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Quand
Vendredi 25 novembre 2011

            Le 25 novembre 2011, quelques mois avant son décès, Jorge Semprun avait donné une conférence à l’EPhEP, dont voici la transcription

Analyse de la forme contemporaine du conflit social

Jorge Semprun

 

Charles Melman : Il y a donc une psychopathologie sociale dont l’histoire se confond avec celle-là même de nos sociétés et qui, comme nous le savons et comme nous l’éprouvons, n’a toujours pas trouvé son remède malgré le fait que les penseurs et les militants se soient sentis concernés par ce problème majeur depuis justement les origines-mêmes de l’histoire, telle qu’elle nous a été conservée.

Il se trouve, comme vous le savez, que Freud s’est cru devoir se mêler de ces affaires, aussi bien politiques que religieuses, à partir évidemment d’un engagement qui n’était pas citoyen, mais d’un engagement qui était celui du psychanalyste, estimant donc que ce qui était en cause dans la psychologie des masses ou bien dans le phénomène religieux, relevait de lois inconscientes, et qu’il lui appartenait en quelque sorte, qu’il était légitimé à mettre en avant, à mettre en relief.

Je vous rappelle aussi qu’il a parlé de l’argent d’une façon jusqu’ici complètement inédite, même s’il rejoignait en le désignant comme fétiche les positions bien sûr de Marx, et qu’il en a parlé d’une manière qui néanmoins est restée à ce jour puissante et inédite.

Néanmoins Freud, à l’évidence, ne s’est absolument pas engagé sur le terrain de l’économie et en particulier de l’exploitation qui est le soubassement de nos succès économiques, du développement économique, il ne s’est jamais engagé sur ce terrain, même si dans son entourage, bien sûr, n’ont pas manqué des militants pour vouloir, pour chercher à éclaircir ce domaine.

Juste un bref mot là-dessus. Il y aura en dernier ressort un dénommé Lacan, pour venir, au passage et à l’occasion d’un bref séjour en Italie, introduire sur cette question des données qui peuvent intéresser ceux que cela intéressent.

Sur donc ce qui ce soir nous concerne, nous avons le grand bonheur de recevoir Jorge Semprun, qui se trouve engagé dans ces problèmes, dans ces questions de ce que j’appelle comme ça la psychopathologie sociale, j’ai envie de dire depuis toujours, et cela en ayant pu en éprouver les effets de façon comme on sait les plus directs et aussi dans une activité de militant pour justement tenter de remédier à ce malaise qui est le nôtre. Et nous avons également le bonheur de trouver je dirais le cheminement, la trace de ses expériences qui sont avant d’être celles d’un militant, celles d’un philosophe, nous avons la chance d’en trouver la trace dans ses écrits et chacun de nous peut s’y référer.

Un dernier mot encore, ou plutôt deux si vous le voulez bien : que d’abord Jorge Semprun, bien qu’il, bien sûr, connaisse, ayant un accès à la psychanalyse, n’en fera aucunement état dans son appréciation du domaine qui nous concerne, et je dirais que ce point de vue donc qui est le sien, est pour nous encore plus précieux, dans la mesure où il apporte sur les phénomènes qui nous concernent un éclairage d’autant plus pur que justement, les manifestations s’y trouvent éclairées d’un point de vue, avant tout, clinique et rationnel.

Et puis maintenant une dernière remarque incidente : Michel Rocard s’excuse de ne pas pouvoir, m’a-t-il écrit, participer avec son excellent ami Jorge Semprun à notre soirée, dans la mesure où il se trouve dans l’Antarctique (rires). Faut le faire ! Hein !

Jorge Semprun : C’est pas facile d’être partout à la fois

Charles Melman: C’est aussi aberrant que le reste, non ? Mais c’est comme ça ! Bon, Jorge, la parole est à vous.

Jorge Semprun : Je voudrais commencer en disant mes remerciements à Charles Melman. Quand il est venu, il y a quelques mois, me parler de ce projet, de son entreprise que vous faites ensemble, qu’il m’a proposé d’y participer quelque part, j’ai tout de suite dit oui, et je crois que c’est déjà dès la première fois que j’ai suggéré ce thème [C.M. : Oui], un peu intimidé ; et si j’avais su à quel point c’était compliqué, j’aurais peut-être été encore plus intimidé. Mais parce que c’est un thème qui  et c’est pour ça que le l’ai proposé, que Charles a accepté , c’est un thème qui me ramenait d’une certaine façon, et c’est là où je veux remercier Charles parce qu’il m’a obligé à ce travail, il m’a ramené à mon vieil intérêt et mon ancien intérêt pour la philosophie qui est une chose que j’ai abandonnée en hypokhâgne, mais que j’aurais voulu poursuivre, et que j’ai poursuivi à ma façon en amateur, la lecture et la réflexion philosophique.

