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Quand
Samedi 16 octobre 2010

Nous vous disons bonsoir, ainsi qu’à ceux qui suivent en direct cette conférence dans les régions, et aussi, grâce aux miracles de la technologie, au Maroc et en Italie.

J’assume donc la responsabilité d’ouvrir les activités de cette École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie, dans la mesure où à vrai dire j’en ai inspiré la création — pas seul — dans le souci de répondre à de nombreux souhaits et demandes qui venaient de ceux qui y étaient intéressés, au plus juste titre.

la création de l'EPHEP, son contexte : qu'appelons-nous clinique aujourd'hui en psychopathologie?

Cette école survient à un moment très précis : celui de la destruction de la psychiatrie, de sa disparition dans le champ hospitalier, et donc du même coup dans le champ libéral, du fait de la biologisation, par le corps médical, de son propre domaine. J’ai connu autrefois les difficultés qu’il y a eu à séparer la psychiatrie de la médecine. Les interventions toujours très positivistes de la médecine n’ont jamais été fécondes ni heureuses dans le champ de la psychiatrie, qui a pu apparaître aux médecins comme le domaine des philosophes, des rêveurs, des poètes, des esthètes, en tout cas un domaine étranger à leurs méthodes et à leur maîtrise. Mais dans la mesure où la psychiatrie aujourd’hui, et pas seulement en France, est en train de disparaître — avec un certain nombre d’effets, de conséquences que je n’ai aucunement à développer ce soir — il paraît nécessaire de reprendre l’établissement d’une clinique qui, peut-être en progrès sur elle, réponde mieux à notre actualité.

La clinique psychiatrique classique est fondée sur l’analyse des déficits par rapport à une norme, et continue de s’orienter sur la division des activités psychiques en un certain nombre de facultés — la mémoire, l’attention, le jugement, la volonté, les affects, etc. — qui sont recensées et évaluées dans l’analyse de chaque cas.

Il est clair qu’aujourd’hui cette référence à une norme se trouve dépassée. La norme, Lacan a su la définir pour nous en dernier ressort comme la “norme mâle”, autrement dit le souci de chacun d’accomplir sa tâche en tant que sexué, qu’il soit mâle ou femelle — et il est difficile de s’évaluer par rapport à ses propres capacités à réaliser cette tâche-là. Mais puisque de nos jours cette norme mâle semble s’être effacée, comme d’ailleurs la référence à toute norme, voilà pour nous une invitation, pas forcément malheureuse, à reprendre la question de ce qui aujourd’hui peut s’individualiser sous le nom de clinique.

Pour aller vite, je dirai qu’il s'agit d’abord de la clinique des situations concrètes qui en appellent à la responsabilité du sujet — sa responsabilité, avec le dépassement des coups de destin qui ont pu marquer son parcours. Je crois que cette clinique n’a pas encore été ébauchée, et nous verrons en cours de route si elle s’avère féconde.

Dans cette école, vous êtes, et c’est évidemment plutôt heureux, vous êtes fort disparates. Vous avez des formations diverses, des attentes diverses et nous chercherons à donner à chacun d’entre vous, par le contact direct qu’il aura avec l’enseignant qui sera son référent, la possibilité d’élaborer les problèmes, les difficultés ou les rencontres heureuses qui pourront survenir pour lui en cours de route.

Voilà donc ce qui concerne la mise en place de notre école.

Mon travail au cours des deux années à venir, je l’intitulerai simplement ainsi : Considérations actuelles sur la psychopathologie ordinaire.

Il convient d’abord ici de procéder à quelques exorcismes, de tenter d’écarter quelques démons qui pourraient non pas nous égarer dans le champ qui nous concerne, mais défaire les limites et les propriétés de ce champ lui-même.

Le premier démon que je vais tenter d’exorciser ce soir, et cela de façon aussi bien scientifique que  magique, nous rappelle qu’il n’est pas de société humaine, de groupe humain — aussi “ primitif ” soit-il — dans lequel on ne trouve les traces d’un savoir thérapeutique. Celui-ci peut être assumé par le chef du groupe, par le prêtre (le chef peut être aussi le prêtre), ou par un corps spécialisé. Je ne m’attarde pas à cette tripartition chère à Georges Dumézil. Pas de groupe humain qui n’ait inscrit la trace, la présence d’un personnel soignant, et cela bien sûr avant que la pratique puisse prétendre se vérifier ou s’appuyer sur un effet comptable. Les effets de ces pratiques soutenues par ce que l’on pourrait appeler la croyance ou la foi, ne sont, semble-t-il, jamais vains. Cela a été relevé depuis longtemps par les ethnologues : vous savez qu’ils évoquent l’action du symbolique propre à ces rituels, à ces incantations, à ces manœuvres souvent énigmatiques, voire secrètes, supposées traiter la maladie. Ces thérapeutes existent donc dans tout groupe humain sans avoir aucunement besoin de justifier leurs méthodes par leurs résultats, et sont écoutés d’emblée par les membres de leur collectivité.

