Voici 5 ans que Claude Jamart, Pierre Marchal et moi-même allons une ou deux fois par an à Cotonou à la rencontre de nos collègues béninois de la Santé Mentale, 5 ans que nous y allons de notre désir, entraînés d’abord par celui de Claude Jamart, avec le souhait de mettre en route des Rencontres de Psychanalyse de Cotonou.
Ces « Rencontres » ont eu un succès certain, rassemblant un grand nombre d’acteurs de la Santé mentale du Bénin. Nous avons été reçus au CNHU par le chef de la Santé mentale, d’abord le Professeur Thérèse Agossou puis le Professeur Josiane Houngbé qui réunissait à l’occasion de notre venue les psychiatres, les internes, les psychologues, les infirmier(e)s ... Il nous a été dit à l’une de ces occasions que notre présence leur permettait de renouer avec une pratique ancienne de réunions de travail, pratique qui avait disparu.
Nous avons pu ainsi connaître des psychologues qui ont exprimé le souhait d’être aidés dans leur formation et leur clinique et nous avons commencé d’autres Rencontres organisées par quelques-uns d’entre eux dès octobre 2013.
Mais d’abord ils nous ont invités à leur université, la FLASH – Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université d’Abomey Calavi. Les étudiants et leurs professeurs nous y ont accueillis deux fois dans leur amphi ouvert largement à la pluie ! Je me souviens que nous les avons encouragés à se réunir en association pour tâcher de donner existence officielle à leur profession. Car s’ils sont excessivement nombreux à présenter la licence voire le M1, il n’y a dans les faits pas de postes de psychologues sinon dans les ONG internationales. Ils manquent aussi de professeurs, de lieux de stage ; il nous paraissait d’autant plus urgent pour eux qu’ils s’organisent. Jusqu’en 2014, les études de psychologie s’arrêtaient au M1 ; pour le M2, le cursus se faisait à Lomé au Togo ; aujourd’hui la FLASH assure aussi le M2.
Je ne peux évidemment pas affirmer que nos quelques interventions et au CNHU et à l’Université aient suffi à insuffler une dynamique à nos collègues psychologues, il n’en reste pas moins que, bon an mal an, avec bien des aléas, ils sont là à chacun de nos voyages, pas toujours les mêmes, mais avec des fidèles. Ils témoignent peu de leur travail personnel de lecture ou d’écriture mais ils participent avec vivacité, curiosité et une grande ouverture d’esprit à tout ce que nous partageons.
Il y a deux ans, forte de mon expérience de travail avec Eva-Marie Golder, je leur ai proposé de venir avec leur clinique et pour cela de faire des scripts d’entretiens pour que nous puissions travailler à partir de leur pratique. Cela ne s’est pas fait sans difficulté mais a été fait.
Ce n’est pas sans difficulté d’abord parce qu’ils ont très peu de travail clinique. Les lieux d’exercice relevant de la Santé mentale sont rares. Certains font de très longs stages bénévoles au CNHUP sans vrai encadrement – les psychiatres sont rares et ont leur propre tâche très lourde.
Une autre difficulté pour réaliser mon idée de script est la question de la langue écrite. Le français est resté la langue du pouvoir, des études, de l’administration ; c’est la langue écrite, les journaux locaux sont écrits en français, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à l’école se fait en français. Mais toute la population ne parle pas, loin s’en faut, le français avec une grande aisance et les langues fon, goun, mina, yoruba... ne sont jamais loin. Les entretiens peuvent ainsi se faire entièrement dans une de ces langues vernaculaires (le Bénin compte à peine 10 millions d’habitants et une quarantaine de langues !) alors comment transcrire les entretiens ? Le fon a bien une écriture mais combien la connaissent ?
Nous avons donc poursuivi nos séjours à Cotonou depuis le 1er de Claude Jamart en novembre 2009, 12 séjours de mars 2010 à février 2016.
Je propose un petit tour d’horizon des psychologues que nous avons pu rencontrer.
