Pour moi, l'Europe c'est tout d'abord, dès l'adolescence, la patrie privilégiée de la littérature, de la lecture, dans ses langues multiples, dans sa cohérence spirituelle. Une mémoire culturelle, un horizon de vie aussi. C'était tout à la fois Gide et Kafka, Thomas Mann et André Malraux, Cervantès et Dostoïevski. Sans oublier ni Marlowe ni George Bernard Shaw, bien entendu.
Je dis les noms qui viennent naturellement, en grappes, emmêlés. On pourrait en ajouter, faire demain des choix différents, selon l'humeur : il y en aura toujours assez.
En voilà d'autres qui viennent, tout aussi spontanément, mais ce sont des noms américains : Hemingway, Fitzgerald...
Il faut s'y arrêter un instant. Ces noms ne reviennent pas seulement parce que ces deux grands écrivains ont beaucoup vécu en Europe, ont beaucoup inventé une certaine idée de l'Europe, dans nombre de leurs romans ou de leurs récits. Car d'autres noms américains me viennent aussitôt à l'esprit, qui n'ont jamais vraiment vécu en Europe, qui n'en ont pas ou à peine parlé, mais qui sont européens, dans le sens profond du terme : Faulkner, Steinbeck, Dos Passos...
Et je reviens à Edmund Husserl, à sa conférence fondatrice de Vienne, en 1935. En faisant cependant un bref détour par un livre trop oublié, trop difficile à trouver pour les étudiants d'aujourd'hui, L'Âge du roman américain.
Dans ce recueil d'articles et d'essais, Claude-Edmonde Magny, grande dame de la critique littéraire et philosophique des années 50 du siècle dernier, décryptait magistralement et la singularité de la littérature romanesque des États-Unis, et sa filiation européenne.
Car l'Europe aura inventé le roman, le cinéma et l'avion (et je ne fais pas un inventaire à la Prévert : je signale et souligne les artefacts européens qui permettent le voyage dans l'espace et dans le temps), trois inventions que l'Amérique a portées, sans doute, à un degré d'incandescence culturelle.
D'une certaine façon, si on laisse de côté les problèmes particuliers de la technologie aéronautique, le roman et le cinéma américains nous renvoient une image de nous-mêmes, parfois excessive ou caricaturale, mais vraie. Aussi vraie, pour excessive et caricaturale qu'elle soit, que les images et les mots que renvoie une fille rebelle et fière à sa famille.
Mais il me faut revenir à Edmund Husserl.
C'est à Buchenwald, ai-je déjà rappelé, qu'un intellectuel juif de Vienne, Félix Reisler, m'avait parlé de la célèbre conférence de 1935. C'est à Buchenwald aussi que j'ai lu la traduction allemande d'Absalon, Absalon..., l'un des plus beaux romans de Faulkner.
Dans « La Crise de l'humanité européenne et la philosophie », Husserl affirmait : « Nous posons la question : comment se caractérise la figure spirituelle de l'Europe ? J'entends l'Europe non pas géographiquement comme sur les cartes, comme s'il était possible de définir ainsi le domaine de l'humanité qui vit ici territorialement ensemble, en tant qu'humanité européenne. Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les États-Unis, etc. appartiennent à l'Europe... »
Husserl a raison : même les néoconservateurs les plus farouches de l'équipe de George W. Bush ont une filiation idéologique européenne. Que l'on sache, ni Machiavel, ni Carl Schmitt, ni Nietzsche, ni Leo Strauss, qu'ils ont lus, et souvent mal compris, ou délibérément mésinterprétés, ne sont des auteurs américains.
Il faudrait d'ailleurs parler d'échange, plutôt que de filiation.
Échange depuis le XVIIIe siècle, depuis la coïncidence – dans le temps et les idées – des révolutions américaine et française.
C'est Jan Patočka qui a prolongé la réflexion de Husserl à ce sujet. Dans l'un de ses Essais hérétiques, celui où il traite précisément de l'héritage européen, il écrit :
« Il est arrivé à Hegel de parler en passant de la question de savoir si l'Amérique ou la Russie serait l'héritière de l'Europe. Toutefois, pour que cette réflexion sur l'avenir se concrétise, il a fallu que le problème soit appréhendé du point de vue de l'acheminement social vers l'égalité et l'organisation rationnelle, et c'est Tocqueville qui a été le premier à le voir sous cette optique. La pensée de l'Europe a donc pris connaissance des États-Unis plus tôt et de façon plus approfondie que de la Russie, et c'est d'ailleurs fortement compréhensible, les États-Unis étaient une Amérique européisée et l'Europe postrévolutionnaire une Europe américanisée... »
Aujourd'hui, Jan Patočka pourrait constater, sans doute avec une pointe d'ironique amertume, que l'héritage de l'Europe, du moins partiellement, la Russie et l'Europe l'ont fait toutes les deux. De façon complexe, d'ailleurs : la Russie hérite de l'Europe à travers le Marxisme, mais ne pourra y revenir qu'en le dépassant radicalement. Quant à l'Amérique, elle a hérité de l'Europe par l'universalisme politique et les droits de l'Homme, et elle semble s'écarter de cet héritage, en assumant des idées tout aussi européennes, mais qui viennent, entre autres, de Thomas Hobbes, de son Léviathan.
Donc, d'abord une sorte de chez-moi : un chez-soi intellectuel, une Heimlichkeit pour le dire en allemand, langue idéale pour parler de l'appartenance ou de l'extranéation.
Mais une appartenance, comment dire, non exclusive, toujours ouverte à de nouveaux arrivés, à de nouveaux partages. Le chez-soi de Paris, par exemple, lorsque le carrefour Vavin, à Montparnasse, était le centre du monde, Giraudoux dixit. Du moins celui du monde des arts et des lettres, où personne n'avait à justifier ses origines, montrer un passeport : ni Modigliani, ni Tzara, ni Joyce, ni Vallejo, ni Picasso, ni Matta.
Ensuite – mais cet ordre est arbitraire : tout cela est lié, serré brassé depuis si longtemps ! – ensuite, l'Europe est un paysage. Sur ce plan, je rejoindrais volontiers George Steiner. Mais pas seulement le paysage des cafés littéraires (qui n'existent nulle part ailleurs, ou alors ils sont clonés, comme le Flore de Tokyo) qui s'étend de Saint-Pétersbourg à Lisbonne.
Un paysage urbain, même quand il est rural : paysage urbanisé par le travail de l'homme, sa présence historique au monde, son respect pour une nature maîtrisée.
Il m'est arrivé de dire : donnez-moi une ville avec un fleuve, quelques bibliothèques, des musées, des cafés, bien entendu, des squares pour lire au soleil, et je serai chez moi, heimlich. C'est-à-dire en Europe.
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Jorge Semprún, in Jorge Semprún, Dominique de Villepin, L'Homme européen, Paris, Éditions Perrin, 2005, p. 215-16, « Une communauté de valeurs »