Aller au contenu principal

Quand Lacan parlait de Sex and Gender

Dans la leçon du 20 janvier 1971 du séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant Lacan conseille à ses auditeurs la lecture du livre de Stoller, Sex and gender dont il vient de prendre connaissance. S'il affirme que le livre est intéressant, que le transsexualisme est un sujet important et que les cas présentés « sont très bien observés avec leurs corrélats familiaux », il remarque surtout que l'auteur n'a pas à sa disposition d'appareil dialectique qui lui permettrait de traiter les questions posées par ces cas et qu'en conséquence il rencontre les plus grandes difficultés pour les expliquer. Certes, Stoller ignore la « forclusion lacanienne » et si Lacan s'en amuse, il s'étonne néanmoins que « la face psychotique de ces cas » ait été complètement éludée. Après avoir ainsi brièvement évoqué la question du diagnostic de psychose, Lacan va situer la problématique du genre (isolée par Stoller) au niveau du rapport hommes/femmes.

Le choix des termes

Lacan remarque d'abord que le terme de sexualité  est désormais utilisé en biologie pour désigner la combinaison chromosomique XX et XY, et que cet usage n'a plus rien à voir avec ce qui s 'appelle  les rapports de l'homme et de la femme. C'est pourquoi, il tient à donner à chacun des ces termes « un sens plein » afin de prendre en compte leur relation. Comme nous le savons hommes et femmes sont des être parlants et pour Lacan, l'identité de genre n'est rien d'autre que ce qu'il a exprimé avec le terme l'homme et la femme . Si la question du genre peut être posée précocement chez les enfants, c'est justement parce qu'à l'âge adulte «  il est du destin des êtres parlants de se répartir entre hommes et femmes ». Cette répartition, on le sait, n'est pas forcément conforme à l'anatomie car, dit Lacan, « ce qui définit l'homme, c'est son rapport à la femme et inversement » et « rien ne nous permet dans ces définitions de l'homme et de la femme de les abstrairede l'expérience parlante complète jusques et y compris dans les institutions où elle s'explique à savoir le mariage ». Autrement dit l'institution du mariage est aussi un effet de langage, le produit d'un discours. Il poursuit en affirmant : «qu'il s'agit à l'âge adulte de faire homme, que c'est cela qui constitue la relation à l'autre partie ». C'est à partir de ce faire homme, (de ce semblant ajoutons-nous) que sera interprété, dans le comportement de l'enfant mâle, tout ce qui s'oriente vers ce faire homme dont l'une des expressions est de faire signe à la fille qu'on en est un. Il est important de souligner que Lacan situe la question du genre, du point de vue de l'adulte qui interprète chez l'enfant des comportements pour en faire des signes prédictifs de sa position sexuée future. Ces interprétations pouvant d'ailleurs être reprises par les enfants eux mêmes : telle fille sera nommée « garçon manqué » ou tel garçon « poule mouillée » ou « pédé ». Mais si la nomination joue incontestablement un rôle, aucune opération de nomination ne peut assurer le sujet de son être sexué : ni la nomination de l'état civil ni celle de l'exclamation première « c'est une fille ! C'est un garçon ! » ni celles que l'enfant reçoit au cours de son développement. Il n'existe pas davantage de nomination divine qui garantirait l'être homme ou l'être femme : il n'y a que des semblants d'homme et de femme . Il s'agit pour Lacan de montrer que le genre relève du semblant et que le semblant est véhiculé par un discours.

Aux limites du discours

Que « ce rapport de l'homme à la femme et inversement » se trouve placé dans la dimension du semblant, « tout en témoigne » affirme-t-il, en rappelant le rôle de la parade sexuelle, chez les mammifères supérieurs. Pourtant, bien que le comportement sexuel humain puisse lui aussi trouver sa référence dans la parade et qu'il « consiste en un certain maintien de ce semblant animal », il s'en différencie radicalement car ce semblant humain est véhiculé par un discours ; discours qui peut être porté à des limites telles, que les effets qu'il produit ne sont pas du semblant mais du réel. C'est ce qui se passe quelques fois quand il arrive aux hommes de violer les femmes : « Aux limites du discours, en tant qu'il s'efforce de faire tenir le même semblant, il y a de temps en temps du réel ; c'est ce qu'on appelle le passage à l'acte » souligne Lacan. Et si la plupart du temps le passage à l'acte est soigneusement évité, Lacan le situe à ce point limite du discours où le semblant n'a plus cours.

