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Dans le cadre du séminaire sur la clinique des Jouissances contemporaines, tenu à l’Association Lacanienne Internationale durant l’année 2014-2015, nous avons reçu le Docteur Dominique Texier, pédopsychiatre, psychanalyste, médecin Directeur de CMPP, pour parler de la relation des adolescents au virtuel et au numérique. Ses propositions et son regard sur l’adolescence connectée nous ont semblé particulièrement intéressantes, et nous avons souhaité les publier.

Un adolescent de 13 ans, amené malgré lui au CMPP par sa mère « parce qu’il ne s’intéresse qu’aux jeux vidéos », et à qui je propose de me parler de ce qui justement l’intéresse, au-delà de son étonnement premier que je puisse m’intéresser à ça, me répond avec une certaine complaisance indulgente: « Ce que je trouve génial, c’est qu’on peut jouer avec des joueurs du monde entier ».

Un autre, du même âge, adressé au CMPP à peu près pour la même raison, me dit, sans autre préambule : « ce que j’aime quand je joue, c’est assister à ma propre disparition », propos qui résonne avec ceux d’un troisième patient adolescent, qui m’annonce en début de séance avec une jovialité affichée « Je suis déjà mort trois fois ce matin ! ».

Ces énoncés, au-delà de leur énonciation et de leur valeur d’adresse dans un cadre spécifique de consultation, sont considérables au niveau de l’expression tout à fait spontanée et « à ciel ouvert » de situations totalement inédites et irreprésentables conceptuellement par nos schèmes classiques. L’événement majeur qui les rend possibles et énonçables par ces adolescents est l’avènement d’un nouveau médium, qui introduit une nouvelle réalité, la matière numérique. La réalité virtuelle, que l’on peut définir comme la simulation informatique d’un environnement réel ou imaginaire permettant l’immersion et l’interactivité, est un produit et un outil technico-scientifique du développement du capitalisme. Cet outil offre un champ d’expériences inédites, dont l’impact sur les liens et les discours sociaux, mais aussi sur les modalités de subjectivation paraît difficile à évaluer tellement l’expansion du phénomène - pourtant récent- est prodigieusement accélérée. Ce développement exponentiel concerne autant les niveaux de technicité du numérique, que la multiplication des réseaux, des nœuds de connexions et  l’usage de ces outils, en boucles interactives. La génération actuelle d’adolescents est la première à avoir grandi avec les jeux numériques et les réseaux, et leurs énoncés résonnent des effets de cette nouvelle réalité virtuelle, dont la prégnance est essentiellement liée à la place qu’elle donne à l’image visuelle, sur leurs façons d’appréhender le monde et sur leur implication ou leur engagement dans les rapports avec l’autre et les autres. Il est notable et repéré par les parents et éducateurs que la plupart des adolescents d’aujourd’hui manifestent un intérêt particulier pour les jeux numériques, en ligne spécifiquement, investissant dans ces jeux une grande partie de leur temps et de leur énergie pulsionnelle, souvent au détriment d’autres investissements relationnels et au prix de conflits majeurs avec les instances d’autorité et de savoir. L’engouement qui se généralise pour ces jeux en réseau, fait symptôme pour certains. Il peut aussi faire sinthome pour d’autres jeunes qui usent de ce réseau « en ligne » comme un quatrième nœud  de suture. Qu’il soit un symptôme contemporain s’impose dans  notre clinique, même si sa valeur de symptôme est réduite par de nombreux cliniciens à un trouble addictif, pour lequel il est préconisé un déconditionnement d’ordre quantitatif. Le rapport qu’entretiennent d’ailleurs les figures parentales avec ce monde ludique et relationnel des adolescents est souvent réduit à une limitation quantitative, la restriction ou la confiscation temporaire de l’objet numérique un moyen de sanction par la frustration.

Les adolescents adoptent les signifiants et les identifications de leur monde contemporain au point que, dans certaines circonstances qu'il nous appartient d'identifier, de les mettre en acte sur la scène de leur propre corps. A leur insu, ils se font révélateurs,  au sens photographique du terme, des lignes de force mais aussi des contradictions paradoxales des systèmes symboliques d'échange. Leurs agirs, leurs relations à l’autorité, à autrui et aux objets, bien que toujours à considérer dans leur singularité, peuvent nous orienter vers nos points de butée. Pourtant, il ne s'agit pas de faire de l’adolescence un miroir anthropologique ni de réduire le processus de transformation adolescent à un phénomène sociologique, mais d’interroger à partir de leurs énoncés, les effets sur le développement adolescent lui-même des réifications que peuvent entrainer les modalités identificatrices induites par le virtuel numérique.

Il y a un fait social, que l’on peut repérer comme une certaine concordance entre la place qu’occupe de façon exponentielle le virtuel numérique dans nos réalités et l’évolution contemporaine de la notion d’adolescence[1]. Le propre de l’adolescence, lié à ce qu’elle impose d’évolution et de transformation, est de se faire témoin des signifiants-maîtres de la culture ambiante immédiate, autant pour se définir que pour y trouver ses modes d’assignation. Que notre monde contemporain accentue cette désignation et ce qu’elle y condense, voilà ce que les adolescents d’aujourd’hui ne se lassent pas de nous montrer, plutôt désignés que nommés, détournés de leur énergie pulsionnelle, assignés à cette fonction de « faire l’adolescent » cloué devant ses écrans et ses consoles[2], y puisant ses objets de jouissance déversés à haut débit. Pourtant, malgré la jouissance qu’ils semblent y prendre et le refus qu’ils opposent à risquer de perdre ces objets de satisfaction immédiate, ne nous interpellent-ils pas, agitant en tous sens les signifiants-maîtres de notre culture néolibérale comme pour les déjouer ?

Ainsi il convient d’être vigilant à ne pas confondre ce qui fait le mouvement interne de l’adolescence elle-même, qui doit rester un fait métapsychologique et ce qui est sa figurabilité, sa traduction dans le réseau de signifiance culturelle.

Le processus d’adolescence met l’objet au cœur de la subjectivité, du vide qu’il instaure. Or l’objet dans nos mondes néolibéraux perd de sa capacité de médiation entre les uns et les autres et se réifie, pour être consommé et mis au rebut le plus vite possible : l’intermédiation est éclipsée, l’écart se referme, pour une immédiateté qui court-circuite le passage par l’autre. Or l’objet ne peut être pulsionnel que s’il est virtualisé, nécessitant un écart, un espace de jeu. Quand cet intervalle se « collapse », comme c’est régulièrement le cas à l’adolescence, l’objet fonctionne de façon autonome, sans être pris dans la boucle de la demande et de la parole.

Ainsi les adolescents sont invités voire poussés à l’usage de cet objet immédiat, doublement, par leur structure et par la logique de nos marchés, permettant l’hypothèse clinique que je vais esquisser ici, d’une certaine congruence entre le mouvement adolescent lui-même et les processus numériques.

Beaucoup d’adolescents sont pris dans la logique actuelle, qui pousse à se passer de l’Autre du corps, jusqu’à pour certains avoir un rapport hallucinatoire à l’image virtuelle. Pourtant, leurs modes de dépendance à ces jeux, notamment des jeux en ligne, sont aussi des tentatives de rétablir de la médiation, de l’autre, d’élire un objet fonctionnant comme un objet «transitionnel» entre lui et l’autre, où l’espace ludique du numérique est investi comme un espace d’intermédiation et de virtualisation, malgré la désintermédiation qu’impose la logique numérique. L’usage des jeux que l’on pourrait qualifier de « pharmakon » constitue une boussole clinique. Il convient d’apprécier avec l’adolescent comment il en est dupe, sa capacité à pouvoir en jouer, sa potentialité à les mettre en abyme.

Le signifiant virtuel avant d’être assimilé à tort au numérique, renvoie à la notion de virtualité, héritée de l’antiquité. La virtualité adolescente évoque ce moment de passage éphémère qu’aucune image ne peut capter, un devenir en puissance contenu en germe mais non déterminé, dans la crise. Le virtuel numérique s’y oppose, en tant que les écrans présentent une réalité consistante par le biais d’images perceptives, de ce qui est contenu dans les logiciels, c’est-à-dire que la réalité virtuelle effectue la réalisation de tous les possibles prédéterminés par le calcul. On assiste à un glissement de la virtualité vers le virtuel numérique, qui n’est pas sans lien avec l’approche contemporaine de l’adolescence, qui perd progressivement le sens d’un mouvement en puissance, et devient dans le social un état consistant, avec des images stéréotypées et des comportements préprogrammés.

Les adolescents sont pris dans le mode d’organisation imaginaro-symbolique de notre société, qui donne une prévalence à l’imaginaire, annulant la référence au profit de l’équivalence, alors que, du fait de la déflagration que produit le pubertaire sur leur narcissisme, ils sont en butte à une déstabilisation de leurs repères identificatoires et un éprouvé métamorphique d’étrangeté, sans le recours - parce qu’ils la discréditent - à une parole qui nomme.

Sur quelles propriétés de l’image se fonde cette adéquation entre ce qu’offrent les images virtuelles et la quête identificatrice des adolescents perdus dans le monde informel de leurs pulsions ? Les énoncés de ces adolescents témoignent, à leur insu, des enjeux socio-économiques dans lesquels ils sont pris, comment ils ont incorporé les valeurs insufflées par ces réalités virtuelles au point d’en faire si ce n’est leur objet de jouissance, au moins leur objet d’excitation pulsionnelle.

Nous ne sommes qu’aux prémisses de la mutation anthropologique et ne pouvons envisager que quelques hypothèses. Je vais essentiellement, devant la complexité de la question, me centrer sur la question de l’image virtuelle numérique, dans ce qu’elle modifie des conditions d’identification et de référentiel, pour y repérer ses effets possibles sur les modalités de subjectivation spécifiquement dans ce passage de métamorphose adolescente[3].

