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Quand
Samedi 4 octobre 2014

Nulle définition de l'Europe n'a jamais été d'une vraie précision à l'heure d'établir ses frontières géographiques. De Napoléon, délimitant une fois l'espace européen « entre les Colonnes d'Hercule et le Kamtchatka », à Charles de Gaulle, proposant la formule bien connue, « de l'Atlantique à l'Oural », sans oublier, dans un tout autre registre, la définition de George Steiner, qui voit l'Europe comme le territoire où s'inventent et perdurent les cafés littéraires, de Saint-Pétersbourg à Lisbonne, notre mère patrie a plutôt été rêvée ou projetée comme un espace ouvert, en expansion, rayonnant à partir d'un joyau culturel et politique, lui-même changeant, ouvert, ne pratiquant le repli sur soi qu'aux époques de grande crise, afin de se ressourcer, de s'identifier, pour mieux rebondir, repartir à l'aventure.

Un regard sur notre histoire, fût-il bref, permet de vérifier ce constat, en suivant l'évolution du concept de l'Europe, tout au long des longs siècles passés.

Par où commencer ?

« Il semble clair, a écrit Rémi Brague, de prendre pour point de départ le concept “géographique” de l'Europe... Mais ce concept, s'il renvoie à une réalité concrète, ne va pas de soi pour autant. En effet, il désigne bien un espace que l'on n'a pas de mal à désigner, mais la différence commence dès que l'on tente de le délimiter. [C'est moi qui souligne.] L'espace européen, à la différence de l'Amérique ou de l'Afrique, n'a pas de frontières naturelles. Sauf à l'Ouest, où elles ne sont d'ailleurs pas toujours perçues comme telles. (Le Portugal ne se perçoit pas comme limité par l'Atlantique, mais plutôt comme ouvrant sur lui). Les frontières de l'Europe sont culturelles. ».

Cette irréfutable constatation se trouve au début de l'essai, Europe, la voie romaine, dans laquelle Rémi Brague analyse, avec son habituelle acuité savante, les apports décisifs de la romanité aux premières tentatives de définition d'un espace politique multinational, européen avant la lettre.

Il y eut certes, dans cet espace en expansion, des conflits violents, des expéditions punitives des légions romaines pour soumettre les populations rétives ou rebelles. Il y eut aussi la création du limes, zone frontières aux confins mouvants de l'Empire, zone limite, à la fois filtre et barrière face aux Barbares.

Pourtant, sans sous-estimer l'importance de ces luttes, qui s'accrurent au fil des siècles et de la décadence de Rome, l'essentiel de la voie romaine vers l'Europe se trouve dans la diffusion unificatrice, à travers tout l'Empire, du Droit et de la Citoyenneté partagée, qui rend légitime la référence historique à la pax romana.

L'essentiel tient également à la transmission de la culture grecque classique et de ses prolongements hellénistiques, qui est assurée par Rome. Le latin, lingua franca de l'Europe naissante pour de longs siècles encore ; matrice des langues nationales surgies de la dissolution de l'Empire, permet le passage à la culture nouvelle de la Chrétienté. Ainsi, la continuité des traditions conceptuelles est garantie, malgré la rupture brutale du mode de production de la vie en commun que signifie la chute de l'Empire romain et l'établissement des royaumes combattants barbares.

Mais le regard que Rémi Brague porte sur la voie romaine de constitution d'un espace européen pourrait se diriger vers d'autres périodes historiques.

Plus tard, en effet, lorsque la Chrétienté devient la forme spirituelle de l'Europe en gestation – forme non seulement historiquement objective, mais assumée et programmée par les élites des sociétés occidentales, où les clercs jouent un rôle principal, souvent hégémonique – la question des frontières géographiques continue de rester au second plan.

On admettra aisément que ce ne sont pas des frontières stables et protectrices que la Chrétienté chercher à s'assurer sous les murs de Jérusalem, au temps des croisades. Quelles qu'aient été les motivations d'expansionnisme commercial, ou de curiosité pour un Orient qui fascine par son raffinement et son ruissellement de miel et d'épices de toute sorte, que l'on présume sous-jacentes à l'entreprise des croisés, il est évident que c'est à un autre niveau qu'il faut chercher l'explication de l'aventure.

