Reims, journée EPhEP, le 18/11/2017
Nos enfants sont-ils devenus des SDF ?
Tenter de comprendre et de soigner les adolescents actuels suppose une approche tout en finesse d’une clinique évolutive et singulière qui doit rester très attentive aux dimensions culturelles et sociétales auxquelles les adolescents se confrontent.
Trois mues s’entrecroisent, ce qui complique l’analyse des symptômes :
Celle, psychophysiologique de l’adolescent qui bouscule ses repères autant que ceux de son entourage. Elle fait l’objet de fréquents malentendus et amalgames.
Celle, politique, de la société qui ne va pas sans crise ni égarement à tous niveaux et à toutes époques, et donc, du contexte existentiel qu’elle permet ou qu’elle empêche, comme espace d’expérience et de projection possible pour l’adolescent.
Celle de la culture face à des cultures, de ce qu’elle délimite du rapport à l’autre, à la technologie, à la pluralité identitaire, à la place qu’elle accorde à la jeunesse.
Je constate, comme d’autres pédopsychiatres, une augmentation significative des consultations d’adolescents qui nous sollicitent parfois directement et souvent à leur demande. En 35 ans d’exercice, il me semble que la donne a bien changé. Cela ne veut pas dire que les adolescents sont très différents, mais au moins deux questions se posent face à leurs demandes, leurs symptômes et leurs souffrances :
Pourquoi et dans quel contexte ils consultent de plus en plus ?
Comment approcher les symptomatologies déconcertantes qu’ils présentent, en s’interrogeant sur le fait de nouvelles formes cliniques et psychopathologiques, ou simplement de nouvelles expressions psychiques et comportementales ?
Face à ce constat et à ces ouvertures multifactorielles, il ne manque pas de prises de position tranchées ni d’opinions encombrées de présupposés inébranlables tant sur le plan sociologique que psychanalytique et politique. Il s’agit de les discuter.
Les adolescents actuels, j’en apprécie tous les jours les qualités que la société ne leur reconnaît pas, préférant désigner leurs déviances et leurs errances. Les ados méritent mieux que certains propos qui se retranchent dans le conservatisme anti-jeune, anti-technologie, voire anti-tout ce qui dérange la confortable immuabilité.
Cette déconstruction des présupposés conditionne la perspicacité de notre écoute, sans oublier ce que chacun de nous a vécu à l’adolescence, au risque de s’égarer, de se mettre en péril, et même parfois de tout faire sauter.
Pourquoi parler d’imaginaire déboussolé ? Il m’apparait que ce qui ressort très souvent dans l’expression clinique des adolescents est un sentiment de vide, de confusion, de perte de repères psychiques et relationnels, ce qui peut les effrayer. Je ne dis pas qu’ils sont déboussolés mais que leur imaginaire est déboussolé. Et donc, quelque chose les déboussole, leur fait perdre le nord, parfois perdre la tête, et ce, au moment crucial où un autre rapport à soi et à la réalité est convoqué chez l’adolescent. Comment se retrouver dans son nouvel espace d’existence ?
Quand un adolescent perd pied, soit il se replie derrière ses lignes, sécurité oblige jusqu’à l’extrême de l’hikikomori, (explication), soit il manifeste comme il peut, jusqu’à la conduite extrême périlleuse, la crise violente qui s’opère en soi et aussi contre l’autre, contre la société, et souvent contre soi. Il ne manque pas d’offres séduisantes grâce au système star média et aux réseaux sociaux dont le dernier en date, le BWC (explication).
Mais qu’est-ce qui fait perdre pied à l’adolescent ?
La sollicitation qu’il subit et qui arrive de tous côtés :
Du conflit psychique incontournable mais sous d’autres formes
De l’emprise médiatique tyrannique et déroutante,
D’une injonction sociétale paradoxale prête à lui fermer les portes en exigeant qu’il les ouvre, mais tout en lui faisant croire qu’elles sont grande ouvertes,
Du bombardement d’images, dont certaines ont un effet traumatique, et à un rythme tellement effréné que le psychisme ne parvient pas à les métaboliser,
Des doubles contraintes focalisées sur leur image du corps et qui contraignent ces adolescents à attaquer leur corps pour s’éprouver soi, et le mettre à l’épreuve.
