Claude Jamart : Problématique de l’accumulation, du collectionnisme et du cumul

Ce texte constitue le compte rendu des Deuxièmes Rencontres Internationales de Psychanalyse de Cotonou qui ont eu lieu du 20 au 21 février 2012. Fidèle en cela aux principes d’échanges qui président aux activités du Groupe de Cotonou il n’est pas le point de vue singulier de son auteure. Il est le tissage, nécessairement hétérogène, du multiple des paroles échangées et dont le style en révèle le polyglottisme. Le point de vue singulier de chacune des présentations se trouve dans les textes repris dans Les Actes.

 

 

Si l’an dernier la question de mettre la clinique au centre a été le maître-mot, il semble bien  que cette année nous avons été au rendez-vous de ce principe.

Nous avons commencé à entrer de plain pied dans le partage clinique et théorique en laissant ouvertes les questions amenées par les différences référentielles et en se « lançant la balle » : chacun y a été de sa parole et chacun a été animé par le même désir de partage et de repérage des enjeux et impasses de nos pratiques.

 

Au cours des exposés, discussions et débats sera d’abord amené le constat qu’indépendamment des formes culturelles et psychopathologiques spécifiques de l’accumulation, du collectionnisme et du cumul, cette situation générale consonne avec l’idéologie contemporaine du capitalisme, et avec les effets de « rouleau compresseur » de la globalisation, de la mondialisation.

En Afrique, « l’école des blancs », en tant que système, est là, et il est difficile d’y résister : « on va y gagner-on va y perdre »… Mais, comme par rapport à tout système, il est malgré tout possible d’y opposer une résistance.

En Europe, qui est elle aussi marquée par une capitalisation des savoirs et des savoirs faire, il s’agit d’être le plus outillé des « esclaves » pour répondre à la demande du Maitre.

Ainsi à cette enseigne, nous sommes tous dans la situation de colonisé où nous ne sommes jamais assurés de satisfaire l’autre.

 

L’impact de la structure sociale et du discours social sur l’individu est réaffirmé.

De plus, la situation sociale est caractérisée par un profond changement, voire une chute, des valeurs : celles qui faisaient valeur auparavant et celles d’aujourd’hui où la dimension de partage des richesses et d’équité est absente, et ce dans un contexte influencé par le paraître et le discours économique qui est discours de l’avidité, de la cupidité.

Dans le monde qui change, où la pyramide des âges s’inverse, les expériences anciennes sont inutilisables ainsi que les modèles et contre-modèles ayant fait office jusqu’alors : le savoir est délié du réel.

A cette dimension sociopolitique correspond des positions subjectives dont l’une consiste à maximaliser les fruits du travail et où la dimension de rivalité est présente, voire  exacerbée : il s’agit d’avoir plus que l’autre, c’est l’universalité de la dimension de l’envie et de la jalousie.

La dimension du regard dans la dynamique du cumul est interrogée ainsi que les possibilités d’un écart temporel par rapport à l’immédiateté, et que  la place du cumul dans la langue en tant que figure de style.

Proche de l’énumération, conjointe aux notions de rétention et de pouvoir, et en rapport avec l’image narcissique, la dimension de cumul implique d’être à la hauteur : de la fortune, des paroles et des vertus… entre autres.

A été soulevé un autre trait assez prévalent en Afrique et qui concerne l’accumulation des religions, le syncrétisme, le passage d’une religion à l’autre, et le mélange de pratiques appartenant à plusieurs religions, avec un effet d’instabilité des références.

 

C’est donc assez logiquement qu’à cette question du social, du groupe social, s’articule la question de la famille, de la constellation familiale et de ses effets sur la constitution du sujet : l’inconscient, c’est le social, et la culture, c’est le partage d’un même refoulement.

Seront déclinés différents aspects de ces questions dans la famille, avec cependant une focalisation sur l’autonomisation, sur les processus de séparation –individuation :

 

- le poids de la loi du groupe familial est omniprésent et s’ajoutant à celui du social, il laisse au sujet peu de marges de manœuvres; le départ des jeunes pour aller étudier ailleurs serait-il en lien avec cela ? Il y a dans le groupe familial des difficultés à « créer de la valeur ajoutée à entreprendre », à s’autonomiser : l’autonomie ne serait pas le premier mouvement du noir africain, nous disent les collègues béninois. Ainsi l’accumulation des diplômes pourrait bien répondre au désir des autres et pose la question du manque et du désir pour le sujet;

 

- les modifications du code de la famille, avec un seul mariage civil, transforme les places de l’homme et de la femme et les  rapports homme/femme :

* la femme de la famille n’est pas la femme de l’homme : avant, c’est la famille qui épousait, et l’homme n’appartient pas à la femme: « Vous êtes la titulaire, la propriétaire… mais il y a des locataires »; « Les femmes ont été obligées à la fidélité, sauf les princesses et il y a beaucoup de princesses… ».

