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Une analyse théorique bien menée permet, mieux que les grands titres qui font régulièrement la une de nos médias, de comprendre en quoi l'actualité la plus brûlante se déchiffre à partir de repères relativement simples, telle la position particulière d'intériorité‑extériorité qui est depuis toujours celle de la police. En effet, c'est lorsqu'elle se retranche de l'un oul'autre côté de cette ligne nécessaire à la vie de la « polis », c'est-à-dire de cetrou qui fonde la cité et la vie des citoyens, que le pire est à craindre.

QUELLE MERVEILLE LA POLICE !

Notre époque est souvent considérée comme celle du désenchantement, de la perte du sens et des valeurs, ou de la domination d'une rationalité gestionnaire qui aurait chassé les mythes et légendes. Pourtant, au moins une des grandes institutions de l'État moderne contient à elle seule toute une puissance d'enchantement. La police est un jouet : il suffit d'en prononcer le nom en société pour qu'aussitôt une conversation qui s'endormait se réveille et que chacun se sente à nouveau émoustillé.

Est-ce pour cette raison que, lorsqu'il parle de la police, Lacan ajoute à deux reprises : « elle n'est pas née d'hier », ou « elle a un soutien qui ne date pas d’hier » ? Qu'il se moque, par cette imprécise précision, des slogans de mai 1968, de la découverte naïve de l'existence d'une police dans l'État, de l'accusation lancée à l'État d'être un « État policier », n'est pas à écarter. Il renverrait du même coup le discours, alors prévalent, de la politique comme « rapport de forces » à une conception policière de la politique — le militantisme — militaire dans sa racine, ayant aussi ses flics. Qu'il vise à décevoir l'appétit d'histoire, qui conduit à poser la question de la date et des conditions de conception n'est pas à exclure non plus. La police échappe en effet d'autant moins à la question qu'elle est souvent tenue pour le « monstre » du politique : à la fois face visible, montrée, de l'État, et face invisible, dissimulée dans une institution labyrinthique.

Un premier soutien de la police serait donc l'imaginaire. Il ne prend pas, chez elle, l'allure d'une simple fascination, ni d'un simple engouement. Il est aussi une méthode de gouvernement, dont Fouché a tracé les grandes lignes : « administrer par l'empire des représentations plus que par des moyens coercitifs », « faire croire que partout où quatre personnes se réunissaient, il se trouvait à ma solde des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ».Toute dénonciation de la police conforte donc son pouvoir : l'obsession des écoutes policières fut un exemple récent de cette fausse critique. Quand un service routinier de renseignements passe pour une redoutable police politique, alors la police peut croire en sa force. En vertu de ce pouvoir imaginaire, elle devient objet d'une peur proche de la vénération. La formule de Balzac - la peur, ce dieu de la police - soulignait déjà cette ambiguïté.

Mais le soutien dont parle Lacan ne peut se situer seulement là. Cela ne rendrait compte que sommairement de la croyance de la police en son propre pouvoir – sujet sur lequel elle sait se montrer très susceptible. Cela ne rendrait pas compte non plus de ce qui la rend, à l'occasion, réellement dangereuse.

Fouché, comme Balzac croyait en la puissance magique des représentations. Dissipant ce charme, Lacan affirme que, comme Hegel l'a montré, l'État et la police, « c'est la même chose ».

L'État, c'est la police

Le soutien de la police ne peut donc être que le symbole : « Tout pouvoir légitime, comme toute espèce de pouvoir, repose toujours sur le symbole. Et la police, comme tous les autres pouvoirs, repose aussi sur le symbole ».

C'est en ce premier sens que la référence à Hegel pourrait s'éclairer. La nature            symbolique de l'État est mise en évidence par Hegel; il le qualifie par exemple de « hiéroglyphe de la raison ». Mais, en un autre sens, la formule est étonnante : il est difficile de voir en Hegel un pré-soixante-huitard ou de l'identifier à Marx. Lacan ne parle d'ailleurs ni de domination ou ni d'oppression. Quant à l'apport de Hegel, il résiderait plutôt dans la distinction que dans la confusion de la police et de l'État.

L'État n'est pas la police

La science de l'État, telle qu'elle est exposée dans les Principes de la philosophie du droit, oblige à faire une distinction nette entre l'État et la police. Cette distinction comporte un enjeu polémique : un État policé n'est pas un État policier. Ce n'est pas quand l'État dicte sa fin à la société civile qu'il devient policier mais, à l'inverse, quand ses fins se confondent avec celles de la société. Ce que vise Hegel, ce sont les philosophies du contrat, qui donnent pour destination à l'État de « veiller à la sûreté, d'assurer la protection de la propriété privée et de la liberté personnelles ». Les fins respectives de la police et de l'État ne se distinguent plus. La sécurité devient la fin d'État, qui n'est donc qu'une police.