Je ne suis pas allé chez… non seulement je ne suis pas psychanalyste, mais je ne suis pas calé en psychanalyse, je suis lecteur, amateur, et je dirais surtout lecteur de Freud. Et parmi les livres qui m’ont le plus intéressé de lui, de Freud, il y a ce Malaise dans la civilisation… je ne discute pas maintenant si la traduction Culture et Civilisation est valable, mais enfin voilà, c’est comme ça, c’est Malaise dans la civilisation. Il y a un livre extraordinaire, qui est le livre de Psychologie des masses et analyse du moi, que moi je considère comme un chef-d’œuvre de la littérature scientifique mondiale, à tous les points de vue. Mais je voudrais finir cette allusion à Freud par une remarque qui n’est pas critique parce qu’elle ne concerne que moi, qui est une observation plutôt de regret ou de chagrin personnel : ceux d’entre vous qui êtes germanistes, vous savez sans doute que Freud écrivait un allemand extraordinairement beau, que la rigueur scientifique n’empêchait pas la clarté de ce Hochdeutsch, cet allemand littéraire. Tellement beau qu’il a eu le prix Goethe. Le prix Goethe n’est pas donné à des scientifiques comme ça, le prix Goethe est donné à des écrivains à cause de leur maniement de l’allemand littéraire. Il a eu ce prix Goethe. Alors de temps en temps, quand je lis les textes psychanalytiques français de freudiens, de plusieurs écoles, de plusieurs obédiences, j’ai un peu de chagrin. Non pas parce qu’ils ont l’air traduit de l’allemand, l’allemand est une très belle langue, mais parce que j’aurais préféré, tant qu’à être traduits, qu’ils soient traduits de la langue de Freud et pas de celle de Heidegger. Mais enfin, c’est une observation tout à fait personnelle et qui n’engage à rien, que moi.

Le point de vue que je vais essayer de maintenir au cours de cette conférence, en laissant le temps d’un débat, de questions/réponses, est un point de vue qui n’est pas psychanalytique bien entendu, qui est un point de vue historique. Je vais essayer d’établir le cadre historique d’ensemble de l’évolution de la question de la souffrance au travail, en faisant allusion  au risque que je schématise bien entendu, il faudrait plusieurs heures comme celle d’aujourd’hui pour analyser à fond, pour rentrer à fond dans ce projet , en analysant l’évolution de la souffrance au travail au long de trois époques. La première, celle de la constitution de la classe ouvrière qui est la période du milieu à la fin du XIXe siècle, la deuxième est celle du début du XXe avec la rupture qu’établit le léninisme dans le marxisme traditionnel, sur quoi je vais m’étendre un peu parce que c’est absolument capital pour comprendre ce qui s’est passé et pourquoi l’histoire a dévié, à dérivé à partir de l’invention, d’un autre côté assez génial, du léninisme. Et la dernière période, c’est la période actuelle, en gros depuis qu’à la fin de la seconde guerre mondiale s’est répandu, s’est établi, s’est consolidé et a créé des habitudes qui semblent, qui ont semblé longtemps indépassables, l’état providence, c’est-à-dire l’état de bienfaisance comme on dit en anglais et en espagnol, l’état de la sécurité sociale, l’état de la certitude, d’une certaine façon.

Le premier point que je voudrais donc souligner, c’est que tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle, d’abord l’étude et la réflexion sur les conditions de vie misérable de la classe ouvrière est à l’origine de la constitution d’abord des théories du socialisme, de tous les socialismes. Le socialisme s’est créé comme théorie de Proudhon à Marx en réfléchissant sur la condition misérable des classes laborieuses, comme a dit Engels. Le premier travail, c’est le travail de Friedrich Engels. En 1845 parait la première édition de Situation de la classe laborieuse en Angleterre qui est une étude classique, d’une certaine façon, et qui a créé non seulement une documentation sur cette situation des classes laborieuses, mais qui a donné le premier pas dans une révision théorique et conduit au marxisme. Mais simultanément, il y a d’autres courants socialistes : le socialisme chrétien, le proudhonisme, d’autres courants qui ont la même origine, l’origine de l’étude et de la réflexion sur le malheur ouvrier, sur le malheur des classes laborieuses. Classes laborieuses, 1845, Les Manuscrits philosophiques de Marx, 1844, Le manifeste du parti communiste, 1848. On voit qu’il y a là déjà, dès le début, une espèce de division du travail entre Marx et Engels, Engels étant plus concret et plus attaché à l’analyse concrète d’une situation concrète (comme aurait dit Lénine plus tard), et Marx plus philosophe, voyant l’ensemble des questions sur un plan plus directement philosophique à travers son analyse et sa critique de la philosophie de Hegel. Et en même temps, en partie à cause de ses travaux et en partie par le mouvement spontané de la lutte, en même temps cette période est celle de la constitution de la classe  permettez-moi d’être un moment philosophe dans le langage  de la classe en soi en classe pour soi, où l’existence de la classe qui est objectivement établie dans l’épaisseur de l’histoire, se transforme en conscience de classe, et donc en classe pour soi. Et c’est le malheur ouvrier collectif et global qui provoque cette prise de conscience et qui pousse à la lutte des classes. Et pendant toute cette période, les objectifs de cette lutte ont été très clairs, faciles à définir. D’un côté la lutte pour l’amélioration des conditions de travail, donc pour l’interdiction du travail enfantin, pour l’interdiction dans certaines conditions du travail des femmes, enfin tout ce qui est les conditions de travail. Et d’un autre côté l’objectif parfois difficile à distinguer de ce projet-là, mais qui est un dualisme permanent  j’insiste sur « permanent », j’y reviendrai là-dessus tout de suite, de la classe ouvrière, c’est l’objectif de la réduction du temps de travail. Il n’y a pas de classe ouvrière, s’il n’y a pas la bataille pour la réduction du temps de travail, et c’est un objectif permanent. Quand on entend des mots d’ordre dont je ne veux même pas citer l’auteur, de prendre comme mot d’ordre systémique les mots d’ordre de la classe, les mots d’ordre du capital, quand on entend un mot d’ordre comme celui de « travailler plus pour gagner plus » (rires), on ne peut s’empêcher d’avoir un sourire ironique parce que c’est un mot d’ordre totalement ringard. D’abord par rapport aux conditions mêmes et objectives du travail en France aujourd’hui, ensuite par rapport à une conception globale du capital. Cet objectif, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il faut essayer de gagner plus en vertu de la production de la plus-value absolue. Mais c’est fini, ça ! Aujourd’hui le capital ne cherche pas, ou sauf dans les pays émergents et sauf en Inde ou dans d’autres pays mais je crois que même en Chine c’est dépassé, cherche la production d’une plus-value relative, c’est-à-dire une plus-value qui n’est pas prolongée par la durée du travail mais par la productivité du travail. Un mot d’ordre moderne serait : « travailler moins mais mieux pour produire plus ». Je répète, on peut prendre ça indépendamment de la personne qui l’a dit comme une espèce d’indication de l’obsolescence ou de la ringardise d’une certaine conception du travail.