Le numérique modifie la réalité en tant qu’il procède à une modification des règles de représentation héritées de la géométrie de la perspective de la Renaissance, qui elle-même a réduit la réalité sensible et intuitive pour lui substituer une réalité mentale, mathématique, distribuée autour d’un champ de lignes convergeant vers un point de fuite. Ces lois de perspective qui ont émergé avec les peintres du quattrocento, représentent pour Lacan « l’entrée dans le champ scopique du sujet lui-même »[4]. Lacan en 1966 fait remonter l’entrée du sujet dans le discours à l’avènement de la perspective (fin XIV°) et en même temps au cogito cartésien (XVII°), soit l’avènement du sujet de la science[5]. « C’est dans Vignola et dans Alberti que nous trouvons l’interrogation progressive des lois géométrales de la perspective, et c’est autour des recherches sur la perspective que se centre un intérêt privilégié pour le domaine de la vision - dont nous ne pouvons pas ne pas voir la relation avec l’institution du sujet cartésien qui est lui aussi une sorte de point géométral, de point de perspective ».[6] Ce repérage historique que pointe Lacan pour l’avènement du sujet et la précellence qu’il donne à l’objet de la vision dans cette structuration, indique comment le rapport du sujet à la représentation détermine son rapport au monde et à sa structuration. A partir de ce coup d’envoi de la science, où la représentation géométrale organise mathématiquement le monde et structure le sujet moderne, les modalités représentatives ne cessent d’évoluer. Au décours des remaniements qu’elles imposent, non seulement l’image prend de plus en plus une place essentielle, mais surtout le rapport fantasmatique à l’image devient d’autant plus déterminant dans la structuration subjective, qu’il va jusqu’à en modifier les lois fondatrices de ce sujet moderne, c’est-à-dire les lois géométrales de la perspective. Nous sommes historiquement dans ce moment de transition, de passage où une révolution est en route, non pas copernicienne, mais numérique : celle qui modifie la réalité géométrale. Ce que nous appelons « réalité virtuelle » correspond à cette nouvelle réalité numérique, qui ne répond plus aux lois de la perspective et donne une dimension tout à fait inédite à l’espace de représentation.

La perspective fonde un univers homogène, centré par un point unique, le point de fuite, un point trou. La fonction de la représentation classique[7], comme l’indique Lacan dans sa lecture du tableau des Ménines de Velázquez[8], est de « représenter » l’impossibilité de représenter le regard, qu’institue ce point trou du tableau.  Elle produit l’élision du regard, et si elle donne une image visuelle, c’est pour mieux en faire sentir le leurre ou l’illusion, ce que les anamorphoses s’emploient au mieux à nous faire ressentir. La vision renvoie au spéculaire contrairement au regard qui renvoie à ce qui dans le visible échappe au visible. C’est ce trou de représentation qui constitue l’objet regard comme objet a. Le tableau comme le fantasme lie le sujet à l’objet regard et lui donne une structure d’enveloppe trouée. Mais cette structure d’enveloppe n’est pas d’infinie étendue, ce que les progrès de la géométrie vont modifier, en formulant de nouvelles lois et définissant un espace topologique rendant compte du rapport du sujet à l’étendue. « Il s’agit de saisir l’impossible à saisir. Comment ? C’est justement ce que réalise le passage de la géométrie projective à la topologie, c’est-à-dire la transformation des plans de la géométrie projective construisant la perspective en cet objet topologique appelé plan projectif ou cross-cap. Ce passage n’est rien d’autre en fait qu’un retour vers la topologie primitive qui caractérise le rapport initial archaïque du sujet à l’espace, « sur laquelle se fonde la géométrie de la perspective mais qu’elle masque en même temps. »[9] Lacan situe ce monde topologique primitif « sur lequel se fonde toute instauration du sujet » comme « une structure antérieure logiquement, à la physiologie de l’œil »[10], et le réfère à un sujet d’une jouissance primitive mythique. Cet espace topologique, qui est un espace non euclidien, se définit d’être de « géométrie souple, de caoutchouc, non basée sur des rapports quantitatifs, métriques mais sur des propriétés qualitatives de relations, de voisinage, qui identifient des figures en fonction des déformations continues sans coupure ou recouvrement. »[11] Cet espace topologique projeté par des lois mathématiques complexes rend compte de la structure visuelle du sujet au plus près de ce qu’il en est saisissable aujourd’hui.

Or cet espace topologique tel qu’il est ainsi défini par les mathématiciens-topologues contemporains présente des caractéristiques communes avec l’espace numérique de connexion. Internet se définit comme l’interconnexion de plusieurs réseaux, potentiellement de différentes topologies, l’unification n’étant faite qu’au niveau du seul adressage IP[12]. Sa topologie est quelconque et indifférente au plan d’adressage, ce qui revient à dire qu’Internet est un réseau de communication, d’utilisation de la distance la plus courte pour la diffusion du message,  contrairement au circuit de la parole, dont Lacan a montré que le message revenait sous une forme inversée de l’Autre de l’adresse, dans une temporalité d’après-coup et non d’interaction.

Cette définition détermine cet espace comme non euclidien, en extension continue et infinie, en déformation continue, sans coupure, sans point unique central de convergence des lignes. Omnidirectionnel, il se développe en réseau multi-nodal. Les images sont métamorphiques en continu, non orientées par un regard qui ferait point d’invisibilité. Le vide lui-même est représenté, construit par le calcul. Si l’espace géométrique a une « structure d’enveloppe trouée », l’espace numérique connectif n’est pas troué et pourrait être considéré comme une enveloppe extensive et plastique, non forée par un point d’invisibilité, d’où la possibilité d’immersion et d’interaction puisqu’il englobe le sujet confondu avec son image numérique en formation et déformation continues.

Nous voyons ici comment si l’on peut repérer historiquement l’avènement du sujet moderne à partir de la structure visuelle, nous pouvons de la même façon repérer comment l’évolution de la science a permis de rendre compte mathématiquement de cette structuration mais pas sans favoriser la mutation de la structure visuelle elle-même, comme en témoigne l’arrivée de cet espace numérique de connexion, qui sans doute fondera un « sujet connecté », qu’on ne peut que supposer. Cette évolution et la création de ce nouvel espace, qui définit une nouvelle réalité et de nouvelles modalités de représentation sont le produit autant de la science que de ce qu’elle a imposé depuis l’avènement du sujet de la science,  soit un nouveau rapport à l’image, qui d’interdite a pris le pouvoir de figurabilité de la puissance que confère à l’homme son rapport au savoir. Il en découle un monde-image où l’écart entre le sujet et la représentation s’amenuise, réalisant le fantasme de « voir se voir »[13] , ou de « se voir être vu », ... fondant sur l’objet regard la croyance de maitrise, y asseyant une toute-puissance d’autant plus aisément que les images fournies à l’envi fortifient le « sujet voyant »  (qui n’est pas à confondre avec le « sujet regardant »), pris au piège du leurre des images déversées à grand débit.

L’image-monde

Notre époque dite « de mondialisation » se spécifie de penser le monde non seulement en tant qu'image mais surtout en tant que cette image est produite, ce qui suppose de considérer le monde comme un  Tout,  dont on pourrait constituer ou produire la forme, c’est-à-dire en faire une image,[14] dont on pourrait s’envelopper. De même, l’idée de mondialisation présume la participation de tous à ce Tout que serait ce monde. Mais quelles sont les limites de ce monde-image, sans lesquelles la notion de forme perd son sens? Si l'expression « des joueurs du monde entier» fascine cet adolescent, quelle peut être la forme à une telle collectivité ? La notion de limite est ébranlée, ce qui fait écho chez les adolescents avec leur refus d’accepter les limites, celles de leur corps et celles imposées par les figures d’autorité, et qui se redoublent de leur propension à vouloir les franchir, appelés par un extérieur, qu’ils expriment souvent par leur envie, voire la nécessité de « sortir » mais aussi par leurs passages à l’acte.

Or cette question de limites du monde se heurte à celle de l’impossible, le propre du monde étant d’imposer l’impossibilité de cette limite. La logique du monde est de ne pas avoir de limites qui pourraient institutionnaliser sa forme, lui donner une forme contenue par des frontières. Ce heurt sur cet impossible retentit sur les modalités de subjectivation : notre jeune, en s’identifiant à un joueur parmi tous les joueurs du monde, construit une identification, d’être Un parmi « Eux, tous les ... ». Mais cette identification peut-elle faire étayage symbolique, si à ce monde informe, il manque la limite, un point extérieur d’où il pourrait se voir, I (A) ?

La mondialisation impose une figuration de l'informe à partir des deux forces fondamentales qui l’organisent : le pouvoir économique et la techno-science. Cette figure pour le dire rapidement, c’est l’image ou selon la formulation de Deleuze dans Mille plateaux, ce sont les images, le lieu de territorialisation du capitalisme[15].

Mais quelles sont ces images qui servent de support formel aux flux marchands qui organisent le monde ? Guy Debord[16], fondateur du situationnisme, pose le signifiant « société du spectacle » pour qualifier un nouveau rapport social : « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre les personnes médiatisées par les images ». Le « spectacle » est un "monde de l'image autonomisé", « ... comme inversion concrète de la vie, (il) est le mouvement autonome du non-vivant »[17].

Le monde s’étant retiré dans la dimension du spectacle, c’est lui qui lui donnerait sa forme et son unité. Ce qui suppose que le mouvement de l’image spectaculaire liquide la légitimité ou plutôt donne une autonomie à toute représentation.

Pour lui encore, le spectacle est la " reconstruction matérielle de l'illusion religieuse ",  au sens où ce qui est séparé, le " sacré ", ne représente plus le hors-de-soi dont l'homme est exclu, de par l’autorité divine, mais, dans un mouvement inverse, une intériorité produite où l'homme vient chercher et fonder ce que la société l'autoriserait à faire. Le spectacle est un "pseudo-sacré", au sens qu'il institue "ce que la société peut faire », réduisant ce qui est permis à un possible prédéterminé.

Le spectacle est donc un processus normatif, qui « in-forme » le monde et détermine les subjectivités. Pour Debord, la " forme " a pris une autonomie immaitrisable, suivant les flux tout aussi indomptables des marchandises. Le devenir-monde devient un devenir-image, le spectacle étant une formalisation de son auto-apparition.

On peut repérer ce double mouvement de spécularisation du monde et de sacralisation du rapport aux images dès le début du XXe siècle, (avec une croissance exponentielle dans les années 1970), dans l’expansion considérable de la place prise par les médias mais aussi par les " actifs immatériels " dans la production de l’économie libérale : (l’image de marque, la valeur de la clientèle ou comme ce qu’on nomme actuellement en terme managérial la communication). Ils ne trouvent leur efficacité qu’à la condition que les images qu’ils véhiculent, séduisent et convainquent ceux à qui elles s'adressent ; il s'agit d'y croire, de croire aux biens immatériels, c’est-à-dire de croire non pas au pouvoir des images, mais à l’image elle–même, comme lieu d’effectuation du réel. Contrairement aux images saintes qui supportent les croyances religieuses, ces images ne représentent pas un tiers divin auquel elles se réfèrent, elles ne font pas intercession entre le peuple croyant et ce tiers, elles intiment l’ordre de s’y référer comme images auto-produites et auto-référées, sans intercession aucune si ce n’est avec le marché mondial, imposant de s’y assujettir comme nouveau lieu du sacré, et d’y régler le surmoi sur l'impératif de jouissance de consommation.