Dans un État policé, au contraire, la police n'est qu'un moyen. Elle n'est cependant pas un simple instrument, dont la fonction pourrait être aussi indéterminée qu'un bâton, mais une réelle médiation entre la société civile et l'État. C'est parce qu'il y a de l'État que peut exister de la cohésion dans la société. La police fait partie, avec les corporations, de ces « racines de l'État » qui se trouvent dans la société civile. La police est l'État, en tant qu'elle est une institution. Elle est administration, et ses membres sont des fonctionnaires : à ce titre, elle participe du symbolique. Ce que dit Hegel ici de la Polizeiwissenschaft, la science de l'administration, s'applique sans peine à la police moderne. Le pouvoir de contrainte de la police ne tient en effet qu'à son nom, celui de la loi ou le sien propre (« Au nom de la loi ! », « Police ! »), qui distingue son ordre de celui du brigand. Mais l'État n'est pas la police, et un État policé est un État où la police se fait oublier : « Lorsque quelqu'un marche dans la rue en pleine nuit sans danger, il ne lui vient pas à l'esprit qu'il pourrait en être autrement; car l'habitude d'être en sécurité est devenue pour nous une seconde nature et l'on ne se rend pas compte que cette sécurité est le résultat d'institutions particulières ». Alors pourquoi Lacan impute-t’il à Hegel l’idée que l’Etat et la police « c’est la même chose » ?

L'État, c'est la police

« Trois piques sur le sol ». « Trois piques sur le campus », c'est par cette allusion à la naissance de Rome que Lacan en conclut à l'identité, chez Hegel, de la police et de l'État. Cette formule indique en effet la relation qu'entretenaient, chez les Romains, la guerre et la paix. On peut y voir une référence au contrat originel qui unit les Romains, les Sabins et les Étrusques, à la fin de la guerre qui opposa les deux premières tribus, d'autant que c'est dans l'organisation militaire que le souvenir de leur existence et de leurs noms subsista. Les équivoques sont cependant amusantes : le campus est aujourd'hui plus universitaire que militaire, la pique est aussi une « fiche » (de fichier), etc. Le texte du « séminaire sur la lettre volée » semble confirmer le lien, évoqué par les jeux de mots, d'un savoir et d'une écriture avec la politique : « non pas que la police — écrit Lacan — puisse être tenue pour analphabète : […] nous savons le rôle des piques plantées sur le campus dans la naissance de l'État ». Dans un premier temps, on peut voir là une possible référence à l'analyse hégélienne de l'État romain. Mais les jeux de mots ne sont pas gratuits ; ils nous invitent aussi à suivre le chemin de l'Esprit hégélien, dont Lacan retrace ainsi les étapes : au maître se substitue l'État auquel se substitue le savoir absolu. Au bout du compte, l'État veut « tout savoir » : c'est la police. Pour Hegel, l'État est un organisme et l'individu « circule » entre les « sphères » concentriques qui le constituent : la famille, la société civile, et l'État proprement dit. Si la police résulte d'un rapport du savoir et de l'action, alors la métaphore de l'organisme en politique est policière, comme le suggère Lacan dans L'envers de la psychanalyse : « L'idée que le savoir puisse faire totalité est immanente au politique en tant que tel. L'imaginaire du tout telle qu'elle est donnée par le corps, comme s'appuyant sur la bonne forme de la satisfaction, surce qui, à la limite fait sphère, a toujours été utilisée dans la politique, par le parti de la prêcherie politique ». C'est peut-être donc pour cette raison que la question de la police est aussi celle de l'origine de l'État.

L'État romain

Si Lacan souligne, en évoquant les « trois piques sur le campus », l'insistance du chiffre trois dans l'histoire romaine, à la suite des travaux de G.Dumezil sur la triplicité fonctionnelle des sociétés de source indo-européenne, Hegel, qui aimait la Grèce, ne ménage pas ses critiques contre Rome.

Pour lui, l'État romain représente ce que l'État peut être de pire, non certes à la manière despotique, mais d'une manière civile et propre à se perpétuer dans l'État moderne. Ce qui a fait l'admiration de l'histoire, la vertu romaine, est justement l'objet de la répugnance de Hegel. Le courage ne recouvre ici que « discipline la plus dure » et « sacrifice dans l'intérêt du but de l’association ». Même la religion romaine n'est que contrainte, non seulement dans ses rites, mais parce que ces guerriers dépourvus de souffle épique adorent, sous forme de divinités, les maximes de la police : la paix et la tranquillité ! Quant au droit positif, c'est à la « sécheresse d'entendement » qui caractérise Rome qu'on le doit. Certes, les Romains reconnaissent le principe de l'individualité et inventent la personnalité juridique, mais c'est pour réaliser l'égalité « absolument », c'est-à-dire par l'indifférenciation et l'esclavage. Au lieu de gouvernement, on ne trouve chez eux que domination. C'est le moment de l'histoire où prévaut enpolitique une « impitoyable logique ». Rome est la caricature de l'État. L'État n'est en effet alors rien d'autre qu'une police, une discipline. Le pouvoir n'est que police lorsqu'il apparait au sujet dans une extériorité radicale, et quand le commandement n'est que censure.

En quoi sommes-nous encore romains ?

La violence de l'origine

Rome représente le moment obligé de toute fondation d'État : « C'est cette fondation de l'État - écrit Hegel - qu'il faut regarder comme l'élément essentiel de l'originalité romaine ». L'origine de Rome est exemplaire : le meurtre et le viol font partie de la légende. Il n'y a pas ici, comme en Grèce, de héros fondateurs de cité, mais plutôt association de malfaiteurs; il n'y a pas non plus de femmes : ni mère (Romus et Romulus s'en passent), ni épouses (sauf à s'emparer de force des filles de leurs voisins, les Sabins). Ce peuple de brigands enseigne qu'un « État qui vient de se former et repose sur la violence doit être maintenu par la force ». Ce qui répugne dans la police est la même chose que ce qui répugne dans Rome : le rappel du moment de la fondation.