Nous sommes d’abord en relation avec le C.E.F.P.C., Cadre d’Etudes et de Formation en Psychologie Clinique, par l’intermédiaire de son président Janvier Fafolhan et de sa vice-présidente Fleur Mekpoé. Tous les deux avec quelques autres ont repris un 1er projet de regroupement des psychologues, projet qui avait échoué. Ils tentent d’officialiser cette association, sans succès pour le moment, mais avec opiniâtreté et il semble bien que cela prenne une tournure intéressante.
Un autre groupe rassemble une dizaine de psychologues autour de leur travail pour Expertise France dont « la mission s’inscrit dans le cadre de la politique de coopération, d’aide au développement, d’influence et de diplomatie économique de la France » et dont le travail était centré sur le suivi des populations atteintes par le VIH ; ce sont des psychologues plutôt bien formés, avec une vraie clinique auprès de la population béninoise. Obligés d’inventer pour avoir accès à ces malades du SIDA et à leur entourage, aller à leur rencontre là où ils sont, dans la rue, chez eux, dans un coin de ville. Malheureusement leur mission de 3 années s’est terminée et leur contrat n’est pour le moment pas reconduit. Mais nous gardons des liens avec eux qui permettent de poursuivre des échanges de travail. C’est l’un d’entre eux, Gilles Aïzan, qui nous a reçues à Abomey en octobre dernier et qui a organisé pour nous des visites chez des tradi-praticiens.
Un autre lien est avec Gérard Ahyi employé comme psychologue par SOS Village d’Enfants ; Gérard Ahyi est venu participer à plusieurs de nos Rencontres accompagnés de certains de ses collègues ; là aussi les liens se construisent. Là aussi ce sont des collègues qui ont bénéficié de formations solides et qui ont une véritable expérience clinique.
Il y a beaucoup d’autres collègues que nous connaissons peu mais qui viennent de plus en plus à ces Rencontres que le C.E.F.P.C. organise avec nous. En février 16, ils étaient jusqu’à 50 présents ! Nous savons que certains psychologues, comme Janvier Fafolhan et Fleur Mekpoë, ont des consultations dans des cliniques privées où ils nous ont d’ailleurs invités. D’autres ont pu créer un cabinet privé personnel. En octobre 2015, Ildevert Egué, psychologue expert et assermenté à la cour d’appel, a participé très activement en nous apportant une clinique recueillie auprès du tribunal.
Chaque voyage est incertain ; toujours cette impression avant le départ qu’ils n’ont rien préparé. Et cependant toujours ils répondent présent. Toujours ils se sont libérés pour les 3 jours de travail ; toujours ils ont cherché et trouvé une salle ; toujours ils ont enregistré les diverses interventions et ils font régulièrement leur propre compte-rendu. En octobre 2014, le virus Ebola faisant des ravages en Afrique de l’Ouest nous avons jugé sage de ne pas y aller mais nos collègues béninois ont maintenu les Journées prévues.
Nous avons du mal à cerner les difficultés qu’ils rencontrent. Celles toujours mises en avant concernent le financement. Mais il en est beaucoup qui nous échappent.
Sur le plan matériel, il y a celles des déplacements et leur coût. Nous ne savons rien de leurs conditions de vie : leur logement, leur revenu, leur famille ; malgré des liens souvent chaleureux, amicaux, ils restent très pudiques et réservés quant à leur vie personnelle. De quoi vivent-ils ?
Cotonou est une de ces mégalopoles qui poussent au hasard des arrivées de ses nouveaux habitants qui viennent des campagnes et des pays limitrophes ; ville sans cohérence, anarchique, à la circulation folle de milliers de « zem », mobylettes roulant à l’essence frelatée cherchée au Nigeria voisin.
La distribution de l’électricité subit des délestages, il n’est donc jamais assuré que la lumière sera au rendez-vous ni la recharge du téléphone.
Les petits braseros de charbon de bois peuvent nous paraître assez romantiques mais ils sont juste le signe de l’absence d’un réseau électrique suffisant.