Aussi, dans cette société du spectacle, quelle est la place de la virtualisation ?

Si l’image est le lieu de territorialisation du capitalisme, qu’en est-il des images virtuelles, de quoi sont-elles le lieu, ou peut-être le non-lieu ?

La réalité virtuelle véhicule dans l’imaginaire commun l’idée d’une réalité qui ne serait pas « vraie », une réalité irréelle, puisque n’existant pas physiquement, opposant « réel » et « virtuel », déclenchant des craintes de déréalisation du monde, comme à chaque introduction d’un nouveau médium dans les échanges imaginaro-symboliques. Pourtant si l’on suit P. Levy : Ce n’est pas au réel que s’oppose le virtuel mais à l’actuel[18], ces deux derniers n’étant que des catégories ontologiques. Le contraire du réel, c’est le possible. Si possible et virtuel semblent très proches, pourtant ils se distinguent fondamentalement, et leur différence est essentielle concernant l’adolescence et sa virtualité. Le possible est déjà tout constitué, prédéterminé, prévisible, limité, c’est une entité « fermée ». Sa réalisation n’engage aucun changement ni dans sa détermination (ses caractères), ni dans sa nature. Au contraire, le virtuel est en puissance, potentiel, ouvert aux devenirs. Le virtuel tend à son actualisation comme la production d’une solution non contenue dans l’énoncé premier.

Pour G. Deleuze, «Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel… Le virtuel  doit  même  être défini  comme  une stricte partie  de l’objet  réel  (…). »[19] On pourrait préciser que le réel contient le virtuel, en tant qu’il est l’actualisation de ce qui est, contenant cette part d’imprévisible, lié à la contingence.  Actuel et virtuel sont deux phases du réel qui ont une valeur égale et existent solidairement, mais jamais simultanément. Cela ne signifie pas que le virtuel soit destiné à se résoudre par l’actualisation, l’actuel supprimant dès lors le virtuel, mais que virtuel et actuel sont échangeables, envers et endroit du réel. Ainsi, réalisation et actualisation ne sont pas équivalentes : la réalisation désigne l’occurrence d’un possible prédéfini, tandis que l’actualisation est une invention qui permet de répondre à un complexe problématique.

La virtualisation, mouvement inverse de l’actualisation, est la dynamique du passage de l’actuel au virtuel. La virtualisation n’est pas déréalisante : elle ne transforme pas une réalité en un ensemble de possibles. Au lieu de se définir par son actualité, c’est-à-dire sa manifestation réelle qui en serait sa solution, l’entité trouve sa consistance essentielle dans un champ problématique, c’est-à-dire qu’elle reste non résolue, comme en suspens, toujours transformable. En cela la  virtualisation  est  un  moteur essentiel de création de la réalité. Son vecteur principal est d’imposer un détachement, voire une extraction de l’ici et maintenant. L’espace-temps du virtuel est « déterritorialisé », inassignable, immatériel, il ne se produit qu’entre les choses clairement situées. En ce sens, les technologies informatiques et le développement des réseaux sont des vecteurs de virtualisation, au même titre que la mémoire, l’imagination..., qui nous détachent de l’ici-maintenant. Mais avec elles, « la synchronisation remplace l’unité de lieu, l’interconnexion se substitue à l’unité de temps[20] », laissant émerger une culture nomade, non centrée par un point fixe qui pourrait faire point d’extériorité, point de fuite.  Toujours en quête de réduire ce qui échappe, c’est en ce sens qu’elles comportent le risque d’assécher toutes les virtualités, l’écart de virtualisation ou l’espace de création du réel. Si la virtualisation est une déterritorialisation au sens qu’elle permet de se décaler de la réalité et de se déporter, l’image virtuelle au contraire effectue la réalité, c’est-à-dire qu’elle localise la réalité dans l’image, court-circuitant le réel en jeu en l’oblitérant par une image pleine. L’image virtuelle réifie la présence : alors que la virtualisation s’extrait du hic et du nunc, se dégageant de la réalité de la présence pour y approcher le réel inclus dans la présence, l’image virtuelle donne une forme figée à cette présence, dans un ici-maintenant pétrifié, sans l’espace vide du réel nécessaire à la création.

En reprenant la formule de Gilles Deleuze, on pourrait dire que la réalité virtuelle est la réponse que donne le néolibéralisme capitaliste à la question de sa forme, de son lieu d’effectuation, qui se réduit de fait à son instant de réalisation.

La puissance du capitalisme virtuel, c'est la puissance de réalisation de tous les possibles, au détriment de la virtualisation, au prix d’étouffer tout écart au champ du possible. Les réalités virtuelles numériques effectuent la réalité, sans reste. Elles vendent l’illusion de rendre possible même l’impossible, qu’elles peuvent faire apparaître, comme le magicien son lapin. Rien ne résiste à leur puissance puisqu’elles fonctionnent sur un mode d’équivalence, réduisant la réalité à un objet de production, à des images produites. Elles sont un mode d'apparition, une production de plus dans l'univers des objets.

Mais  ne constituent-elles pas dans le même temps un mouvement contraire, celui d'une disparition, comme l’a si bien repéré ce jeune qui fait de l’image, le lieu de sa disparition, y situant même sa jouissance. La réalité virtuelle introduit une autre modalité de la présence/absence. Elle se propose et propose de « résoudre » la question de l’absence (n’est-ce pas ce avec quoi l’homme dès son arrivée au monde et jusqu’à sa mort a à faire, trouver une solution tenable pour lui quant à l’idée de sa propre absence à lui-même mais aussi et surtout face à l’absence de l’Autre !) par une nouvelle approche de la présence, appelée « téléprésence », qui consiste à déléguer à son image numérique les qualités sensorielles de sa présence. Cela revient à se téléporter dans l’image et d’offrir cet ersatz de soi-même en guise de présence et symétriquement d’accepter ce substitut en équivalence de la présence de l’Autre. Cette nouvelle approche de la présence à distance pourrait qualifier un mode d'apparaître du disparaître : Disparaître en s'immergeant dans l'image...

Prenons l’exemple de ce qui va très bientôt s’imposer à la médecine et spécifiquement à la pédopsychiatrie, suivant un argument économique comme réponse au manque de psychiatres et notamment de pédopsychiatres : les consultations par Skype, qui supposent une équivalence entre la présence du thérapeute et la projection de son image sur un écran, et vice et versa, pour le patient. C’est le hic et nunc de la « présence réelle » des personnes en jeu dans la relation thérapeutique qui permet la virtualisation et, par la remise en circulation des signifiants gelés et des identifications aliénantes, la création d’un espace réel. L’image virtuelle du Skype au contraire court-circuite la présence réelle et du thérapeute et du patient : la téléportation dans l’image ne déplace pas le hic et nunc, comme on aurait tendance à le penser, mais à l’opposé le réifie, le densifie dans cette image qui condense et fixe les coordonnées spatio-temporelles, écrêtant de fait ce qui, de la rencontre, est lié à la contingence, au réel en jeu dans la présence. L’image fixe un ici-maintenant non présentiel, qui empêche la virtualisation, faisant de l’échange une spéculation duelle, sans le tiers absent nécessaire à la rencontre créatrice d’inattendu. L’image Skype ne peut représenter un espace de subjectivation et poser son équivalence au cadre thérapeutique présentiel revient à produire de la consommation de soins, objectalisant aussi bien le thérapeute que le patient. Même si certains préconisent spécifiquement ce cadre virtuel pour les adolescents rétifs à se déplacer en consultation, « c’est mieux que rien, c’est déjà ça » on ne peut qu’être circonspects sur la pertinence d’une telle position : au prix de quel renoncement est-elle soutenable, de quel consentement à sa propre disparition ? Ne vaut-il pas mieux ce rien qu’on voudrait éviter?

Notons néanmoins que la téléprésence n’est pas une invention de notre contemporanéité, puisqu’il n’y a de présence qu’à distance. Si le terme est contemporain, la téléprésence est ce que les hommes n’ont eu de cesse de produire depuis leur humanisation par le langage. Les traces qu’ils ont laissées depuis les temps les plus reculés en témoignent. L’écriture est à ce titre à considérer comme un médium produit ou inventé par les hommes très vite pour tempérer la question de l’absence, la lettre jouant de l’équivoque entre la missive adressée à l’autre, marque de sa présence en son absence, mais aussi comme lettre graphique, tracé dans la matière, précipité de ce qui chute des signifiants qui coulent ou ruissellent pour reprendre le terme de Lacan dans Lituraterre[21] : « Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dans le réel se présente comme ravinement (le ravinement du ruissellement). C’est du même effet que l’écriture est dans le réel le ravinement du signifié, ce qui a plu du semblant en tant qu’il fait le signifiant. » La lettre ainsi désigne ou fait signe d’un intervalle, d’un entre, elle est le bord d’un trou, « d’un « point tourbillon[22] », d’inversion du dedans au dehors par où l’objet sort d’un au-delà de l’imaginaire »[23]. A l’opposé, les images numériques télévisuelles et téléprésentielles ne font pas semblant, laissant échapper un précipité littéral, elles se proposent d’occuper cet écart, elles se substituent, elles équivalent sans reste, sans défaut. Heureusement il y a encore quelques défaillances techniques pour une simulation parfaite des émissions/captations sensorielles qui permettent encore de laisser s’égoutter quelque défectuosité, mais les techno-sciences oeuvrent à y recourir !

Les identités ne sortent pas indemnes de cette immersion-disparition dans l’image, dans n’importe quelle image, pourvu qu’elle soit équivalente à la présence réelle. Par ce jeu d’équivalence, elle devient labile et substituable, interchangeable avec toute autre. Il en découle une disparition de la figure identificatrice elle-même, qui devient commutable et errante, le mouvement identificatoire se réduisant à une consommation sans reste d'une image qui ne vaut que comme valeur d'échange, comme marchandise devenue image.