Dans l'ordre de la fondation, il n'est plus question de médiation entre la société et l'État. Les procédés employés ne sont pas de « l'eau de lavande ». La police est crue, comme, dans le Faust de Goethe, est verte l'action, et grise la théorie. On ne comprend pas Machiavel si l'on ne comprend pas qu'il parle de la fondation, non des principes du droit.

Mais où finit la fondation ? Où commence le droit ? L'État peut n'avoir plus d'État que le nom, être un État sans l'être, un État « en pensée ». Mais « dans la réalité une absence d'État » comme Hegel en fait l'analyse pour l'Allemagne des années 1800‑1802 qui l'amène à penser la violence de l'origine en politique. Le commencement est présent dans le devenir : il n'y a pas d'opposition du concept et du temps. Le thème policier de la précarité de l'État relève de cette problématique de la fondation qui se continue dans la vie de l'État. La police, c'est l'État en sa fondation. Sa violence atteste de la différence de la fondation et du fondement juridique de l'État. C'est parce qu'elle se situe à ce point limite de la politique, parce qu'elle fait passer la sécurité de l'État avant celle des individus, que ce qui est en jeu, pour elle, est toujours une forme de circulation. Ainsi, Gabriel Naudé soumet à la méditation la leçon de politique - et de police - donnée par Denys de Syracuse. Comme il redoutait ses opposants, il fit se relâcher la surveillance de la garde nocturne. La cité devint, de nuit, un royaume de voleurs et plus personne n'osait y circuler — encore moins y tenir réunion ou tenter un acte séditieux. Dans cet exemple, ce sont les voleurs qui tiennent lieu d'agents de la circulation. Même si l'on paye des fonctionnaires pour cela, ou des agents spéciaux, le  but est le même : « faire en sorte que le tournage en rond se perpétue ».C'est pourquoi c'est un Hegel topologue que Lacan convoque ici.

« Circulez ! »

Les trois piques sur le campus, ce sont trois points : une droite, ou un cercle. Le soutien de la police, c'est le cercle. C'est bien plus qu'à un jeu de mots que se livre Lacan quand, dans Le Sinthome, il dit : « Le cercle a une fonction qui est bien connue de la police. Le cercle, ça sert à circuler. Hegel avait très bien vu quelle en était la fonction. Il s'agit pour la police que le tournage en rond se perpétue ».

Le modèle du cercle en politique ne date effectivement pas d'hier. Il est l'élément commun des Lois de Platon, de La Cité du Soleil de Campanella, du panoptique de Bentham, et des mémoires des lieutenants de police, puis des préfets de police occupés des difficultés de circulation dans Paris.

Dans le texte du Sinthome, Lacan fait cette remarque sur la police après avoir annoncé qu'il parlerait de la parenté de la droite et du cercle. C'est en ces mêmes termes, pris cette fois dans un registre métaphorique que Hegel parle du rapport de la théorie juridique de l'État à sa mise en œuvre : « L'État en idée et le système des lois et du droit constitutionnel représentent la ligne droite, tandis que l'élément dans lequel l'État en idée doit se réaliser a la forme d'une courbe circulaire ». Il dégage alors deux conclusions : premièrement, la droite et le cercle sont incompatibles, deuxièmement ils sont incommensurables. Il faut affirmer leur non-rapport pour analyser, dans un deuxième temps, ce rapport qui n'en est pas un.

Il est tentant d'illustrer ces propos. Incompatibilité et incommensurabilité décrivent bien la relation de la justice et de la police dans l'État. Incompatibles, leur logique les met en antinomie l'une avec l'autre. Mais leur non-rapport est aussi une relation nécessaire. La description que donne Hegel de l'incommensurabilité apparaît comme une définition adéquate de la police : « Elle agit selon le droit, dans la mesure où elle ne s'accommode pas du droit constitutionnel, selon la loi, dans la mesure où elle ne s'accommode pas des lois de l'État ».

La police, en effet, n'est pas hors droit puisque la constitution d'un État de droit dépend aussi d'elle, mais son action se développe dans la région de ce qui refuse le droit et elle se trouve toujours menacée de franchir les bornes du droit. Parce que le policier doit pouvoir mentir, se déguiser, épier, user de la force, ses nécessaires initiatives peuvent toujours le compromettre. La police agit non selon la loi mais en son nom, là où il est impossible que la loi ait prise. Le cercle que la police a charge de faire respecter n'est pas métaphorique : il n'est pas seulement le cercle vicieux du droit et de la force, en vertu duquel la discipline et l'indiscipline seraient éternellement causes l'une de l'autre, mais la structure qui met ou remet chacun à sa place. Bien sûr, il s'agit du discours du maitre, mais plutôt que d'en rester à des généralités, il convient de se demander comment cela fonctionne dans la police.

