Comité Freud, Tel Aviv le 29/02/2016
Cette intervention issue de ma thèse : « Encore vivre, à l’écoute des récits de la Shoah » traitera plus particulièrement de l’analyste à l’épreuve de la Shoah et de l’effacement des noms.
Fille et petite fille de survivants, j'ai eu un long parcours analytique où pendant plus de treize ans, je n'ai jamais parlé de la Shoah, simplement parce que je n'avais aucune idée d'un lien éventuel entre cet événement et ma vie, ainsi que sans doute mes trois analystes malgré leur très grand professionnalisme.
C’est donc le manque qui a ouvert le champ de ma réflexion personnelle, devant une béance ou tout semblait m’échapper ou nul ne semblait prêt à m’entendre. Cette réflexion me sera aussi souvent renvoyée en écho par de nombreux survivants et enfants de survivants. La Shoah, événement du réel, est restée une partie ineffaçable de leur vie et ce jusqu'à ce jour. L’histoire s’est rompue, a pénétré l’histoire des familles, l’histoire du sujet. Il ne s’agissait pas seulement d’assassiner les juifs, mais de les effacer, de tenter de les faire disparaitre de la mémoire même de la terre et de l’humanité.
Alors, dans un monde contemporain traversé par cette épreuve, existe-t-il une conduite de cure particulière aux patients survivants et à leur famille, et quelles sont les formes d’écoute possibles pour l’analyste lorsque confronté à l’entame de la vie chez le patient, il peut être saisi par des émotions et des mécanismes de contre-transfert violents qui émergent et s’organisent dans le but de protéger ses propres forces de vie. Ce sont les questions que j’ai traversées entre la France et Israël, au détour des récits d’une quarantaine de mes patients, ceux d’Amha et ceux du Mahon Davar, ainsi qu’au détour de nombreux entretiens avec des analystes, fragments de clinique et de réflexions partagées.
Il a fallu me rendre à l’évidence : la conduite de ces cures ne se déroulait pas toujours comme j’avais pu l’expérimenter auprès d autres analysants, et réinterrogeait les champs théoriques classiques de la psychanalyse.
En effet, être survivant, c’est être ramené dans sa plus simple expression au besoin impératif de vivre encore. La psyché du survivant est dès lors entamée, trouée par la durée et l’intensité de l’effacement, le nombre des disparus, la brisure de la filiation, la perte de la confiance en la vie et l’immense difficulté de réinvestir le registre de l’homme désirant.
Si la question de l’analyse, reste toujours celle de l’Oedipe, de la famille, du corps, du désir, avec ces patients, vient en résonance, la question de l’Histoire et de ce que les nazis ont fait de la famille, du corps, de l’amour, de la sexualité et de la mort. Clairement, l’atteinte fondamentale dans ces cures se présente plus comme un effondrement de la position du sujet sous l’emprise de la machine nazie que comme une blessure traumatique individuelle. Se joue alors avec l’analyste une scène qui répond comme en miroir à l’effacement des noms des juifs, et permet de penser la restitution du nom et l’identification du sujet à l’espèce humaine. Autour du sujet pris dans l’effroi se croisent deux registres. Le premier, plus archaïque de l'identification, de la restitution du nom et de la restauration du sujet dans son humanité, et le second, plus œdipien, celui de la mise en jeu du sujet et de son désir. Dans une rencontre dissymétrique, analyste et analysant s’inventent une tentative partagée de reconstruction d'un récit de vie là où il a été encerclé et clos dans l'absurde de la barbarie nazie. Jacques né en 1946 me dit : Pendant la Shoah, mon père est caché avec d'autres juifs. Les soldats allemands passent et il empêche sa petite fille de quelques mois de pleurer en lui appliquant sa main sur la bouche et elle meurt étouffée .Jacques devant la mort de sa petite sœur se heurte à l'identité du père : Père assassin, infanticide. Père héros qui sauve la vie de juifs au prix de celle de son bébé, père victime détruit par la mort de sa fille, père terrifiant et inquiétant, père silencieux, père adulé.