De la confusion dans l’élaboration des représentations psychiques par inondation fantasmatique étrangère préfabriqué (porno, images-choc, emprise du virtuel).
Pour s’y repérer, je propose deux brèves situations cliniques :
*Julien : entre psychose expérimentale ou psychose virtuelle ?
*Hugo : entre ultra-violence et radicalité.
Julien, le cri et la colère de l’agonie
Julien est littéralement délogé, au sens qu’il n’est plus lui-même et n’existe plus. Cet adolescent s’était jusque-là bien construit. L’immersion virtuelle agit comme un contenu puissant et viral qui écrase son imaginaire en deux phases :
Le chaos de ses représentations par la collision imaginaire/virtuel dans le moment inaugural d’une bouffée hallucinatoire.
Puis l’occupation au sens militaire, de son espace imaginaire par le monde virtuel dont les représentations encodées imposent un réagencement persécutif étranger.
Hugo, une migration destructrice
Hugo a subi depuis sa petite enfance des déménagements fréquents. À chaque migration, il a dû s’adapter, mais il a enduré des humiliations avec des effets catastrophiques. Blessé, maltraité, il s’est lui-même rejeté, comme un étranger devant le miroir.
La violence a été son seul recours, sa seule défense, comme celle d’un SDF mis en danger dans l’espace public où il est méprisé et menacé, en insécurité.
La violence lui permet aussi de ne pas sombrer dans une mélancolie suicidaire.
Hugo ne s’appartient pas, ne s’habite pas. Il ne peut se regarder ni s’approprier.
Son défi incessant incarne son désespoir projeté sur toute éventualité de relation.
La violence est devenue l’arme pour projeter sur l’autre son mépris de lui-même.
La rencontre avec le psy devient la mise à l’épreuve d’un lieu possible où habiter, où se regarder sans sombrer, d’où la difficulté dans la rencontre très attentive.
Le transfert et la psychothérapie visent à le protéger de ce qui le détruit, en lui permettant progressivement de construire sa hutte.
Julien, le cri et la colère de l’agonie
Julien, adolescent de 16 ans, jeune concepteur numérique, débute brutalement un délire avec hallucinations auditives, cénesthésiques, automatisme mental et syndrome d’influence. Geek performant et jusque-là garçon équilibré et ouvert, il fait un long stage dans une entreprise de conception de jeux numériques où il est inclus dans un projet. Il quitte le domicile familial et vit seul, dans un petit studio.
« Dans cette boîte, les concepteurs ne font qu’un. Ils sont en réseau permanent, en immersion pour concevoir un projet ». Julien aime ça mais rapidement, il le vit dans un malaise, puis une angoisse, un sentiment de perdition, de dissolution du moi. Il présente des symptômes somatoformes très pénibles : picotements, démangeaisons, vertige, et des bruits parasites qui trahissent sa grande angoisse. Il les ressent, tel qu’il les décrit, sur le mode du film MatriX (il est absorbé par une big-matrice virtuelle), convaincu que tout cela est causé par des « dominants influents » qui prennent de plus en plus possession de sa pensée et de son corps. C’est sa conviction, sa vérité dans sa réalité immersive qui est progressivement engloutie dans l’illusion du monde virtuel en voie de création. Il se vit absorbé et désintégré par ce processus d’influence. Alors, il s’isole et ne vient plus en stage ; et même à distance, il vit très douloureusement et sent toujours l’influence de cet entre-deux mondes déréalisé avec sa machine toute-puissante et les êtres influents de l’hydre virtuelle qui agissent sur lui. Il sent leurs manifestations parasites dans son corps branché en réseau quoi qu’il fasse pour s’en défaire, et il entend leurs injonctions lancinantes qui, dit-il, le « vrillent ».