En associant consommation et virtualisation, l’essor des réalités virtuelles poursuit ce mouvement amorcé de fragilisation des identifications. Le devenir-image que nous promet le capitalisme « hyper-spectaculaire » remet en cause ce qu'on a pu jusqu'alors repérer sous le concept d'identification[24]. En effet selon P. Neyrat, la virtualisation des identités correspond à leur devenir-image, où les corps deviennent images, « image matrix », où l'image elle-même devient code. Il cite A. Kroker[25], qui compare nos corps organiques à des " trous noirs " dérivant loin de nos corps virtuels. Cet auteur en conjuguant la pensée de G. Debord et de J. Baudrillard, reprend[26] l’expression de « spectacle interactif », qui condense le double mouvement en cours avec la révolution numérique, la virtualisation du spectacle et la marchandisation des réalités virtuelles. « Cela caractérise tout simplement une forme d'intégration supérieure de l'impératif de consommation et du désir de disparition. Expérience susceptible de configurer la " vie nue " comme trajectoire plastique d'un environnement virtuel, la consommation est immédiatement productrice d'identité sans identification. »[27]

Le paradigme de la  plasticité :   Précellence de l’événement sur la loi

Un autre paradigme émergeant dans ce monde-image influe de façon décisive sur le concept d’identification et son usage. En effet, il est repérable qu’autant nos institutions que nos déterminations subjectives se fondent sur un nouvel axiome, le principe de connectivité. Ce principe est essentiel à définir parce qu’il modifie fondamentalement notre rapport au discours en tant qu’il privilégie, contrairement à la pensée classique et à nos catégories logiques héritées d’Aristote, l’événement à la loi. Il repose sur la prédominance donnée à l’aléatoire par rapport à la logique discursive, formule qui étaye la notion de plasticité, autre paradigme majeur de notre contemporanéité. Mais de quelles connexions parle-t-on ?

Etre connecté n’est pas le propre du sujet contemporain, ni celui de l’adolescent, mais le propre de la vie elle-même, la connexion conditionnant toutes les modalités de liens entre le dedans et le dehors, entre la vie organique et l’environnement, avec tous les ajustements aux contingences et aux aléas de la vie. Pourtant on note une évolution grammaticale qui indique le glissement métonymique de l’usage de la connexion. « Je me connecte, je suis connecté » sont des expressions quotidiennes énoncées par quiconque aujourd’hui. Le verbe « connecter », transitif introduisant une relation ternaire, (je connecte ça à ça ou l’un à l’autre), tend à n’être plus qu’utilisé à la forme passive (je suis connecté) ou réflexive (je me connecte), court-circuitant le tiers, transformant la transitivité ternaire du verbe en verbe d’état, réflexif, réduisant la relation à une boucle close sur elle-même.

A qui, à quoi est connecté le sujet ? Le terme de connexion introduit une discontinuité, comme le souligne E. Porge, dans le ravissement de Lacan[28]. Elle suppose de mettre en lien un sujet à un complément d’objet, dont la nature est d’être indirecte, de nécessiter une préposition, un à ! Elle introduit un écart sans lequel il n’y a vie, des liens qu’il impose. C’est à partir de ces liens connectifs que se construisent la subjectivité et la singularité. L’enfant n’a d’existence subjective que s’il parvient à se nouer aux réseaux des discours qui l’entourent et circulent autour de lui. Ce nouage l’arrime, lui assure une cohésion interne et fixe les représentations qu’il construit du monde et de lui-même[29].

Il faut une action spécifique, dit Freud, une « spezifische Aktion » du Nebenmensch, pour décharger l’excitation. Si l’Autre est tout le jeu des déterminations qui s’imposent à l’organisme vivant, que ce soient les déterminations génétiques ou épigénétiques, les déterminations langagières signifiantes qui impriment ses traces sur le corps, le sujet s’inscrit dans l’écart qu’il occupe à l’intérieur de toutes ces déterminations, intervalle indispensable à  créer de l’indéterminé, du non–réalisé, du non-prédictif[30]. Sa singularité se fonde sur la façon dont il virtualise sa vie, de l’accueil qu’il fait à la contingence, à l’imprévu, de son style à répondre à l’événement en dehors de la pré-programmation, qu’elle soit génétique ou inconsciente, prise dans l’automatisme de répétition (Automaton). (Le terme de style ici permet de souligner comment la singularité procède de la façon de tenir compte de l’Autre, de prendre en compte la connexion à l’Autre, comme le souligne Lacan quand il parle du style « c’est l’homme...à qui l’on s’adresse. » ou encore dans les Ecrits, que leur style répond à celui « que leur adresse commande »[31].)

Ainsi  le principe de connexion, inhérent à la notion d’écart, nous amène à la notion de plasticité. La plasticité n’est pas une notion contemporaine, puisqu’elle a déjà été évoquée par Freud, qu’il introduit sous la notion de « plasticité pulsionnelle[32] » au fondement du principe d’énergie pulsionnelle, permettant le passage d’un objet à un autre, notion que reprend Lacan dans L’éthique de la psychanalyse[33]autour de la question de la sublimation. Mais la plasticité est un nouveau paradigme d’interprétation du monde contemporain, essentiel pour saisir les différentes modalités d’organisations sociétales actuelles qui semblent se développer selon ce nouveau modèle, et se trouvent ainsi congruentes entre elles, les unes découlant des autres, les politiques induites par le néolibéralisme produites et produisant par exemple la puissance des réseaux informatiques et son engouement par l’ensemble (ou presque) de la population mondiale. Les neurosciences développent également une interprétation de l’organisation humaine, corporelle et comportementale autour de cette notion de plasticité, qu’elles nomment « plasticité neuronale », qui serait l’inscription dans le système nerveux central des connexions synaptiques et des modifications que subissent ces connexions en fonction de l’environnement épigénétique[34].

Comme l’indiquent F. Ansermet et Magistretti[35], la distinction que Lacan fait dans le séminaire XI entre les deux versants de l’inconscient, l’inconscient Automaton et l’inconscient Tuché, peut éclairer la notion de plasticité :

D’un côté, la plasticité Automaton, la « réalité » de l’inconscient qui est inscrite. De l’autre côté, la plasticité comme une potentialité de changement encore infinie, c’est-à-dire de l’ordre du non-réalisé. Des événements se succèdent et modifient le système tout en le laissant ouvert à des modifications ultérieures. Persiste une potentialité qui permet à tout nouvel événement de produire son effet au-delà de tout préprogramme. C’est une nouvelle façon de penser le rapport entre contingence et nécessité. Un événement est toujours un événement sémantique; c’est un événement de structure. Il est pris dans la nécessité de la structure. Et en même temps il y a une ouverture à l’imprévu d’une contingence nouvelle laissant potentielle une place pour le non-réalisé, pour ce qui est encore en devenir. Ce qui fait écho à l’assertion philosophique de C. Malabou : « Demain la précellence entre le programme et sa traduction se verra inversée. »[36]

L’expérience donne forme à la matière qui conserve cependant sa capacité à recevoir de nouvelles formes. La discontinuité apparaît ainsi comme axiomatique, ce qui revient à dire que le sujet est lui-même l’effet de connexions, (ce qui résonne avec la définition de Lacan pour qui le sujet est un signifiant pour un autre signifiant, dans la chaine de concaténation signifiante).  Le processus de liaison est un enchainement qui impose de composer avec le contingent. Le sujet est poussé non seulement par ses propres prédéterminations (les traces sémantiques et les effacements qu’ont laissés les évènements passés) mais aussi par l’anticipation - qu’il ne peut que virtualiser - des effets en après-coup de cet écart. La singularité se définit ainsi comme cet enchainement inédit pour chacun, de ruptures et de discontinuités[37].

Ce paradigme de plasticité est essentiel car la plasticité est la forme de notre monde contemporain : « le cerveau est adéquat au monde moderne » dit Deleuze[38], « la plasticité du cerveau est l’image du monde »[39], dit C. Malabou ; il est donc aussi celui de la connexion informatique, « une organisation à structures multiples, et adaptables, (...) une machine en quelque sorte déterminée par la relation à l’altérité »[40].

Très rapidement sur le plan politique, on voit comment le néolibéralisme impose sa vision plastique, battant en brèche le principe hiérarchique et centralisateur, pour privilégier les organisations innovantes et flexibles, le travail en réseau et une planification par projets. L’organisation économique se déploie selon un mode connexionniste. L’abolition de la centralité et de la référence autoritaire va de pair avec l’aptitude à se délocaliser, favorisant la multiplication des rencontres et des connexions temporaires, potentiellement réactivables. A ne pas se soumettre à ce régime plastique, il y a rupture des connexions,  ce que Robert Castel appelle « désaffiliation » sociale ou ce que les psychiatres appellent  « dépression ». 

Je vois là une approche possible de la fascination pour les jeux en réseau et les écrans : que le sujet soit pris dans ce jeu d’interaction anticipatrice et d’après-coup signifie que le sujet lui-même se définit non pas, conformément à la pensée classique, comme une entité fixe et déterminée mais en déformation-métamorphose, chaque transformation étant déjà contenue dans la forme présente. La notion de plasticité introduit à l’idée qu’il n’y aurait plus de forme à proprement parler, forme fixe qui pourrait définir un champ de présence, un présent donné par la forme, mais un présent contenant en potentiel un devenir métamorphique continu, en fonction des déterminations et des contingences, dans le double mouvement de la nécessité programmatique et de la contingence déformante. Ainsi il semble que les avancées technologiques et la nouvelle place que prend la plasticité dans notre organisation sociétale modifient le rapport que le sujet entretient avec la notion de référence, non pas tant du fait de la nature des références (leur évolution est liée aux mutations sociétales, les références s’inscrivant logiquement dans les discours sociaux) mais plutôt en remettant en cause leur fonction et leur valeur d’ordonnancement et de mise en ordre du monde. On assiste en effet à une démultiplication des références, qui s’auto-engendrent et s’auto-instituent, sans hiérarchie, ni prévalence en dehors du marché monétaire, à une équivalence généralisée où tout vaut tout,  n’importe quel étant s’échangeant avec n’importe quel autre. On assiste ainsi à une désintermédiation progressive, les échanges devenant directs et immédiats, ce qui entraine un brouillage des lieux et des espaces, une confusion des générations et un désinvestissement voire un refus des savoirs acquis et transmis.

La clinique analytique nous enseigne qu’il n’y a pas de demeure pour le sujet en dehors du langage, de l’Autre de la parole. L’adolescence est un moment de métamorphose, où le sujet est au bord d’un vide qui nécessite qu’il fasse un saut, un écart, face à la contingence qui s’impose à lui, la rencontre avec la sexualité, moment qui nécessite un réajustement plastique de sa position de sujet, lequel s’accompagne d’un moment de crise de légitimité de la parole de l’Autre. L’appel aux identifications sociétales est une stratégie défensive, les identifications offertes par les réseaux présentant l’intérêt majeur d’être métamorphiques et non référencées à un Autre de la parole.