Souvenez-vous de ce très intéressant article repris dans Anthropologie structurale, où Lévi-Strauss raconte la perplexité du jeune membre de la tribu admis à remplacer le chaman qui était mort. Lui qui doutait, le voilà qui a la charge de reprendre les rituels, les formules, les incantations, les baumes, etc., du chaman, lui qui n’y connaît rien et qui se retrouve propulsé à cette place — la notion de place est ici importante — avec son angoisse de constater que ça marche !

Dirons-nous qu’il s’agit là tout banalement d’une activité fondée sur les pouvoirs de la magie, et que bien entendu nous aurions dépassée ? Il suffit de porter quelque attention à notre environnement pour savoir que nous n’avons en ce domaine rien dépassé du tout. Voyez ces multiples thérapies parallèles, et pas seulement dans le domaine psychothérapique, dont l’audience semble inentamée et inentamable. Alors même que nous serions supposés des personnes savantes et évoluées, nous continuons d’accorder notre confiance à ceux qui habilement savent se fonder sur ce qu’il faut bien appeler un transfert spontané, transfert sur un savoir préexistant qu’il est toujours possible d’invoquer et de mettre en activité.

psychanalyse et psychothérapies

Ces pratiques magiques sont donc présentes parmi nous, et en particulier dans le champ de ce qui s'appelle les psychothérapies. Pour être très simple et direct, les fédérations de psychothérapeutes (animées dans le meilleur des cas par des gourous, dans les cas moins favorables par des hommes d’affaires) sont le catalogue des diverses entreprises fondées sur ce type d’appel. Il y a quelques années, et tout récemment encore, elles ont attiré l’attention publique en tentant de faire voter une loi qui leur aurait donné le monopole de la formation en matière de psychothérapie. La psychanalyse aurait alors elle-même constitué un département de ces psychothérapies, et les psychanalystes auraient dû passer par la formation de ces écoles pour pouvoir se prévaloir du titre de psychothérapeute, et donc pour leur exercice de psychanalystes.

Sous le gouvernement de M. Jospin, un amendement rectificatif à la loi en débat concernant la santé avait été déposé par M. Marchand, un député vert du Maine-et-Loire. Il était prévu que les écoles relevant des fédérations des psychothérapies auraient la charge de la formation et de la validation des psychothérapeutes, la psychanalyse étant considérée comme une branche de ces psychothérapies. C’est l’un de nos collègues du temps de l’École freudienne, et qui dirige une des écoles issues de cette École Freudienne, qui a pu à l'époque alerter Mme Guigou, alors ministre de la Justice, et a ainsi permis de bloquer cet amendement.

On aurait pu penser que l’affaire était réglée, lorsque sous le gouvernement suivant, de droite cette fois, ce même lobby très bien organisé, très puissant — puisque reconnu à Bruxelles comme une O.N.G. — a renouvelé cette exigence. Exigence appuyée, c’est un détail qui n’est pas quelconque, par des liens de parenté entre l’un des responsables de ces fédérations et un haut fonctionnaire du ministère de la Santé — c’est ainsi que se traitent un certain nombre de questions. Et donc, se présentait de nouveau le risque que la formation des psychothérapeutes en France soit ainsi organisée, et que la psychanalyse en subisse les conséquences.

Un député qui avait eu à souffrir pour l’un de ses proches du caractère sectaire de ces groupements s’est opposé à cette tentative. Le Dr Accoyer, O.R.L. de son état (c’est-à-dire ayant quand même une certaine faculté… d’écoute) est venu déposer un projet de loi après maintes consultations. Il ne s’agissait pas pour ce projet de légiférer en matière de psychothérapie, et encore moins d’établir une psychothérapie d’État, une doctrine officielle — mais simplement d’exiger des divers candidats qu’ils aient une formation scientifique de base. Les psychanalystes étaient exemptés de cette formation, ce qui constituait d’une certaine manière un progrès, puisque pour la première fois les associations psychanalytiques se voyaient reconnu par l’État un pouvoir de validation à l’endroit de ceux qu’elles formaient.

Le Dr. Accoyer ne s’attendait absolument pas au déferlement — c’est l’une des merveilles du fonctionnement démocratique — au déferlement de critiques que cette proposition qui semblait de sauvegarde et de salubrité publique allait provoquer, à toutes les manœuvres qui s’engagèrent : y compris des tentatives de contrarier sa carrière à lui, des actions exercées au plus haut niveau pour des motifs sur lesquels je ne m’appesantirai pas.