Se pose bien sûr la question clinique d’une bouffée délirante traumatique chez cet adolescent sociable mais en voie de construction identitaire, décompensation en lien direct, semble-t-il, avec cet engloutissement dans un espace virtuel coupé de la réalité. Julien sait qu’il ne parviendra pas à mettre en œuvre ses capacités techniques pour concevoir un recours défensif et instaurer une barrière solide entre lui et cet Alien intrusif. Même son retour rapide dans le giron familial et l’aide attentive et chaleureuse de ses parents n’y peuvent rien. Il ne peut plus imaginer quoi que ce soit ; il se noie dans une confusion avec désagrégation du moi. Il a été totalement piégé dans le jeu de conception et de construction d’un nouveau monde virtuel, qui n’a plus rien d’un jeu pour lui, et l’a coupé de toute vie sociale devenue projectivement menaçante. Il parle du vol de son intimité et doit, pour son salut, se replier, sans aucun contact extérieur.
Pendant les premières semaines d’un soin ambulatoire, il s'isole, et accepte très difficilement un traitement pourtant nécessaire car les hallucinations, l’angoisse et les crises clastiques fréquentes sont extrêmement éprouvants, pour lui comme pour ses proches. Il se sent plus ou moins protégé chez ses parents, refuse d’être hospitalisé mais il ne peut, malgré sa volonté et ses techniques magiques, venir à bout des voix, ni du délire. Pour éviter l’intrusion mais sans vraiment y croire, il ne connecte plus son ordinateur et ne s’en sert plus que pour créer des musiques synthétiques et des poèmes logiques. Cette action lui est utile, mais pour tous, l'épreuve a assez duré, et ce n'est pas la fausse créativité obsessionnelle de sa musique des sphères qui apporte un soin résolutif ; au contraire, figée dans un espace peuplé d’androïdes, elle entretient le flottement du processus délirant.
Il faut qu’il affronte un évènement-choc partagé en séance pour qu’on parvienne enfin à faire bouger les lignes, pour que je trouve une prise solide du transfert et ouvre une voie thérapeutique efficace. Un jour, Julien entre, vociférant et en furie dans la salle d’attente. J’abrège la consultation en cours d’un patient d’autant plus compréhensif que sa peur l’incite à fuir et reçois Julien qui s’assied étonnamment comme d’habitude. Il se penche vers moi et pousse un cri déchirant qui me glace de terreur. Puis il vocifère un long moment, mais sans le passage à l’acte que je redoutais. Assis face à moi sans bureau qui fractionnerait l’espace de soin, il crie son épuisement, l’absence d’évolution, sa souffrance extrême, la menace des autres, les voix qui le taraudent et l’obligent à mettre en place des contre-feux inefficaces. Son cri est la détresse incarnée, et un appel désespéré. Pour autant, il ne m’agresse pas. Sa vocifération s’adresse plus à ses dominants influents qu’à celui qu’il pourrait considérer comme mauvais médecin au vu de l’enkystement schizophrénique, alors qu’il faut le dire, j’espérais l’illusoire « coup de tonnerre dans un ciel serein » d’une bouffée délirante contingente et traumatique. Après de longues minutes douloureuses pour lui comme pour moi, de le voir ainsi souffrir et se déchirer face à mon impuissance à le soulager, il se tait.
Pense-t-il que je fais partie des dominants influents ? Certains propos le laissent penser. Il est effrayé et attend que je lui parle, mise en demeure dont je mesure l’enjeu vital. L’espace d’un éclair, je pense embarré, ce mot qu’Henri Maldiney utilisa dans sa conceptualisation de l’évènement de catastrophe existentielle. Embarré celui qui, en escalade, se colle, terrifié, à la paroi. Il se voudrait roche, pétrifié, sans plus pouvoir bouger ne serait-ce qu’un doigt, sinon à se lâcher dans la chute fatale dont le seul avantage serait de soulager son insupportable angoisse. Du vertige à l’effroi, l’instant d’une perception du gouffre aspirant, le monde sensible de l’être en situation se paralyse : son corps se vide, tel celui du poilu des tranchées au moment de l’assaut qu’il sait final et fatal pour lui.