Le cercle de l'identité et de la substitution des semblables

Le politique (le principe de l'anonymat) et le policier (le principe de l'identification) sont comme l'endroit et l'envers l'un de l'autre, non pas symétriques mais tissés l'un à l'autre : il n'est pas d'élection respectant le secret du scrutin qui ne requière l'établissement d'une liste, à jour, de noms et d'adresses. L'identification policière est elle-même une forme d'anonymat, comme le montre l'histoire de l'établissement du signalement, dans l'ambition qu'elle comporte de limiter l'équivoque de la description pour la reconnaissance d'un suspect. Le sujet politique est impersonnel : il est membre de l'État. Son inscription en politique - critère d'un régime républicain - est l'inscription d'une fonction anonyme, d'une « voix ». Ce qu'il y a de romain dans une politique réduite à de la police, c'est la pauvreté - « l'abstraction », dirait Hegel - de la position subjective. Or, le principe du cercle est celui de la substitution. C'est en ce sens qu'il s'applique ici. Si faire circuler, c'est faire se substituer A à B, B à C, etc., pour la police, les sujets sont interchangeables. Elle ne connaît, en effet, que des identités (le nom et l'adresse). Elle veut savoir qui est qui et où est qui, car « tout en matière de police est affaire d'identification », disait Bertillon, l'inventeur de la fiche anthropométrique.

Un sujet, pour la police, est toujours déterminé et donc toujours manipulable. L’intelligence policière de l'événement peut prendre la forme de la « petite histoire », celle de l'anecdote et du hasard de la rencontre, car un sujet, pour un policier, est d'abord quelqu'un qui « se fait rouler ». Dans ce cercle de la substitution qui indifférencie les singularités subjectives, il peut arriver qu'un policier soit de tempérament plus indulgent qu'un juge. Si la culpabilité se disjoint ici aussi de la responsabilité, c'est à l'inverse de ce qui se produit dans l'accident : à la l'imite, un sujet est coupable, mais pas responsable. Certes, le sujet politique est au contraire censé user de son libre arbitre. Mais l'opposition n'aurait de sens qu'en métaphysique. La « surveillance de l'opinion » est une autre forme de solution que celle de l'antinomie kantienne !

Le soupçon et le symbole

Ainsi, un nouveau sens de la circulation policière se dégage. Elle concerne la démarche policière elle-même et son rapport au savoir. Qu'est-ce que la police si, à l'instar de tout autre pouvoir politique, elle ne tire son efficacité que du symbolique ? La circulation organisée n'est pas simple maintien de l'ordre urbain, mais également circulation de signifiants. C'est ce que Hegel aurait vu, lui aussi, en faisant de l'État le dernier moment de l'« Esprit objectif », qui trouve sa vérité dans ce qu'il prépare : « l'Esprit absolu », tout à la fois recollection et recentrement de l'Esprit en lui-même. Dire que le cercle est le plus ferme soutien de la police, c'est alors remarquer que l'émergence dans la politique d'une volonté de « tout savoir », la naissance d'une « érudition d'État » n'est pas sans rapport avec le mouvement encyclopédique de l'esprit hégélien, qui apprend en marchant en cercle — si l'on traduit littéralement le mot « encyclopédie ». Et c'est en cela que la police peut se faire redoutable.

Voilà pourquoi, explique Lacan, la police ne doit pas être trop savante. Elle doit savoir s'ignorer elle-même. L’ignorance, pour la police, consiste à croire au réel : « La différence qu'il y a entre la police et le pouvoir, c'est qu'on a persuadé la police que son pouvoir repose sur la force — pas pour lui donner confiance, mais pour la limiter dans ses fonctions [...] Quand on lui apprend certaines choses, comme ça se fait depuis un certain temps dans certaines zones du monde, on voit ce que ça donne. On obtient l'adhésion universelle à la doctrine ». En effet, la place du maître est celle de l'aveuglement, « un vrai maître ne désire rien savoir du tout ». Il désire que « ça marche ». Le désir de savoir propre à la police (trouver l'assassin, le voleur, le faussaire), ce « côté sportif du métier » est aussi ce qui est « ballot », comme le fait dire H-G.Clouzot, dans Quai des Orfèvres, au commissaire mélancolique interprété par Louis Jouvet. L’enchantement de l'enquête dissimule la procédure de routine. Les policiers du conte d'Edgar Poe sont à juste titre consciencieux; quand l'individu recherché n'est pas une lettre, le quadrillage ordinaire n'est pas inefficace. Ce désir de savoir n'a donc rien à voir avec le savoir d'État.

Il semble bien qu'il y ait une alternative : soit la police ne croit qu'au symbolique, soit elle croit au réel. Dans les deux cas, elle fait circuler. Mais dans le second cas, le cercle est sans cesse rompu par la cécité qu'entraîne son réalisme. Dans ce cas, la ligne de partage passe entre le policier et l'intellectuel. Pour celui-là, celui-ci ne s'embarrasse pas du réel, mais croit en sa prise par le signifiant. Ce qui les oppose n'est pas le rapport à la couleur (« gris » contre « vert »), mais à la vérité. Pour le policier, elle est toujours « en dessous ». L’intellectuel, lui, ne menace pas le policier qui croit au réel, il le fait rire.

Qu'il y ait « une vérité cachée » est un effet de structure du discours du maître, explique Lacan. Et dans son analyse du monde romain, Hegel insiste sur la superstition des Romains, qui prend l'allure non seulement de l'astrologie et des augures, mais d'une cryptologie générale qui se traduisait par exemple par l'existence de noms secrets et par le fait que « le Romain avait toujours affaire à quelque chose de mystérieux; en tout il imaginait et cherchait quelque chose de caché [...]; tout se présente chez les Romains avec une allure mystérieuse et double ». Lacan évoque aussi la formule qui définissait Romulus et les autres rois fondateurs de Rome : « Rex et augur » non seulement pour rappeler le lien, dans les rites de fondation, de la religion et de la politique, mais pour mettre l'accent sur une conception de l'autorité qui repose sur l'idée d'un réel à révéler. De même, pour la police réaliste, ce qui est « caché en dessous, c'est le réel ». Mais, quand la police ne croit même pas au réel, elle est bien plus dangereuse, car le secret devient, pour elle, « l'inavouable », et la faute. La logique du soupçon n'est alors bridée par rien. Son intérêt devient le savoir lui-même.

