Jean Cocteau disait « mon œuvre est un objet difficile à ramasser ». On ne peut pas mieux dire de Trouble dans le Genre de Judith Butler[1]. Référence en son domaine, sérieux et original, la lecture de ce livre est rebelle. L'auteur propose d'introduire du neuf dans la sexualité. Si elle procède avec une certaine ouverture intellectuelle, son écriture désempare. Pourquoi ?
Non sans paradoxe, Lacan remarquait que les femmes ne disent rien de leur jouissance. Par ailleurs, il suggérait qu'elles devaient avoir été les premières à parler. Est-ce à dire que la jouissance ne serait pas que de langage, y compris chez les femmes, la réponse visant moins une impuissance qu'une hétérogénéité de la jouissance et du langage ? Désignait-il la borne au-delà de laquelle une jouissance hors discours menace ? Ou bien, cette jouissance indicible qui rêverait d'un au-delà du phallus ne doit-elle pas se satisfaire du semblant dont elle s'enrobe ? Aujourd'hui, les femmes prennent la parole et leur corps pour revendiquer une jouissance hors hétérosexualité et hors maternité ? La question n'est donc plus avec Freud «Que veut une femme ? », ni avec Lacan, par quel registre passe la différence sexuée[2] mais, avec Butler, la question devient : est-ce le sexe ou le genre à être utile à la sexualité ?
Judith Butler et Freud
Que les sexes anatomique, biologique et subjectif ne coïncident pas toujours, la médecine le sait de longue date même si elle s'est longtemps refusée à l'admettre, plus encline à penser la sexualité en termes de déviances et de moralité[3]. Il fallut Freud et la psychanalyse pour contester l'approche médicale de la sexualité. Dans La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes de 1908, Freud s'élève contre une morale sociale délétère aux conséquences pathologiques pour l'individu.
Judith Butler part du même constat sinon que ses raisons d'intervenir ne sont ni psychanalytiques ni médicales mais sociologiques, donc référées à l'expérience plus qu'à l'observation. Considérant la répression sociale et politique exercée contre les sexualités marginales, elle révise la sexualité en général. Elle écrit, et je me permettrai de la citer pour introduire son approche, la « terreur et l'angoisse gays et lesbiennes qui font souffrir tant de personnes, la peur de perdre sa place dans les système de genre ou de ne pas savoir qui l'on devient si l'on couche avec quelqu'un qui est apparemment du même genre, » [p.31]
Freud partait aussi des marges, mais de la santé mentale. Ici, c'est la sexualité qui se cliverait en marginale et centrale, naturelle et politique. Freud se demandait : « Comment penser la société en incluant une évolution sexuelle civilisée telle que le pouvoir n'entrave pas les individus ? [p.28] » La question de Judith Butler pourrait se formuler ainsi : Comment penser le devenir de la sexualité en partant des pratiques de telle sorte que le pouvoir n'entrave pas le plaisir ?
Trouble dans le sexe
Paru en 1990 aux États-Unis, et malgré un gros succès mondial — 16 traductions précédent la traduction française — le livre ne sortit en France que fin 2006. Eric Fassin qui préface l'édition française impute à « la discussion dense et l'expression touffue » une lecture difficile. Considérant le talent de Judith Butler, il nous semble que la raison soit moins de forme que de fond ? Pour répondre, posons le cadre de la thèse.
Il s'agit de libérer la sexualité d'une hétérosexualité aliénée au pouvoir depuis l'Antiquité, démontre Foucault[4] dans L'histoire de la sexualité, l'aliénation entravant le plaisir. Le couplage de cette nouvelle démocratie et de cette nouvelle biologie, rend capable de libérer la sexualité de l'utile et de l'inconscient. Comme Foucault, J. Butler ne considère la sexualité que par le "plaisir". Il faut donc ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu'alors conventionnellement privilégiées. » Marginaliser l'hétérosexualité destitue le phallus et s'offre comme « une promesse de plaisirs "infinis" hors du carcan de la catégorie du sexe. » [p.242]. Hétérosexualité politisée, sexualité hétérosexuelle et destitution phallique, à s'équivaloir, avouent une synonymie implicite. Devenue caduque, l'instance paternelle laisse entrevoir un plaisir hors phallus/sexe et surmoi. D'une part, phallus, pénis, pouvoir, de l'autre, genre et sexualité.
