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Quand
Samedi 4 juin 2022

La psychanalyse nous enseigne que le rapport du sujet à sa propre langue est établi d’une façon bilingue. Freud lui-même utilise la métaphore de la langue étrangère pour rendre compte de l’altérité de l’inconscient. Melman disait que le sujet est « taillé dans la langue » puisqu’Être taillé dans la langue, suppose la castration.

Je vais essayer de vous parler à partir de ma pratique, en tant que psychologue dans une institution qui recevait, il y a quelques années, beaucoup de jeunes que nous appelons aujourd’hui MNA (Mineurs Non Accompagnés), qui à l’époque étaient appelés « mineurs isolés ». Ces nouveaux arrivants signaient un contrat d’accueil et d’intégration qui conditionnait leur accueil sur le territoire français. Ce contrat se basait sur l’apprentissage de la langue française comme une formation obligatoire à l’issue de laquelle le candidat passe un examen comportant des épreuves écrites et orales. Cet examen conditionnait l’attribution des papiers de résidents.

Deux questions se posent. La première interroge le lien entre la dimension de l’accueil et celle de la contractualisation et comment rendre ces deux dimensions compatibles. La deuxième est : dès l’instant où ce contrat porte sur la nécessité d’apprendre la langue d’accueil comme condition même de l’intégration, n’y a-t-il pas là une vision réductrice de cet apprentissage ? Ainsi l’apprentissage de la langue d’accueil peut-il être opérant sans recours à la manière de dire dans l’autre langue ?

Mon propos n’est pas binaire, entre d’un côté les méchantes institutions de l’État et de l’autre les gentils nouveaux arrivants. Mon propos est plutôt de prendre en compte ce constat très juste de l’approche par la langue pour savoir si cet apprentissage dans le sens technique du terme peut permettre à l’autre d’être symboliquement inscrit à la même édification commune, sans renier sa singularité mais en évitant les travers des réflexes narcissiques d’une identité exclusive.

Autrement dit, comment traiter un problème de structure qui n’est que notre rapport à l’autre ? Cette réponse du côté du contrat peut-elle assigner les nouveaux arrivants à l’ordre du désir et non à celui du besoin et de la jouissance.

Il y avait dans ce contrat le mot « accueil ». C’était l’accueil qui soumettait l’accueilli à un contrat définissant et réglant les modalités de son arrivée, son séjour et son éventuel départ. Une distance donc qui sépare l’accueil contractuel et un accueil que l’on pourrait appeler hospitalier. L’exécution du contrat est sujette à toute sorte d’incertitude : accueil sursitaire tout fourchu de conditions (évaluation, validation, certification, attestation, sanction, diagnostic, repérage social, contrôle sanitaire, suivi administratif, mise au point, bilan, etc.). Il faut aussi dire que ce contrat ne boude pas les mots généreux comme offrir, recevoir, permettre, former, accorder. En effet, dans ce procédé, la maîtrise de la langue était posée comme un des préalables à l’intégration de la personne accueillie. L’acquisition d’un titre de séjour durable exige l’épreuve du seuil linguistique.

Apprendre une langue suffit-il pour conclure à la réussite de l’accueil et parler d’intégration ? La question linguistique qui nous intéresse commence là : pour un homme, partir dans un autre pays, ce n’est pas seulement changer de pays et parler une autre langue, c’est aussi changer de place dans sa propre parole. Ce changement ne va pas sans embarras pour le sujet.

Si on se réfère aux hypothèses de Charles Melman concernant les effets subjectifs de la migration linguistique, retenons deux hypothèses : la première hypothèse s’applique à une femme qui, dans la mesure où elle a déjà connu une forme de première migration, celle d’émigrer de l’Autre côté pour devenir femme, est plus apte à supporter la situation d’immigration. La deuxième hypothèse concerne un homme. Pour lui, changer de langue le met dans la position d’un faire semblant qui le ramène du côté Autre, donc pas à sa place. Cette migration que l’on peut qualifier de migration forcée, si elle est acceptée, peut ainsi être vécue comme une féminisation.

