Aller au contenu principal
Quand
Samedi 4 octobre 2014

L'homme européen existe-t-il réellement ? Est-il autre chose qu'un fantasme, un rêve, ou bien, dans le meilleur des cas, un aimable projet culturel ?

Autrement dit : existe-t-il vraiment un type d'homme contemporain qui aurait avec son environnement social et historique, avec son passé et son avenir, un rapport singulier, spécifique, que l'on puisse légitimement qualifier d'européen, le distinguant ainsi des autres rapports de l'homme-au-monde qui existent à travers la planète ?

Pour Edmund Husserl, le philosophe que nous avons choisi pour nous guider dans cette réflexion – du moins à ses débuts –, la question ne semble même pas se poser : un rapport typiquement européen de l'homme avec le monde de la vie et celui de l'histoire existe bien évidemment.

« Il y a dans l'Europe quelque chose d'un genre unique, que tous les autres groupes humains ressentent chez nous, et qui est pour eux, indépendamment de toute question d'utilité, et même si leur volonté de conserver leur esprit propre reste inentamée, une incitation à s'européaniser toujours davantage », voilà ce que Husserl affirmait en 1935.

S'européaniser veut dire, si l'on prend ce concept au sérieux, dans le sens que lui donne Husserl, et non pas de manière frivole, comme s'il s'agissait seulement d'un phénomène d'imitation bien connu, ne concernant que des couches privilégiées de tel ou tel pays postcolonial ; cela veut dire, donc, qu'une société dans son ensemble, entraînée par ses élites, cherche délibérément à établir les conditions matérielles d'un développement continu et équitable, et à imposer sur des structures sociales et religieuses plus ou moins archaïques ou figées dans le mouvement moderne des normes démocratiques de l'État de droit.

De ce point de vue, et indépendamment des questions concrètes que pose le processus d'élargissement de l'Union européenne, il est clair que la volonté d'européanisation qui se manifeste et se développe en Turquie depuis des décennies est une excellente illustration de la thèse husserlienne.

Mais cette unicité de l'esprit européen, ce genre unique qui distingue l'humanité européenne parmi tous les autres groupes humains, n'est pas exclusive. Elle n'est pas fondée sur le rejet de l'Autre, sur la clôture d'une identité ne se rapportant qu'à elle-même, ne se nourrissant que de sa propre histoire.

L'identité européenne, un simple regard sur le découlement historique de sa constitution permet de le constater, c'est précisément l'ouverture à l'altérité ; la curiosité inlassable, rationnelle des différences ; le goût de la découverte, de ses aventures voyageuses.

Son unité, au long des siècles, s'est enracinée, pour s'approfondir, dans la richesse de ses diversités de tous ordres.

Toutes les époques de fermeture spirituelle, de repli sur soi, d'affirmation purement identitaire de l'une de ses composantes historiques ont été des époques de régression, de stagnation du moins, dans la longue marche qui conduit à l'émergence de l'Europe d'aujourd'hui.

Prenons l'exemple de l'Espagne, à deux période de son existence. Huit siècles de cette histoire – longue séquence dont la fin coïncide de façon bouleversante, en 1492, avec la découverte du Nouveau Monde – sont marqués par le conflit avec l'Islam. On peut raconter ces huit siècles en terme de Reconquête, de Croisade contre les Infidèles.

Mais ce grand récit peut se décliner autrement : s'il prétend à une vérité plus riche, plus nuancée, donc fortement plus complexe, il doit se compléter par l'exploration du sens profond, en termes de civilisation, de huit siècles d'échanges, de métissages, de curiosités mutuelles objectives et passionnées, d'influences réciproques.

On peut retenir les noms des grandes batailles espagnoles entre l'Islam et la Chrétienté, où le sort des armes fut plus favorable tantôt à l'un tantôt à l'autre. Mais on doit également, en justice et raison, retenir la splendeur spirituelle de Cordoue, capitale culturelle des trois religions monothéistes,  retenir les noms d'Averroès et de Maimonide. On peut aussi rappeler l'existence de l'École des traducteurs de Tolède, grâce à laquelle la plupart des textes de la philosophie grecque sont parvenus en Occident, traduits de l'arabe, pour animer et éclairer précisément, les débuts balbutiants d'une pensée européenne, dans sa visée rationaliste et critique.

Prenons encore l'Espagne, à une période plus récente de son histoire.

Il faudra alors constater que son processus d'européanisation est exemplaire, dans sa continuité et sa complexité. Des conceptions de Charles Quint, en effet, à l'époque du sacrum imperium romain germanique, jusqu'aux idées libérales du XIXe siècle, en passant par les guerres de successions dynastiques et les guerres napoléoniennes, l'accès longtemps contrarié de l'Espagne à la modernité s'est joué autour de la question de l'européanisation.

[…]

C'est ainsi qu'ont procédé les pères fondateurs de la Communauté européenne. C'est ainsi qu'a procédé Jan Patočka, en 1976, dans ses Essais hérétiques, dans l'un des textes de ce recueil, dont le titre est, précisément, « L'Europe et l'héritage européen »... Un texte qui n'est pas seulement d'une profonde densité conceptuelle, qui est aussi l'expression ramassée, percutante, d'une grande rigueur morale.