Pourtant, on aurait pu estimer cette exigence pacifique, et fort libérale. Rien n’empêchait l’élève d’une école de psychothérapie qui aurait suivi cet enseignement de base, une fois qu’il aurait eu le label de psychothérapeute, qu’il aurait été inscrit sur le registre des psychothérapeutes, d’exercer à sa guise. Il n’y a avait pas là de doctrine officielle.

Après maintes péripéties comiques, pénibles aussi — Claude Landman ici présent a suivi tout cela de fort près — ce projet de loi, cet amendement a été voté.

Mais nous avons eu ensuite la mauvaise surprise de constater que les psychanalystes ne devaient pas moins subir une telle formation, passer par elle.

Je dois vous dire que cette exigence, qui s’est donc retrouvée au terme de toute cette affaire concerner les psychanalystes, ne peut être détachée des interventions multiples de certains groupes auprès des autorités parlementaires et ministérielles pour faire capoter le projet initial, et cela sous des prétextes plutôt bizarres. J’ai gardé le souvenir d’une réunion au ministère de la Santé avec nous, les associations analytiques, et le ministre de l’époque, M. Jean-François Mattei, homme fort estimable, qui a été renvoyé dans ses foyers pour des raisons sur lesquelles je ne m’appesantirai pas non plus. Mme Élisabeth Roudinesco a ouvert le débat en disant : “ Moi, ici, je représente cinq mille psychanalystes ”, et par son intervention est venue contrarier la possibilité d’une validation du projet de loi par les associations psychanalytiques, qui aurait exonéré les psychanalystes du passage par lesdites écoles.

Nous verrons bien si notre propre école, dès lors qu’elle prend en compte les exigences du ministère pour la formation des étudiants, des élèves, obtiendra de sa part une reconnaissance en cette matière.

science et magie

Je vous ai évoqué l’exigence faite aux psychothérapeutes d’une formation scientifique de base sur les processus élémentaires de la vie psychique. Nous sommes là face à un problème traditionnel mais essentiel : la confrontation de la science et de la magie, qu’elle soit suggestion, hypnose, ou autre. La difficulté surgit immédiatement : alors que nous pouvons aisément reconnaître la magie, il est beaucoup plus difficile de reconnaître ce qu’est une démarche scientifique. Cela pourra vous paraître bizarre, mais si l’on demande à des scientifiques de dire les critères de la scientificité — par rapport à une démarche qui serait préscientifique — on obtient des réponses tellement diverses, et je dirais tellement faibles, qu’on finit par se demander pourquoi la science tient son pouvoir du fait d’avoir des implications prétendûment universelles, alors qu’elle n’a pas de réponse unique sur ce qui constitue la scientificité, sur ce qui la fonde .

Alors dans certains cas — mais c’est maintenant de moins en moins fréquent parce qu’ils s’aperçoivent de la vulnérabilité de leurs réponses — les scientifiques se réfèrent à un philosophe, Karl Popper, qui a voulu opposer l’idéologie à la science, ayant lui-même eu à souffrir dans sa chair de l’idéologie allemande à partir de 1933. Il a soutenu qu’un critère éminent permettait de reconnaître si une thèse était scientifique ou pas : sa falsifiability, autrement dit sa réfutabilité. Il s’agit là d’un caractère négatif, qui vaut certes en tant qu’il s’oppose aux idéologies fondées sur une certitude, sur un dogmatisme, etc. Mais au sein même de la science, la guerre permanente entre écoles, y compris dans les sciences les plus “ dures ” comme les mathématiques, montre bien que des critères de scientificité qui seraient universellement reconnus, n’exposent pas moins à des critiques, qui peuvent être internes mais aussi venir de l'extérieur, et donc ne s’avèrent pas parfaitement satisfaisants.

Dans le domaine des psychothérapies, le rapport entre l’action magique (entretenue aussi bien par le transfert que par les pouvoirs de la suggestion) et les références scientifiques est une question ouverte en permanence. Dans quel champ se déplace le thérapeute ? Et est-ce que l’exercice proprement scientifique est susceptible de lui valoir des effets aussi satisfaisants et encourageants que l’action magique ? Freud lui-même a pu écrire que du fait du passage obligé par le langage de la psychologie, il se trouvait échapper à la rigueur scientifique. Il avait le vague espoir qu’un jour le progrès de la science médicale permettrait de répondre qualitativement et quantitativement aux problèmes jusque-là abordés par ce langage de la psychologie.