Butler lit « La signification du phallus » de Lacan mais elle conclut à une confusion de Lacan, abusé par l'hétérosexualité qu'il prendrait comme norme[5]. Mais, à instruire la sexualité par l'homosexualité, un au-delà du phallus devient possible, sinon que le projet vire vite à une sexualité perverse polymorphe de l'enfant[6]. Ainsi, c'est dans les pratiques gays et lesbiennes que Butler trouve le recours du genre pour déstabiliser le « sexe » et envisager une nouvelle érotique non plus entre sexes, mais entre les corps. Ainsi, de Freud, elle ne retient que la première topique dont elle soustrait l'affinité de la sexualité pour le traumatisme et le symptôme. Ce qui orientait Freud vers la castration et la pulsion de mort tombe. Si Lafemme est « ce sexe qui n'en est pas un », disait Beauvoir, c'est parce que le sexe n'est pas la sexualité. Il est comme La femme impensable et irreprésentable [p.73] déduit Butler. Du coup, la sexualité passe hors sexe[7].
Où la clinique butte sur l'inconscient sexuel, la société le récupère. En effet, Freud parlait avant la seconde guerre mondiale. Depuis, la Shoah et la bombe atomique, tenues pour avoir modifié radicalement l'homme et la société, forceraient à destituer le traumatisme du fantasme du sujet pour le considérer objectivement, comme le démontrent Rechtman et Fassin[8]. Or, à changer la définition du traumatisme, il s'avère qu'on change aussi celle de la sexualité.
Enfin, la biologie et la technologie interviennent sur la reproduction de l'espèce. Décentrer de la sexualité, l'hétérosexualité se dissocie du pouvoir. Où l'anatomie interrogeait le destin sexué de l'individu, la science fait le destin ; où la psychanalyse prenait le sujet dans sa capture symbolique porteur d'une vérité, Butler fait du genre et du sexe, une construction. Un corps ne dit rien de ce qu'il est, non pas à cause des signifiants du sujet, mais parce que l'on ne peut jamais savoir « si un corps que l'on voit est préopératoire, transitoire ou postopératoire. » [p.46]. La vérité du sujet capitule devant le savoir de la science et la tyrannie surmoïque s'évanouit devant "les impressions culturelles".
Il en résulte que, à déloger le traumatisme de la sexualité fantasmatique, le sujet est forclos ; à répondre en acte à l'énigme que le sexe pose au sujet, la science, en place d'Autre, suture la béance du réel du sexe. Revenons à la démarche de Butler ?
La démarche
Il s'agit de déconstruire « les ontologies sexuelles et les présupposés identitaires » pour instaurer de nouvelles formes de plaisirs. Le commentaire de ses lectures lui permet de situer les impasses et ses désaccords. Avec Freud, Butler conteste Foucault sur le devenir de la sexualité, avec Wittig elle conteste Foucault, mais si elle dispute avec ces auteurs, soulevant souvent des questions fondamentales, sa méthode ne l'oblige jamais à répondre. Elle pose la question dont elle dénonce la réponse, et passe. De même, il ne lui importe pas de démontrer sa thèse frontalement. Ses références de champs très divers lui permettent de nuancer ici une pensée, là une position, sans rejeter un auteur. Déconstruction faisant, elle élabore un propos qui ne s'énoncera que dans les dernières pages de conclusion et dans son introduction à l'édition française, à ce titre essentielle. Nous posons que cela participe de sa méthode. Butler travaille avec l'attente du lecteur.
Coulissant d'un auteur à l'autre, elle lie l'Œdipe de Freud à « La signification du phallus » chez Lacan, au sexe et aux femmes chez Irigaray, Kristeva, Foucault, Derrida, Wittig, ou de Beauvoir etc., progressant d'une lecture décidée dans un patchwork de références dont le chamarré déstabilise la lecture. Détricotant les textes, elle accumule références théoriques et stylistiques qui font de la pensée, un mirage. Plus l'on s'en approche, plus elle s'évanouit. Comme le sexe, la pensée capitule devant les pensées. Ici, les pensées procèdent du visuel, pas de la logique. Le lecteur est spectateur passif qui assiste à un défilé de pensées. Il n'est pas interlocuteur. Une succession de plans et de séquences défilent dont il reste extérieur. Cette conception cinématographique de la théorie utilise l'attente. Découpée en plans, les pensées trouvent une réponse conclusive.