Les femmes cherchent des stratégies de détour, comme les accusations de sorcellerie : ce sont elles qui ont hiérarchisé les couleuvres qu’elles doivent avaler;

* l’homme, quand on parle de l’accumulation des femmes, est présenté comme omnipotent, alors qu’il est victime des alliances préférentielles, et qu’il n’est pas toujours content de la situation où le père dit : « Voila la femme que je t’ai choisie ».

Il n’est pas toujours content « de toutes ces femmes » : mais cette situation touche à des interdits majeurs quant à l’importance de la parole du père : « Si tu ne prends pas cette femme, à ma mort, tu ne découvriras pas mon visage, tu ne me recouvriras pas d’un pagne ».

Est-ce que l’homme a le droit de dire non ? Bien sur. « Mais alors tu n’es plus mon fils ». Ici le sujet peut-il négocier et  qu’est ce qui est négociable ? Renégociable ?

Ces transformations ont de nombreux effets comme par exemple sur la question de la dot.

 

- le rôle de « la grande famille dans la cour », comme matrice du développement de l’enfant, avec d’abord la question de l’espace et du temps dans le contexte particulier de la cour, du carré, de la grande concession qui est l’espace familial.

Ensuite, se pose l’hypothèse qu’en fait, cette grande famille n’existe que face à l’étranger, au danger de l’étranger, et comme mythe destiné à conjurer le mauvais sort et réaffirmer l’appartenance à une même communauté.

Quel en est l’effet sur l’enfant ? Comme par exemple : sur l’angoisse du 8eme mois quand l’enfant peut téter d’autres mères que la sienne.

Cependant, il est réaffirmé qu’il n’y a pas de mères multiples : il y a la notion de place qui est incontournable : sœur, mère, grand-mère, tante paternelle, il y a une différence essentielle et constitutive.

L’enfant a toujours une expérience avec une personne privilégiée.

 

A propos de la clinique quotidienne

 

Dans la clinique quotidienne les déclinaisons de la psychopathologie du cumul se présentent sous forme de plaintes et de symptômes très divers, comme le vide profond, la cupidité, l’avarice…

Plaintes et symptômes sont également fonction de la structure :

- l’hystérique n’accumule pas : elle est prise dans des problèmes de jalousie et d’exclusivité; les hommes veulent toutes les femmes et une femme veut tout l’homme, l’homme tout entier;

- le névrosé obsessionnel : c’est par essence le paradigme de l’accumulation dans la névrose, il n’y a pas de réel qui pourrait venir faire limite;

- le schizophrène accumule des objets hétéroclites;

- le sujet âgé présente le syndrome de Diogène qui répond à une réaction de stress : c’est une lutte contre le morcellement.

 

Une lecture plus complexe des traits morbides ouvre les questions du rapport du sujet à l’objet, au manque, au désir, à la satisfaction et à la jouissance avec le dégagement d’un « ça suffit » sous forme de limite, butée, balise, coup d’arrêt…

« Ca suffit » dans sa double acception : d’abord de limite par rapport à l’idéal : on est en ordre par rapport aux exigences, il n’est pas nécessaire d’en faire plus, et ensuite limite dans la dimension surmoïque d’interdit.

 

Les références lacaniennes du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique permettent de rappeler que le Moi n’est pas ce qui est déterminant, et que ce n’est pas lui qui met en place l’ordre symbolique. Le  Moi est aliéné au langage et dans l’articulation du sujet à l’objet, il faut cette dimension symbolique qui seule permet la mise en place de la présence sur fond d’absence.

La construction de l’objet se fait sur fond de manque et dans le moment même où le sujet se constitue : nos objets sont pris dans la demande et le désir de l’autre, dans la dynamique du donner et recevoir et il y a toujours là un écart.

Ainsi cette question du cumul, exprimé dans la symptomatologie comme quête sans fin d’un objet qui  amènerait la satisfaction, est bien en droite ligne de la tradition scientifique où l’objet est positivé, est réel, et où il est présenté comme pouvant régler la question de la satisfaction.

Alors que pour la psychanalyse, la satisfaction n’est pas du côté d’un objet mondain, c’est à dire appartenant au monde des objets : l’objet est fondamentalement vide.

Les pathologies addictives, qui augmentent en fréquence, et qui témoignent d’un rapport toxicomaniaque à l’objet, amènent avec elles cette question : Qu’est ce qui peut faire satiété, qu’est ce qui peut faire arrêt de la jouissance toxicomaniaque, de la jouissance sans limite ?