De façon éminente, Lacan a repris ces questions pour nous, et d’une manière d’autant plus instructive qu’il a été amené à repenser non seulement ce qu'il fallait entendre par démarche scientifique, mais aussi les limites de cette démarche. Il a proposé un type d’analyse, un type de conduite qui fasse que les psychanalystes, voire les psychiatres, ne soient pas seulement les praticiens d’une activité magique, mais qu’ils puissent accéder à un ordre, à une manière de faire, qui traite les patients de façon moins infantile : disons-le ainsi pour le moment.

Donc commençons, ce sera l’objet de cette première conférence, par la distinction d’une démarche magique et d’une démarche scientifique.

De façon très globale, disons que la magie s’appuie sur une formulation, à la fois grammaticale et lexicale (que la signification en soit immédiate ou cryptée n’a aucune importance) et qu’elle est soutenue par la voix.

On voit tout de suite la différence avec une démarche scientifique, qui est une formulation non plus signifiante et parlée mais écrite, soutenue par la consécution logique entre des éléments littéraux, consécution logique elle-même déduite des axiomes qui ordonnent le domaine. Elle se présente dès lors comme ayant validité universelle, et non pas seulement pour les membres de la famille, ou de la collectivité. Si j’écris : a + b = c, cela entraîne que a = c – b. Il ne viendra à l’idée de personne, spontanément, intuitivement, de discuter la validité d’une telle écriture.

Mais, cela ne vous a pas échappé, si cette écriture vaut pour le champ de l’arithmétique, voire celui des figures disposées dans un plan (dans la géométrie plane), en revanche dans le domaine des ensembles cette écriture d’apparence scientifique n’est pas valable dans tous les cas. Ai-je besoin de vous le détailler ? C’est très simple : vous associez deux ensembles, vous associez par exemple deux ensembles de 7 et de 4 éléments. Or, il se trouve que chacun de ces ensembles a un élément commun avec l’autre. Alors 7 et 4, ça ne fait plus 11. Et Lacan nous a fourni ce type d’exemple, 7 et 4, ça ne fait plus 11 s’il y a un élément commun aux deux ensembles : ça fait 10. Dès lors, vous ne pouvez plus écrire que a = c – b.

Je ne veux pas ici développer davantage ce point, mais je vous fais remarquer d’emblée ceci, qu’une écriture d’apparence scientifique et irréfutable peut valoir pour un domaine considéré, une application considérée, mais qu’il suffit de la déplacer dans un autre champ pour qu’elle puisse s'avérer, dès lors, invalide.

Alors on m’objectera ceci, que finalement une démarche scientifique se reconnaît à sa maîtrise du réel : c’est là qu’elle se vérifie, au fait qu’elle est capable d’expliquer les phénomènes observés —indépendamment de tout consentement des observateurs ou des témoins — et éventuellement de les modifier. Voilà une vérification que l’on peut espérer d’une démarche scientifique : la qualité de ses applications. La difficulté que je voudrais vous rendre sensible ici, c’est que dans le champ de l’astronomie, par exemple, le système de Ptolémée rend à peu près compte du mouvement des astres, et pourtant il s’avère qu’il est faux. Il ne suffit donc pas de rendre compte d’un phénomène pour que du même coup une thèse soit scientifiquement validée.

Certes, dans notre culture, la science — la Science !... — jouit d’un prestige tout à fait intéressant, ce que les spécialistes appelleront finalement un transfert, dans la mesure d’abord où elle est supposée valoir pour tous les cas : autrement dit il n’y a pas là de réserve, elle établit enfin le champ de la totalité.

Ensuite, ce qui est admirable c’est qu’elle s’énonce de nulle part, contrairement à un énoncé magique qui, lui, fait référence à la voix qui le porte. Mais elle s’énonce de nulle part : il n’y a pas de voix dans le champ de la science.

Ce qui est tout de même passionnant, c’est qu’elle se présente comme écrite à l’avance dans le champ de la nature, et qu’il se proposerait en quelque sorte à notre sagacité de déchiffrer cette écriture préinscrite. Un texte ? Disons plutôt une écriture, qui n’a d'ailleurs plus rien à voir avec nos textes, nos histoires — qu’elles soient d’Homère ou d’autres.

Cela nous assurerait du même coup une maîtrise sur le domaine considéré, avec un succès absolument remarquable. Prenez par exemple la fécondation, domaine jusqu’ici réservé à la dimension du sacré. Le progrès scientifique est parvenu à la maîtriser, au point de pouvoir se dispenser complètement de l’accord de la puissance jusqu’ici tutélaire — puissance repérable et emblématique dans les diverses cultures, dont la nôtre — pour former des êtres nouveaux. Le progrès scientifique acquiert ici un pouvoir démiurgique tout à fait remarquable, dont on ne sait pas évidemment à quoi il conduira.