Pour internet, le réseau est très peu sûr, même s’il semble y avoir des améliorations. Et là aussi, avoir un accès internet coûte cher ! Certains collègues d’Europe m’ont suggéré d’établir des relations skype mais cela reste pour le moment trop incertain. Si nos collègues travaillaient dans des lieux « officiels » qui bénéficient toujours de passe-droit ou de financement sérieux, nous pourrions l’envisager. Ce serait une façon intéressante de maintenir un lien de travail et cela reste dans nos souhaits pour l’avenir.
Dans tous nos voyages, nous avons, dans la richesse de nos échanges, rencontré des questions passionnantes que nous tentons de mettre au travail. La question de la multitude des langues est continuellement présente ainsi que la multitude des dieux. Même chez des Béninois acquis à l’usage d’une langue une – forcément la française, langue du maître colonial et des échanges internationaux –, même chez les Béninois fervents catholiques, le poly-linguisme et le polythéisme restent ce qui semble faire leur armature. Et puis il y a la sorcellerie toujours convoquée ; les plus « scientifiques » de nos collègues s’en méfient et n’écartent jamais les effets possibles au moins de la croyance en ces pratiques toujours extrêmement vivantes.
Bien sûr nous pouvons nous sentir parfois bien loin de la psychanalyse mais ces psychologues sont à la recherche d’outils théoriques, de pistes de réflexion pour penser cette clinique qui paraît très éloignée de la nôtre, imprégnée qu’elle est par tout le substrat de leur culture et qui cependant est aussi la nôtre pour ce qu’il en est des questions proprement humaines de la sexualité et de la mort et pour ce qu’il en est des effets de la mondialisation.
Ils soulignent que la psychopathologie africaine serait à construire ; ils cherchent une articulation entre leur façon d’envisager les pathologies mentales et ce qui leur est enseigné par la psychiatrie occidentale. Ils paraissent à la fois très formés par le DSM et cependant très critiques sur son application possible dans le contexte africain. Beaucoup de choses nous paraissent sous le signe du « poly » et leurs références en psychologie n’y échappent pas : le DSM donc, mais aussi le Freud des débuts de la psychanalyse, le cognitivisme, la systémie sans oublier le rôle prépondérant des églises diverses elles aussi… Ce n’est pas si loin de ce que nous trouvons comme « panel » de propositions psychothérapiques à Paris !
Pour mon dernier séjour en octobre 2015 avec Catherine Parquet pour qui c’était le 3è voyage, nous sommes parties un peu pessimistes, sans aucune certitude quant à ce que nous pouvions attendre. J’avais passé de nombreux coups de téléphone dès le mois de juillet, l’impression de faire le rappel des troupes. J’étais donc un général ? Pas très glorieux quand on se veut psychanalyste s’appuyant sur le désir. Le mien, certes, y était mais celui de nos amis béninois ? Là encore un champ de travail s’ouvre car probablement la demande et le désir ne s’expriment pas du tout de la manière à laquelle nous sommes accoutumés. Comment peuvent-ils dire « non », refuser directement une proposition ou de dire « je souhaite… » ? Cela ne semble pas aller de soi et pas pour les raisons névrotiques que nous connaissons ici.
Et combien de fois nous sommes-nous dit que nos anciens colonisés s’entendaient à nous mettre au travail et à se reposer sur nos efforts ! Chacun son tour en quelque sorte ! Les vieux rapports à la domination française ne sont pas enterrés, loin s’en faut !
Enfin comment ne pas être perplexes devant leur silence dans le temps de l’entre-deux rencontres ? Comment l’entendre ?
Sans doute nous sommes trop pressés ; nous avons tendance à aller trop directement au vif du sujet ce qui est parfaitement contraire à leur mode de relation qui exige beaucoup plus de détours mais aussi de délicatesse dans l’abord de l’autre.
Nous avons choisi de ne pas nous laisser arrêter par notre perplexité, d’y aller quand même pour tâcher d’y entendre quelque chose, d’accepter le temps qu’il faut pour tisser les liens, d’accepter d’être bousculés dans nos certitudes, bref en tâchant de garder une position analytique.