L'analyste peut-il se préparer à entendre qu'il existe un autre espace dans l’humanité, où la Shoah a pu être conçue contre l’humanité? Peut-il entendre ce registre de l’effacement et l'entame qui lui répond dans la psyché afin d’y travailler? Accéder à ce registre, y régresser, l'interroger, l’invite à inventer de nouveaux dispositifs dans la conduite de la cure. Partir de l’analyste, de ses émotions, de son contre-transfert est donc pour moi fondamental, de par le rôle majeur que cela joue dans le possible de la cure. M’interroger, devait passer par le fait d’interroger l’autre, analyste dans sa clinique plus globale. La richesse de certaines rencontres passées avec des collègues n’était pas étrangère à cette démarche, ainsi que l’envie de confronter ma pratique, la curiosité de voir comment les autres se démêlaient de cette affaire là.
Si être analyste, c’est prendre des risques, alors devant la Shoah, devant tous les génocides, les risques augmentent. Être analyste, c'est accepter le risque de se laisser troubler et parfois sans l’avoir prévu, de s'interroger sur sa propre position, ou celle de sa famille pendant la période de la guerre, une histoire familiale connue ou ignorée, héritage qui surgira peut-être au détour d’une réflexion anodine de son patient... Tout cela resterait dans la banalité des relations analyste- analysant, si il n’y avait pas pour ces patients une toile de fond différente, où justement ces éléments permettront ou feront barrière à l’émergence de la partie trouée et déchirée de leur histoire. Ici, se joue le silence contre-transférentiel de l’analyste devant le trou, l’émergence de la violence des fantasmes du sujet au travail. Trou de la mémoire des survivants, vacuum de l’écoute flottante et béance de la souffrance, comment ces trous se reflètent-ils ?
Un patient français me raconte que lorsqu’il a confié après de longs mois quelques bribes de son expérience du temps de la Shoah à son analyste, à la fin de la séance, celui-ci propose une interprétation en employant l’expression « Peuple élu ». La violence qui étreint ce patient ainsi que ce qu’il fantasme de la violence de son analyste, s’entrechoquent dans sa tête. Devant ce qu’il vit comme une menace dans le vacillement de son thérapeute sans une parole, il arrête les séances.
Devant ce passé qui n’est pas passé, de quelle expérience l’analyste doit-il être porteur, de quelles capacités de régression, de retour dans l’écoute, non pour entendre l‘inconscient, exercice classique de notre métier, mais pour se confronter au trou, à la béance de son patient? Comment se gère le voyeurisme, l’excitation, la régression, pour ceux qui doivent entendre ces récits. Le montage nazi appelle une régression dans la culture allemande jusqu’au lieu de la jouissance dans la violence d’excitations mortifères et sexuelles: chambre à gaz, exposition des corps, sadisme. Dans ce sommet de l'insupportable, comment faire pour qu’un instant d’excitation ou de curiosité de l'analyste ne vienne pas polluer le récit du patient.
Après plus de trois années de thérapie, Rachel me parle du commando spécial où elle travaillait à Auschwitz. Elle me dit: " Je déballais les paquets et soudain je suis tombée sur un bébé nouveau-né." Sans réfléchir, je lui demande : " Etait-il en vie?". Elle me regarde, je la sens choquée, elle a du mal à parler et puis elle rétorque en yiddish: "Mais quelle question!"
Je nous sens arrêtées à la porte de cette scène, elle dans une lourde tristesse, une déception peut être, et moi glacée par un sentiment de "raté", de chute. Injectant du réel, de mon réel, dans son récit, laissant surgir mon inquiétude et ma frayeur, je perds ma position analytique. Nous nous quittons choquées sans plus de paroles. La semaine suivante je sens et elle me fait sentir qu'il a fallu tout notre parcours pour surmonter ensemble cette séance passée.