La colère de Julien est l’expression de cet effroi, et aussi l’appel d’une main qui lui éviterait la terreur ou la chute. Heureusement, je n’ai pas montré mon effroi. Mon immobilité a évité un passage à l’acte de sa part, comme de ma part. Si je suis resté coi, il a pu y trouver un accueil, prémisse de réponse à son appel. Maintenant, reste à lui tendre la main et qu’il accepte de lâcher sa prise adhésive. Parole et corps se joignent dans ce moment : c’est juste un mouvement en avant de ma part et une parole douce, empathique, contact vocal dans la rencontre de la séance comme dans celle du guide de montagne, mais pas un contact physique dont l’effet pourrait être dévastateur. C’est ma présence empathique et active qui ne fait pas intrusion, mais permet d’envisager une prise dynamique : celle de décoller du mur de l’effroi pour trouver une prise opérante que je suis seul à pouvoir et devoir lui offrir. L’enjeu est vital, il ne faut pas se rater. Je rassemble au plus vite mes intuitions en cherchant une piste, et je trouve une proposition aussi incongrue que lumineuse (après-coup). Je dois inventer et relier du sens. Donc, en béotien de l'informatique, je lui dis mon désarroi et lui passe commande d'un système qui permettrait une protection renforcée de contenus traumatisants pour mes petits-enfants qui sont, comme la plupart des jeunes ados, fous de jeux en réseau et de YouTubers.
Ma présence chaleureuse, calme (au moins en apparence), sans commisération ni emprise, lui permet d’accepter ; il s’apaise. Dans les jours qui suivent, il planche activement sur ce projet d’élaboration défensive que mon intuition n’avait pas choisi au hasard. S’il peut enfin se connecter au wifi puis au monde, c’est pour se défendre et surtout, pour nous défendre tous, mission ô combien salvatrice pour lui. Je lui fais inventer la possibilité de restaurer un intime enfin inviolable, et qui lutte contre la transparence archaïque et l'emprise.
Ma commande voudrait restaurer le dedans/dehors. Non seulement il invente un système, certes tout aussi alambiqué que ne l’est son délire en réseau, mais il remet en place un écran de protection étanche, d’abord par masquage (pseudo à code variable, adresses IP hermétiques et dans la réalité, une barbe naissante), puis il sécurise l’espace d'échange, une zone tampon qui lui permet de contrôler les flux entrants, particulièrement ceux qui entrent de l’intérieur, qui s’imposent violemment et ne lui permettent plus de créer, tout juste de parer tant bien que mal à l’envahissement du délire. Par contrecoup, Julien peut, dans la vie, réintroduire du contact social, ce qu’il fait mais à dose homéopathique.
Son action créative d’un espace d’échange repéré et contrôlé, devient essentielle dans sa capacité à délimiter des frontières plus étanches de l’intime, et à rendre à nouveau praticable son propre espace d’existence. De plus, cet espace protégé est opposable du fait que Julien me présente activement sa validité et son efficacité afin que je le transmette à mes petits-enfants.
Ce n’est plus l’espace collapsé de l’échange délirant. C’est un espace bordé de mise en scène défensive virtuelle, un espace de travail conscient, efficace, qui tente de reconstruire l’unité de l’être.
C’est sa capacité créative mise en mouvement pour s’en sortir, pour exister, mais qui ne vise pas la création d’un objet virtuel, conceptuel ou artistique.
Cette capacité, c’est, pour lui comme pour nous, une fonction vitale et concrète. Dans son cas, elle lutte contre l’engloutissement virtuel et le vol de l'intime. D’un intime traumatique projeté, devenu rebut, qui fait retour sous forme hallucinatoire et délirante, la restauration de la capacité créative lui permet de passer à un intime réapproprié qui construit un vrai rempart contre la psychose qu’on peut qualifier d’expérimentale et virtuelle.
Mon rôle fut de restaurer sa capacité créative à travers l’action sollicitée. Julien a dû retrouver la capacité créative de l’enfant, par le jeu défensif/constructif, qui l’étaye dans son rapport à l’autre et au monde. C’est une position active qui borne les limites du moi et tempère la violence d’un encodage symbolique confondu avec le programme virtuel.
L’élaboration de son espace intime, étanche, s’est jouée dans l’espace d’échange inventé : c’est l’accès au masquage du visage et de la connexion, à la confidence, au refus, c’est le jeu de montrer et cacher, de tenter de séduire, cap très difficile à passer pour lui ; c’est un intime partagé avec un autre imaginaire puis dans le réel, avec un ancien ami.