Il faut chercher l'explication dans l'essence même de l'esprit européen, qui est un continuel dépassement de ses propres limites, des bornes qu'il a admises ou qui lui sont provisoirement imposées. Une transgression perpétuelle de ses propres frontières, la recherche passionnée d'une nouvelle frontière, qui ne soit plus terrestre ou géographique, mais spirituelle : la Chrétienté, les Lumières, la Démocratie.

Une nouvelle frontière qui ne soit plus une ligne de démarcation mais une ligne de départ. Et cela s'enracine dans le tréfonds de l'histoire européenne, y compris dans ses manifestations légendaires : le périple d'Ulysse en est un bon exemple. Et l'expérience romaine, Rémi Brague le rappelle, est une expérience de l'espace. « Le monde y est vu du point de vue du sujet, qui, tendu vers l'avant, oublie ce qui est derrière lui. ».

Mais sans doute est-ce à partir du tournant du XVIe siècle que la vocation européenne se manifeste avec le plus de force et de détermination. La nouvelle frontière cesse d'être une utopie, un simple concept : elle devient réalité historique, elle s'incarne dans la volonté des hommes de l'époque.

De cette mutation décisive, Jan Patočka a donné une description pertinente, dans l'un de ses Essais hérétiques sur l'héritage européen. « Le XVIe siècle, y écrit-il, semble être le grand tournant dans la vie de l'Europe occidentale. À dater de cette époque, un nouveau thème se porte au premier plan, s'empare d'un domaine après l'autre – et de la politique, de l'économie, de la foi et du savoir – et y introduit un style nouveau. Le souci d'avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination, l'emporte sur le souci de l'âme, le souci d'être... Sans aucun doute, l'expansion de l'Europe au-delà de ses frontières originelles, expansion qui succède à la simple résistance opposée à la rivalité du monde extra-européen, contenait le germe d'une vie nouvelle... ».

Deux traits distinctifs, me semble-t-il, caractérisent la nouveauté de cette époque de la vie européenne, qu'inaugurent le refoulement de l'islam en Espagne, les Grandes Découvertes et les débuts de l'économie-monde.

Le premier concerne l'esprit même de la culture européenne, son essence historique. De toutes les cultures du monde, en effet, et c'est un point sur lequel Husserl et Patočka n'ont cessé d'insister, l'européenne est la seule à être une culture de la raison. Dans toutes les questions fondamentales du monde de la vie, autant sur le plan de la connaissance que sur le plan de la pratique, c'est la raison qui joue le rôle déterminant. C'est sur ce trait distinctif que se fonde l'autonomie radicale de la culture européenne.

Le second trait distinctif concerne la mondialisation de l'esprit européen, que l'on pourrait nommer aussi, au risque de l'arrogance eurocentrique que certains ne manqueraient pas de signaler et de dénoncer, l'européanisation du monde.

C'est un processus qui n'est pas terminé, probablement parce qu'il est interminable. Aujourd'hui que cette européanisation prend la forme principale de la démocratisation, il est facile de mesurer le chemin qui reste à parcourir, surtout si l'on tient à éviter, en raison et justice, les raccourcis trompeurs de l'exportation militaire des valeurs démocratiques.

Qu'une autre voie soit possible – la voie de la diplomatie, de l'échange, de l'exemplarité, de la contagion culturelle des idées-forces, de l'appel aux possibilités, parfois assoupies de l'imagination populaire – toute l'évolution de l'Europe centrale et de l'Est, depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, jusqu'aux tout récents changements politiques en Ukraine, le démontre clairement.

Quoi qu'il en soit, même si la mondialisation de la démocratie se poursuivait dans l'avenir, en élargissant ainsi sans cesse à l'échelle planétaire son domaine d'influence ou d'hégémonie, le processus historique n'en serait pas épuisé pour autant, il y a toujours des surplus de démocratie à obtenir, même dans les pays où elle est depuis longtemps enracinée.

La démocratisation est, par essence, une réforme permanente. Et c'est une réforme qui demande à l'Europe, si elle en accepte le défi, de déplacer sans cesse ses propres frontières, de s'inventer sans cesse une nouvelle frontière.