Autre chose. Le livre est conçu à partir de références psychanalytiques françaises, sauf Freud, mais la psychanalyse avec Lacan l'ayant rendu incontournable, il ne fait pas vraiment exception. Dans la préface à l'édition française, Butler dit l'insolite de sa démarche sans la justifier : mon livre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine. Il n'y a qu'aux États-Unis qu'on aura mis ensemble des théories disparates comme si elles formaient une sorte d'unité. Qu'en est-il de ces concepts et théories caméléons qui se confondent avec le milieu qui les accueille ? Car, si la pensée est française et psychanalytique, la méthode est sociologique et ethnologique. Du coup, le lecteur connaît tout, mais ne reconnaît rien. Soustraites à la logique qui les justifie, au contexte qui les produit et à toute vérité, les pensées défilent qui hypnotisent la pensée[9]. Pourquoi, ce procédé ? Nous pensons qu'il est, avec l'attente qui travaille le lecteur, performatif.
Au début du siècle, Heisenberg se rendant aux États-Unis s'étonnait de ce que des idées pour lesquelles en Europe on s'entretuait pour les défendre devenaient là-bas des opinions. De même, la traductrice choisit de parler de « French theory » et « French feminism » en anglais car, reconnaît Butler, « cela ne constitue une théorie française qu'aux États-Unis », même si les États-Unis ne le savent pas, le constat ne figurant que dans l'édition française. Or, il ne suffit pas de dire que le procédé ne déroute que les français ou que le livre est drôlement construit. La référence est mondiale dans un domaine psychanalytique. Il faut donc rendre compte de la réussite de la technique qui, malgré la difficulté et l'exigence de la lecture, permet une telle diffusion.
Les concepts
Prenons le Genre, clef de voûte conceptuelle de l'ouvrage. Présent dans le titre, il impose le néologisme genré, structure la théorie queer anglo-américaine et fournit à Butler sa solution. Par le genre, elle questionne l'hétérosexualité et le sexe. Pourtant, il circule dans des contextes très divers avec des définitions aussi distinctes que ses effets.
D'où vient-il ? De la culture, de la grammaire ou de la linguistique ? Relève-t-il d'une signification ?[10] Est-il un concept philosophique ? Le sexe dépend-il du sujet ou de l'être puisqu'il « tente d'établir... une division dans l'être même mais que l'être en tant qu'être n'est pas divisé. »[11] Si les pratiques conditionnent le genre, devient-il "imitation" d'images ou race ?[12] Est-il un sujet ou une identité, un effet ou une cause ? « Un sujet est-il sexué ou genré ? »[13] Parfois, le sujet grammatical devient visuel, par d'autres, engendré par la loi ou le langage, il n'exclut pas une ontologie[14]. Les définitions forment des plans qui autorisent à passer du genre au soi, au je, à l'être, quant au sujet, il devient « personne » ou militante [p.38]. Ainsi, le genre, qui supposerait un sujet ou un être, sans la fonction du langage est une image qui ignore les registres de la vérité et de la cause jamais interrogées. Seuls les effets de style ou d'images sont retenus. Dès lors, le langage est secondaire et le sujet doit se révéler genré sous le regard.
Hors langage, il devient des gestes et une apparence[15].
Parodie et métalepse
En place de vérité, Butler promeut la parodie. Le monde est un spectacle où le genre travaille le sexe dont le « drag », le travesti, devient le paradigme d'un leurre dont l'original est indéfini. Aussi, convient-il d'interroger le style. Si le genre déstabilise le sexe, les pensées, la pensée, le style agirait sur la pensée lisant pour démontrer sa thèse. Comment ? De Lacan, Butler reprend la rhétorique pour isoler la métalepse. Or, la métalepse signifie : échange, changement. Elle opère un transfert de signification (entendre pour comprendre par exemple). Ainsi, la pensée devient les pensées, le sujet, un corps opéré, le sexe, un genre. Cette performativité se fait par l'attente, précise Butler, qui agit non pas sous l'influence du désir, comme Freud l'indiquait, à la puberté[16], mais l'extérieur transforme l'intérieur puisque « l'attente d'une essence genrée produit ce que l'attente pose à l'extérieur d'elle-même ».