Et cependant, nous sommes amenés à soutenir que finalement la scientificité d’une thèse n’est pas fondée sur ses résultats seulement, mais sur son exposition aux diverses écoles, aux divers courants, aux diverses critiques, ou divergences, qui spontanément, immanquablement, viendront se produire en son champ. Et finalement — ce qui pourrait surprendre — son autorité repose en dernier ressort sur l’énonciation qu’en fait son auteur. C’est-à-dire que ressurgit là, au niveau la validité, de la vérité d’une thèse scientifique, ce sujet de l’énonciation que toute sa démarche a forclos ! L’argument d’autorité ne va pas moins jouer dans le domaine scientifique que dans les autres domaines que nous connaissons. La validation d’une procédure scientifique tient donc en dernier ressort à son énonciation, c’est-à-dire précisément à quelque chose de réel mais qu’elle réfute, et puis qui lui échappe aussi. Lacan fera d'ailleurs remarquer qu’un livre de mathématiques ne peut pas être rédigé exclusivement en formules : il y a des paragraphes où l’auteur intervient, annonce, explique, suggère, discute, réfute éventuellement tel autre, etc. On n’a jamais vu, malgré les espoirs de tel ou tel, d’ouvrage de mathématiques uniquement constitué de formules : où ce serait écrit, et où il n’y aurait personne pour le dire.

questions pour une école : sur le savoir et ses effets

Le savoir guérisseur magique de la médecine pré-scientifique, comme le savoir de la science, affirment leur pouvoir de rétablir un ordre. Une maladie, c’est une perturbation apportée à un bon ordre, et ces deux procédures se proposent de le rétablir. Vous connaissez la prudence d’Hippocrate : le médecin doit seulement aider la nature guérisseuse. Disons que ce qui est dérangé par la maladie, c’est l’ordre prescrit par une instance une, qui finalement est la même dans le cas de la magie et de la science. On pourra donc l’appeler, par exemple : la nature.

Dans le cas de la magie il s’agira d’un savoir que je vais qualifier de “ parolé ”, mis en musique, mis en parole, et qui se veut celui-là même émis par l’instance une, chargée du maintien de la vie et donc de la reproduction sexuée. Ce pouvoir-là, on peut dans la magie l’invoquer, s’en réclamer — mais non pas le saisir.

Le savoir scientifique, lui, se présente comme fondé seulement sur son écriture — et donc en apparence sur la rigueur de son avancement interne. Mais — j’ai essayé tout à l'heure de l’introduire — il subsiste quand même là, du seul fait de l’énonciation qui l’affirme, une instance qui se présentera comme externe : cette énonciation en l’occurrence ici se présentant comme au-moins-une. Et d'autre part, l'agencement rigoureux voulu par la logique interne à la science implique du même coup la mise en place de tout ce qui est refusé, de tout ce qui est rejeté du fait de cette rigueur même : c’est-à-dire la mise en place d’un impossible.

Alors ceci nous fait déboucher sur une remarque qui nous concerne tous. La possession d’un savoir de ce type, qu’il soit magique ou scientifique, en tant qu’il se présente comme si au fond il était volé à Dieu (ou aux dieux, comme on voudra), confère à son auteur une maîtrise sur le réel. S'il est valide, c'est bien dans la mesure où il se réclame de la même instance au-moins-une que nous venons d'évoquer, gardienne de la vie et de la reproduction. Le savoir qui se réclame de cette démarche s’autorise de cette instance au-moins-une pour s’affirmer, dirons-nous, à l’image ou même à l’identique du caractère sexuel de cette instance.

Ce sont là des points sur lesquels je serai amené à revenir, tout comme sur cette démonstration ici seulement présentée et initiée.

Mais en tous cas, toute mise en cause d’un savoir qui se réclame de ce genre de référence est forcément réfutée par celui qui affirme en être le détenteur, car cette mise en cause est l’équivalent d’une castration. Castration, non seulement par le refus de lui reconnaître son inspiration, la maîtrise qu’elle lui confère,  ou encore sa qualité de meilleur interprète (ou de meilleur fils, comme on voudra) de cette instance au-moins-une, mais castration aussi bien de son Dieu lui-même. Et c'est ainsi que nous avons affaire dans notre domaine à des manifestations remarquables d’un attachement, d’une fixation au savoir, dont la réfutabilité est rendue impossible : elle constituerait une atteinte inacceptable non seulement pour son détenteur, mais aussi pour l’autorité dont il se réclame. C’est pourquoi ces discussions, ces tables rondes — qui ne le sont jamais — dont on attend toujours quelques lumières : mais personne n’a jamais eu le plaisir d’en voir jaillir un progrès, un progrès collectif. Ils sont autour d’une table pour faire avancer le savoir, mais en même temps chacun a ses assises, l’enfermement auquel il est condamné et à quoi il se voue, quant à la vérité — qui devrait être universellement reconnue — de son savoir à lui. Le mettre en cause est insupportable, ce serait lui porter atteinte, un “ coup bas ” comme dans les sports de combat. Disqualification ! Faut pas frapper là !