Dans la situation qui nous intéresse aujourd’hui, l’étranger ne se présente pas comme un infans, comme quelqu’un qui ne sait pas encore parler, mais comme quelqu’un qui parle autrement. L’étranger n’est pas quelqu’un dans l’impossibilité de parler mais dans l’impossibilité de traduire, de se traduire. Si l’étranger aspire à habiter la langue d’accueil, c’est à partir d’une langue première qui l’habite et qui définit son « étrangéité » même. La nécessité de prendre en compte cette première langue est due au fait qu’elle n’est jamais un simple outil de communication. C’est par la langue maternelle que passent tous les processus de traduction, consciente ou inconsciente des événements de la vie psychique.

Pour la psychanalyse, l’important est moins la langue que l’on parle que celle au travers de laquelle « on a été parlé ». Le sujet humain est parlé avant même de parler lui-même. Et quand il se met à le faire, c’est à partir de cet immense discours déjà tenu à son propos. D’où l’importance de penser l’accueil linguistique autrement que comme un apprentissage fonctionnel de la langue d’accueil. Certes, apprendre la langue d’accueil est précieux à condition peut-être que celle-ci s’ouvre à la langue de l’autre, en permettant la circulation des manières de dire d’une langue à l’autre. L’accueilli a besoin de donner sa langue à l’autre, la greffer sur l’autre langue pour se retrouver.

Tout l’enjeu pour le nouvel arrivant est de s’approprier son parcours, de construire ses modes de dire dans une autre langue. En excluant cette possibilité, la langue d’accueil se réduit à un outil, à un instrument hors altérité.

Premier exemple : il m’est arrivé d’entendre, lorsque de jeunes primo-arrivants se croisaient dans notre service et échangeaient dans leur langue d’origine, la remarque suivante de certains collègues : « Ici, on parle français ». Cet impératif m’avait interrogé et m’avait rappelé le cas de collègues qui lorsqu’ils assistaient à la conférence d’un psychanalyste se demandaient par crainte de ne pas comprendre si ce dernier parlait bien français. Crainte qui pouvait être lue comme celle d’être délogé de sa place.

Deuxième exemple : il s’agit d’un jeune garçon de 17 ans ayant toujours vécu en Algérie jusqu’à ses 16 ans. Pendant son accompagnement par notre structure, l’équipe éducative a rencontré de nombreuses difficultés à lui imposer les cours d’apprentissage de la langue. Il refusait de participer disant « que ça ne servait à rien et qu’en plus, il n’y avait que des vieilles femmes ». En m’intéressant à la difficulté de ce jeune, j’ai pu constater que malgré sa scolarisation en Algérie, il n’avait pas acquis les bases de la langue arable classique. De même que pour la langue française, l’alphabet n’était pas acquis. En revanche, ce jeune avait appris rapidement à manier un langage de « quartier » et la question dans la difficulté était de savoir ce qu’il ne voulait pas quitter et en quoi ce « parler quartier » pouvait inscrire pour lui une position sexuée.

Vivre ailleurs oblige à passer de la confrontation à la question du lieu, à celle du domicile et à celle de la patrie. Cette confrontation à un exil réel peut amener l’exilé à refouler l’exil de structure auquel nous avons tous à faire.  Un exil du côté du traumatisme qui empêche de prendre en compte l’exil de structure. Dans ce cas, l’accueillant ne peut entendre cette histoire-là que s’il a lui-même pris en compte l’exil de structure, et c’est cette prise en compte qui permettra à l’exilé de ne pas se fixer sur son traumatisme. Cette rencontre n’est possible que dans une parole qui soit un pacte, rencontre qui ne pourra pas être contractualisée mais qui permettra à chacun de prendre la mesure que nous sommes tous bilingues.

Comment donc, pour un exilé, ne pas confondre jouissance et désir et être uniquement dans le besoin, et pour les accueillants ne pas confondre l’accueil et l’aide ? Comment donc un discours organisant une solidarité entre S1 et S2 et visant l’altérité doit-il maintenir un juste écart entre ceux qui commandent et ceux qui sont commandés, écart nécessaire pour que l’autre soit reconnu et surtout pris en compte dans le discours sans que la place de ceux qui commandent soit délégitimée.