De l’autre côté, est-ce que la réaction de la gauche a été ce qu’elle devait être pour défendre à travers les trente-cinq heures qui étaient le prétexte de cette aspiration à la réduction du temps de travail ? Non ! La gauche s’est laissée embarquer dans une discussion pointilleuse et inutile sur l’utilité ou la non-utilité des trente-cinq heures. La gauche s’est laissée embarquer dans une discussion où elle a esquivé le fait qu’évidemment les trente-cinq heures imposées par loi c’est une erreur, mais elle a refusé la discussion centrale et fondamentale sur le fait que la réduction du temps de travail, quel que soit l’échec des trente-cinq heures, est un objectif permanent de la classe ouvrière. Elle ne peut pas devenir autre chose, elle ne peut pas changer.

Alors à l’époque de cette discussion, à l’époque où la lutte contre les trente-cinq heures paraissait être l’oméga d’une politique gouvernementale, la défense de la gauche a été très faible idéologiquement et philosophiquement, parce que ou en revendiquant ou en s’excusant des trente-cinq heures, on a esquivé le problème de dire : mais la réduction du temps de travail est un objectif permanent de la classe ouvrière, et tant qu’il y aura une classe ouvrière, il y aura lutte pour la réduction du temps de travail.

Comment se constitue la classe, sinon… et quelles sont les batailles historiques et épiques de la classe ouvrière au début du XIXe et au début du XXe, si ce n’est pour la réduction, la journée de huit heures, la semaine de quarante heures? Et c’est pour ça que des gens sont morts, et c’est pour ça que les gens se sont battus et ont acquis une conscience de classe et qu’ils ont appris la possibilité, à travers la lutte, de transformer la souffrance au travail en combativité. Et c’est ça le premier point de conclusion provisoire que je voulais établir. C’est que cette longue période de lutte, de prise de conscience d’évolution des stratégies du capital, fait de la souffrance ouvrière, du malheur prolétaire, un facteur de solidarité, de liens, de cohésion sociale des opprimés bien entendu. C’est elle, c’est cette conscience-là qui déclenche une lutte et une conscience de classe active qui sont le résultat, la riposte de classe au malheur collectif. Et pendant toute une période, la souffrance j’ai écrit s'évapore, c'est peut-être trop fort, se dissout dans la lutte ou cristallise en combativité, fraternité et espoir. Cette période est révolue.

Et là maintenant, il faut que je fasse une espèce de dérive ou de déviation à travers l’analyse que je vais essayer de faire, pas trop compliquée et pas trop longue, de ce que représente la rupture du léninisme. Le léninisme, au début du XXe siècle, représente une rupture radicale avec le marxisme et avec le mouvement ouvrier traditionnel, radical ! Plus tard je reviendrai sur la thèse principale du léninisme qui est une thèse juste dont Lénine a tiré des conséquences fausses. Mais disons d’abord, pour bien établir la différence et ne fusse que sur deux points : le marxisme est une théorie de la classe, le léninisme une théorie du parti. Et deuxième point capital à propos de l’impérialisme : le marxisme est une théorie de l’impérialisme comme phase dans l’histoire du capitalisme, le léninisme une théorie de l’impérialisme comme phase ultime, finale du capitalisme. Après il y a la révolution, il n’y a rien d’autre, il ne peut y avoir rien d’autre. C’est-à-dire que même le malheureux Trotski avait raison quand il parlait de la possibilité de l’ultra-impérialisme, c’est-à-dire une phase postérieure de l’impérialisme. Et Lénine a tort dans la mesure où il arrête l’histoire du monde, c’est la phase je dirais ultime, dernière. Après il y a la recomposition et la révolution.