On peut faire l’hypothèse que le sujet investit dans les jeux connectés cette possibilité de se délocaliser, de se « déporter », téléporter dans des images qui le définiraient plastiquement autrement. Ces jeux sont produits par l’économie néolibérale dont le régime repose sur la connexion et la flexibilité et jouent sur cette illusion d’ouverture vers une liberté identificatoire, d’une plasticité créatrice d’identité flexible. Cela résonne avec la façon dont le sujet contemporain, englué dans cet imaginaire plastique, tend à se définir en transmutation potentielle. La notion de plasticité introduit à l’idée qu’il n’y aurait plus de forme mais un présent contenant en potentiel un devenir métamorphique, fixé dans un jeu d’images-objets interchangeables.

Ce point est très important à l’adolescence, dans ce moment de changement initié par une  rencontre inédite avec l’altérité. Les jeux virtuels jouant de cette possibilité métamorphique à l’envi, sans référence à un Autre de la parole, offrent un objet adéquat à la quête du sujet adolescent face à l’émergence voire l’irruption du sexuel dans son corps, de trouver un objet susceptible de lui garantir qu’il puisse se transformer sans que le corps n’en soit affecté, concerné même par cette mutation, sans coût corporel ni retentissement sur les liens avec l’autre et notamment l’autre sexe.

Là où la notion de plasticité permet d’envisager la rencontre comme une possibilité de création, d’inédit, au sens de virtualité non prédéterminée, on voit au contraire comment les jeux usent de cette plasticité créatrice comme leurre, effectuant en fait, subrepticement, un programme déjà écrit, sans aucune possibilité de rectification. Le leurre fonctionne, c’est sa puissance de séduction, et opère grâce à la multiplicité quasi illimitée des connexions, laissant croire au sujet qu’il a le choix et la liberté de ces connexions, alors même que les processus d’identifications et de rencontres sont rigidifiés par les prédéterminations logicielles, démultipliées et coupées du vivant.

La soumission au caprice de l’Autre de la matrice

La clinique analytique ne cesse de nous renvoyer comment le sujet, de façon ordinaire, bâtit sa névrose pour se défendre du Réel, pour tenter de se protéger de l’accident, de la rencontre réelle, investissant toute son énergie pulsionnelle à logifier son lien à l’Autre notamment par le fantasme, quitte à se fixer à l’Autre de la demande par un objet, y localisant sa jouissance. Or il apparaît que le nouveau médium technologique numérique non seulement renforce cette fixation imaginaire, produisant sans discontinuité un objet de satisfaction imaginaire immédiatement accessible, mais aussi réifie le lien à l’Autre, qu’il réduit au calcul  matriciel, sans énonciation mais dont l’énoncé-diktat impose une soumission totale. Cette subordination à l’univers du jeu semble constituer une stratégie de défense face au désir de l’Autre, à l’équivoque de sa parole : mieux vaut se soumettre à l’énoncé binaire de cet Autre intraitable du calcul informatique, c’est-à-dire à l’aléatoire, au caprice du logiciel, dont la logique, si elle échappe au joueur, n’échappe pas au concepteur. Il n’y a aucune logique discursive aux jeux, pas de loi qui suppose du manque, seulement de l’empirique, avec toute l’équivocité du terme. L’événement a lieu ou pas, il s’effectue ou pas, ça passe ou ça casse, vous explosez ou vous continuez, vous êtes mort ou vivant, sans effet réel consistant, selon la décision du logiciel. Il n’y a pas de savoir qui s’acquiert à partir de la pratique, comme d’une logique qui pourrait se modéliser, mais de l’expérience, que les enfants acquièrent plus facilement, de se laisser porter, téléporter par les modalités aléatoires de la réalisation de l’évènement. L’excitation qui en découle est implacable et insatiable, puisqu’elle ne peut être temporisée par une logique discursive, et toujours remise en jeu, poussé par cet Autre qui vous explose ou non, au gré de son vouloir. La soumission à cette tyrannie du logiciel semble plus supportable et plus jouissive que la soumission à la loi de l’Autre, à ses demandes et son désir, notamment parce qu’elle paraît être une forme d’affranchissement de la demande de l’Autre, renforcée par l’aspect ludique, qui s’énonce comme le lieu de la liberté et de l’autonomie. L’Autre du logiciel est un Autre de paille, qui ne compte pas, un Autre excitant mais dont la demande ne vaut pas, n’a pas de statut qui fasse autorité, à qui le discours ne reconnait aucune valeur, si ce n’est d’être pur jeu.

Le cadre du fantasme comporte en lui-même la possibilité d’être franchi, notamment par le passage à l’acte transgressif comme nous le montre régulièrement la clinique avec les adolescents. La réalité se noue d’un point d’extérieur, le réel, qui est ce point de butée sur lequel se cognent spécifiquement les adolescents. La transgression en constitue l’approche, tranchant les limites de la loi, qui ne tient que de cette possibilité de manquement. Les jeux vidéos parce qu’ils manipulent de l’objet imaginaire répondent à une loi binaire qui ne peut être transgressée. Si le logiciel n’est pas encodé pour telle manipulation, rien, aucun forçage, aucun passage à l’acte ne peut rendre possible cette manipulation, en dehors de couper le jeu ou de casser la machine, qui ne représente pas une transgression de la loi du jeu.

Où se situe alors la jouissance, d’être ainsi manipulé par un Autre matriciel, absolu qui n’offre à la différence de l’Autre du désir, aucune possibilité de manquement ?

L’investissement de cet objet imaginaire permet une économie digne de nos politiques d’austérité, puisqu’il offre un objet sans effet sur le corps, qu’il limite les effets pulsionnels notamment de la puberté, retarde et diffère l’engagement du corps et les risques que ça comporte. Il se produit une sorte d’arrêt sur image, allongeant le temps de l’adolescence, ou plutôt maintenant un infantile encore très tenace, crispé sur un Autre qui ne doit pas défaillir, et répondre présent sans conditions. La logique du numérique y correspond exactement et s’accorde avec cette attente.

Pourtant la clinique nous enseigne que la plupart du temps, et c’est pourquoi on peut parler de symptôme, l’activité des jeux vidéos met en jeu chez le sujet adolescent une scène qui se joue au moins à trois, lui permettant de restituer un ternaire, fragilisé par l’irruption de la puberté. Il s’opère par le jeu, en position d’objet, une sorte de division entre le sujet qui joue et le joueur du jeu. Le sujet qui joue transgresse notamment les règles familiales, car il joue « toujours trop », il est « ailleurs » que là où la demande l’assigne. (On  peut supposer que les adultes, parents et éducateurs lui prescrivent à leur insu cette immersion dans l’univers ludique, par une sorte d’injonction paradoxale, fascinés eux-mêmes par ce monde virtuel qu’ils ne maitrisent pas, mais aussi parce que ces jeux maintiennent les enfants à la maison, évitent qu’ils sortent ou qu’il partent, qu’ils fassent des rencontres avec des objets pulsionnels beaucoup plus délétères, les jeux présentant l’avantage de n’être que « virtuels », de pures images prétendument, sans effets de corps).  

Si le sujet qui joue transgresse, en tant que joueur, il se soumet à la rigidité d’un Autre sans faille. C’est-à-dire que pour prendre le risque de se dérober à la demande de l’Autre et à son désir, dont il ne sait plus quel objet lui intermédier dans ce temps de désorganisation fantasmatique que représente la puberté, il trouve, face à l’irruption de son désir et à l’excitation de son corps, cet objet imaginaire susceptible d’être à disposition sans défaillance possible. Ainsi il se protège de la demande parentale, dont la teinte incestuelle ne manque jamais, en la transgressant sans néanmoins mettre son corps en jeu, puisqu’il s’agit justement de jeux dits « en dehors de la réalité ». (On mesure ici l’ambiguïté du discours des adultes à maintenir l’idée de jeu).

Par ce « trop de jeu », il se maintient ainsi comme sujet, pensant se libérer de son assujettissement à l’Autre, en enfreignant sa loi et ses règles, tout en maintenant des amarres ailleurs, dans un lieu sans risques, sans manque, toujours disponible, auquel il suffit de se plier, juste pour jouer, juste le temps de jouer. Par un jeu de dé-trans-portation, il délègue à un moi fantoche le soin de le représenter auprès de cet Autre, qu’il nourrit sans se laisser réellement dévorer. Car il n’y est pas !  Sa position subjective reste fixée à cet Autre parental, que ce jeu permet de maintenir très présent, notamment par la jouissance liée à la transgression que fournit à l’adolescent et à ses parents ce jeu dérisoire de comptabiliser le nombre d’heures autorisé pour les jeux, jusqu’à appliquer la règle d’or du 3,6,9....dictée par un expert psy en jeux vidéos !

La réponse qui consiste à déprécier la valeur de ces jeux ne suffit pas à le couper de cet objet imaginaire, comme en témoigne la vanité des remarques des parents, impuissants à freiner cette jouissance dite ludique.

On peut aussi prêter aux adolescents de n’être pas aussi soumis qu’on s’arrange à le penser, pour au contraire oser l’hypothèse clinique qu’ils cherchent jusqu’à parfois épuisement, la logique matricielle qui leur permettrait de pouvoir la transgresser, c’est-à-dire de rétablir dans ce monde virtuel ce qui donne vie à la réalité, soit le contingent, l’inattendu, la faille, qui est à l’opposé de l’aléatoire capricieux de la loi binaire numérique. Leur investissement voire leur engagement pourrait être de chercher à dépasser cette déréalisation et de montrer comment cette réalité virtuelle dans laquelle on les a jetés, pour reprendre l’expression de Heidegger, de « l’être jeté au monde », ne se réduit pas à cette réalité inerte et sans perte. Restant du côté du miroir où la parole opère, ils projetteraient leur avatar, une silhouette évanescente et sans consistance autre qu’imaginaire, dans le jeu endiablé de ce logiciel capricieux et immaitrisable, jusqu’à en saisir la faille où se loger, si jamais ...

Mais poursuivons encore par quelques remarques autour de la notion d’image virtuelle, qui permettront de dégager la notion d’avatar, dans ce jeu de division (qui peut aller jusqu’au clivage) entre le sujet et son image virtuelle.

1- La première remarque concerne la production de l’image virtuelle.

Une image numérisée même si elle n’a aucune analogie possible avec une réalisation objective, existe bel et bien dans le temps de son actualisation. Ceci me parait très important à déplier car nous entendons régulièrement les inquiétudes des parents prêtant aux images numériques un statut différent et dangereux.