L'analyste, prend aussi le risque de dévoiler, de réactiver une douleur qui peut renvoyer le patient vers l’archaïque et le néant. Ici pas de parole libératrice, les sanglots étouffent et la stupéfaction s'installe encore et encore. Peuvent être soulevés à leur insu des secrets à peine effleurés dans l’émergence du trou : Jacques vient à Amha parce que sur la suggestion de son ancien thérapeute, il a fait des recherches sur son père mort en déportation, jusqu'à découvrir qu’il était Kapo ce qui a mis un point d’arrêt à sa thérapie. Danièle me rapporte que lors d’une séance de parole d'enfants de survivants, elle dit :" Maman était trop belle ". Le groupe l'interroge sur ce "trop" et ce "trop" fait son chemin en elle. Elle en parle à une cousine plus âgée, qui gênée lui répond, que c'est, parce qu'elle était "trop belle", que sa mère a pu survivre à Auschwitz. Danièle effondrée n'en n'apprendra pas plus.
C’est l’immense difficulté de croire encore à l’humanité, après ce qu’ont vécu ces patients, qui vient mettre à l’épreuve, le contre-transfert des analystes, jusqu'à, comme le remarquent divers auteurs, en empêcher le questionnement et l’élaboration.
Quelque chose dans le récit du patient peut déloger l'analyste de sa bienveillante neutralité, l’éjecter de sa position thérapeutique : Un ami psychanalyste me raconte « Mon patient me parle de "chaussettes" et brutalement, ces "chaussettes" me renvoient à mon histoire familiale pendant la Shoah quand une paire de socquettes blanches sauve la vie de mes parents. »
Devant la barbarie la plus sauvage et les dégâts qui ne cessent d’en découler, les fonctions premières de l’analyste semblent attaquées, en écho au registre de l’anéantissement et de la destruction et peuvent déclencher entre autres mécanismes contre-transférentiels : régression, identification, déni et angoisse. Sur ces mécanismes se greffent les affects, ainsi qu’un éveil très particulier de la conscience du thérapeute qui se sent en alerte, interpellé.
Alors, lorsqu’un analyste rencontre un patient qui a vécu des traumatismes génocidaires, son contre-transfert est très sollicité et souvent, les éléments qui ont paralysés les victimes dans leurs expériences d’avant, nouent et bloquent les thérapeutes dans leurs démarches. Peuvent se mélanger alors pour l’analyste les notions de patient-héros libéré des tyrans, de psy-soignant omnipotent animé du désir de soulager, voire de réparer, situations qui peuvent générer de lourdes résistances en miroir. Jeanine me dit : Je sais pourquoi avec vous c'est différent. Ici à Amha, je peux me poser les questions que je n'ai jamais pu me poser avant. En France je n'ai jamais pu parler de cela, quand je l'ai fait, le psychologue m'a assimilé à une orpheline, c'était bien plus facile pour lui. Il ne comprenait rien à la spécificité de la Shoah, cette horreur totale qui dépassait le fait que j'avais perdu mon père. J'avais perdu mon père, mes oncles, mes tantes, deux grand-mère, mon grand-père, mes cousins, mon identité, cinq ans de vie, ma joie de vivre, ma confiance en l'homme. Tout cela d'un coup sans consolation, sans deuil, sans cimetière."
Les mécanismes contre transférentiels ont souvent générés un réel évitement du sujet de la Shoah, donnant aux survivants et à leur famille l'impression de n'être ni entendus, ni compris. L'analyste, sujet supposé savoir, peut être ici par l'essence même de la Shoah, vécu par le patient comme sujet, supposé n'en rien savoir.
En Israël se pose plus particulièrement la question des thérapeutes survivants de la Shoah. Ils semblent moins en questionnement que les autres, même si avoir une expérience commune n’est sans doute pas une garantie de mieux entendre. Mais il semble qu’avoir vécu soi-même la destruction, offre pour ceux qui travaillent ces questions, un accès plus intuitif au registre de la destruction et de l’effacement de leurs patients.