Si on veut prolonger un peu cette réflexion, on arrive à la conclusion que la question était déjà réglée et résolue théoriquement par Eduard Bernstein. Quand on relit aujourd’hui Présupposés du socialisme et qu’on voit en polémique avec Trotski qui est l’orthodoxe comparé à Lénine qui n’existe pas encore, quel tableau de l’avenir du capital et du travail ouvrier fait Bernstein, il a raison. Il a beau avoir été traîné dans la boue comme réformiste, il a eu raison. Et là, on pourrait se poser une question méthodique qui est une question assez compliquée moralement et assez scandaleuse : pourquoi depuis Eduard Bernstein, c’est toujours les militants ou les dirigeants socialistes sociaux-démocrates ou communistes qu’on qualifie de droite qui ont eu raison ? Pourquoi Bernstein a raison contre Trotski, Trotski a raison contre Lénine avec Martov,  etc. ? Pourquoi ? Pourquoi c’est toujours sur la droite du mouvement ouvrier que les analyses économiques ont été les plus justes et les prévisions plus justes ? Et en quoi le léninisme a d’abord sectarisé la discussion et ensuite interdit la discussion là-dessus ? Et là évidemment, on ne peut pas s’empêcher de se souvenir de la phrase de Bonaparte qu’il a lui-même citée comme une phrase à lui : « On s’engage et puis on voit ». Et on a vu en effet, on a trop vu ! Et sans s’engager maintenant, même, Bernstein a… je le prends comme exemple parce que c’est vraiment la figure emblématique du réformisme, la figure emblématique du traître social-démocrate, la figure emblématique de l’homme qu’on n’a pas lu et qu’à priori on jette dans les ténèbres extérieures. Et ce n’est pas par hasard que dans la sociale-démocratie européenne, c’est la social-démocratie allemande qui a le plus vite corrigé des erreurs et évolué d’une façon satisfaisante à cause de la tradition de Bernstein. À part ça, il est sympathique aussi parce qu’il était exilé à Londres et qu‘il a vécu tout près de la famille de Marx, et qu’au moment du suicide de la fille cadette de Marx, Eléanor, qui est un personnage assez fabuleux dans l’histoire, pas assez connue de la famille Marx, a été près d’elle et a assisté à son suicide et aux conséquences du suicide d’une façon tout à fait extraordinaire.

Bien, alors pour moi et pour tout le monde, j’imagine qu’il n’y aura pas de discussion là-dessus, il y a un philosophe marxiste qui incarne cet aspect des années 20, cette théorie des années 20 qui se construit autour de la dialectique classe/parti/révolution puisqu’elle coïncide avec la victoire de la révolution d’octobre et la consolidation, après le communisme de guerre, d’une perspective bolchevique en URSS, et cet homme c’est bien entendu Georg Lukacs. Lukacs est, avec les textes réunis dans Geschiste und Klassenbewusstsein, c’est-à-dire Histoire et conscience de classe, le philosophe indiscutable de cette période et de cette vision léniniste des choses. Et il suffirait, malgré les erreurs sectaires de Lukacs et malgré son manque d’esprit critique vis-à-vis du léninisme, de comparer ce que Lukacs a écrit de Lénine avec ce que Jacques Althusser a écrit de Lénine dans Lénine et la philosophie, pour voir à quel point le marxisme a décliné, est devenu vulgaire et bête de Lukacs à Althusser.

J’ai eu la chance de connaître pendant la clandestinité française, et le hasard veut que ce soit ici, dans la rue Las Cases, mais à un numéro pair, une bibliothèque marxiste allemande à laquelle on avait accès, sur mot de passe et comme un lieu clandestin, qui avait été constituée par un groupe d’émigrés, d’exilés antifascistes autrichiens, communistes presque tous ou sinon tous, et qui avaient réuni là une bibliothèque en allemand des publications marxistes de l’époque. Et c’est là que j’ai pu lire et être absolument séduit par le petit livre… parce qu’à ce moment-là, le livre qui concerne Histoire et conscience de classe, on a publié que le texte qui a ce nom-là. Maintenant il est publié avec toutes les œuvres de jeunesse de Lukacs, et c’est beaucoup plus gros, mais ce petit livre des éditions Malik-Verlag tient du livre que j’ai lu là. Alors c’est assez curieux de revenir à la rue Las Cases pour parler de Lénine et de Lukacs, alors que c’est là, dans cet appartement où une pièce était consacrée à la bibliothèque, et il fallait en effet être introduit, connaître les mots de passe pour avoir accès aux livres allemands de cette bibliothèque-là. Et c’est là que j’ai commencé à lire toutes les publications de ce que l’on appelait l’austromarxisme que Lénine attaquait tout le temps, qualifiant les austromarxistes comme « l’internationale deux et demi ", n’osant pas se décider entre la deuxième et la troisième internationale, et c’est une très bonne lecture les austromarxistes. J’en garde un très bon souvenir.