En quoi pourraient-elles constituer une menace pour l’intégrité psychique de nos enfants ? Sans avoir la réponse à cette question, on peut néanmoins avancer sur l’inédit de l’image virtuelle. Les images virtuelles existent par le calcul, dans le non-lieu de la machine, non-lieu en tant qu’il est pur code informatique, sans représentation, en dehors de l’image qui n’est que son lieu d’effectuation. La réalité virtuelle est insaisissable, sans être de l’ordre de l’impossible. Le virtuel numérique se définit comme de la matière simulée qui se différencie de la matière substantielle, de la réalité existante. Cette matière nouvelle résulte d’une modélisation de la réalité algorithmique et ne représente pas la réalité substantielle. La référence à la réalité diffère, puisqu’il s’agit dans un cas de la réalité substantielle, de l’autre de la réalité algorithmique, l’une liée à la question de l’existant, l’autre dégagée de cette question en tant que son existence est liée strictement et exclusivement au langage logico-symbolique. La simulation ne signifie absolument pas une imitation de la réalité, au sens d’une restitution analogue de l’existant tel qu’il se propose au champ de la perception, comme le permettent les techniques analogiques – photographiques par exemple -, mais de rendre visible et perceptible ce qui en soi ne l’est pas, la réalité algorithmique. Par exemple, un logiciel peut formaliser en langage informatique un événement imperceptible, le Big bang, ou l’infiniment petit, cet évènement est existant dans ce système. La simulation de l’événement n’est qu’une façon de le faire apparaître en lui donnant de la visibilité.

L’existant, ce qui définit la réalité, n’a d’existence que par la trace qu’il laisse de sa disparition dans le mot qui le nomme ou l’image qui le représente. La réalité virtuelle à contrario ne se pose pas la question de sa référence à de l’existant : elle construit essentiellement de l’existant mathématique qu’elle fait apparaître comme phénomène, c’est-à-dire comme actuel, en lui donnant une forme visible : c’est sa qualité de langage mathématique, binaire, d’être dégagé d’une référence autre qu’à la sienne, court-circuitant la question de l’altérité. Elle est construite en système clos, ne répondant qu’à sa propre logique.

Pris dans le fantasme de la science qui a réalisé son objet d’effectuation, nous glissons ainsi vers un chevauchement de plus en plus marqué entre les catégories du possible et de l’impossible, ou en terme topologique, un voisinage qui converge vers l’infiniment petit.

Les adolescents poussés par la croyance quasi religieuse en l’image rédemptrice de notre société technico-scientifique, nourris au lait de la promesse contenue dans l’idéalisation du numérique, s’en emparent et la surinvestissent d’une puissance matricielle, trouvant dans cet univers protecteur et enveloppant une forme de réalisation de leur fantasme d’illimité, sans contraintes ni entraves, sans la limitation du réel (ou l’impossible). 

Mais, alors que le voisinage entre les catégories du possible et de l’impossible tend vers l’infini petit, que s’instaure une quasi-continuité entre les deux catégories, l’idéal d’un espace sans coupure, l’espace des images numériques ne se confond pas avec la réalité, quels que soient les fantasmes « populaires », qui se réveillent toujours avec terreur lors de l’avènement d’un nouveau médium.

Nous acceptons l’idée d’une certaine répartition du monde pour un sujet entre sa réalité psychique et la réalité matérielle. Cette ordonnance se maintient en dépit du fait que la réalité virtuelle ne puisse être rangée catégoriquement d’un côté ou de l’autre, le chevauchement qu’elle effectue lui conférant une réalité propre. Cette répartition tient au fait d’une construction du sujet, acquise par le dispositif du stade du miroir qui peut ne pas s’effectuer comme dans le cas de psychoses infantiles graves.

Ce dispositif, qui est une scène à trois (l’infans, son image et le regard de sa mère (son désir))  est essentiel et incontournable puisqu’elle convoque l’essence fondamentale de l’humanisation qui n’est rien d’autre que son rapport à la parole.

La différenciation entre l’image interne et l’image externe se fait progressivement : le bébé est d’abord dans l’image, contenu par elle, comme dans le rêve. On peut parler d’immersion, qui est un des points d’accroche des jeux vidéos. Pour accéder au statut d’image consciente, le stade du miroir s’impose en tant qu’il est le dispositif qui, d’une relation spéculaire introduit à une relation ternaire, nouée autour de l’objet, agençant une structure de bord. C’est en se détournant de l’image que lui renvoie le miroir, pour se voir dans le regard maternel désirant, que l’image devient une image interne, nouée au réel et au symbolique. Ce détournement est fondamental, il est un acte de coupure, nécessaire au trajet pulsionnel, et suppose que le sujet se détache de son image narcissique, pour se nouer autour du regard maternel qui l’appelle et qu’il appelle. Ce moment de détachement de l’image narcissique procure de la jubilation, marque de jouissance et constitue un repère clinique précieux dans les phénomènes de dépendance au virtuel, quand le bouclage pulsionnel se referme, causant alors de la confusion entre les registres imaginaires et réels, entre la réalité virtuelle et la réalité, l’intervalle entre les espaces s’annulant, l’un devenant la projection-duplication de l’autre. 

2- Une deuxième remarque concerne l’ouverture que force l’écriture informatique vers un champ de possibilités illimité :

L’illimité est contenu dans le calcul, il l’intègre. Ce « toujours plus» du langage informatique trouve une actualisation possible. La machine contient en elle, dans une réalisation future mais possible, ce qui, hier paraissait impossible. Elle contient en potentiel tout ce qui paraissait impensable d’effectuer, de réaliser. Dans le fantasme commun, et celui de ses concepteurs, c’est le fantasme technico-scientifique, elle contient toutes les possibilités futures non encore advenues. Ce qui signifie et la différence conceptuelle est essentielle à poser, qu’il ne s’agit pas d’une ouverture sur un impensé à créer, qui émergerait de façon inattendue, de façon contingente, mais au contraire, où l’impossible au sens du non préprogrammé est éjecté, forclos de la réalité virtuelle, pour ne contenir en illimité que tous les possibles. Un jour, assurément, on pourra vivre sans la limite de la sexualité et de la mort, dans un corps transformable à l’envi... La machine en possède virtuellement la possibilité. Il y aurait ainsi comme une illimitation contenue, cadrée par le champ du possible, qui éjecte la contingence de la rencontre avec l’altérité.

Ceci parait primordial à l’adolescence qui se spécifie de rechercher un cadre au débordement pulsionnel, un bord qui pourrait être compatible avec le sans limite, susceptible d’accueillir un contenu explosif et non-maitrisé.

L’adolescence est le temps où se déplie pour l’enfant une autre logique, celle que Lacan a nommé la logique du « pastout [41]», qui  échappe à la loi du langage et confronte le sujet adolescent à l’illimité d’une jouissance non bordée, logée dans le corps. Certains adolescents cherchent la limite de cette jouissance Autre dans la mort.

La machine numérique propose de contenir la finitude en faisant l’économie du manque, de l’incomplétude de l’Autre du langage, de son énigme. Contrairement au fantasme qui construit un écran face au manque, l’écran numérique occupe l’espace du manque. Le fantasme voile mais n’efface pas contrairement au calcul numérique qui ferme l’espace infini, l’opacifie et le boucle d’une intégration de l’infini. Quand le fantasme ne tient pas comme voile du manque, comme c’est le cas à l’adolescence, où les repères sont pulvérisés par l’arrivée du sexuel, c’est une jouissance non cadrée, non limitée par le phallique qui s’impose, jouissance du corps, sans limites. Le numérique qui propose une infinitude contenue, un toujours possible virtuel, où la mort est absente de la représentation, l’avatar toujours réanimable, offre une voie à l’adolescence plus confortable que l’engagement dans la voie du corporel. Ce qui disparait peut apparaitre sous d’autres traits équivalents ad vitam aeternam. Il y a une équivalence des images, non pondérées par le réel du corps et de la mort qui permet d’éviter la question de la perte et donc du désir et de l’objet, qui permet d’éviter à avoir à se positionner face à l’Autre,  autour de la question du manque…

Cette infinitude cadrée et écrite, prédicitive, ce « tout possible » contenu, sans l’énigme du vivant de la parole et de son incomplétude intrinsèque, exercent sur les adolescents un pouvoir d’attraction difficile à rivaliser.

La notion d’avatar

A partir de ces deux remarques, nous pouvons aborder la notion d’avatar selon deux acceptions, celle de trace du sujet dans le code informatique, trace indicielle mais aussi celle de pure création d’un individu, semblant affranchi des contraintes corporelles et sensibles, signe de sa mise à l’écart du monde du langage. L’avatar est ainsi la mise en tension de ces deux aspects, comme trace, c’est ce qui reste du sujet, comme pur calcul, comme signe, c’est son effacement. Figure projetée sur l’écran, le sujet se représente, mais immergé dans l’image, il se confond avec l’image et le monde des images.  Le sujet est ainsi avec son avatar, toujours présent et absent, toujours dedans et hors du monde virtuel, toujours accessible et pourtant jamais incarné. L’avatar est au centre de cette tension entre le cadre limité du représenté et le hors cadre de l’illimité programmé du numérique. Ainsi il répond aux fantasmes d’affranchissement des limites humaines d’être corporel, pris dans l’épaisseur de la chair, avec toutes ses contraintes réelles. Il répond aux fantasmes d’auto-engendrement, issus du calcul maitrisé de la loi programmatique, fantasmes qui permettent de s’affranchir de la dette de vivant, d’être né d’une scène énigmatique, de deux êtres différents au désir incalculable et donc de se croire émancipé de la loi symbolique.

L’image numérique qu’il se crée le désigne dans une écriture. Il peut en jouer comme on peut jouer avec des lettres ou des images. Il peut en jouer à l’infini. Mais cette image numérique le représente-t-il ?

Si l’adolescent est en difficulté de se représenter absent au champ de l’Autre, les indices réels que lui confère l’image numérique lui donneront la consistance manquante : c’est dans l’image qu’il se contiendra, le temps nécessaire à la construction d’une identification plus stable. L’avatar est une image créée par le sujet dont il s’enrobe, qui, fonctionnant comme image identificatoire, n’échappe pas aux idéalisations. Mais l’avatar permet au sujet de s’affranchir d’avoir à répondre de cette identification. Son avatar ne rentre pas en conflit psychique avec lui-même. Il est à distance, sur une scène projetée. C’est ce qui fait peur aux parents, de voir leur adolescent se dissocier : cette impression provient me semble-t-il qu’entre son avatar et lui, il n’y a pas de conflit psychique. L’avatar tente de se dégager des dépendances aux lois du désir de l’Autre et de la parole. Une fois pris dans la machine, il n’accepte qu’une loi, la loi binaire qui formate son image à l’infini. Ce n’est pas une construction fantasmatique. On ne dévoile pas son fantasme, au contraire, on le cache parce qu’il fait honte. L’avatar s’expose, il se livre au réseau. Le sujet crée un personnage qui le dissimule, le dérobe. Un avatar est une pseudo-identification très protectrice, une sorte d’enveloppe, sans rapport au corps, jamais exposé à la présence désirante de l’autre. L’avatar est une image projetée hors de lui, sur une scène qui l’exclut ou le fait disparaître (ce jeune le dit ouvertement, il adore assister à sa disparition). Ce personnage qui le désigne, il se glisse en lui, il le crée, l’agit, l’anime, le transforme comme un autre qu’il manipulerait.