La question peut alors aussi bien se poser de savoir ce qui départage le policier et le psychanalyste. Cela revient à se demander ce qui distingue une interprétation qui procède du soupçon d'une interprétation qui résulte de la césure de la lettre. Dans la conférence donnée en juin 1906 devant des étudiants en droit : « L'établissement des faits par la voie diagnostique et la psychanalyse », Freud répond à l'intérêt suscité chez les futurs magistrats par les nouvelles méthodes de la psychologie associationniste et la possibilité entrevue de faire avouer un criminel à son insu, de faire en sorte qu'il se trahisse lui-même « par des signes objectifs » qui pourraient être interprétés en fonction de ce nouveau savoir de l'inconscient. À cela, il répond avec humour que, certes, « la tâche du thérapeute est la même que celle du juge d'instruction ». Dans les deux cas, il s'agit bien de « mettre au jour le psychique caché » par des « astuces de détectives ». Comme le policier, le psychanalyste ne doit pas confondre écouter et entendre, il n'est pas pris dans un dialogue, ne répond pas au sens de ce qui se dit, ne se fie pas à la réalité immédiate. Mais Freud profite surtout de l'occasion pour mettre en garde les futurs criminologues. Ce qui manque à ce procédé n'est pas l'inefficacité; au contraire, efficace, il l'est trop. Ce texte de Freud fait parfois sourire, tant il parait simpliste d'insister sur la différence entre les « épouvantables » exactions des névrosés et le crime du criminel, mais lu d'un point de vue policier et non psychanalytique, il se présente tout autrement. L'instruction judiciaire dans les affaires criminelles illustre souvent que ce type de mise au point a lieu d'être. Freud s'attarde peu sur la critique de la psychologie des tests car l'essentiel n'est pas là, la police n'étant pas regardante épistémologiquement. Mais on peut lire dans ce texte une analyse de ce semblant de désir de savoir qui anime une démarche fondée sur le soupçon.

En tant qu'instance du soupçon — comme la définit Hegel dans les Principes de la philosophie du droit — la police ignore les limites et manie le symbole. Soupçonner, c'est supposer qu'une présence renvoie à une absence. La police est donc nécessairement interprétative. L'herméneutique policière fondée sur le soupçon voit dans le rapport de « l'endroit » et de « l'envers » un rapport de dissimulation et de dévoilement. À partir de là, chacun peut être suspect, et même se voir tenu d'avouer. Lacan en dégage comme l'équation des régimes de terreur : « On peut faire se ranger quiconque dans une position à peu près indifférente par rapport au système des symboles, et on obtient ainsi tous les aveux du monde, on fait endosser par quiconque n'importe quel élément de la chaîne symbolique, au gré du pouvoir dénudé du symbole là où certaine méditation personnelle manque ». Dès que la police comprend que le pouvoir est de l'ordre du symbolique, le désordre apparaît comme produit par une parole déplacée, une « plaisanterie ». La censure ne porte plus seulement sur la lettre (ce qu'il faut dire ou ne pas dire) mais sur l'esprit. La subjectivité, pour rester dans le rang, doit toujours montrer qu'elle est vide. La police prend le symbolique au pied de la lettre : le sujet n'est que sa place. Et comme nous sommes tous égaux devant la loi, cette place est indifférente. En même temps, la circulation qu'elle entretient ainsi est elle-même suspecte de dissimuler une perturbation. Le sujet à qui on l'impute est devant un faux choix : soit il se reconnaît comme pur vide et, donc, avoue sa faute, soit il reconnaît l'écart qui lui est reproché et avoue derechef.

L’achèvement de ce type de logique policière totalitaire est la cryptohistoire, qui veut montrer que tout tourne ensemble et converge vers un même but caché. Le complot établit la cohérence d'événements qui, sans la connaissance de leur agencement secret, apparaitraient comme disparates. La cryptohistoire est l'histoire des agents doubles : « Le vrai agent double est celui qui pense que ce qui échappe aux trames, ça aussi, il faudrait l'agencer ». Le complot résulte de l'ambition de régler la circulation à l'insu de ceux qui circulent. La cryptohistoire, de même, explique après coup comment la circulation était réglée à notre insu. Dans tous ces cas, le rapport entre l'envers et l'endroit est alors de l'ordre de l'explication, exhaustive autant que possible.