D’une certaine façon, il faudrait là prolonger la réflexion sur le marxisme de Lénine et le marxisme de Marx, en faisant appel aux fameux manuscrits de 1857-58 de Marx qui ont été publiés sous le titre général, tiré d’une lettre de Marx, où il parle qu’il a fini son travail d’économie, le titre général de Grundrisse, c’est-à-dire fondement. Et là, je ne me refuse pas le plaisir de vous citer une lettre de Marx à Engels d’octobre 1858, il y a fort longtemps. Une lettre où il est dit à son ami Engels… il écrit tous les jours à Engels et en général c’est pour lui dire qu’il n’a pas un sou et qu’il faut lui envoyer de l’argent. Mais en plus, parfois, enfin « en plus parfois » … souvent, il a un problème à lui exposer dont il attend la réponse d’Engels. C’est à chaque fois des problèmes d’analyse économique plutôt que de philosophie. Il n’a pas besoin d’Engels pour l’analyse philosophique, mais pour l’analyse économique il a besoin d’Engels. Et il lui envoie des opinions, il lui envoie des statistiques, il dit ce qu’il en pense, etc. Et cette lettre d’octobre 58, la date exacte m’échappe maintenant, est assez extraordinaire. Quelques jours avant, il a écrit à Engels pour lui dire qu’il a besoin d’argent et lui dire tout de suite après qu’il a fini son travail économique, et il dit littéralement en allemand « diese Scheie » c’est-à-dire « cette merde » de l’économie ! « J’ai fini mon travail merdique sur l’économie ». Et le résultat de ce travail, ce sont les manuscrits de 57-58 qu’on appelle maintenant, qui ont été traduits et publiés comme Grundrisse. Ces Grundrisse ont été publiés en édition originale allemande à Moscou, d’abord en 1939, et en Allemagne, à Berlin Est, en 1953. Ce n’est ni les lieux, ni les dates très adéquates pour que ce livre soit bien diffusé dans le monde, au début de la seconde guerre mondiale et en 53, tout de suite après la répression des ouvriers allemands à Berlin. Donc c’est vraiment pas le moment où on peut lire Les Grundrisse d’une façon correcte et intéressée. Dans cette lettre où il annonce donc la fin de son travail économique, sur la merde économique, il résume de façon extraordinairement brillante, Marx résume où il en est. Il ne revient pas sur le travail des Grundrisse, bien sûr ce serait beaucoup trop long, mais il explique, il dit : bon la bourgeoisie qui a commencé au XVIe siècle à révolutionner le monde peut descendre au tombeau, son travail est fait, elle a fini son travail. Et pour Marx, le travail de la bourgeoisie, c’est la création du marché mondial. Maintenant, dit-il, que la Californie et le Japon sont ouverts au marché mondial, ça y est, la bourgeoisie peut descendre au tombeau, son œuvre est faite. Et il utilise pendant toute une page le Werlmarkt presque comme le Weltgeist, comme si le marché mondial était l’esprit du siècle, l’esprit qui fait avancer le monde. Bon, indépendamment de cette réflexion sur le marché mondial que je vais poursuivre après, il se trompe une fois de plus sur le pronostic du temps. La vision que Marx a du temps n’est pas une vision philosophique ou une vision rationnelle, c’est une vision apocalyptique et messianique. À partir du moment où il dit : « Le marché mondial, maintenant, c’est terminé », il pense que tout est fait et que donc cette mondialisation va conduire de façon inévitable et très rapide à la révolution. Et la seule question qui le préoccupe et dont il dit, il demande à Engels de bien lui expliquer ce qu’il pense de ça, c’est : la révolution va avoir lieu, il y a une crise économique importante pendant cette période-là, la révolution va avoir lieu, elle aura évidemment un caractère socialiste. Mais la question que je me pose, et sur laquelle j’attends ta réponse, c’est : est-ce qu’une révolution socialiste dans ce minuscule bout du monde qu’est l’Europe pourra résister, alors que dans d’autres parties du monde, la bourgeoisie est encore dans une phase ascendante ? Socialisme dans un seul pays, socialisme dans un seul continent comme l’Europe n’est même pas suffisant. Alors je n’ai pas trouvé la lettre d’Engels, la réponse concrète à ça, mais il est évident qu’il a répondu, parce que dans une autre lettre de Marx on voit qu’il a répondu, donc on devine qu’il a répondu. Et la réponse devait tourner autour du problème qui préoccupe Marx : elle va éclater, la crise va éclater, la révolution va éclater dans les mois qui viennent, est-ce que ça ne va pas être trop tôt ? Est-ce que la classe est prête à cette révolution ? Nous venons de passer une longue période de prospérité, les réflexes de classe sont émoussés, la classe n’a pas combattu depuis longtemps, est-ce que ça ne va pas être trop tôt ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que l’histoire attende quelques mois? Voilà le genre de problèmes qui préoccupent Marx. Bien entendu, pour lui, il n’y a pas de solution toute faite. Il y a l’interrogation, la peur que ça arrive trop tôt, que la classe ne soit pas disposée à ça. Mais cette lettre met d’abord plusieurs vérités marxiennes en évidence, d’abord celle du marché mondial. Pour Marx la mondialisation est l’antichambre du socialisme et elle conduit à la révolution socialiste. Il la souhaite, il exagère même ses bénéfices dans la mesure où il pense qu’elle est réalisée alors qu’il manque encore deux siècles avant qu’elle ne soit réalisée vraiment. Et encore, on peut discuter si elle est vraiment réalisée ou pas. En tous cas elle commence à avoir des effets mondiaux, un siècle et demi plus tard, à cause de ce rapport qu’il a tout de suite, tout à fait messianique au temps réel (Marx), donc il met en exergue la signification de la mondialisation du marché mondial (c’est la même chose pour Marx), il met en exergue le fait qu’une révolution doit être universelle, que même l’Europe est trop petite pour une révolution socialiste. Il met en exergue l’ambiguïté de sa propre conception de la révolution. Parce que Marx a toute sa vie hésité plus ou moins consciemment  peut-être qu’il est psychanalysable là-dessus,  entre la théorie de l’écroulement (Zusammelbruch) et la théorie de la révolution induite par l’action de la classe qui accélère l’histoire ; il a hésité. Quand il pense aux effets de la mondialisation, il pense que c’est presque automatique. Et par moment, quand il dit qu’il faut la retarder parce qu’il pense que la conscience de classe et la lutte de classe est décisive pour que ça mûrisse. Mais en tout cas, il n’est pas question du parti, jamais ! Il est question de la classe. Le parti n’existe pas dans l’analyse de Marx. Quand il parle du parti, il parle de son groupe d’amis, le parti Marx, il ne parle pas d’autre chose.