L’avatar, dans des circonstances qui relèvent plutôt d’un effet de structure, peut devenir une présentification réelle du sujet et prendre une forme persécutrice, en affrontement imaginaire, sans médiation possible, dans une boucle pulsionnelle qui se referme sur elle-même, court-circuitant le tiers et projetant sur l’écran une image qui fait double. Le regard se centre alors sur lui, en projection centripète, l’espace numérique ayant perdu son pouvoir de diffraction omnidirectionnel. Il est à noter que rien ne permet de mettre en cause la responsabilité des jeux, d’y lire une causalité directe même s’ils peuvent le favoriser comme tout dispositif imaginaire. En outre sur le plan de la clinique, force est de constater la place que peut prendre cet univers du jeu pour des jeunes très peu amarrés à la réalité, qui trouvent un « abri d’être » dans les mondes virtuels, parfois au risque de s’y confondre (on rapporte des cas de jeunes japonais trouvés morts devant leur écran en état de déshydratation et d’épuisement organique), mais parfois en faisant de leur rapport au langage  informatique et à la nomination que cette langue sans équivoque donne à leur avatar, un sinthome stabilisateur.

On voit donc se dessiner en dehors des formes pathologiques franches, un nouveau rapport à l’image, sous une forme réifiante du sujet, projection d’une image sans vie, pur objet manipulé à l’infini, au gré des games. Cette prise dans l’image peut offrir à l’adolescent un certain cadrage. Le risque consiste à ce qu’il s’y conforte durablement, préférant agiter son image sur un écran, croyant s’affranchir des contraintes de la relation vivante à l’autre. Son « partenaire » pourrait n’être plus que cette présence inconsistante et intemporelle, sans histoire propre, sans mythe personnel, auto-créée et autogérée, sans lien de chair avec l’autre, éternellement condamné à l’errance, de triste figure en triste figure. L’adolescence, ce moment fondamentalement mélancolique aurait-il trouvé dans la figure de l’avatar une présentation, voire une présentification de son état ?

Comment ne pas maintenir cette réification de la représentation dans cette présence mortifère, est une question clinique qui nécessite de ne pas se laisser fasciner par l’image mais de saisir les coordonnées du point d’accrochage de la jouissance à cet objet image, du point réel où se fixe et se boucle la pulsion, c’est-à-dire comment le corps est saisi par cet accrochage.

L’image hallucinatoire

Le romancier Gibson, décrit le cyberspace comme « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des milliards d'opérateurs en toute légalité et dans tous les pays ». Mac Luhan pointait dès 1964 l'existence d'hallucinations artificielles induites par les nouvelles technologies : "Dans les expériences d'où toute sensation extérieure est absente, les sens se livrent à un remplissage, à un achèvement acharné qui sont pures hallucinations »[42].

Ainsi et c’est un autre repérage clinique précieux, les réalités virtuelles doivent être aussi pensées en termes d'intensification corporelle, même si elles semblent ne mettre en jeu que des images. La fonction de la représentation consiste à faire pare-excitation pour éviter l’effraction de la sensation, pour éviter le traumatisme lié à cette effraction d’un réel sensoriel sans traduction imaginaro-symbolique. Les images virtuelles, qui se rapprochent plus de la présentification que de la représentation, sont en prise directe avec le corps et provoquent des sensations très fortes. Elles excitent plutôt qu’elles ne protègent par une mise à distance représentative, qui en appelle à l’Autre de la parole et la fonction symbolique.

A l’adolescence notamment, au moment où le pulsionnel déborde de l’image du corps infantile, elles intensifient l’excitation des pulsions partielles sans fournir d’image identificatoire stable et structurante, formelle d’un point I (A), ou de façon très stéréotypée.

Ce point permet d’appréhender la dépendance qui peut s’installer par rapport à l’image et aux jeux et que certains nomment « addiction à l’image » ; elle semble procéder du même processus que toutes les autres addictions, et nous révèle même un des mécanismes du processus de l’addiction, c’est-à-dire comment le bouclage pulsionnel réveille le rapport archaïque initial du sujet à l’hallucinatoire. La dépendance est un mode très régressif de positivité de l'objet, quand son absence ou sa négativité dans certaines circonstances est trop douloureuse. Ainsi comme le bébé a recours à l'hallucination avant de supporter d'en passer par la demande, un adolescent peut avoir recours à l’image virtuelle positive, dans une forme d’extériorité absolue, disponible et toujours présente, avant de pouvoir traiter l’absence d’objet, c’est-à-dire s’avancer vers la voie de son désir.

Le problème clinique consiste à savoir comment sortir de l’hallucinatoire ou de la jouissance de corps qu’assure l’image réelle, et comment orienter la jouissance vers un partenaire incarné, jouissance phallique orientée par le manque, dont le sujet peut faire l’objet de son désir. 


L’adolescence est le temps spécifique nécessaire, propre au sujet, pour constituer son objet de désir à l’intérieur d’une relation d’amour, le contraignant pendant cette stase à réactiver des modes archaïques narcissiques.

C’est une période transitoire où il peut avoir à se précipiter sur tout ce qui lui garantit l’accès à de l’objet pulsionnel : il est branché en direct sur son corps et s’accroche à la relation qui lui assure cette prise directe avec l’objet. Sa dépendance est criante, il n’en démord pas, il ne lâche pas ce qui lui assure sa jouissance hors du sexuel. L’objet ne doit pas manquer, le manque d’objet lui-même ne doit pas manquer comme nous l’indiquent certains sujets anorexiques. Cette dépendance n’est transitoire seulement si, autour de l’adolescent, on ne lui donne pas de signification, on ne l’assigne pas à ces objets de jouissance de corps, on ne le réduise à l’addiction, à le faire « un toxico, une anorexique, un addict au jeu... ».

L’engouement des adolescents pour l’image d’une présence non représentative, aux confins de l’hallucinatoire, atteste que l’adolescence rejoue un des temps du stade du miroir, dans lequel la virtualité où le sujet s'extériorise, est liée à l'appel d'un Autre qui le nomme et troue l’image de son désir. Comme le bébé qui jubile, équivalent de jouissance parce qu’il est alors  dégagé de cette image narcissique de complétude, le sujet « addict au jeu » jouit de cette coupure, qui le projette à extérieur de lui-même, comme pur objet.

La dépendance est un moment de stase, fixée sur cette extériorité hallucinatoire source de jouissance sans perte, en attente d’une nouvelle boucle pulsionnelle qui le sépare de l’objet. Ce mouvement ne s’initialisera que par une nomination qui représente le sujet pour un autre qui l'inscrit dans un lien de parole.

Cette nouvelle forme de dépendance au virtuel confirme la nécessité de la fonction nommante à l'adolescence, qui ne peut se confondre avec la désignation stigmatisante et réifiante qui contribue à positiver l'objet plutôt qu'à le négativer.

Comment supporter l'absence de l'Autre sans l'halluciner, est l'enjeu du passage adolescent, répétant ce qui a déjà été franchi dans la petite enfance, mais doit se rejouer pour constituer l’objet de désir avec un partenaire sexué.

Comment vivre cette absence dans sa dimension créative et vivante, alors que le marché mondial déverse en jet continu autant d'objets positifs de substitution quitte à ce que les sujets et notamment les adolescents s'y perdent en se collant, en adhérant à ces images pleines et interchangeables ?

En guise de conclusion, l’effet Pharmakon du virtuel numérique

Il n’aura pas échappé au lecteur le mouvement de balancier qui anime ce texte, en résonnance avec l’effet pharmakon de cette nouvelle réalité numérique, dont l’usage peut à l’instar de la médecine grecque, être vertueux ou poison. Par exemple, les neurosciences ne cessent de faire l’éloge de cet outil pour son usage qui, à bon escient, renforce chez les enfants comme chez les adolescents les qualités d’attention perceptive[43], alors qu’il est établi par les psychologues qu’utilisé en excès, il intensifie la dispersion des savoirs et des investissements, majorant tout ce que les psychiatres assignés à la classification du DSM appellent déficit attentionnel avec ou non hyperactivité.

En tâchant de ne pas rentrer dans ce jeu comptable des plus ou des moins, comme pour fixer une forme idéale de l’utilisation de l’outil ou édicter des règles de bon usage au-delà desquelles il deviendrait « dangereux » pour l’intégrité psychique de notre génération montante, j’ai tenté de faire ressentir comment on pouvait lire le rapport au virtuel numérique des adolescents eux-mêmes comme un mouvement de résistance passive à une double assignation paradoxale, parfois source de créativité et d’innovation avec l’outil lui-même parfois en stase sur cette position instable d’exclusion protectrice.

Face aux processus réifiants qui se développent exponentiellement dans notre univers ultralibéral, leur investissement vorace et souvent sans limites de l’univers des jeux et des réseaux peut constituer une enclave spatio-temporelle hors discours parental et social, permettant parfois de l’investir comme un lieu propice à l’acte créatif. Force est de reconnaître l’explosion d’idées créatives et de réalisations artistiques poétiques, picturales, musicales.... et la circulation dans les réseaux numériques de toutes ces créations qui échappent encore au marché de l’art.

L’errance des adolescents dans les réseaux numériques ne répond-elle pas en contrepoint à ce que le social essaie d’homogénéiser sous le sceau du « Un adolescent », estampillage stigmatisant? Le refus, c’est déjà une affirmation subjective, un mode de présence au monde. Le refuge dans les mondes virtuels peut s’entendre comme un refus d’inscription dans le monde actuel, une échappée à la marchandisation mondiale dont les maitre-mots sont la crise et la dépression. C’est notre difficulté clinique car elle est aussi politique, son effet pharmakon.