Yvonne Tauber nous rapporte les propos d’un psychologue survivant : « Disons-le avec ironie, je dois être plein de gratitude d'être vivant, n'est-ce pas? Alors il faut le prouver, le rendre vrai.... Si je n'ai pas sauvé mes parents, peut être puis-je sauver d'autres personnes. A propos du contre-transfert, je ne démarre pas une séance avec une page blanche. Je suis déjà plein d'écriture. Et alors, quelqu'un entre avec la même écriture, le même papier. »
Certains analystes persistent à penser qu’on peut retraverser le traumatisme avec les survivants comme on le ferait dans le traumatisme individuel. D’autre le faisant se sont heurté alors à la dimension de la Shoah et s’inquiètent d’une certaine inadaptation des outils analytiques classiques à leur disposition, ce qui les oblige souvent à explorer leur position thérapeutique voire à la réinventer devant les concepts analytiques. Par exemple :
Régression : La position analytique flottante se tient dans la régression. Pour écouter les traumatismes individuels, l’analyste s’ouvre à la régression dans l’humain et ses abîmes, où siègent viol, inceste, violence, guerre.
Mais quel type de régression au caractère archaïque, est-il nécessaire pour recevoir les narratifs issus de la Shoah? Où creuser, pour trouver l’expérience intime, voire l’expérience ultime, la référence humaine qui nous aiderait à régresser pour être dans l’écoute de ceux qu’Antelme désigne comme « contesté comme homme, comme membre de l’espèce. »
C’est sans doute cette infime partie d’humanité, qui n’a jamais pu être enlevée de ces hommes et de ces femmes, qui fait base à notre régression et où notre propre humanité doit prendre appui pour ne pas glisser soit vers le déni, soit vers la folie.
Les analystes, interrogés dans ce travail, énoncent que le fait d’avoir eu des membres de leur famille qui ont subi directement la violence nazie n’a pas été un élément déterminant de l’orientation de leur écoute. Il ne s’agit donc pas de trouver une communauté d’expériences vécues mais un lieu au fond de soi, où l’analyste pourrait reconnaître des possibilités d’expériences de ces expériences, une capacité particulière à régresser analytiquement vers un lieu archaïque, où la rencontre pourrait se faire avec l’anus mundi.
En ce qui concerne la vie, la mort, l’entame de la vie est comme une porte tournante qui s’ouvre sur le conscient, puis offre une échappée vers l’inconscient. La porte s’ouvre, se ferme, et l’entame de la vie circule entre ces deux espaces psychiques, Nous sommes dans ce passage entre la vie et la mort, dans une réalité bien éloignée des fantasmes de persécution. En effet le dispositif nazi rejouait dans sa folie, quelque chose à contre-sens de la naissance : prendre un être, le salir et le souiller, le mettre dans l’obscurité de la chambre à gaz, lui enlever l’air qui permet la vie, puis le réduire en cendre, en particules microscopiques : métaphore à rebours de la naissance.
Mais le concept de pulsion de mort selon Freud ne semble pas recouvrir totalement la façon dont la mort s'est présentée et a fait effraction dans la vie de mes patients. « Les catégories psychanalytiques connues défaillent à rendre compte de ces matérialisations de pulsion de mort. » Tout travail de deuil au sens de en ordre et de donner une place au deuil impossible, semble inadéquate.
De plus, les aller et retour entre vie et mort semblent mêlés au plus intime du narratif des sujets. Ici pas de dualité vie-mort, mais plutôt un continuum, comme une excitation suivi d’une non- excitation, point zéro, qui recommence, car les événements de la Shoah semblent solliciter ou jouer sans cesse avec la vie et la mort du juif : pour Bella par exemple : « ...le ventre de sa mère met au monde une fille, sa sœur qui se donnera la mort. La confusion règne dans ce creux féminin, où se nichent, se blottissent la vie et la mort(...) Elle se débat avec l’impression d’avoir disparu dans la mort et son profond désir d’exister dans la vie».
En parallèle a souvent persisté un noyau interne de vie. Les survivants nous ouvrent une porte vers l’enseignement de la vie, dans la manière qu’ils ont de construire encore, après leurs expériences effrayantes. Quel est ce levier qui fait que malgré l’entame de la vie, ils éprouvent un désir de vie qui les fait tenir. Malgré le trou noir, la béance, d’où vient leur choix de vie : règlement d’une dette, devoir de mémoire, remplacer les disparus, revanche, construire une famille, engendrer, ne pas engendrer...
