, quelques séances plus tard : « C’est très intéressant, toutes les lignes convergent ».

J’avais beau maudire à haute voix, pester n’y rien comprendre, témoigner mon attachement rien ne l’embarrassait. Apprivoisant Homohabilis[11] allongé sur une civière de salon, j’entrais sur son divan dans l’ère moderne, lacanienne, d’Homo psychanaliticus[12].

Je lui avais pourtant dit qu’un jour je ne le verrais plus. Que je ne viendrais plus en séance. Rien n’y fit. Il me fut impossible, certain pourtant d’une issue proche, d’arrêter la fréquentation de son cabinet. Je n’avais rien d’autre à offrir qu’une assiduité et le sentiment d’appartenance à sa famille, celle de ses analysants, celle de la psychanalyse.

J’ai peu connu Charles Melman, je fus un compagnon de route tardif au regard de ceux des débuts. Il me laisse cependant entendre parfois une petite musique amicale quand je reprends par exemple l’Assertion de Certitude Anticipée que nous savons lire pour lavoir appris avec lui à l’École Pratique des hautes Études en Psychopathologies[13], ou bien dans l’Éthique de la psychanalyse dont il dit que c’est le livre le plus important du XXIe siècle.

Jai su apprendre à lire avec lui la dernière lettre jamais écrite : a, sans laquelle il semble impossible de rien saisir aux échanges.

Peut-être le testament de Melman se lit-il dans son intervention[14] à la Commission de l’Assemblée nationale portant sur les dysfonctionnements de la justice et de la police dans l’affaire Halimi ?

Mais peut-être n’y a-t-il rien. Rien à partager. Rien d’autre que ce qui nous met au travail. J’ai relu, comme beaucoup d’entre nous, quelques textes, fragments, interventions pour prolonger un peu ma présence à ses côtés. Ça m’a porté vers « le principe de notre enseignement » qui « consiste à tenter ce voyage permanent entre savoir et connaissance », c’est joliment dit[15]. La question de l’autodidacte, autique, centré sur lui-même, la nécessaire élaboration de connaissances nouvelles tant le savoir s’en accapare, l’ingurgite, le digère au point qu’il semble suffisant de parler pour être au niveau.

Aussi lœuvre de Charles Melman peut-elle faire connaissance. Jusquau point où notre savoir laura fait sien, mais après, quest-ce qui fera connaissance ? Quest-ce qui viendra nous barrer au bon sens, insuffisant pour sen sortir ? C’est le danger qui nous guette. La mise en place d’un culte, nous vouant à lherméneutique, organisant au soulagement général le rétablissement d’un ordre qu’il dérangeait sans cesse puisque ça n’est jamais ça. Rien sans doute ne sera assez fort, au moins pour un long temps, hormis ce que nous aurons élaboré, de neuf, en psychanalyse par l’étude et la confrontation au travail de Lacan.

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Quelques extraits des interventions de Charles Melman contenant des indications de travaux à suivre.

C. MELMAN, février 2011,

« Qu’est-ce qu’une fille peut attendre du père ? » :

« … mais tout en mettant en place la dimension de l’Autre, la dimension de la jouissance phallique, le caractère de l’objet petit a, la place du corps etc., le nœud borroméen semblerait - mais moi je n’en sais rien - je voudrais là-dessus que ce soit un peu discuté et peut-être que les écrits de Lacan là-dessus, qu’est-ce qu’il en a dit ? soient revus, repris ».

 

C. MELMAN,

« Un effet de sens réel ».

Le Trimestre psychanalytique, N° 1, 1989, R.S.I.

https://www.mathinees-lacaniennes.net/fr/21-articles/articles/162-un-effet-de-sens-reel-texte-de-charles-melman#:~:text=Il%20existe%20l%C3%A0%20une%20certaine,ou%20voir%20sur%20des%20tableaux.

« Il est assez stupéfiant, voyez les journaux, que lorsque la liberté de parole est donnée à des foules… cette liberté de parole consiste immédiatement à aller se réclamer,à faire entendre ce qui supporte cette ex-sistence de sujet, la référence au père.  Sans doute notre dépendance à l’égard du langage est telle que donner la liberté de parole – ce qui nous permettrait de méditer là-dessus – c’est immédiatement l’enfermer dans ce type d’identification, c’est-à-dire d’aliénation majeure ».

 

C. MELMAN

« Comment vivre heureux en société »,

Strasbourg, 1993.

https://www.freud-lacan.com/documents-ged/comment-vivre-heureux-en-societe-strasbourg-juin-1993-2/

« … peut-être néanmoins ce qui ressort de ce que j’ai appelé tout à l’heure notre raison pratique, et qui consisterait à écrire une suite à Masssenpsychologie, serait justement de faire valoir les mots et la rhétorique qui rendrait peut-être anachronique l’usage actuel du type de discours permettant les manifestations que nous voyons ».

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[1]J. Lacan, Écrits, éditions du Seuil, 1966.

[2] C. Melman, « L’aventure lacanienne », Le Débat, 2012/4, n° 171, p 122 à 128 Net :  https://shs-cairn-info.acces.bibl.ulaval.ca/revue-le-debat-2012-4-page-122?lang=fr

[3] C. Melman, « L’analyste, la technique et la théorie », 2016.

[4] Sergio Leone, Le Bon, la brute et le truand, film 1966, musique d’Ennio Morricone.

[5]C. Melman, « Conférence sur le matriarcat », 2008, Recife.

[6] C. Melman, « D’une langue sans signifiant maître », 2012, Bruxelles.

[7] C. Melman, Archélogie I à V : 08/10/2019, 12/11/2019, 14/01/2020, 10/03/2020, 09/06/2020.

[8] C. Melman, Archélogie I, 8 octobre 2019.

[9] C. Melman, L’Homme sans gravité, entretien avec J.-P. Lebrun, Folio, 2005.

[10] Georges Gaston Arnulf, peintre et graveur français, 1921-1996, premier grand prix de Rome de gravure en taille douce en 1950.

[11]Homo habilis, espèce éteinte, du genre homo, 2,3 à 1,5 millions d’années, Afrique de l’Est.

[12]Homo psychanaliticus, espèce vivante 1856-…

[13] C. Melman, Conférence inaugurale à l’EPhEP, 2010, https://ephep.com/revue/conference-inaugurale-ch-melman-ephep-16-octobre-2010

[14]C. Melman, Assemblée Nationale, « Dysfonctionnements de la justice et de la police dans laffaire dite Sarah Halimi », 2 Décembre 2021, net :  https://www.dailymotion.com/video/x86117c

[15] C. Melman, Refoulement et déterminisme des Névroses, édition de l’A.L.I., p. 174.

Notes