Nous voyons pour conclure dans cette tendance à se téléporter des adolescents, à la fois la manifestation de leur résistance à la réalité socio-économique, un refus d’intégrer ce monde adulte et dans le même temps, une adhésion parfois massive aux nouvelles modalités et assignations contemporaines d’échange et de liens sociaux, sans parfois le discernement nécessaire à se départager des diktats comportementaux et identificatoires véhiculés par ces multimédias. Leur résistance passive et paradoxale se constitue, sans doute à leur insu, en opposition à l’assignation sociétale contradictoire fonctionnant comme une injonction paradoxale, et peut virer au retranchement, le système marchand produisant « cyniquement » les ingrédients suffisants à faire de cet espace un lieu plein et suffisamment nourricier de jouissances immédiates. Réfugiés voire lovés dans cette enclave virtuelle, s’enveloppant de ses images, d’une narrativité sommaire et simpliste, se délectant des sensations qu’elle instille, jouissant de voir, de se voir vu, d’être vu, se faisant voir sous toutes les coutures, saturant le regard par un flot d’images muettes d’une parole d’un Autre qui compte, pourquoi s’en délogeraient-ils ?

Que risqueraient-ils à rompre avec ses partenaires virtuels pour se prendre au jeu de l’amour, pour s’ouvrir à la possibilité de la rencontre amoureuse?

Une rencontre arrive toujours par hasard, elle ne peut être calculée. Elle suppose d’affronter le réel de l’imprévu. C’est à cette condition exclusivement que la rencontre fera lien amoureux, qui amènera le sujet alors marqué par cette ouverture, à se compter à trois dans le fantasme, à se réaliser dans une relation ternaire.

Ce jeu de l’amour est aussi une enveloppe, i(a), « se voir aimable aux yeux de l’autre », se prendre dans le leurre inhérent au rapport du moi à l’image de l’autre qui enrobe l’objet, en propose une image. Mais ce leurre est un nouage au réel, il raccroche le sujet à son fantasme, au réel de son fantasme, relançant le désir : le sujet s’anime, mu par son désir et non plus par son angoisse et la nécessité de se cacher. Cet enrobement amoureux manquerait-il à l’enfant pour qu’il se jette sur ces images illusoires du virtuel ?

Oui, peut-être est-ce un manque d’amour de l’enfant (qui n’est pas à confondre avec une objectalisation idéalisante de l’enfant pris comme colle suturant une scène parentale), mais peut-être aussi une manifestation haineuse projective de peur de notre société néolibérale envers l’adolescence, la sacrifiant sur la table du virtuel numérique, la projetant sans parole dans cet univers enveloppant.

Faire circuler la parole est ce que nous a enseigné la psychanalyse, prenons le risque de parler avec les adolescents de cet univers qui leur échappe autant qu’à nous, pour se laisser enseigner de ce qu’ils y précipitent, de ce qui s’y précipite.

Dominique Texier

[1] Je me permets de renvoyer le lecteur à  l’ouvrage collectif sous ma direction, « L’enfant connecté », 2014, Toulouse, Erès.

[2] Dont l’équivocité du terme résonne de sa teinte mélancolique !

[3] Le terme de « métamorphoses » que Freud utilise dans les Trois essais sur la théorie de la  sexualité, à propos de la puberté, « Avec le commencement de la puberté apparaissent des transformations qui amèneront la vie sexuelle infantile à sa forme définitive et normale » (Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Folio Essais, Paris, 1987, P.109)est important à souligner puisqu’il désigne l’impact de la puberté sur la forme, la Gestalt, c’est-à-dire sur les processus d’identification en jeu lors du passage adolescent. 

[4] J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, séance du 25 mai 1966, inédit.

[5] Je renvoie sur la question au chapitre « la leçon des Ménines de Velázquez » d’E. Porge, in le ravissement de Lacan, Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Eres, 2015.

[6] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 81.

[7] « Mais ce qui, ici, nous intéresse plus précisément, c’est sa mise en place à partir de ce qui s’appelle le plan projectif, c’est-à-dire cette organisation de l’espace qui nous semble elle aussi naturelle alors qu’elle est un artifice de construction, c’est-à-dire cet espace organisé par des lignes de fuite qui viennent concourir sur une ligne et un point à l’infini mais dont nous avons tous les témoignages que c’est une construction qui est historiquement datée. Et donc, le fait que nous nous déplaçons dans un environnement découpé par cette organisation en tableaux qui doivent justement leur singularité, puisque nous avons cette propriété d’interpréter ou de voir même cette toile de façon, chacun, très singulière, eh bien ce tableau est constitué par ce qui est pour chacun d’entre nous son fantasme, autrement dit les modalités spécifiques, les caractéristiques spécifiques de l’objet petit a, de cet objet dont la chute est organisatrice justement, est constituante avec ce point à l’infini, est constituante du plan projectif. » Ch.Melman : Que puis-je savoir ? Analyse et théorie de l’apprentissage et de l’acquisition des connaissances – 3-  EPHEP (http://ephep.com

[8] Dans son analyse du tableau de Velásquez, Lacan (L’objet de la psychanalyse, séance du 11 mai 1966, inédit) reprend la différence, analysée dans Les quatre concepts, entre la vision et le regard. La pulsion scopique est en jeu, nous renvoyant à la schize, le sujet divisé entre vision et regard. La cause en est la chute de l'objet a, condition pour que le sujet puisse exister entre S1 et S2 ; objet irreprésentable, que seul le fantasme peut venir représenter ; le fantasme est pour Lacan « le représentant de toute représentation possible du sujet ». L'écran, le tableau, (mis en abyme dans le tableau des Ménines par le tableau retourné peint dans le tableau lui-même), malgré son registre imaginaire « nous annonce à l'horizon la dimension de ce qui de la représentation est le représentant », dimension que Lacan, assigne, dans la cure, au fantasme. Le tableau de Velásquez « n'est pas la représentation de tous les modes de la représentation, il est le représentant de la représentation ».

[9] E. Porge, op. cit, p. 44

[10] J. Lacan, L’objet de la psychanalyse, séance du 25 mai 1966, inédit

[11] E. Porge, p.38

[12] Une adresse IP (avec IP pour Internet Protocol) est un numéro d'identification attribué à chaque appareil connecté à un réseau informatique utilisant l'Internet Protocol. L'adresse IP est à la base du système d'acheminement des messages sur Internet.

[13] dont parle Valéry dans La jeune parque, cité par E. Porge, op. cit, p. 64

[14] Je renvoie au travail de Philippe Neyrat, l’image hors l’image, Paris, Leo Scheer, 2003.

[15] Cf. G. Deleuze, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980

[16] Cf. G. Debord, La société du spectacle, Paris, Champ libre, 1971, Ch.1, 2

[17] Ibid.

[18] P Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?,  La Découverte/Poche,  n° 49. Paris, 1998, p.8

[19] G. Deleuze, Différence et répétition, Ed. P.U.F., 1968, p. 269.

[20] Lévy P., opus cit, p.19

[21] J. Lacan, « Lituraterre », dans Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.17

[22] J. Lacan, L’identification, séance du 23 mai 1962, inédit

[23] E. Porge, Le ravissement de Lacan, op. cit, p. 161

[24] cf. l’article de P. Neyrat, L’image du monde et son époquewww.cheory.net/articles;aspx?id=365, 21/11/2003.

[25] A. Kroker, "The Image Matrix " in revue électronique Ctheory, http://www.ctheory.net/text.

[26] S. Best et D. Kellner, Debord and the postmodern turn: new stages of the spectacle,http://www.uta.edu/huma/illuminations/kell17.htm.

[27] P. Neyrat, ibid.

[28] E. Porge, le ravissement de LacanMarguerite Duras à la lettre, Paris, Eres, 2015, P.74

[29] Pour Lacan, la constitution de notre représentation du monde à trois dimensions dépend de la jonction des trois registres, réel, symbolique et imaginaire, en tant que chacun de ces registres est spécifiquement troué, condition de leur nouage. La fonction de représentation au niveau imaginaire, c'est le moi, qui se fait figurer par  « le sac du corps », lui-même troué par le travail de la pulsion, au niveau symbolique, le trou est l’opération du refoulement originaire. Au niveau réel, c'est le symbolique qui fait trou : «la  nomination c'est la seule chose dont nous soyons sûr que ça fasse trou » (Lacan J. Séminaire RSI, séance du 15 avril 1975, inédit) 

[30] Je fais référence au travail de François Ansermet et Magistretti autour de cette notion de plasticité

[31] J. Lacan, Ecrits, op.cit., p.9 et 10

[32] S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 438

[33] J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, le Seuil, 1986, p. 108-110

[34] Malabou C. philosophe contemporaine travaillant avec les neurosciences, indique que la notion d’épigénèse date de Kant lui-même, bien qu’il soit le père de la raison transcendantale et des impératifs catégoriques. Elle montre comment déjà pour Kant, la structure de notre esprit n’est ni nécessaire, ni compréhensible à partir d’elle-même et d’elle seule, évoquant « une certaine contingence de constitution » de notre entendement et de notre esprit. « En tant qu’héritiers de Kant qui recevons sa pensée à partir d’un certain état de la philosophie contemporaine, nous pouvons supposer qu’il ne serait opposé ni à l’idée d’une inscription neuronale des activités de la pensée et de la rationalité en général, ni à celle d’un processus évolutif de la vérité. Il n’aurait pas forcément combattu l’assimilation entre raison et cerveau puisque ce dernier, loin d’être un organe rigidement programmé, est ouvert à l’aventure épigénétique. Il n’aurait pas nécessairement rejeté toute vision adaptative du transcendantal, puisqu’il admet lui-même une modificabilité catégorielle. Le développement épigénétique de la raison coïncide avec le développement modulable de ses connexions. » Malabou C. Avant demain, épigénèse et rationalité, PUF. Paris, 2014, P.312

[35] Ansermet F., Magistretti P., A chacun son cerveau : Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, Paris, 2004

[36] ibid, p. 321

[37] Les neurosciences confirment ici ce que la psychanalyse depuis Freud tente de montrer.

[38] Gilles DELEUZE, L’image-temps, les «éditions de minuit, Paris, 1985, note P.276

[39] Catherine MALABOU, que faire de nôtre cerveau ?, Bayard, 2011, paris, P.106

[40] Ibid, P.104

[41] « Pour autant qu’un tout est énoncé, Il est fondé sur l’existence d’exceptions, Et pour autant qu’il n’y a pas d’exception. Ce qui existe ne se collectivise dans aucun tout. » Telle est la consistance logique du « pastout » de Lacan. Rochegonde Thierry, Le pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences cliniques. Paris, EPEL, 2006, citant  Guy Le Gaufey, in Che vuoi ? L’harmattan, Paris, 2/2006 (N° 26) , p. 247 

[42] cité par Ph. Neyrat, op. cit

[43] Je renvoie le lecteur au livre de Schaeffer J.M. l’ expérience esthétique, Gallimard, NRF Essais, Paris, 2015

Notes