Butler dépasse Austin[17]. Les énoncés ne sont pas performatifs à la façon où un parti demande et l'autre consent selon une instance symbolique qui transforme l'énoncé en acte. Ici, aucune instance symbolique n'est supposée. Le langage n'est pas sollicité. Ni consentement, ni demande, mais une répétition qui travaille les corps hors langage dans une opération de transitivisme voire de mimétisme. La performativité n'est pas un acte unique, mais une répétition, un rituel qui produit des effets de naturalisation et prend corps comme une temporalité qui tient dans et par la culture. [p. 36] La performativité opère sur des corps hors sujet. C'est pourquoi, le performatif ici relève plutôt de l'hypnose. Là, résiderait le plaisir nouveau : dans l'écart, dans l'abandon du sujet, précise Butler. Le genre n'est pas acte du sujet. Il s'y substitue[18]. Il en va de la pensée comme du sexe. L'écriture de Butler témoigne de ce travail. Répétition, reprise, attente, labilité conceptuelle performent une pensée passive, hypnotisée.
Cela suppose une interprétation du réel comme impossible, où l'impossible autorise la conception d'un fantasme virtuel et plus lesté par le réel. Sa démarche suture la faille, gomme l'impossible et produit le leurre[19]. Si tout est langage, le réel chavire et le plaisir naît de la virtualité d'une réalité fantasmatique virtuelle. Ainsi, elle se passe de son hypothèse d'une préséance du langage : « Je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage qui rend possible ce "je" ». La contradiction ne l'embarrasse pas. La question soulevée, elle passe. L'effet obtenu est un plaisir infini (ou cauchemardesque) puisqu'il ne dépend que de l'extérieur, de la diversité des partenaires.
Lacan rappelait que si le réel n'existe pas, on peut le faire exister[20]. Le déni ici est-il décidé ou inconscient ? Jouera-t-on de l'écart de la division subjective en niant le langage ou, plus modestement, s'efforcera-t-on de dire précis pour réduire sa division ? Destituer de son essai de réduction du réel, le symbolique concède le droit de réponses du sujet, à la science.
Trouble dans la pensée
Si Butler est imprégnée de psychanalyse[21], elle se dit philosophe mais, sans nouveau système, sans création de concepts et avec une démarche qui ignore la vérité, que reste-t-il de la philosophie ? Universitaire, son propos n'est ni psychanalytique, ni philosophique. Dans une filiation foucaldienne, langage, loi et sexe dépendent du pouvoir et interviennent dans un champ politique.
- Sex and gender considère "la vie sociale" morte avec la reproduction qui imposait l'hégémonie de l'hétérosexualité. Humain et genre sont remis à plat, hors des catégories du sexe pensé par la société, mais pas hors politique. Car, politique est le vocabulaire : prohibition, libération, oppression, hiérarchie etc. Butler ne rejette pas la terminologie de Marx, mais de même qu'elle décentrait la psychanalyse du réel de l'impossible rapport sexuel, elle décentre la politique de Marx de la lutte des classes qui constitue le réel d'un impossible rapport entre capital et prolétaires. L'abolition du réel augure chez Butler un rapport enfin possible entre la nouvelle démocratie et la science tel que le sexe, à se "créer" dans le champ politique, ne serait plus une entrave. Cela anéantit la lutte des classes et des sexes. Plus de prolétaires contre capitalistes, d'hommes contre femmes, de désir contre la jouissance, il faut jouir de l'écart de la science et de la politique alliées, en inventant des pratiques hors sexes. Ainsi, savoir et pouvoir noués libèreraient la sexualité du sexe et la politique, des luttes. [273]. Le sexe quitte le pouvoir pour le savoir scientifique.
- Politique est aussi sa démarche car ni l'observation ni la logique mais seul le but ordonne le raisonnement.
- Politique enfin est son militantisme. Fidèle au dernier Foucault, Butler dit : « Je ne dirais pas que je suis d'abord une féministe et ensuite une théoricienne queer. Je ne donnerai la priorité à aucune identification. »[22]
Philosophie et psychanalyse cessent faute de vérité et le réel se met à la charge du pouvoir-savoir. C'est pourquoi les symptômes sont négligés ? N'existent que des pratiques, tolérées ou non. L'interdit et la loi ne sont plus structurants et l'inceste est nié. Moraux, les interdits se réduisent à une économie de prohibition de pratiques.
En conséquence, la lecture française est-elle heurtée de l'effort de lecture à fournir, ou de l'éradication de la castration des théories sexuelles et politiques qui, châtrées, laissent le politique et le sexuel envahir le champ social réduit à une surenchère ? Cette jouissance hors sexe ne se fait-elle pas au risque d'un ravage d'une jouissance hors discours ?