Nazir Hamad – Merci. J’ai envie d’introduire par ceci, pardonnez-moi, mais, j’ai envie de dire que, pour la langue, il y a des statuts différents, pour les langues. Je ne suis pas sûr que si vous parlez anglais cela donne le même statut que si vous parlez arabe. On peut même avoir honte de parler arabe en France mais devant quelqu’un qui parle anglais, quand-même, on a un respect pour son statut d’anglophone. Ça fait même honte aux enfants. Je connais un jeune qui ne supporte pas l’idée que son père est anglais. Son père est [position sociale importante], il estanglais, il parle le français, selon les discours de son fils, « comme les Algériens ». Le jeune dit : « J’ai honte quand mon père arrive à l’école ». Il dit, lui, que son père et les parents algériens, on dirait que ce sont les mêmes, comme si son père et les parents algériens étaient semblables. Et alors, vous voyez que ce que ce fils dit n’est absolument pas conscient de l’accueil que l’école réserve à cet Anglais par rapport à celui réservé aux parents algériens.

Quoiqu’on en pense, une langue a un statut, exactement comme une nationalité. Voilà. Et ma question est la suivante. Je l’ai diten Allemagne. Il manque beaucoup d’ingénieurs en Allemagne. Pour vous donner un exemple, Tesla qui y construit une usine n’arrive pas à embaucher des ingénieurs. Il y a un besoin de 6000 ingénieurs. Et, ils disent aux autres qui travaillent : « Si vous arrivez à embaucher des ingénieurs, vous recevrez une prime de dix mille euros ». Eh bien, vous savez, tous ces gens qui ont été embauchés, ils n’ont absolument pas besoin d’avoir la moindre connaissance de la langue allemande. La langue qui les unit tous, c’est l’anglais. Si vous parlez l’anglais, c’est bien. Alors, voilà aussi comment on se console un petit peu. Quand l’économie marche, cela ne pose jamais de problème le sujet de la langue. C’est quand l’économie ne marche pas, quand on reçoit ces pauvres gens qui posent un problème, on leur dit « Apprenez le français »,« Assimilez-vous ». Mais jamais, on ne dit aux autres, aux ingénieurs « Assimilez-vous ». Jamais. On a besoin d’eux, l’économie a besoin d’eux, ils ont leur place. Et c’est une faveur qu’ils soient là et qu’ils travaillent chez nous.

Vous voyez, le statut de la langue, le statut de la personne, sa formation, c’est essentiel, tout cela entre en jeu. Et malheureusement, c’est une réalité de l’immigration.

Et puis la langue est à l’image de l’économie. Une langue est prospère quand l’économie est prospère. Une langue est pauvre quand l’économie est pauvre. Je vous donne un petit exemple : tous les Libanaisétaient francophones. Allez trouver maintenant encore [au Liban] des francophones… ils sont tous anglophones. Vous voyez comment un peuple entier qui était lié à la France, qui parlait le français, pour qui la France, la francophonie étaient vitales, tout à coup, ils deviennent tous anglophones. Ils parlent anglais, l’américain, comme un Américain. Quand j’écoute les jeunes parler anglais, j’ai l’impression d’être dans une ville américaine mais avec une langue anglaise très châtiée. J’ai envie de dire même qu’ils parlent mieux anglais que les Américains. Je trouve que c’est un exemple qui nous apprend à relativiser le regard sur la langue, sur la civilisation, sur la culture… Finalement, s’il y a quelque chose de vrai qui s’impose et qui impose la langue comme une puissance majeure, c’est l’économie.

Noureddine Hamama - Et qui produit une langue du Maître ? Nazir Hamad - Exactement, une langue de Maître.