C'est de cette façon que s'organisent nos propres débats, dans le champ de la psychiatrie avec effectivement ses innombrables débats, mais aussi dans le champ de la psychanalyse, qui a constitué un laboratoire extraordinaire. Car il s’agit là d’un microcosme où toutes les aspirations individuelles viennent immédiatement s’inscrire dans leur dimension sociale, avec une pureté et une simplicité qui enseignent beaucoup. Ça enseigne en particulier sur la façon dont les savoirs vont s’organiser à partir du fantasme propre à tel ou tel ayant des qualités charismatiques ou de leader, avec des effets de résonance pour un certain nombre dans l’auditoire, et venant aussitôt aboutir et précipiter dans la constitution d’écoles, de sous-écoles, de branches dans l’école, etc.

Je vous propose ici la question suivante : au-delà des écritures singulières pour chacun qui injectent pour chacun du sens, et qui viennent organiser pour lui un point de vue sur le monde et sur lui-même, au-delà de ces écritures singulières donc, n’y aurait-il pas néanmoins à reconnaître leur dépendance par rapport aux effets d’une écriture commune ? Une écriture commune qui par elle-même ne se réfère à aucune autorité, et donc à aucun sens — mais qui se prête justement, de ce fait, à ce que chacun vienne du coup spontanément essayer de remédier à ce défaut par ce que Lacan a appelé un “ mythe individuel ”. Ce mythe individuel, tout mythique qu'il soit, est parfaitement capable de venir ensuite faire école.

Nous verrons bien si à la source de la nôtre se trouve ou pas un mythe individuel. On verra bien, je ne suis pas à ce jour encore assuré de la réponse.

C’est là une aventure — que l’on appelle abusivement “ intellectuelle ”, puisqu’elle est essentiellement passionnelle. Est-il possible et opportun d’en sortir ? Il faut poser la question, ne serait-ce que pour pouvoir répondre valablement à ceux qui viennent nous consulter, ceux qui attendent de nous la guérison. Je reviendrai d'ailleurs sur ce terme de guérison avant de nous quitter.

Une remarque encore, à propos du dogmatisme avec lequel se propose la science. Un exemple en est le biologisme que j’évoquais tout à l’heure, en tant qu’il s’affirme comme en mesure, aujourd’hui, de venir régler notre domaine. Pour nous en tenir ici à Descartes,  il n’est pas de savoir qui puisse se valider sans une mise en doute systématique préalable, et comme le fait remarquer Lacan, c’est bien cette démarche-là qui a autorisé le développement des sciences. Nous connaissons ces contrées méditerranéennes où hélas, pour des raisons religieuses, la mise en doute des savoirs — qui s’était cependant opérée dans ces régions dès le XIIe siècle — a été réfutée, refusée, avec pour conséquence que la science s’y est arrêtée, n’a pas pu se développer.

De par cette mise en doute des savoirs, la vérité se trouve réfugiée dans l’énonciation, et bien sûr aussi, du même coup, dans ce qu’attend l’énonciateur de son travail scientifique.

la fabrique de la clinique aujourd’hui

Nous sommes partis de cette question très concrète auquel s’est trouvé confronté notre système sanitaire : les psychothérapies — magie ou science ? En ce qui me concerne, lorsque j’ai été amené à paraître devant la commission des affaires sociales du sénat, qui était présidée par un médecin tout à fait ouvert, j’ai remarqué qu’il était impensable d’établir un diplôme de psychothérapie, puisque la psychothérapie n’existait pas en tant que discipline, mais qu’il y avait là un certain nombre de pratiques jusqu’ici essentiellement empiriques ou magiques. Dès lors, il pouvait ne pas paraître inutile de venir tempérer ces pratiques par des connaissances scientifiques de base : des connaissances de processus physiologiques, pathologiques, des grandes pathologies, et aussi des grandes interprétations qui existent des phénomènes pathologiques. Cet abord scientifique pouvait éventuellement, mais sans aucune garantie sur l’usage qu’en ferait le destinataire, venir tempérer ce qui autrement se présentait comme un pouvoir sans limite, le patient étant livré à un “ gourou ”.

Cette question fondamentale, nous avons tous pu l’observer d’une manière ou d’une autre, et notamment ceux d’entre nous qui relèvent de la psychanalyse. Cette question est présente en effet au cœur même de la psychanalyse. Vous savez de quelle manière Freud a eu à se séparer, par exemple, de l’hypnose et de la suggestion, et que ce problème se posait pour lui quant à la psychanalyse : pouvoir magique, ou bien pouvoir de la science ?