Si le sexe dépend du savoir scientifique et technologique [p.70], le savoir devient le pouvoir. Hors vérité, les corps sont menacés de déliaison. À juste titre, P.-C. Cathelineau dénonçait chez Foucault l'amalgame pouvoir-savoir[23], malgré la proposition de Deleuze[24] de les distinguer par un « rapport entre les forces et les formes ». Mais, Butler démontre justement qu'à suivre cette voie, c'est le rapport qui défaille. Jamais elle ne tranche et la performativité échoue à faire savoir. La relation pouvoir-savoir est de contiguïté. Elle fait métalepse[25]. Vérité et réel déniés, l'impossible du rapport quittant le réel pour jouir de l'imaginaire, le symbolique fait place au virtuel. On dit l'histoire finie ? Ne serait-ce pas plutôt la fin de l'«hystoire» si, hors signifiants mais sous le regard, les sujets deviennent des personnes, masques, corps jouissant des ombres et de l'écart du virtuel et du visuel ?
Impasse et conclusion
Butler échoue à soustraire le sexe au politique en le laissant à la science. Ceci n'échappe ni à Fassin ni à Butler qui constate que la labilité entre sexe et genre a des conséquences sur la définition du corps, comme matérialité entièrement construite[26]. L'échec se vérifie aux pseudo-trouvailles sociales. P.A.C.S., mariage, adoption homosexuelle font un neuf très usé !
Retour à Lacan donc qui, loin d'être dépassé par cette approche, l'a anticipée. Il faut lire Butler avec Encore. Une perruche y est amoureuse de l'habit d'un Picasso, si habile à déconstruire les corps. L'identification, à l'habit et non au corps, équivaut au genre. Lacan parle de moine, sans doute à cause de la bure asexuée qui noue la substance jouissante du signifiant à l'habit qui cache un corps, déchet sacrifié à la foi. Si l'habit est (i), le corps est (a). Ce reste constitue l'impasse du genre chez Butler. L'hétérosexuel jouit du phallus, non du corps de l'autre. Si Lacan dit à son auditoire du séminaire[27], comme les moines, les saisir au lit, n'est-ce pas pour indiquer la relation de chacun à sa propre jouissance très phallique et très peu de l'autre ? À reprendre cela hors sexe donc hors sujet, Butler est obligée de remettre le reste du corps à la science. Lui échoit alors une difficulté insoluble : Que reste-t-il du corps qui, ayant reçu sa cohérence de la catégorie de sexe se désintègre, devient chaotique ? Est-il possible de remembrer le corps, de remettre ensemble ces pièces détachées ? Peut-on concevoir une catégorie d'agir qui n'exige pas un corps cohérent ? Lacan répond : c'est de la jouissance des signifiants dont il faut se débarrasser, pas du sexe.
Une révolution du sexe est donc accomplie par Judith Butler. Quand elle se demande si la psychanalyse est une enquête de type antifondationnaliste qui donne toute sa place à une complexité sexuelle réellement susceptible de déréguler les codes sexuels rigides et hiérarchiques, ou si elle préserve à son insu un ensemble de présupposés sur les fondements de l'identité qui profitent justement à ces hiérarchies[28], la réponse pourrait bien être que seule la psychanalyse aujourd'hui peut faire advenir du nouveau dans l'amour et la sexualité.
Marie Jejcic
[1] Butler Judith, Trouble dans le genre -Le féminisme et la subversion de l'identité - (Gender trouble) Paris, La découverte, 2006.
[2] Lacan J. Séminaire Encore Version Seuil, 1989
[3] La publication récente de deux journaux du XIX' siècle : Les confessions d'un inverti-né et Les confidences et aveux d'un parisien, Paris, Corti, 2007 introduits par un compte rendu médical suffit à le rappeler.
[4] Foucault M. L'histoire de la sexualité Tel Pluriel.