Julien est passé du vol, du viol de l’intime dans l’espace virtuel magmatique, à la possibilité de cacher en montrant (résister à l’hydre), et de montrer en cachant (exister face à l’autre). Il est passé de l'effraction traumatique (épreuve de la solitude/séparation redoublée de l’épreuve d’immersion virtuelle) à une délimitation qui cherche et consolide le bord de l’intime, celle que décrit Sylvie Le Poulichet dans L’art du danger : « tenter un bord primordial de l'être comme condition première de l’acte d'exister face au danger d’une néantisation ».[i]
Comment parvenir à l’aider à mettre en place ce bord, sa protection, à la rendre opérationnelle même si elle passe parfois par des conduites extrêmes et des actions mutilantes sur le corps ? Il y faut l’inventivité, la tolérance, voire l’audace d’un thérapeute qui invente un espace de travail actif, un espace de créativité transférentiel partagé avec le patient. L’interprétation ne se joue qu’à travers l’action induite, voire dans l’après-coup.
Hugo, une migration destructrice
Hugo, 15 ans, accepte de venir me consulter parce qu’il est exclu de son collège et n’y sera à nouveau accepté qu’à condition de se faire aider. La mesure semble coercitive, type obligation de soin, mais il s’agit d’une mobilisation intelligente de son collège qui perçoit sa souffrance derrière un comportement destructeur, violent et très grossier.
Sa mère l’accompagne et décrit les agissements d’Hugo : extrême insolence vis-à-vis des professeurs et des conseillers d’éducation, violence à l’égard d’élèves, ayant occasionné l’hospitalisation d’une fille pour un bras cassé, des points de suture au visage pour un garçon, et des tabassages en règle à chaque fois qu’il se sent contrarié, et même regardé, c’est-à-dire en permanence. À la maison, il a cassé la porte de sa chambre en cassant ses phalanges, détruit de précieux objets, et a menacé son père. Observant Hugo pendant que sa mère parle, je vois tout son mépris et sa haine. Je regarde prudemment Hugo, puis j’interromps sa mère pour ne pas compromettre la suite de la première rencontre. J’en ai assez entendu pour m’adresser à Hugo, et lui demander si c’est la première fois qu’il rencontre un psychiatre. Que n’avais-je pas dit là ! J’ai droit à un festival de critiques acerbes sur les psychiatres. Le premier qu’il a vu était affalé, ne disait rien, alors il l’a insulté avant de partir brutalement. Le deuxième, c’était pire car il essayait de le comprendre et lui sortait des « conneries ». La troisième, c’était une femme, c’est tout dire, il l’a draguée ; il pense que ça aurait pu marcher. Je suis le quatrième et d’après lui, je m’apprête à passer un sale quart d’heure car les psys sont tous des charlatans, des connards. Il dit ça en me regardant en coin, avec un redoutable sourire narquois. Manifestement, il évalue son effet dans un rapport de force qui présage d’être violent. Prudent, je ne fais que relancer une suite à ces propos, en attendant qu’il dépose les armes. Je sais qu’il en a besoin, qu’il veut ferrailler avec moi, pour exacerber sa puissance mégalomane afin de masquer son mal.
Je sais également qu’il est tout aussi capable de faire mal que de se faire mal, et qu’un passage à l’acte suicidaire est loin d’être exclu, ce que ses propos, un peu plus tard, confirmeront. Pour l’instant, c’est le moment de la rencontre, ou plutôt d’une tentative de rencontre, sachant ce qui s’est mal passé avec les précédents psychiatres. Il s’agit de ne pas rater l’entrée.
J’aime ce défi, de jouer serré pour poser les bases d’une vraie rencontre. Pour l’instant, de sa part, c’est plutôt le regard qui tue, ironise et méprise, ce qui me rappelle l’adolescent ravageur et ravagé du film Will Hunting face à Robin Williams dans le rôle d’un psy qui relève le défi d’accompagner Will. Même si le film a un côté mélodramatique discutable, le face-à-face est passionnant et pousse au plus loin dans ses retranchements le psy jusqu’à presque le détruire et lui faire quitter sa place transférentielle pour mieux l’écraser. Will y parvient un instant, lui fait perdre pied, le psy souffre et devient agressif, mais il se reprend et s’adresse à Will dans l’horizontalité d’un face-à-face de personnes souffrantes. Ça marche… mais dans le film !