S'il me semble nécessaire de faire la différence entre ce qui est totalitaire en politique et ce qui ne l'est pas (dire que toute police, voire toute politique aujourd'hui, est totalitaire, procède d'une logique totalitaire), ce partage ne saurait emprunter les voies habituelles de l'opposition totalitarisme/démocratie. Au contraire, au nom de la démocratie, une logique policière de type totalitaire peut être mise en œuvre. C'est par exemple le cas dans une certaine forme de journalisme. Si la presse apparaît apte à remplacer la police politique, comme le dit le préfet de police Lépine dans son hostilité à la pratique du renseignement politique, elle peut prendre d'autant plus le pli d'une police politique qu'elle n'est par définition pas bridée par l'obligation au secret. L'idéal de transparence qu'elle adopte généralise la suspicion, la croyance aux complots, et autres « fausses lumières ». L'idée donc qu'il y aurait de l'occulté, que « le secret doit être levé et la vérité dévoilée », montre que la pratique du journalisme participe de l'impératif que « ça tourne rond ». La publicité démocratique joue donc comme alibi. Le refus de l'équivoque, de l'« ambiguïté », atteste que l'on se situe au contraire dans le registre du rappel à l'ordre.

Les embarras de la circulation

Une police non totalitaire serait alors celle qui transpose l'impératif de circulation dans le registre de la réalité. Même si, comme la précédente, elle ne tire son efficacité que du symbolique, elle ne quitte pas le registre de la signification. Le soupçon procède en effet alors de l'analyse de signes, de marques, d'indices. L'enquête policière suppose qu'existe du « significatif »; c'est pourquoi elle est à l'affût de l'incongru. L’identification peut bien se faire scientifiquement : le plus invisible du visible (par exemple le code ADN) demeure encore de l'ordre de la signification. Il est possible d'échapper à cette police, car le panoptisme ne guérit pas la cécité. La police qui règle la circulation et quadrille l'espace social est une police qui court après les voleurs : toute à ses « filous », comme le dit Lacan dans son commentaire du conte d'Edgar Poe. Ce qui est caché, pour elle, doit se trouver quelque part dans le réel. Le secret n'existe pas : il est relatif au temps, à l'espace, à l'ignorance : « Si loin dans les entrailles de la terre que quelqu’un soit allé porter quelque chose, ça n'y est pas caché, puisque; s'il y est allé, vous pouvez y aller aussi ». C'est ce qui la rend vulnérable à toute césure dans l'ordre de la signification, comme est la « lettre volée ». L'ascète pieux dont Al Farabi fait l'apologue en est l'illustration. Habitant d'une cité corrompue, sa vertu irrite les autorités qui décident de le faire arrêter par la police. Il se déguise en vagabond, et s'apprête à quitter la ville en chantant et buvant. Lorsqu'à la porte de la cité, les gardes contrôlent son identité, il les fait rire en répondant qu'il est précisément l'ascète pieux qu'ils recherchent. Il leur répond à la lettre et ne peut être reconnu. La place des sujets s'entend, pour la police d'ordre, en son sens réaliste : nom, adresse, profession.

En plus de l'aveuglement, il y a de l'équivoque dans cette police. C'est ce que l'on désigne habituellement comme son « ambiguïté » : dans et hors la loi, pour et contre l'ordre. La police gardienne des voies de circulations, des points frontière du privé et du public, du dedans et du dehors, se trouve elle-même sur les bords de la société. Elle est donc un lieu où l'évidence du partage privé/public, dedans/dehors se dissipe. Elle a pour fonction de faire croire qu'un tel partage existe, mais le dément de fait. La subjectivité policière n'en sort d'ailleurs pas appauvrie. Les policiers, même au bas de la hiérarchie, sont rarement interchangeables : les délinquants comme les administrés veulent « celui‑ci » et pas « celui‑là ». En tant que la loi le charge de ce milieu où « ça ne tourne pas rond », il est en partie exclu de la ronde. Même intègre, le policier a affaire au milieu, et doit composer avec lui. Pour le XIXème, le policier des Misérables renseigne sur cette place qui n'en est pas une : « Javert était né en prison d'une tireuse de cartes dont le mari était aux galères. En grandissant, il pensa qu'il était en dehors de la société et désespéra d'y entrer jamais. Il remarqua que la société maintient irrémissiblement en dehors d'elle deux classes d'hommes, ceux qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces deux classes ». Vidocq, qui inspire de près ou de loin les policiers de romans au XIXème, n'est ni une exception ni une bavure, même si les repris de justice n'entrent plus dans la police. Le succès de son histoire n'est pas un fait de hasard. Ni cause, ni effet, mais dépendance à l'égard d'une place impossible, le rapport de la police à la loi peut tenir de l'exaspération réciproque. L'éclipse du flic‑voyou ne tient pas à quelconque progrès moral mais à une logique. Plus le policier est intègre et tient sa place, plus il est l'objet d'un transfert. Le réalisme de Vidocq repose sur un imaginaire de la ressemblance, en vertu de quoi seuls les voleurs s'y connaîtraient en voleurs. Ainsi expliquait-il que « les prisons et les bagnes sont comme l'école normale des mouchards à voleurs ». Le pragmatisme de Canler ou d'Allard, chefs de la sûreté sous la Restauration, repose au contraire sur la séparation des rôles. C'est d'ailleurs l'objet du vibrant hommage que Lacenaire rend à Allard à la veille de son exécution, lui qui méprisa l'humanité dans son ensemble, à l'exception de celui qui l'envoya à l'échafaud.

Circulation mondiale, police mondiale ?

Qu'en est-il aujourd'hui ? La police est-elle omniprésente, comme un grand œil et de grandes oreilles ? Est-elle en voie de disparition au profit de moyens de contrôle plus sophistiqués ? Constitue-t-elle plus que jamais la vérité du politique ou bien se décompose-t-elle avec lui ?