En vérité, si l'on cherche des noms pour incarner, à notre époque, l'idéal européen, la figure spirituelle de l'homme européen, celui de Jan Patočka, s'impose. Philosophe tchèque, disciple de Husserl, Patočka a assisté à la fameuse conférence de ce dernier à Vienne, en mai 1935. Il en a organisé la reprise à Prague, quelques mois plus tard. Chassé de l'Université en 1939, dès le début de l'occupation nazie, Patočka est de nouveau écarté en 1948, dès la prise du pouvoir par les communistes.

Mais à travers des séminaires privés, de quelques rares publications ayant échappé à la vigilance tatillonne de la censure, Patočka a poursuivi son œuvre philosophique. D'un intérêt exceptionnel, trop peu connue – en partie à cause des circonstances historiques –, cette œuvre constitue néanmoins l'une des incitations les plus fortes, les plus audacieuses et libres à penser l'Europe, à prendre l'esprit européen pour critère et objet de la praxis politique.

Devenu aux côtés de Václav Havel, porte-parole de la Charte 77 de la dissidence tchèque, Jan Patočka succombera, le 13 mars 1977, des suites d'un interrogatoire brutal de la police d'Etat communiste.

On peut souhaiter, dans l'avenir le plus proche possible, que le nom de Jan Patočka soit donné, la même année, aux promotions sortantes de l'ensemble des grandes écoles et collèges universitaires européens.

Quelles que soient les nuances, les inflexions ou bien les mises en perspective différentes, il y a bien un héritage de l'homme européen.

Dès ses origines, avant même que l'Europe ne mérite cette dénomination, avant qu'elle ne cesse d'être purement mythologique, le territoire historique et social d'où jaillira l'Europe est le seul où l'individu existe en tant que sujet, où son existence n'est pas seulement un appendice ou produit de la communauté. Et cet individualisme substantiel se nourrit de sources diverses.

Il se nourrit d'abord de la raison critique héritée de la Grèce classique, qui permet aux hommes de la polis, aux citoyens, de commencer à rompre avec la dépendance mythologique, à développer leur autonomie pratique et spirituelle face aux grands récits cosmologiques.

Il se nourrit de l'esprit évangélique du christianisme primitif, qui perdure à travers les siècles, persécuté d'abord, triomphant ensuite, dans l'Église, malgré l'Église ou contre l'Église officielle, selon les circonstances. esprit évangélique qui norme le rapport direct et personnel de l'homme avec son Dieu, et que la Réforme protestante codifie, renforçant ainsi la volonté d'autonomie du sujet dans une période décisive de l'histoire européenne.

Cet individualisme spécifique de la civilisation européenne se nourrit également du Droit romain, diffusé par l'institution impériale jusqu'aux limites mouvante d'un univers organisé en cités et communautés sédentaires.

Même la destruction de l'Empire romain par les vagues successives des invasions barbares ne détruit pas, bien au contraire, l'essence de cet individualisme, dépassé dans sa forme mais confirmé dans son esprit par le système féodal qui en émerge.

Mais c'est, bien évidemment, l'époque des Lumières et de la Révolution qui donne à l'individualisme consubstantiel à l'Europe naissante sa forme moderne, celle des droits de l'homme et du citoyen. Selon Jan Patočka, dans le texte que nous avons déjà cité, « ce processus qu'on appelle les Lumières représente essentiellement l'adaptation de l'Europe d'alors à sa nouvelle position dans le monde, à l'organisation naissante d'une économie planétaire, à la pénétration des Européens dans de nouveaux espaces dont découlent des exigences nouvelles vis-à-vis de la foi et du savoir... ».

Cette référence à l'économie-monde fait partie intégrante de l'héritage européen. Celui-ci, en effet, est fondé sur l'émergence – unique dans l'histoire et dans la géographie universelles – du droit de propriété privée et de l'économie marchande qui en découle.

La propriété privée et le marché ne sont pas seulement des vecteurs déterminants de la constitution de l'Europe, en tant qu'ensemble historique et social singulier, ils sont aussi la base de l'expansion de l'esprit européen dans le monde. Certes, cette expansion s'est déroulée, selon l'esprit du temps, dans un contexte de conquête et d'oppression coloniales. Mais la fin bienheureuse de cette époque ne doit pas nous voiler la réalité : sans économie de marché – avec les droits de propriété qui lui sont afférents – il n'y aura pas d'indépendance réelle ni de développement durable des pays émergents du post-colonialisme.

Cet ensemble de traits distinctifs qui constituent l'héritage européen détermine aussi, de façon logique, les critères d'appartenance à l'Union, qui régissent le processus et les procédures d'adhésion des nouveaux membres.

En juin 1993, au Conseil européen de Copenhague, ces critères ont été rappelés avec une pertinente clarté : « L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection, l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieure de l'Union... »

Dans l'un de ses Essais hérétiques, Jan Patočka se demandait en 1975 si la civilisation technique était une civilisation de déclin. Après avoir examiné les dangers, les aspects aliénants de cette forme sociale et historique de notre temps, Patočka ajoutait cependant : « D'autre part, il est également vrai que cette civilisation rend possible quelque chose qu'aucune constellation humaine n'a pu réaliser : la vie sans violence et dans une grande égalité des chances. »

Peut-on trouver meilleure formulation du projet européen d'aujourd'hui, fondé sur l'héritage culturel dont nous avons nous-mêmes à écrire le testament ? Une vie sans violence, dans la plus grande égalité des chances possible.

___________

Jorge Semprún, in Jorge Semprún, Dominique de Villepin, L'Homme européen, Paris, Éditions Perrin, 2005, p. 44-51.

Notes