Refoulement
Bien sûr, il existe chez nos patients de nombreux lieux psychiques du refoulement. Mais ce ne sont pas les mêmes émotions, les mêmes événements, que la rencontre avec l’entame de la Shoah, comme la séparation d’avec tous les aimés, la rencontre avec la haine de l’autre, la confrontation avec l’imminence de son propre anéantissement, de sa propre mort et ce pendant des années. Ces récits nous dit Davoine sont « des bouts d’histoire retranchés, et non pas refoulés » Aucune scène n’est oubliée, ni refoulée, elles hantent ces patients.
Nous ne sommes donc pas sur la scène du refoulement, mais devant l’entame de la vie, la béance, le trou, toujours présent, qu’on ne peut pas approcher, qu’on ne peut pas dire. Tenter de lever le refoulement voudrait dire ramener les scènes traumatiques du patient sur lesquelles se place l’insoutenable, comme devant la porte de la chambre à gaz. Rachel entre dans mon cabinet pour la première fois, elle me salut la peine et me questionne :"pouvez-vous entendre ce que je veux dire ?" Elle enchaîne : "je consulte parce que j'ai une question horrible dans ma tête tout le temps. Qui de ma mère, mon petit frère et ma petite sœur, gazés ensemble dès leur arrivée à Auschwitz est tombé le premier, a vu mourir les autres?"
Je lui dis : "ça doit être terrible pour vous d'avoir cette image dans la tête." Nous n'en parlons pas plus, Rachel semble soulagée. Pour les scènes de la Shoah, il n’y a pas de refoulement, pas d’oubli, seulement un insoutenable intraversable, ce qui oblige les analystes à se déplacer sans cesse, et a renoncer au fantasme que l’on pourrait en finir avec le trou, l’entame, le re-remplir, le re-combler. Il lui faut travailler au réinvestissement de nouveaux objets de vie pour aider le patient à être vivant et qu’il apprenne à ne pas s’engloutir dans la béance. La notion de réactivation-réanimation psychique se retrouve dans certains entretiens avec les analystes ainsi que dans ma pratique. Dans le but de faire face à l’omniprésence de la mort, être perçue en thérapie comme un être prônant activement la vie, même après une expérience qui en était la négation même semble indispensable.
Interprétation
Si nous nous référons aux deux registres déjà évoqués, l’analyse qui au travers du transfert, suggère l’interprétation se positionne plutôt dans le registre du désir de l’inconscient, qui peut être parfois investi par les patients mais que se passe-t-il lorsque l’interprétation ne trouve pas sa place.
Nous sommes dans les récits du réel de l’effroi, loin du champ du désir et du retour du refoulé, loin d’un lieu symbolique où quelque chose d’humain et de logique pourrait surgir et faire sens, bref là où le processus interprétatif s’absente : Fineltain nous dit : « Des patients, dans un véritable mouvement de panique, avaient littéralement fui le scénario interprétatif .Une interprétation juste chez ces patients n'est pas une interprétation pertinente! »
Anna, enfant survivant me raconte que faisant part à son analyste précédent de cauchemars récurrents où elle voyait son père, sa mère, ses frères et sœurs mourir, chacun à leur tour, au fil des mois, celui-ci avait interprété ses rêves, en l’orientant vers ses souhaits de mort œdipiens et son agressivité vis-à-vis de sa famille. Désemparée, révoltée, pleine de culpabilité elle avait arrêté sa cure.
Gisèle a quitté au bout de trois mois son analyste, qui après qu’elle lui ait confié que sa mère avait été déportée à Auschwitz avec ses deux frères quand elle était bébé, avait interprété son très grand attachement à son père, seulsurvivant, comme incestueuse. La détresse de s’être sentie rejetée et incomprise lui a fait croire qu’elle appartenait à un monde connu d’elle seule ce qui l’a tenu longtemps éloignée de tout travail thérapeutique.