 

C’est l’intervention que l’on met au crédit du Père : c’est une parole, un « ça suffit » de façon arbitraire et qui doit venir d’ailleurs. Un interdit qui réoriente et autorise : « Prends ta place de fils, de fille, de citoyen. Prends tes responsabilités. Tu as assez de moyens. Maintenant il faut que tu y ailles ».

Aujourd’hui dans la famille, dans le social, qui fait fonctionner cette place symbolique de « ça suffit » ?

Petite remarque clinique à propos d’un travail intéressant qui serait à faire au sujet de la prolifération exponentielle des cartes de visites et de leurs contenus témoignant de ce cumul, et peut-être de l’incertitude quant à la place symbolique.

 

Le manque, que l’on pense pouvoir combler avec des objets sans cesse renouvelés, vient trouer notre attente. Le manque est originel et oblige à la balise du corps, de soi, du territoire, et de l’objet.

Il est redit que le manque est au fondement de l’interdit de l’inceste : la mère a à accepter qu’elle n’est pas toute, qu’elle est manquante; elle a à reconnaitre ses propres limites.

L’Œdipe serait  en train de disparaître : constat en Europe et interrogation en Afrique quant à la pertinence de poser les questions ainsi.

 

Des interrogations quant à notre rôle thérapeutique se feront tout au long des échanges et discussions avec ce rappel que tout n’est pas pathologique et que nous ne sommes pas des régulateurs sociaux. Au contraire, notre rôle thérapeutique nous amène à observer une réserve, à nous mettre en garde par rapport à une dimension utopiste, voire mégalomane.

Divers traits de notre rôle thérapeutique sont identifiés comme le repérage du motif de la consultation au-delà de la plainte et du symptôme, le temps que nous accordons, ou pas, à l’écoute de la souffrance, le rythme des interventions dans la prise en charge, la pertinence du moment et des contenus des interventions, sa capacité à ménager un écart entre notre réponse et l’attente du patient…

D’une manière générale il est réaffirmé que la visée de notre travail est de mettre le sujet devant « ses responsabilités », c'est-à-dire « de quoi a-t-il à répondre » et de lui permettre d’être au plus juste quant à son désir.

 

Enfin, quels questionnements théoriques cela ouvre-t-il ?

Par exemple, en ce qui concerne le Moi groupal et le Moi individuel : peut-on parler d’un « Moi métis » qui tienne à la fois compte de l’individuel et du groupe ?  Quelles pathologies pourraient venir de ce Moi ?

Le groupe peut-il faire Nom du Père ?

Quelle est la place de l’adolescent ? Il est rappelé qu’en Afrique cette question ne repose pas sur une question d’âge.

Il sera également question de ce qui fait valeur aujourd’hui et de ce que nous pouvons transmettre aux enfants.

Qu’en est-il, à l’heure des ordinateurs, de la place des ancêtres en tant que « bibliothèque vivante » ?

Ce qui n’est pas sans rapport non plus avec la façon dont la grossesse d’une femme est parlée : « Une parole est arrivée » et dont la question du nom et de la nomination se pose.

 

 

Dans le bilan qui sera fait à l’issue de nos rencontres il sera questionné le fait que nous pourrions, nous aussi, avoir  été pris dans cette dimension du cumul : accumulation de paroles, d’informations, de questions…

Mais il sera redit qu’il semble que « quelque chose » soit en voie de se mettre en place, qu’il est souhaitable que cela se poursuive qu’il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin du jeu qu’il faut faire ensemble pour que ce fil se tisse, se retisse et ne s’use pas.

Il sera également question de la possibilité d’ouvrir ces rencontres à d’autres professionnels… pour que cela ne s’asphyxie pas.

 

Lors de la réunion de synthèse du vendredi 24 février, il sera décidé de prendre le thème de « La famille » pour nos rencontres de février 2013, ce thème étant suffisamment large pour que chacun y trouve sa place.

 

PROGRAMME

 

-  Allocution d’ouverture par le Professeur Josiane Houngbé et le Professeur Thérèse  Agossou

 

-  De l’avidité

Pierre Marchal

 

-  A propos de l’envie

Anne-Sophie Warot

 

-  Bonne heure, mal heure du diplôme, de la richesse : rôle de l’accumulation et/ou du cumul

Emilie Kpadonou

 

-  A propos de la jalousie

Claude Jamart

 

-  Stress du chômage, santé mentale et maladie mentale : quelle place pour le cumul et l’accumulation

Grégoire Magloire Gansou

 

Accumulation de diplômes, de biens, de femmes

Hountongnou Moïse Dossa

 

-  Le cumul, l’accumulation de diplômes : aspects psychologiques et problématiques du processus de séparation-individuation du Noir Africain

Mathieu Tognide