Hugo, narquois, a bien l’intention de me mettre aussi à l’épreuve, c’est une nécessité pour lui face au danger que représente l’autre. Mais à chaque rendez-vous, il vient seul, ponctuel, pour dire que ça ne lui sert à rien, puis parler de ses exploits dans le registre de la provocation et de la violence. Persuadé de sa force, il tente de me rendre complice de ses agissements et de ses pensées extrémistes sur un mode pervers. Ses propos racistes, ses provocations de nazillon, je les reçois sans broncher, sans manifester d’opposition car je sais qu’il n’attend que ça pour me faire plonger avec lui dans son désastre.
Si ma douleur intérieure est contenue, c’est grâce à la confiance que j’accorde à cet adolescent en crise. Je dialogue « tranquillement » tout en le guidant vers un autre registre, avec un recul philosophique : « pourquoi devrait-on penser comme tu le fais ? » L’intention, à l’instar de ce qu’enseigne le renard au Petit Prince s’il veut espérer l’apprivoiser, est de tenter une approche centripète graduelle, sans qu’Hugo ne renforce ses défenses. Ça marche ! Ses propos alternent entre des confidences de mal-aimé, d’échecs auprès des filles, d’un sentiment d’avoir toujours été incompris, même ses parents, avec des déclarations insoutenables d’extermination et de torture exprimées avec une jouissance manifeste.
Hugo surfe depuis un certain temps sur les sites ultra-violents, particulièrement ceux en lien avec Daesh. Il me dit avec un rire sardonique qu’il a bien l’intention de rejoindre Daesh, ce qui confirme les propos très inquiets de ses parents. Il a déjà pris contact avec un tuteur, ce qui confirme mon impression lors du premier rendez-vous : « un bon candidat pour Daesh ».
Nous approchons de l’intime, et Hugo redouble de violence dans ses propos, mais ses parents me font part d’une évolution favorable à la maison et au collège. Il cherche le contact social et relationnel, mais au moindre obstacle il retrouve son comportement violent. Difficile dans ces conditions d’être accepté par les autres, ce que nous évoquons ensemble, et il en convient.
À l’approche d’un rendez-vous avec le juge en lien avec ses agissements violents, il sent que son système de défense le conduit à un exil social encore plus grand, et il avoue qu’il ne veut pas causer de problème à ses parents même si, dit-il en souriant, ça ne leur ferait pas de mal. Pour la première fois, Hugo s’adoucit et me pose des questions riches de sens : vous avez des enfants… ils ont quel âge ; qu’est-ce qui font dans la vie… ils ont fait des conneries… et vous ? Je réponds patiemment à toutes ses questions sans lui dire les nombreuses conneries que j’ai faites pendant mon adolescence (mais en y pensant, ce qui relativise la situation). Cet échange lui permet de se sentir en sécurité et de me faire confiance.
La suite, après 3 mois d’une joute acharnée, prend la forme d’une psychothérapie intensive. Hugo révèle sa souffrance d’enfant unique ballotté au gré de nombreux déménagements liés au travail de son père. À chaque fois, il vivait la solitude et le rejet car son corps malingre et son inhibition prêtaient le flanc aux moqueries, aux humiliations face auxquelles il n’avait trouvé comme réponse que la violence. Cette spirale infernale a commencé très tôt et il en a fait le reproche à ses parents qui lui imposaient sa vie nomade et ses souffrances. Car derrière la violence, son mal-être et sa mélancolie le tenaillaient sans qu’il puisse en parler à quiconque, persuadé qu’on n’en ferait pas cas. Il n’avait probablement pas tort.