[5] Butler Judith, Trouble dans le genre -Le féminisme et la subversion de l'identité- Paris, La découverte, 2006. p. 135
[6] Butler Judith, ibid « Renverser le sexe a pour effet de relâcher la multiplicité sexuelle primaire, une idée qui n'est pas si éloignée du polymorphisme primaire postulé en psychanalyse ou de la notion de Marcuse d'un Eros bisexuel originel et créatif. » p.203
[7] Butler J. Ibid « Il serait faux de supposer qu'il y a une catégorie « femme » dont il suffirait de remplir le contenu avec un peu de race, de classe, d'âge, d'ethnicité et de sexualité pour en donner le sens » [p.81]
[8] Richard Rechtman et Didier Fassin, L'empire du traumatisme Enquête sur la condition de victime Paris, Flammarion, 2007
[9] Butler J. Ibid, Par exemple page 96, elle conteste Wittig sur le sexe et le désir pour la questionner avec Irigaray, puis revenir à Wittig en passant par de Beauvoir avant de considérer Freud
[10] Butler J. ibid; p.72
[11] Butler J.ibid. p.232-233
[12] Butler J. Ibid successivement p.36 ; p.262 ; p.38 et 45
[13] Butler J. Ibid; p.222/223 et p.265
[14] Butler J. ibid, p. 48 Le je" que vous lisez est en partie la conséquence de la grammaire qui accorde le statut de personne dans le langage. Je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage qui rend possible ce «je': À mes yeux, c'est toute la question difficile de l'expression de soi qui se pose.
[15] Butler J. ibid ; p.110 Pour pouvoir mettre au jour les actes contingents qui créent l'apparence d'une nécessité naturalisée, il nous faut s'acquitter de la tâche de montrer comment la notion même de sujet, qui n'est elle-même intelligible qu'a travers son apparence genrée, admet des possibilités qui ont été forcloses de force par les diverses réifications du genre qui en ont constitué les ontologies contingentes.
[16] Freud S. Trois théories de la sexualité Gallimard Idées.
[17] Austin J.L. (1962) 2Liand dire c'est faire How to do things with words' Paris, Le Seuil, 1970
[18] Butler J. ibid p. p.273 En tant qu'effet d'une performativité subtile, soutenue politiquement, le genre est en quelque sorte un "acte" qui ouvre sur des clivages, la parodie de soi, l'autocritique et des présentations hyperboliques du "naturel" qui, dans leur exagération même, en révèlent le statut fondamentalement fantasmatique
[19] Butler J. ibid Déstabiliser le sexe par le genre rend impossible « de distinguer le réel de l'irréel » p.46. P.. 272, « Le "réel" et les "faits sexuels" sont des constructions fantasmatiques —des illusions de substance —que les corps sont forcés d'approcher, mais sans jamais y parvenir. »
[20] Lacan J. Journal Panorama Rome Le 21/11/74: Ma peur est que par leur faute, le réel, chose monstrueuse qui n'existe pas, finira par prendre le dessus. La science est en train de se substituer à la religion, avec autant de despotisme, d'obscurité et d'obscurantisme. Il y a un dieu atome, un dieu espace, etc. Si la science ou la religion l'emportent, la psychanalyse est finie.
[21] Butler J. Ibid p.30 « la réflexion que j'ai engagée sur la théorie féministe... s'est profondément nourrie de nombreuses discussions sur les liens entre la psychanalyse et le féminisme. »
[22] E. Fassin, préface Butler J. Ibid « une lecture erronée consisterait à nier le caractère politique de ce travail philosophique : en pratique, les sophistications théoriques de la déconstruction ne seraient-elles pas incompatibles avec la mobilisation militante ? » p.9.
[23] Revue semestrielle La célibataire, Foucault avec Lacan ? N°9, E.D.K. Automne 2004.
[24] Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Ed. de Minuit. 2004 p.77.
[25] Butler J.Ibid p. 35/48, « ma théorie offre une interprétation tantôt linguistique tantôt plus théâtrale de la performativité. J'en suis venue à penser que ces deux dimensions étaient inséparables et formaient un chiasme. »
[26] Butler ibid, où p.37 E. Fassin interroge les limites : « Faut-il penser à un déterminisme culturel radical, puisque dans cette lecture, le sujet ne serait que le jouet des forces sociales ? Le corps est l'enjeu des forces politiques, culturelles et sociales. » Butler ne répond pas mais demande : « Comment reconceptualiser le corps pour qu'il ne soit plus envisagé comme un simple véhicule ou instrument qui attend qu'une volonté immatérielle distincte lui insuffle la vie ? » [p.72] Elle conclut « La contrainte est donc inscrite au niveau même de ce que ce langage permet de formuler et d'imaginer en tant que domaine du genre. »
[27] Lacan ironise d'ailleurs à propos du séminaire comme on l'appelle, dit-il.
[28] Butler J. ibid. p.55