Il ne faut pas oublier que les dernières lignes du Manifeste du parti communiste se terminent,  puisque ce sont les dernières lignes, c’est normal que ça se termine, en disant que les communistes  à peu près, je cite de mémoire mais c’est facile à vérifier, les communistes ne doivent pas s’organiser en parti séparé de la classe ; c’est une erreur. Il doit agir comme une structure mobile passagère, éphémère, qui fait que les désirs de lutte cristallisent une conception donc éphémère, volatile, fluctuante, ce que doit être le parti ; exactement à l’opposé de la version léniniste.

Ce qui me permet de revenir à Lénine, si on peut dire, et à souligner quelle est la thèse centrale du léninisme, c’est que… et là évidemment il reflète la réalité de l’époque, de l’expansion à travers la lutte ouvrière, de la conscience de classe et de la lutte de classe, et de l’hégémonie ouvrière parmi les opprimés. La thèse centrale de Lénine, c’est que par elle-même, la classe ouvrière est incapable d’arriver à une conscience, à une stratégie révolutionnaire, que par elle-même elle ne peut pas dépasser la conscience, Marx dixit « trade-unioniste », c’est-à-dire syndicale. Et que donc, il faut lui apporter la conscience de lutte et l’organe de lutte de l’extérieur. Et que donc il faut un parti professionnel pour apporter à cette classe la conscience de lutte nécessaire pour une révolution.

L’analyse est juste, parce que c’est vrai qu’à cette époque-là, à ce moment-là, après un siècle, un demi-siècle d’amélioration des conditions de vie, et en partie à cause de la lutte, et en partie à cause de l’évolution même du capital qui n’a plus besoin d’exploiter de la même façon, qui invente des formes nouvelles d’exploitation et il ne cesse  pas d’inventer d’ailleurs ! La conclusion aurait pu être : puisque la classe par elle-même n’arrive pas à une conscience autre que syndicale et que je crois que la révolution c’est la classe qui doit la faire, soyons réformistes ! La conclusion de l’analyse de Lénine, c’est qu’il faut être réformiste, qu’il faut revenir à Bernstein, c’est-à-dire qu’il faut concevoir la lutte de la classe pour obtenir des améliorations à l’intérieur du système sans se poser la question du renversement du système, mais obtenir déjà ces améliorations dans un mouvement réformiste, radical et permanent. La révolution permanente, c’est la réforme permanente  si on veut jouer avec les mots de Trotski. Mais il tire une autre conclusion, il tire la conclusion subjective et volontariste qu’il faut introduire de l’extérieur un parti de professionnels, la conscience de classe dont la classe n’est pas capable de la fabriquer elle-même par elle-même. Bien entendu, d’une certaine façon, ça détruit toute la théorie marxiste de la classe et ça ouvre le chapitre du parti qui devient, qui finit par être le chapitre du totalitarisme.