Depuis quelque temps, nous parlons à chaque séance d’un sujet de la plus haute importance pour Hugo : comment rencontrer une fille, quoi lui dire, comment faire pour être aimé ? Il n’a absolument pas le mode d’emploi, si tant est qu’il y en ait un. Hugo ne fait pas dans la dentelle : propos abrupt, drague humiliante et rejet violent si la fille hésite et tente de le faire entrer dans un jeu de séduction où patience et décryptage du désir nécessiterait de redoubler d’habileté. A travers des petites saynètes, nous explorons les situations, sachant qu’au-delà de séduire, il s’agit avant tout pour Hugo d’espérer trouver sa place dans la vie relationnelle, ce dont il n’est pas convaincu.
Je dois dire que je me réjouis le jour où il vient me déclarer qu’il va exterminer Daesh après leur avoir fait croire qu’il était de leur côté. Je souris en lui disant qu’il sera alors vraiment le plus fort, mais Hugo est très sérieux et affirme qu’il ne veut plus de violence, qu’il va tuer la violence, qu’il va tenter d’aimer. Aujourd’hui encore, il essaye mais c’est difficile, et il vient m’en parler à chaque fois qu’il bute sur ce qu’il considère comme un échec. Alors, je lui fais comprendre qu’un obstacle n’est pas un échec, mais ce n’est pas encore gagné !
Que nous enseigne la rencontre avec Hugo ?
À première vue, le cabinet feutré du psychiatre ne semble pas le lieu adapté pour accueillir Hugo, d’autant qu’il a déjà vécu des expériences pénibles avec des psychiatres qui ne l’ont pas accepté ou qui ont renoncé, parfois avant même de tenter une rencontre avec lui.
Avant d’exercer exclusivement dans un cabinet confortable, j’ai longtemps pratiqué des temps thérapeutiques dans la nature généreuse des Ardennes. Les rivières y sont froides, les arbres y sont immenses. Dans les anfractuosités des ardoises acérées, on se cache, on se cherche, on se perd dans un bruissement sauvage, comme l’ont si bien exalté André Dhôtel, Julien Gracq et Jean-Marie le Sidaner. C’est là que deux fois par semaine, avec un collègue psychologue et une éducatrice, j’emmenais des enfants psychotiques, ainsi que des jeunes adolescents en rupture et en échec, pour tenter une rencontre hors norme, dans un acte d’avant la parole qui venait clore le temps en groupe : franchir une rivière, escalader, grimper aux arbres, passer de branche en branche, bref, se confronter au réel et à la dimension pathique, préreprésentative, de son être mis en situation et au défi du franchissement. J’aurais probablement eu peur avec Hugo qui n’aurait pas manqué de se mettre en danger, mais de toute façon, ce genre de soin est désormais impossible, principe de précaution et de sécurité obligent. Je l’ai tout de même dirigé récemment vers une pratique d’urbex, demise en situation et d’exploration en milieu urbain, bien encadrée par des « grands frères ».
Ceci dit, aucun regret, la rencontre dans mon cabinet a pu avoir lieu avec Hugo, non sans mal. Le premier instant de la rencontre, toujours important, l’est encore plus avec un adolescent. Il faut comprendre qu’Hugo attendait de moi une réelle présence et une attention sans faille. Il était à l’affût du moindre signe d’incompréhension et de fragilité. Il ne veut ni d’un copain, ni d’un autre parent. Il n’est pas là pour être réduit un diagnostic, avec l’assurance du savoir et la condescendance d’usage chez les psys. Il lui faut un accueil, une présence du regard, un respect et surtout, la neutralisation de la déploration parentale et de leurs jugements à l’emporte-pièce.
Tout se joue dans ces premiers instants, d’autant plus quand un adolescent vient par contrainte et sous la menace, quand bien même la demande des parents est justifiée. Il faut donc redoubler d’habileté quand un parent commence à décrire le motif de consultation de son ado, afin qu’il ne se sente ni exclu, ni jugé. Comme dans un jeu de ping-pong, il s’agit de le faire participer, qu’il s’oppose, qu’il critique ou qu’il acquiesce, peu importe. Surtout, il s’agit d’interrompre les parents au bon moment avant que le pire ne soit dit, car il y a risque de dégâts relationnels importants et de rupture. Et là, il n’y a pas de choix ni de recette, il faut aller au charbon.