Par notre formation, nous sommes amenés à parler de la science d’une façon peut-être audacieuse, mais qui, me semble-t-il, peut être validée. Et dès lors nous avons à résoudre le problème qui s’est aussi posé à Freud : je veux dire le passage par le langage de la psychologie. Je vous ai rappelé que dans la clinique psychiatrique, on pratique une étude du déficit des facultés de la psyché, et encore aujourd’hui, la rédaction d’un certificat psychiatrique passe volontiers par l’évaluation des diverses facultés : attention dispersée, jugement perturbé, carence de la volonté, mémoire (hypermnésie ou défaillance), etc. — ensemble de traits qui relèvent d’abord, et avant même ce qui serait les descriptions positives de la maladie, d’une évaluation des facultés. C’est au point même que par exemple, on croit pouvoir évaluer l’autisme comme déficit de la faculté d’entretenir des relations sociales ou des relations à autrui…

La mise en place d’une clinique, que j’évoquais tout à l’heure comme étant celle des situations concrètes qui engagent notre responsabilité, relève d’un ordre radicalement différent. Nous verrons les résultats, s’ils sont intéressants ou pas, et si entre autres, ils évitent le risque de former (c’est ce que l’on attend d’un enseignement) non pas tant des professionnels que des maîtres. Nous verrons si nos résultats sont susceptibles de résoudre cette difficulté.

Pourquoi Lacan n’a-t-il pas écrit une clinique ? Après tout, il en avait sûrement le talent, on ne saurait le lui dénier. A l’intérieur même de son école, il y a eu souvent des discussions où certains récusaient toute clinique au profit de la pure singularité. On cesserait alors de référer l’histoire de chacun à ce qui serait du fait même de l’établissement de la clinique, et donc de l’évaluation du normal et du pathologique, l’établissement d’une éthique. Et on se fierait simplement à l’histoire singulière.

J’ai été récemment convié par un groupe de soignants, dans un dispensaire qui opère dans une banlieue difficile, pour leur servir de contrôleur. C’est une banlieue difficile, avec une clientèle extrêmement disparate, des soignants adonnés à leur tâche vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec la possibilité de recevoir à chaque moment celui qui serait en difficulté, et la mise à disposition immédiate de quelques lits pour une hospitalisation provisoire. J’ai été très secoué de constater que les médecins de cette équipe soignante avaient complètement laissé toute clinique de côté. Autrement dit, en aucun cas les symptômes qui pouvaient amener le malade n’étaient analysés en fonction de ce qui aurait été une norme permettant en quelque sorte d’étiqueter, de classifier leurs troubles. Et dans la mesure où la population à laquelle ils ont affaire relève de normes éthiques religieuses, spirituelles, différentes, il m’a paru que leur abdication était parfaitement conforme au terrain qu’ils avaient à traiter. Du même coup ils bénéficiaient, dans cette banlieue plutôt exposée à la casse qu’aux manifestations de reconnaissance vis-à-vis de l’administration, d’une protection collective qui leur valait de pouvoir fonctionner en toute sécurité.

J’ai accepté cette tâche et j’ai dû me présenter de bonne grâce devant le jury qu’ils constituaient, afin que l’équipe puisse voter ensuite sur les divers candidats pressentis pour ce travail. Devant leur silence prolongé, je me suis dit que c’était foutu, que je n’avais pas plu, lorsque j’ai reçu une lettre me disant qu’on voulait bien m’accepter… à l’unanimité.

Cette situation amène forcément à reprendre la question de la clinique que nous aurions à établir, et qui est là simplement complexifiée par la diversité des cultures que cette clinique-là rencontre. Mais cela nous laisse aussi penser, néanmoins, qu’il reste un invariant commun, que j’évoquais cursivement tout à l’heure, et qui est celui du rapport de chacun avec la chaîne constituée par cette écriture originelle, la même pour tous mais dans laquelle il va venir glisser, faire passer sa trame singulière.

remarques sur la guérison

Enfin, dernière remarque avant de conclure cette soirée : lorsqu’un patient vient voir le “ psy ”, c’est en général parce qu’il attend guérison. Ce n’est pas toujours le cas d’ailleurs, ça peut être pour exposer une douleur, ça peut être à des tas d’autres fins… Mais arrêtons-nous sur la guérison. Cette guérison présuppose ce que j’évoquais au départ, c’est-à-dire le transfert sur un savoir, forcément présent, et dont le thérapeute à l’occasion est le représentant : il y a, pour le patient, du savoir susceptible de le guérir.