La passion du semblant

Au contraire du passage à l'acte qui éjecte le sujet hors du discours et du semblant, l'acting out, lui, ferait passer le semblant sur la scène : c'est, dit Lacan, ce qu'on appelle la passion. En suivant Lacan, je me permets d'avancer que la question du genre serait peut-être à situer du côté de l'acting out, soit de la présentification du semblant sur la scène publique, présentification qui est aussi une manière de désigner le réel. Il ne serait alors pas abusif de parler de la passion du genre qui réaliserait une radicalisation du semblant, un forçage du semblant sur la scène sociale. Dès lors, par son excès de représentation, ce semblant d'homme ou ce semblant de femme se situerait aussi à une limite du discours, à ce point où justement le semblant n'a plus cours.

De quoi s'agirait-il ? D'une manière actuelle moderne de désigner le réel sexuel ? Le genre, en offrant toute la graduation imaginable du vrai homme à la vraie femme en passant par l'ambiguïté androgyne, se soutient des interventions sur le réel du corps (chirurgie transformatrice, hormonothérapie, body-building, régimes, tatouages, piercing...) qui ne sont pas l'apanage des seuls transsexuels. En effet, aujourd'hui, quiconque a le pouvoir de se créer un corps conforme aux canons esthétiques du féminin et du masculin ou de l'androgynie voire à ses propres convictions esthétiques, que ce soit dans une soumission active au consensus dominant sur la beauté ou encore à sa fantaisie : c'est une affaire de détermination personnelle et de moyens financiers, puisque les techniques efficaces sont à portée de mains. Le réel du corps passé au rouleau compresseur de l'esthétisme généralisé et de la revendication dite « citoyenne » est soumis certes, mais à autre chose qu'à la demande maternelle et au scénario d’Œdipe

Désigner le réel

Qu'il soit nécessaire de désigner le réel, c'est, remarque Lacan, la vérité que Freud a rencontrée et qu'il a formulée avec le mythe d'Œdipe et que lui, Lacan, exprime avec sa formule (reprise de la logique du fantasme) : « il n'y a pas d'acte sexuel ». Car le réel, dit Lacan, « s'incarne de la jouissance sexuelle comme impossible » autrement dit, l'Œdipe désigne « l'être mythique dont la jouissance serait celle de toutes les femmes ». Il poursuit : « Ce que la théorie analytique articule est quelque chose dont le caractère saisissable comme objet (l'objet a) en tant que par un certain nombre de contingences organiques favorables, il vient remplir (cet objet) - sein, excrément, regard ou voix - la place définie comme celle du plus-de-jouir. Ce que la théorie analytique énonce c'est que le plus-de-jouir ne se normalise que d'un rapport qu'on établit à la jouissance sexuelle...et cette jouissance sexuelle ne s'articule que du phallus en tant qu'il est son signifiant... Le phallus est très proprement la jouissance sexuelle en tant qu'elle est coordonnée, qu'elle est solidaire d'un semblant. »

Nous n'avons donc à faire qu'à un semblant d'homme et à un semblant de femme ; chacun étant dans le discours au titre de semblant, ils ne peuvent avoir de rapports l'un avec l'autre puisque c'est l'objet a qui cause leur jouissance. La référence commune à la jouissance sexuelle dont le signifiant est le phallus, vient en quelque sorte recouvrir le plus-de-jouir singulier de chacun des partenaires.

Pour Lacan, il est clair que « l'identification  sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme mais à tenir compte qu'il y ait des femmes pour le garçon, de ce qu'il y ait des hommes pour la fille » : homme et femme ne valent donc que l'un par rapport à l'autre. Le réel dit-il, c'est que la fille peut être le phallus pour les hommes comme le garçon peut l'être pour les femmes : chacun pouvant incarner pour l'autre, pendant un moment, la Jouissance sexuelle. La jouissance d'une femme pour un homme et celle d 'un homme pour une femme viennent alors à la fois se conjoindre dans la supposition d'une jouissance commune ( la jouissance sexuelle référée au phallus) et se disjoindre dans la jouissance sexuée (déterminée pour chacun par l'objet).

C'est pourquoi Lacan peut dire que « le plus-de-jouir ne se normalise que d'un rapport qu'on établit à la jouissance sexuelle ».

La promotion de la question du genre serait-elle à entendre comme une nouvelle manière de désigner le réel, soit l'impossible de la jouissance sexuelle, en se passant de la référence à l'Œdipe ? que « le plus-de-jouir ne se normalise que d'un rapport qu'on établit à la jouissance sexuelle ».

La promotion de la question du genre serait-elle à entendre comme une nouvelle manière de désigner le réel, soit l'impossible de la jouissance sexuelle, en se passant de la référence à l'Œdipe ?

Martine Lerude

Notes