« Je ne sais si l'Europe a un avenir, écrit Rémi Brague en conclusion du remarquable essai que j'ai déjà cité. Je crois en revanche savoir comment elle pourrait s'interdire d'en avoir un : une Europe qui se mettrait à croire que ce dont elle est porteuse ne vaut que pour elle, une Europe qui chercherait son identité dans le repli sur ce qu'elle a de particulier (par exemple, dans un “indo-européen” de pacotille) cesserait de mériter d'avoir un avenir. ».

Dans ces lignes, il me semble retrouver – avec une perspective philosophique différente, sans doute – le souffle et la rigueur des analyses d'Edmund Husserl et de Jan Patočka, élaborée dans les années 30 du dernier siècle, au moment dramatique de la montée en puissance de la barbarie et des totalitarismes, alors que la survie même de la démocratie pouvait paraître compromise dans l'espace européen.

Car la démocratie, si peu discutée aujourd'hui, du moins dans son principe – à l'exception significative de l'univers nébuleux de l’extrémisme islamique et des épigones épars du léninisme –, si indiscutable même, du moins à première vue, est encore une idée neuve en Europe.

Elle ne s'y est imposée qu'à la fin du siècle dernier, après l'implosion de l'empire soviétique, qui fut l'ultime tentative d'imposer à nos vieux pays indépendants l'unification despotique, aliénante, d'un universalisme mensonger.

[…]

Sans doute convient-il de rappeler ces circonstances – et tout d'abord aux Britanniques eux-mêmes, du moins aux eurosceptiques – lorsqu'il est question dans le débat public de positions politiques de la Grande-Bretagne, de ses réticences au sujet de certains aspects de la construction européenne.

Je me souviendrai toujours de la vivacité avec laquelle, au cours d'une rencontre privée, le chancelier chrétien-démocrate Helmut Kohl répliqua aux critiques du projet européen formulées par un important propriétaire de journaux britanniques, en lui rappelant précisément que sans la résistance de son pays à Hitler, celui-ci n'aurait peut-être pas été défait, et que sans cette défaite il n'y aurait pas eu de projet européen démocratique. « L'Europe, s'écria-t-il, vous devez la construire avec nous, puisqu'elle est en partie issue de votre résistance ! Il faut que vous, Britanniques, assumiez jusqu'au bout cette option historique ! »

Sans doute est-ce à cause du rôle de la Grande-Bretagne en 1940, dans le contexte de ce moment crucial de l'histoire de l'Europe, que c'est un Anglais qui aura le mieux, avec la plus grande rigueur, le plus chaleureux pouvoir de conviction aussi, redécouvert et analysé la pérennité des valeurs de la démocratie, après des décennies où celle-ci avait été l'objet privilégié des critiques, méprisantes ou haineuses, provenant aussi bien de droite et de gauche.

George Orwell, en effet, est l'auteur d'un essai dont le titre évoque la tradition britannique. The Lion and the Unicorn. Ce livre est publié en 1941, quelques semaines avant l'invasion de l'URSS par Hitler, qui obligeait Staline à se défendre, à rejoindre, bien malgré lui, le camp des démocraties, qu'il avait brutalement abandonnées en signant le pacte germano-soviétique de 1939.

Écrivain reconnu, avant même d'avoir écrit ses œuvres majeures, 1984 et La Ferme des animaux, militant de l'extrême gauche antistalinienne, combattant de la guerre d'Espagne, Orwell a précisément tiré de ces expériences vitales et politiques les raisons d'une clairvoyance nouvelle, d'une redécouverte de la démocratie, qu'il expose brillamment dans The Lion and the Unicorn, livre fondamental pour tout homme de gauche désireux de substituer au principe de plaisir idéologique, armé de bonne conscience, le principe de réalité. Livre à mettre, en tout cas, dans le premier rayon d'une bibliothèque européenne.

Que l'Europe est capable de mériter son avenir, en refusant le repli sur ses particularités, réelles ou mythiques, elle l'a prouvé tout au long des années, parfois difficiles, de sa constitution et de son épanouissement.

Et elle l'a prouvé, entre autres, sur la question des frontières, précisément.

Et d'abord, sur la question épineuse, explosive autrefois, de la frontière entre l'Allemagne et la Pologne. Question où apparaissent clairement les chances de paix, de coexistence active, de dépassement des querelles historiques, que porte en lui le projet européen.