Certains ici ont sûrement connu comme moi ce type de patient qui pérégrine dans le monde entier devant l’échec des spécialistes qu’il a consultés, à la recherche… “ Il doit y avoir quelqu’un quelque part, il suffit de le trouver, il doit y avoir quelque part quelqu’un qui a le savoir qui guérit, c’est pas possible, ça doit exister ! ”. Et si le patient vient nous voir avec le préliminaire de ce transfert préalable — complètement indépendant de notre propre personne, nous qui sommes là les fonctionnaires de ce savoir — il va en attendre des effets de remise en ordre qui supposent forcément une maîtrise parfaite du réel. Et il y a dans ce transfert même une exigence qui ne pourra pas être satisfaite : cette mise en ordre parfaite du réel, autrement dit l’établissement de rapports qui seraient enfin satisfaisants, enfin achevés, y compris avec lui-même, l’instance qu’il vient là convoquer ne sera pas en mesure de la satisfaire. Certains viennent d’ailleurs déjà dans une opposition à cette instance, un conflit ouvert avec elle, avec le souci de montrer l’injustice de cette instance et comment elle est effectivement incapable de répondre au souhait qu’elle suscite. C’est ce que Freud a pu appeler la réaction thérapeutique négative.

Nous nous trouvons donc, chaque fois que nous avons affaire à un patient qui est pris légitimement dans ce transfert qui préexiste à sa visite, dans un double aspect de son exigence : de perfection, ou au contraire de démonstration ou d’affirmation de l’infirmité, de l’incapacité de cette instance. Je me permettrai de rappeler que Freud a traité ce problème d’une façon très ambiguë, puisque d’une part il a estimé que c’était la liquidation du transfert qui constituait la guérison du patient, la sortie de son infantilisation, autrement dit le fait de s’affranchir de cette tension avec cette instance essentielle. Par ailleurs, il a vu les modalités de la guérison dans la possibilité d’avoir une activité sexuelle, une activité laborieuse et une insertion sociale satisfaisante... — le troisième terme, je l’oublie toujours.

Dans la salle — Il y a les deux critères de la santé, amour et travail ; et puis les trois tâches impossibles, gouverner, éduquer, psychanalyser…

Charles Melman — S’il n’y en avait que deux pour Freud, alors ça voudrait dire que moi, j’en ai un troisième. En tout cas, d’un côté il est pour la liquidation du transfert, et de l’autre pour simplement l’application des prescriptions venues de cette instance “ phallique ”, pour la nommer. D’un côté il s’agit de s’en affranchir, et de l’autre on n’est guéri qu’à la condition en quelque sorte d’être bon pour le sexe, pour le travail. Voilà Freud lui-même plongé dans une ambivalence ! Lors du séminaire de l’A.L.I. de cet hiver, nous étudierons le cas Dora et nous verrons très bien le préjugé de Freud, c’est-à-dire au fond l’exigence que cette belle jeune fille aille rejoindre la cohorte, le troupeau (faut-il dire l’ensemble ? le groupe ?), enfin la classe des belles jeunes femmes promises à pouvoir satisfaire un homme, et se satisfaire elle-même à l’occasion. Et lui qui la ramène à ses devoirs, c’est-à-dire qui parle en maître, vous savez comment Dora va le renvoyer comme un mauvais serviteur, de par cette instance : c’est pas un bon serviteur de cette instance. Elle va le renvoyer dépité, déçu, elle qu’il a appelée Dora parce qu’elle avait tous les dons — c’était Pandora, en réalité. Vous savez qu’elle sera identifiée, déjà une femme âgée, en allant consulter un médecin new-yorkais parce qu’elle a des symptômes, la toux. Le médecin a reconnu par les symptômes que Freud avait décrits qu’il s’agissait de Dora, toujours avec les mêmes symptômes, pas très bien d’ailleurs, pas très heureuse.

C’est là une question que j’appelle celle du transfert préalable avec lequel un patient vient voir le psy, dont il attend assurément une action, magique ou scientifique. Que le psy s’en débrouille ! Mais là Freud ne prend pas en compte, en dernier ressort, le vœu de la patiente. Qu’est-ce qu’elle veut, elle, Dora ? Freud signale, dans une note que Lacan reprend, que fondamentalement il y a chez elle une tentation, une disposition homosexuelle. La question reste posée de ce qu’aurait pu être aujourd’hui pour nous qui sommes supposés être autrement avertis, un maniement de la cure. C’est ce que nous verrons notamment lors de ce séminaire d’hiver, d’une façon qui peut être intéressante et heureuse.

Voilà donc ce que je voulais vous dire ce soir. Si pour vous des points s’avèrent difficiles, je serai toujours prêt à les reprendre. Ils peuvent aussi être discutés avec l’enseignant que chacun aura pour référent.

Notes