L'effondrement du symbolique semble lui faire perdre son efficacité. On voit en effet que rien n'interdit de défier la police quand on se situe dans le seul registre de la force. De plus, les nouveaux délinquants sont de leur temps : ils connaissent la loi et la retournent contre la police. L'idée est même venue à certains policiers de demander la limitation ou la suppression de l'arme de service; si elle n'est plus dissuasive, expliquent-ils en substance, elle devient un obstacle ou un danger. Cependant, ce constat ne doit pas conduire à de trop précoces conclusions. En effet, acontrario, la police assume aussi souvent, dans les lieux où l'antipathie sociale est la plus forte, la charge de toute l'autorité, en même temps qu'elle ne cesse d'être dépositaire d'une plainte multiforme qui témoigne qu'à l'encontre d'une tendance à régler ses comptes entre soi, l'appel au tiers institutionnel n'a pas disparu. Le problème majeur ne se situe donc pas là, et la rhétorique facile qui assène : « Non seulement le flic ne fait plus peur mais il a peur » est plus propre à entretenir les grands frémissements qu'à faire penser quelque chose.

Un tel propos entretient une actualité policière, autant que l'habitude à raisonner en termes de « crise », car un tel vocabulaire renvoie toujours à l'image du politique comme « corps », et donne l'illusion que nous sommes revenus à une époque de fondation. Or, si quelque chose distingue la violence de notre temps de la violence romaine, c'est - pour ce qui nous intéresse, du moins - un fait de discours. Si Lacan voit en Hegel le « prophète de la loi de fer de notre temps », c'est en vertu de la fonction nouvelle qu'il accorde au conflit dans l'histoire. La violence n'est plus opposée au dialogue comme chez Platon. Ce n'est plus le dialogue qui est maïeutique mais la violence. Les guerres entre États peuvent se penser sur le modèle de la lutte pour la reconnaissance, et les relations politiques sur celui du rapport du maître et de l'esclave. L'application de ce principe aux affaires politiques intérieures donne la police. C'est même la raison pour laquelle il consacre un chapitre des Principes de la philosophie dudroit àla police. Son propos doit être resitué dans les débats internes, à la théorie libérale. Quoique partisan du libéralisme, Hegel, contre Adam Smith, ne croit pas en une « main invisible ». La société civile ne tourne pas toute seule, mais l'État doit régler la circulation non seulement des hommes mais des marchandises ; plus que de contrôle d'identité, la police hégélienne s'occupe du contrôle des prix. Toute la violence de la société civile provient des heurts de l'échange et de la production de marchandises. C'est ce qui le conduit à traiter, dans le même chapitre, de la pauvreté et de la colonisation. Il explique, en effet, que la société ainsi constituée ne peut résoudre ses conflits qu'à s'étendre. La « mondialisation » serait l'ultime conséquence de ce qui ne cesse pas d'être conflit du maître et de l'esclave. Il semble logique, à partir de là, que la police soit essentiellement aujourd'hui une police des frontières en même temps qu'une police sans frontières.

Mais cette conclusion supposerait qu'à la « société du monde » corresponde un « État du monde », que le cosmoéconomisme soit un cosmopolitisme, et la police l'instrument de l'uniforme - et non plus l'inverse. La coopération des polices du monde serait alors la marque de l'existence d'un État mondial réalisé de fait, même s'il est impossible d'avoir conscience de sa réalité.

Ces hypothèses pourraient, semble-t-il, se situer dans la lignée de la pensée de Carl Schmitt. Il part de l'idée traditionnelle de la politique, qui fait de la guerre la modalité extrême mais ordinaire du rapport entre États souverains. D'où la formule la plus couramment retenue qui fait du partage ami/ennemi, forme extrême de l'association et de la dissociation, le critère du politique. Pour la comprendre, il faut dire que, pour lui, l'État seul peut décréter qui est ami et ennemi, et il ne faut voir en ces catégories rien de psychologique, rien qui concerne les civils, mais un simple partage politique destiné à opposer éventuellement des soldats. C'est selon cette norme que Schmitt juge l'histoire du XXème siècle. Ce qui est paradoxal dans ce siècle de guerres, c'est que celle-ci a cessé d'apparaître comme la modalité politique par excellence, au point qu'on a pu croire le politique disparu et renvoyé à ses acceptions métaphoriques (politique de la ville, de la santé, de la jeunesse, etc.) ou à la seule logique des partis politiques. On a même vu, dans les années trente, la guerre déclarée hors la loi. L'ennemi alors n'est plus reconnu comme tel, mais tenu pour un « hors‑la‑loi », un criminel. Or, la guerre ne disparaît pas ; mais elle se fait passer pour une affaire de maintien de l'ordre, de police, Pour lui, cette transformation est responsable de la cruauté des guerres du XXème siècle, car celui qui prétend avoir le droit pour lui ne met aucune limite à son action, et le droit international sur les guerres va de pair avec la perte des lois de la guerre. La pensée de Carl Schmitt est une critique du libéralisme et de l'ouverture des frontières que requièrent l'extension des marchés et la circulation des marchandises. Mais quelque éclipse du politique que l'économie semble entraîner, celle-ci n'est toujours qu'une illusion. L'interdépendance entre les États a seulement pour conséquence que toute guerre apparaît comme une affaire interne au monde, comme une « guerre civile ». Il faudrait en conclure que depuis la Seconde Guerre mondiale, il se produit à l'échelle du monde ce qui s'est produit dans les guerres de décolonisation. Le discours du maintien de l'ordre et du rétablissement de la paix dissimule les opérations de guerre, et la police devient l'alibi du politique. Nous vivrions alors une deuxième Pax romana.