C’est à ce moment-là que se précise dans l’analyse marxiste, la discussion autour de la crise. Et c’est encore le léninisme qui introduit dans le marxisme l’idée de la crise finale. Il y a la crise finale contre évidement la théorie des sociaux-démocrates allemands, à commencer par Bernstein lui-même, qui formule les choses d’une façon que moi je résume ainsi : il n’y a pas de fin à la crise, il n’y a pas de crise finale, et il n’y aura pas de crise finale. C’est-à-dire que le capitalisme est incapable de surmonter, de dépasser la production par lui-même des crises cycliques, parce que la crise fait partie du mode du fonctionnement du capitalisme. La crise ne sert pas à détruire le système, elle sert à le prolonger, à le faire renaître sur des bases nouvelles de plus en plus despotiques si on veut, mais des bases nouvelles. Il n’y aura pas de crise finale, mais donc pas de fin à la crise, pas de crise finale, il n’y aura pas d’effondrement de crise finale. D’ailleurs c’est curieux que le XXe siècle, le marxisme du XXe siècle, a considéré l’époque où il existait, où il travaillait, comme une époque de transition du capitalisme vers le socialisme. Il se trouve que le XXe siècle a été une transition, mais à l’envers, du socialisme soviétique en particulier, vers le capitalisme, et que dans toutes les crises politiques du XXe siècle, et dans toutes les évolutions de la théorie économique du marxisme, s’est posé à chaque fois de façon nouvelle le problème de l’économie de marché. Pour bien comprendre ça, il faudrait…  Vous me direz sans doute que je fais un très long détour ; et en attendant, la souffrance a disparu de mes paroles, mais non, elle est là, accolée à tout ça, elle est là. Il faudrait faire un long détour sur une chose qui n’a pas été analysée à fond et dont les conséquences n’ont pas été tirées, jamais, pour une raison très simple que je vais dire tout de suite, c’est la NEP de Lénine, la Nouvelle Politique Économique de Lénine. C’est une période compliquée, c’est la période où Lénine tombe malade, c’est la période de l’aphasie de Lénine  Freud a un très beau texte sur l’aphasie; son non-engagement dans certaines batailles, le hasard veut qu’il n’a pas étudié l’aphasie de Lénine. Lénine est aphasique parce qu’il ne sait pas quoi dire de la révolution, il ne sait plus dire un mot de ce qu’il s’est passé sous son commandement, sous sa direction, en Russie ; il ne sait pas ! Et parallèlement à sa maladie, il y a la politique de la NEP. La politique de la NEP est très simple, consiste à réintroduire, à réinjecter dans l’économie du communisme de guerre qui vient d’avoir trois ou quatre ans d’existence, pendant toute la guerre, réinjecter des mécanismes de marché pour sauver l’économie et avec des buts multiples, parce que c’est pas seulement sauver l’économie, c’est aussi sauver la classe ouvrière. Lénine découvre  il n’a pas théorisé là-dessus,  il découvre, c'est dans ses papiers de l’époque, il découvre que la classe ouvrière n’est pas une classe universelle, n’est pas la classe que Marx a décidée philosophiquement, destinée à libérer toutes les classes sociales-libérales. Mais cette vision de l’universalisme de la classe est complètement fantasmagorique, que la classe ouvrière ne peut exister que dans le système capitaliste, qu’elle ne peut pas se libérer de cette condition-là pour donner une classe universelle et hégémonique en dehors de la situation du capital. Donc, la NEP ne sert pas seulement à réintroduire du marché, donc de l’intérêt personnel et individuel, et tous les dangers que cela comporte bien entendu, dans une économie planifiée et militarisée comme l’économie du communisme de guerre, mais aussi à reconstituer la classe. La classe ouvrière s’est dissoute, a disparu, s’est évaporée pendant la Révolution d’Octobre. Pourquoi ? Parce que tous les diplomates sont d’origine ouvrière, tous les sous-officiers sont d’origine ouvrière, la classe ouvrière est devenue en disparaissant l’ossature de l’État dans la première partie de la révolution   je ne parle pas de ce qui s’est passé après. Mais du coup, elle n’existe plus comme la classe ouvrière. Et non seulement donc elle n’est plus dans les usines, mais les usines ne fabriquent plus. Il faut la NEP pour reconstituer aussi la classe ouvrière. Sur ça, il y a des textes de Lénine en quantité et qui n’ont jamais étudié à fond. Pourquoi ? Parce que Lénine construit la NEP comme une trêve, comme un moment de trêve dans la bataille de la construction du socialisme, comme un recul stratégique provisoire, un pas en arrière, deux pas en avant. Bon, on fait le pas en arrière, et on garde le contrôle planifié sur les sommets de l'économie, il n’y a pas d’exploitations privées par exemple, etc., etc. Mais on laisse, et on sait très bien que le rétablissement du marché au niveau de l’économie quotidienne, de l’économie réelle, c’est le rétablissement des inégalités, bien sûr ! Il y a toute une époque de la littérature soviétique avec Ilf Petrov, Un millionnaire au Pays des Soviets, etc. qui est la caricature de la NEP. Il y a des millionnaires, comme aujourd’hui en Chine il y a de milliardaires, à l’époque de la NEP il y a aussi des millionnaires, mais la classe se reconstitue, l’économie va mieux, etc. Or il se trouve que l’interrègne, car c’est vrai que cet historien anglais qui a si bien écrit sur la révolution soviétique, dans cet interrègne qu’il y a entre la maladie et la mort de Lénine et le stalinisme, il y a un fait crucial, c‘est que la première chose que Staline fait quand il arrive au pouvoir réel, c’est-à-dire en 29, c’est supprimer la NEP et lancer la politique des collectivisations à outrance des terres et des plans quinquennaux, provoquant une tension sociale effroyable, réussissant à créer une industrie lourde, mais à quel prix ? Il y a une coïncidence exacte dans le temps entre abandon de la NEP. Le seul qui voudrait prolonger la NEP c’est Boukharine, le seul ! Boukharine dit : « La NEP n’est pas un retrait, la NEP est une stratégie pour l’avenir ». Et il a d’abord une formule littéraire : « La perspective du socialisme n’a pas de tortues ». Bon, il en est mort de vouloir maintenir la NEP contre les plans quinquennaux du stalinisme ; il en est mort. C’est une période qui n’est pas étudiée et qui fait donc que d’une façon mécanique tous les régimes de l’Est et de l’Europe, et pas seulement de Est de l’Europe  le prochain congrès du parti communiste c’est Cuba, va rétablir la NEP. On va passer de la NEP de Lénine à la NEP de Castro. On va faire tout un congrès entier pour théoriser le retour de l’économie du marché qui est en cours déjà, mais qui va être théorisé par le prochain congrès du parti communiste. Bon, donc on revient exactement à la situation de départ. Quand on analyse d’un peu près tout ce qui s’est passé dans les pays de démocratie populaire à partir du XXème congrès et du relâchement de la pression brutale soviétique sur ces pays-là, dans tous les pays se pose le problème du rétablissement de l’économie de marché, dans tous les pays ! Et le pays où la discussion est la plus intéressante, c’est le pays le plus proche de l’Occident et dont les citoyens voient par la télévision quel est l’état réel du capitalisme en Occident et donc le pays qui va raffiner davantage pour ne pas dire n’importe quelle bêtise, parce que les gens voient ce qui se passe vraiment, c’est l’Allemagne de l’Est, c’est Berlin-Est, qui non seulement élabore de la façon la plus raffinée, la plus parfaite, l’un des systèmes de l’économie de marché, élaboration qui est évidement éliminée par Olbricht, par le groupe d’Olbricht, bien entendu, pendant qu’une année et demie pousse l’Allemagne de l’Est d’être dans cette voie, mais aussi élabore une théorie critique du capitalisme de l’Allemagne de l’Ouest qui est la théorie, la critique du néolibéralisme ; et c’est une critique qui pourrait en changeant les noms et les circonstances concrètes être traduite en français et être utilisée comme une critique du néolibéralisme économique d’aujourd’hui, parce que bien entendu, l’adversaire est tout proche, l’adversaire remplit d’images l’Allemagne de l’Est. Il y a un film, Good bye, Lenin ! un film de l’Allemagne d’aujourd’hui qui a bien montré ça, l’influence des images sur l’évolution de la R.D.A. Donc, le retour à l’économie de marché ou le rétablissement de certains mécanismes de l’économie de marché et une constante dans toutes les évolutions. Et le fait que ça surprenne, ou que ça indigne, ou que ça déconcerte, il y a un fait que l’on n’a pas étudié ce que signifie vraiment la NEP de Lénine, qu’on n’a pas étudié, qu’il y a là le germe d’une politique économique qui ne soit pas stalinienne et qui maintienne les acquis du socialisme sans tomber dans les excès et plus tard les crimes du totalitarisme. Là, il y a un moment crucial dans l’histoire du marxisme.