La seconde étape de ce défi thérapeutique oblige à une invention, une créativité et une mise en question des acquis d’expérience et de connaissance. Tout l’art est à mon avis de savoir parler de choses et d’autres, de ce qui l’intéresse, mais de s’y intéresser vraiment sans faire semblant et sans jouer à celui qui sait, alors qu’on connaît si peu sur les adolescents et leurs nourritures imaginaires, sur leur intimité avec les mondes virtuels, le maniement du dialogue numérique. Ils le savent, notre compétence ne se situe pas là. Cela leur offre l’occasion de nous enseigner, donc de partager et de ne pas être en dette. Par contre, les adolescents attendent une justesse et une consistance de notre place, de nos interventions et de nos propositions thérapeutiques. Au fil des séances, le moindre faux pas, et c’est le risque d’une perte de confiance, d’une rupture, donc le danger d’aggraver la symptomatologie aiguë de crise et le risque de passage à l’acte.
Quels conseils, sinon de ranger nos chers bouquins de référence, nos classiques et nos petites certitudes. Tout ce savoir est à reconsidérer, à repenser, pour chaque adolescent et à plusieurs reprises au fil de la psychothérapie. C’est une déconstruction du processus de connaissance qui nous permet d’être enseigné par l’adolescent venu exprimer son mal-être. Le sérieux, oui, mais pas l’esprit de sérieux. L’humour, oui, mais pas la démagogie. La proximité, oui, mais pas la complicité. L’aura, oui, mais pas la hiérarchie. Il est bon aussi de savoir parler de futilités, qui n’en sont pas car elles nous conduisent à l’essentiel par cercles concentriques jusqu’à l’intime.
Enfin, il est nécessaire de se tenir informé de ce qui circule sur les réseaux sociaux, avec le danger que l’on sait d’embrasement, de manipulation destructrice par des tuteurs véreux, ce qui accentue, et même provoque les passages à l’acte autodestructeurs et suicidaires. Je m’y suis confronté à plusieurs reprises, et tout dernièrement, avec le blue whale challenge, dont j’ai évoqué le processus dans le dernier BIPP, le final des 50 séquences de manipulation et de mise en danger étant le suicide en direct. De même en ce qui concerne périscope, mais aussi les initiatives éphémères suscitées par ceux qui veulent faire le buzz sur les réseaux sociaux. Là encore, il faut être curieux et passer du temps à écouter ces adolescents quand ils parlent de leurs pratiques et de celles de leurs « amis » sur les réseaux sociaux.
De manière générale, il est bon de s’informer, ce n’est pas inintéressant, sur le star-system et son utilisation du cerveau disponible télévisuel des adolescents : téléréalités dont la débilité affolante qui nous saute aux yeux, cache en fait l’obsession d’être regardé, car être regardé, c’est avoir l’illusion d’exister. Si on s’offusque à juste titre de la pratique des tuteurs russes cyniques et des tueurs du blue whale challenge, on peut tout autant s’offusquer des pratiques cyniques décérébrantes des médias télévisuels et d’Internet.
Passage à l’acte, incapacité à penser, comportement violent en lieu et place de ce qui ne peut se dire, car la parole est otage d’une histoire traumatique. Tout cela fait d’Hugo un délinquant violent aux yeux de l’entourage, excepté sa mère qui croit encore en lui, et moi bien sûr. S’il s’était exprimé ouvertement sur sa tentation de rallier Daesh, il aurait été stigmatisé en tant que radicalisé ou « en voie de radicalisation », et sûr qu’alors, il se serait engouffré dans cette brèche existentielle illusoire : « je suis car je suis daesh, l’extrême qui n’a peur de rien ». L’infatuation d’un narcissisme souffrant est le piège dans lequel il nous faut surtout ne pas tomber, car c’est le destin d’Hugo et de nombreux ados qui est en jeu dans ce défi soldé de faux soldat qui devient chair à canon pour des pervers très performants dans leur cynisme.
Thierry Delcourt, Psychiatre, Psychanalyste, Reims - delcourtthierry@9online.fr
[i] Sylvie Le Poulichet, L’art du danger, éd. Anthropos, 1996