On le sait, la frontière entre ces deux pays n'a jamais été une frontière naturelle. Elle a été le produit circonstanciel des rapports de forces, des alliances politiques, des partages arbitraires auxquels la Pologne a longtemps été soumise entre les empires qui l’avoisinaient. Après la Seconde Guerre mondiale, la frontière fut établie par les Alliés suivant la ligne Oder-Neisse, frontière naturelle quant à la géographie – des fleuves sont toujours bienvenus, surtout s'ils coulent dans le sens Sud-Nord ! - mais tout à fait arbitraire quant à l'histoire de ces marches européennes. Il aura fallu, en effet, le déplacement d'une nombreuse population allemande de Silésie pour que la composition ethnique de ces vastes territoires corresponde au dessein des politiques.

Si la frontière Oder-Neisse n'est plus contestée, si elle est chaque année davantage – en fonction, particulièrement, des impératifs d'un marché unique européen ; de la libre circulation des biens, des capitaux et des travailleurs que l'Europe garantit – si cette frontière, donc, est chaque jour davantage un passage, une ouverture, un lien, plutôt qu'une clôture, c'est sans doute à la République fédérale d'Allemagne que nous le devons, à sa volonté permanente d'effacer toute trace du passé nazi dans l'espace européen, tout en maintenant dans le champ de la mémoire collective allemande, de génération en génération, un travail d'analyse critique sans concessions de ce même passé. Mais cette volonté politique, jamais démentie, est aussi la conséquence de l'ancrage résolu dans le projet européen qui caractérise le dessein des chanceliers allemands, depuis plus d'un demi-siècle, et qu'elle qu'ait été leur couleur politique.

Car c'est pour l'Europe, par l'Europe, que l'Allemagne défaite a reconstruit sa démocratie. Comme c'est l'Europe qui garantit la paix, avec la nouvelle frontière entre l'Allemagne et la Pologne, dans une région dévastée pendant des siècles par les guerres et les tueries.

Un autre exemple, celui de l'espace Schengen.

On s'habitue à tout certes. Malgré les cris d'orfraie souverainistes, malgré les vaticinations apocalyptiques des adversaires de la monnaie unique, on s'est habitué à l'euro. Il arrive même qu'on en soit fier, d'une façon, d'ailleurs, historiquement nouvelle, puisqu'elle n'est plus nationaliste, puisqu'elle contient le germe d'un patriotisme européen.

On s'habitue aussi à la disparition des frontières à l'intérieur de l'espace Schengen. Il paraît normal de ne plus avoir à montrer un passeport, à l'arrivée dans un pays, il y a si peu de temps étranger. Pour les jeunes Européens, d'ailleurs, c'est d'avoir à le montrer qui semblerait aujourd'hui anormal. Car les jeunes Européens, même si nous n'avons pas su éveiller en eux la passion politique de l'Europe, la pratiquent pourtant comme M. Jourdain pratiquait la prose. Entre euro et Erasmus, ils naviguent en Europe avec le même naturel qu'ils mettent à surfer sur les réseaux d'Internet.

Pourtant, les deux événements, - la monnaie unique ; la disparition des frontières intérieures dans l'espace Schengen – ont une portée considérable. Ils permettent en tout cas, de comprendre que la question des frontières de l'Europe se pose aujourd'hui d'une façon entièrement nouvelle.

En réalité, la vocation de l'Europe aura toujours été – malgré des crises identitaires induites par la transformation, parfois chaotique, des systèmes politiques successifs – celle de dépasser sans cesse ses propres frontières strictement géographiques ; celle de toujours se fixer une nouvelle frontière spirituelle.

Vraie à l'époque où l'Europe était Chrétienté, ou bien Illustration, ou encore mondialisation des normes du droit et de l'économie européens, cette vocation d'une nouvelle frontière s'annonce aujourd'hui sous les espèces de la Démocratie.

Pour cette raison, huit ans après la Déclaration du Conseil européen de Copenhague, qui fixait en 1993 les critères d'appartenance à l'Union, celle de Laeken pouvoir affirmer dans son préambule : « La seule frontière que trace l'Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l'homme. ».

Sans doute, mais c'est une frontière contraignante, qui exige de nous ardeur, imagination et conséquence.

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Jorge Semprún, in Jorge Semprún, Dominique de Villepin, L'Homme européen, Paris, Éditions Perrin, 2005, p. 66-71 ; 72-73 ; 74-76.

Notes