Remettre en cause le processus interprétatif, c’est pour l’analyste renoncer au familier d’un monde connu et à des outils qui le protègent. Les patients apportent certains de leurs récits à leur rythme, en pointillé ; d’autres récits très nombreux ne peuvent pas être retraversés, sous peine de difficultés extrêmes, voire d’un vrai danger psychique. Très belle métaphore de Michael Ende, qui nous dit en parlant de la disparition d’une partie du monde : « Si quelqu’un y mettait le pied par mégarde, (...) celui à qui ça arrive se retrouve tout d’un coup avec un morceau en moins. Il y en a même quelques-uns qui se sont laissé tomber dans le néant quand ils s’en sont approchés de trop prés. Il exerce une attraction irrésistible. »
Comment devant l'entame, le vide et la sidération, loin des interprétations, l’analyste et l’analysant tentent de s’approcher de la margelle du trou, de le signaler, de border ces lieux de l’effacement, pour pouvoir mieux les circonscrire, pour les enjamber à l'aide de ponts et de passerelles, pour arrêter l'envahissement de la psyché du patient sous forme de dépression, d'angoisse ou de délire
Il s'agit de rendre un peu moins douloureux, ce qui est en jeu, cette vérité de chacun, insurmontable car non saisie dans la représentation. Ce vol de la représentation, c’est ce que les camps ont laissé en dépôt chez certains survivants, ne plus pouvoir se représenter le temps, les gens, la vie, ou la mort. Mais, même sans interprétations, du dire émerge, du récit est produit par le patient. En place d’interprétation autre chose se joue dans la parole. Je remarque par exemple que souvent, le détour du récit se fait par mes mots, qui enclenchent une chaîne de signifiants ou qui rassurent.
Si interpréter c’est se glisser entre le patient et son désir inconscient pour le lui révéler, ici je retourne vers la racine même d’interpréter, inter- prêter, et de fait je prête mes mots et je me tiens dans un espace inter entre le sujet et ce que je tenterai d’appeler un processus d’identification de lui-même. Je lui permets de s’identifier autour de ce vocable placé entre lui et moi : Si je propose à Daniel journaliste brillant, une pensée qui lui convient ou si je lui confirme un concept qu'il a entendu, il se délecte des mots que je prononce, les répète et les reprend énergiquement, comme si mes mots, en écho avec sa pensée, lui donnait enfin un alphabet pour s'exprimer. « Lui : Mes deux parents étaient enfants pendant la guerre. Moi : Alors, vous êtes un enfant de survivant? Lui : Et bien oui, je n’avais jamais pensé à cela. »
Freud fin 1899, nous apprend qu’il existe une limite à l'interprétation des rêves, qui poussée suffisamment loin, va achopper sur un point essentiel qu’il nomme « l'ombilic » du rêve et que l’on doit souvent laisser dans l’obscurité. De façon analogique, l’enjeu de la cure se tient peut- être aussi en un lieu où le sujet se doit de supporter ce ou ces points d’inconnu pur en lui, qui sont autant de points d’histoire, des points ombilicaux appartenant à ce registre de l’anéantissement et de l’effacement. L’analyste, nous dit Freud, travaille de façon analogue à un archéologue qui « déterre une demeure détruite ou ensevelie. » Avec les patients dont nous parlons, il s’agit de construire, non au niveau de ce qui a été oublié, mais plutôt au niveau de ce qui a été détruit et enseveli du fait de ces temps d’effacement et d’anéantissement.
Pour conclure, le temps passe, et l’analyse des survivants se heurte souvent à la limite de leur vie. Il arrive ainsi que la mort surgisse en cours d’analyse ce qui est toujours très douloureux pour l‘analyste. Le suivi de la maladie, de la dégradation du corps ou des capacités de l’esprit, ou encore le départ soudain surprend toujours, comme si ces êtres qui ont échappés aux nazis, ou aux camps se devaient peut-être d’être éternels. Conduire une cure avec le pressenti d’une fin de vie évidente, réinterroge l’humanité de l’analyste, et réactive les angoisses de mort. Mais sentir que cet accompagnement a pu ouvrir une porte plus douce vers ce qui se dit en hébreu, partir vers le « olam abah », le monde à venir, permet sans doute, pour moi, la conception d’une clôture de l’analyse.
Laurence Kaplan-Dreyfus