Pourtant, ce n'est pas en ce sens que l'on peut dire que « la politique, c'est la police ». C'est dans ses fondements qu'il faut réfuter la pensée de Carl Schmitt. Elle repose en effet sur la nostalgie d'une unité politique perdue. Dans la guerre, certes, un État croyait pouvoir faire oublier que l'harmonie sociale n'existe pas : la guerre faisait oublier un moment la police. Pensée policière, la philosophie de Schmitt ignore pourtant l'enseignement que l'on peut dégager de la pratique policière, à savoir le caractère « forcé » de l'entente sociale. Si, au lieu de penser en homologie avec la police, on s'intéresse à ce qu'elle considère comme les « nouvelles menaces », on arrive à une configuration sensiblement différente.

La prééminence de l'économique change aussi la police, parce qu'elle change la nature du pouvoir lui-même. Si la marchandise, pour être instituée comme telle et circuler, requiert le discours du maître, son autonomie, dans le capitalisme, vient à le contredire. C'est peut-être pour cette raison que la question « qu'est-ce qu'un voleur ? » n'est plus tant aujourd'hui adressée au bourgeois qu'au politique. L'économique lui-même a changé. Ce qui circule, en fait, de valeur, c'est de l'information, du savoir, des chiffres sur des écrans. En plus des guerres de partisans, dont Schmitt lui-même prévoyait qu'elles seraient bientôt désuètes, les spécialistes parlent désormais d'infowar comme forme majeure de la guerre. La guerre d'information, ou criminalité informatique, n'est pas une guerre métaphorique, et sûrement pas, comme c'est souvent dit, une guerre entièrement prise dans l'élément du « virtuel », sauf à penser que, le réel se saisissant au tableau noir, les guerres virtuelles sont des guerres réelles. L'espionnage lui-même est entré sur le marché. Dernier bastion de l'idéologie et de la manipulation, il a complètement changé de nature au profit d'opérations financières. Ainsi, un ouvrage récent estime que « depuis 1975, dans 90 % des casd'espionnage aux États-Unis, c'est l'espion qui a contacté la puissance étrangère pour vendre des informations ».

La police elle-même est prise dans l'emballement général caractéristique du discours capitaliste. La police est-elle en antipathie avec lui ou bien est-elle prise dans sa dépendance ? D'un tel monde, on peut dire que la structure du cercle n'a pas disparu. Au contraire, l'envers de la mondialisation — ce à quoi elle est indissociablement tissée — est l'éclatement et la dispersion des structures en entités autonomes. Un tel monde est décentré et non pas exactement unifié. Les grandes mafias ont des polices très performantes et équipées. Les polices privées se multiplient. Elles font d'autant plus concurrence à l'autorité publique que c'est dans l'institution que les policiers privés sont recrutés. Ils en gardent non seulement le métier mais les renseignements. S'il faut chercher un modèle à ce type de monde, il faudrait le trouver dans la cosmologie de Nicolas de Cues : son centre est partout, sa circonférence nulle part.

Pourtant, dire que la politique et la police ne reposent plus sur le partage du privé et du public résulte d'une myopie intellectuelle, qui fait paraître brouillé ce que le trouble de la vision empêche de distinguer. Nul ne voit dans la police d'un narco‑gang - serait-elle dotée de moyens équivalents à ceux d'une police d'État - la défense d'un quelconque intérêt public. Les séries télévisées à succès représentent une police où le modèle du détective s'éclipse devant celui de la police de proximité. Le feuilleton de S. Bochto New York Police Department Blues peint une police « réaliste ». Le ressort essentiel en est la parole, tant pour dénouer l'enquête par l'aveu que pour trouver des pistes au moyen de dénonciations, que dans l'usage des pressions qu'exige l'impératif de « faire parler ». Cela n'aurait pas de sens si ce n'était pour affirmer à longueur d'épisodes l'existence d'un partage « force privée » / « force publique », et ainsi rejouer la fondation.

En dirigeant le regard vers l'antipathie sociale, elle montre le côté vacillant de l'autorité, celui qui requiert « le coup » (de force, de poing, etc.) pour s'instituer, et ce de manière non définitive. Donc, quand la politique vise l'ordre, la perfection et l'harmonie, quand l'ambition est de faire de la société un corps, et mieux, une sphère, elle n'est que la police. C'est ce qui donne à certains projets politiques l'allure de propos policiers qui s'ignorent. La police, cependant, peut donner le moyen de s'interroger sur la politique autrement que dans les termes de la métaphore de l'organisme : origine et fondation, crise et constitution, circulation, etc. La garde, c'est l'État dans sa condition originelle, l'État en fondation. Rencontrer ainsi la limite de l'État est nécessairement violent ; la « demande de naturalisation » constitue une expérience commune de confrontation avec la violence policière. Il y aurait ainsi quelque raison de se méfier de la tentative actuelle de réhabiliter la philosophie politique et de refonder la politique ! Pourtant, ce point « heurté » de la politique qu'est la police permet de s'interroger sur elle à partir de sa limite.

Notes