Noureddine Hamama - Oui, tu as raison, c’est l’exemple du français qui perd un peu sa place au Liban. Il se passe la même chose en Algérie. Bien sûr, l’histoire n’est pas pareille mais le français est en train de perdre beaucoup de place. D’ailleurs, une loi a été votée récemment pour inscrire dans les textes que ce n’est plus maintenant le français la deuxième langue mais l’anglais. En Algérie, ce qui a fait des ravages, c’est la question de l’arabisation par la force, entre guillemets, du fait que cela n’a pas été préparé. Du coup une langue a essayé de chasser l’autre au lieu de lui faire un peu de place. On a parlé, à un moment donné, de gamins qui étaient analphabètes bilingues. C’est le cas de ce jeune dont je vous ai parlé qui ne maîtrisait ni l’arabe, ni le français, alors qu’il a été à l’école en Algérie. C’est vraiment très, très difficile. En Algérie le français aujourd’hui, il faut payer des cours particuliers très chers pour l’apprendre. Ce n’est plus une langue automatiquement apprise à l’école. Moi, j’ai appris le français à l’âge de 5 ans, j’étais chez les Sœurs. Les Sœurs nous apprenaient le français mais elles respectaient notre langue, et le dialecte, et, parce qu’il y avait des gamins plus âgés, ceux qui parlaient l’arabe littéraire, elles ne voulaient pas effacer la langue maternelle, entre guillemets.

Gilbert Elkaïm - Pour poursuivre sur cette question de la langue, notamment sur la langue du Maître, aujourd’hui l’Union Européenne a 27 États membres. Aucun d’entre eux n’a l’anglais comme langue principale. La République d’Irlande parle le gaëlique. Donc aucun.  Or, qu’est-ce qui se passe, on parle, je n’appelle pas cela vraiment de l’anglais, c’est une sorte de globish mi-créole.  Il y a eu une directive européenne qui a imposé à tous les États membres de faire preuve de multilinguisme sur leur titre d’identité ; donc, de présenter leur fiche d’identité dans la langue du pays mais aussi de choisir une autre langue. La France aurait pu choisir le maltais, par exemple. Mais non, la France a choisi l’anglais, bien sûr. La Présidente de la Commission européenne qui est parfaitement germanophone et aussi parfaitement francophone parle anglais,

Donc, la soumission à la langue du Maître, je citais Klemperer tout à l’heure, est quand même quelque chose d’important, cela devient effectivement, comme diraient certains, une sorte d’habitus en quelque sorte.

Noureddine Hamama - Je voudrais justement dire un mot sur la question d’une langue honteuse. C’est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes de la deuxième génération en France qui n’ont pas pu parler la langue arabe parce qu’elle était honteuse, justement. Donc, ils pouvaient la comprendre ; j’en ai toujours été étonné, mais, ils ne pouvaient pas l’articuler, donc, ils ne pouvaient pas la parler, alors qu’elle était parlée dans les familles. J’ai fait, il y a très longtemps, un travail universitaire là-dessus. Et donc, du coup, cette langue inter-dite, parce qu’elle venait quand même dans les achoppements, entre guillemets, du français, dans l’intonation. Elle était comme un blanc. Mais, elle était honteuse. Il ne fallait surtout pas la parler parce que c’était, comment dire, une langue pas bien accueillie, il fallait la cacher.

Martial Fahri - C’est à propos justement de la langue française, de la perte d’influence de la langue française. Je ne sais pas si la langue anglaise s’impose comme la langue du Maître. C’est le cas certainement en ce moment. Mais au Maghreb, au Liban, le français était aussi la langue du Maître. On le regrette comme une perte d’influence mais bon...

Noureddine Hamama - Oui, je voulais préciser quand-même : bien sûr qu’après l’Indépendance, l’arabisation a fait beaucoup de dégâts en Algérie. On a fait avec Nazir un séminaire sur deux ans, à Lyon, sur la question de la langue arabe et son rapport avec l’inconscient, et la colonisation. En tout cas en Algérie, on a essayé d’évacuer la langue maternelle. La langue arabe, le dialecte, en tout cas la langue arabe littéraire n’avait pas droit de cité à l’école. Donc d’une certaine manière, après l’Indépendance, c’est une autre colonisation qui s’est poursuivie mais à l’envers. C’est toute cette difficulté, est-ce que pour introduire une langue, il faut en effacer une autre ?

Nazir Hamad - Peut-être. Moi personnellement, je vais finir à mon niveau avec cette phrase : « Tant qu’il y a quelqu’un qui veut votre bien, vous êtes en danger». Et moi, je me suis dit que peut-être la seule chose qui m’a préservé de ce bien, c’est la psychanalyse. Mon analyste n’a jamais voulu mon bien. Voilà.

  



Notes