Je crois que je vais m’arrêter là quant à l’analyse de l’évolution du marxisme parce que je pense que c’est assez pour avoir un cadre de tout ce qui s’est passé.

Les Grundrisse de Marx sont le livre que…  je vais me permettre un souvenir personnel, Les Grundrisse de Marx qui à mon avis est un livre capital, difficile à manier parce que c’est un livre où il y a une bonne partie qui ne sont que des brouillons, des notes de lecture, qui ne sont pas élaborées, qui ne sont pas finies, et une partie qui est beaucoup plus élaborée et donc plus facile à comprendre et à interpréter. Et c’est un énorme livre. Les Grundrisse de Marx, je les ai découverts à Prague dans la bibliothèque allemande, la librairie allemande de la RDA, dans une rue centrale de Prague. Je l’ai découvert en 1956 au cours d’un voyage à l’Est comme membre du bureau politique du Parti Communiste Espagnol. Arrivé à la gare de Zurich, pour, à Zurich, prendre un avion pour brouiller les pistes avec un passeport différent de celui avec lequel j’étais arrivé à Zurich, prendre un avion pour aller à Prague. Le motif du voyage  je ne vais pas rentrer dans les détails parce que c’est une histoire interne au Parti Communiste Espagnol, ça n’intéresse plus personne ! (rires). L’histoire du parti communiste en général, celui du Parti Communiste Espagnol, alors là, ça n’intéresse plus personne ! Même moi, j’ai dû mal à m’y intéresser ! (rires). Mais enfin, il y avait une discussion très forte entre le groupe des dirigeants qui vivaient à l’Est de l’Europe autour de Pasionaria, Dolores Ibrruri, et le groupe de dirigeants plus près de l’Espagne qui vivaient à Paris dans la clandestinité  bien sûr à Paris, pas à l’Est, autour de Santiago Carrillo qui n’était pas encore, mais qui allait devenir secrétaire général à la place de Pasionaria. Et cette divergence de vues s’était manifestée par un communiqué ou un article des camarades de l’Est complètement contradictoire avec un article des camarades de l’Ouest signé l’un par Pasionaria et l’autre par Carrillo, qui était complètement entériné. C’est une situation qui n’est pas facile à digérer dans un parti communiste bien entendu ! Alors Carrillo avait été assez malin, il m’avait envoyé voir Pasionaria avec son texte, pour lui demander de prendre en considération ce texte, etc., enfin d’ouvrir une discussion. Alors me voilà parti, et arrivé à Zurich, j’ai parcouru la très belle rue de la gare Bahnhofstrae qui va de la gare au lac, comme ça, pour faire du temps. Là, c’est un hispanisme : hacer tiempo, ça veut dire « faire du temps ». C’est un hispanisme très philosophique, parce que l’espagnol est une langue très philosophique. En espagnol on ne dit pas « les bras m’en tombent », on dit « l’âme en tombe ! ». Et puis on dit aussi… Qu’est-ce que je viens de dire là ?

Charles Melman : L’âme en tombe.

Jorge Semprun : Non, non, avant…

Charles Melman : Les bras m’en tombent.

Jorge Semprun : Oui, bon, ça fait rien, c’est un hispanisme quand même. Et alors, dans ce trajet, j’ai trouvé deux livres : dans une librairie de littérature banale, un livre sur lequel j’ai sauté et l’ai acheté immédiatement, c’était les Lettres à Milena de Kafka en allemand. Après, ce texte est devenu célèbre dans le monde entier, mais c’était les Lettres à Milena de Kafka. Et un peu plus loin, dans la librairie de la République Démocratique Allemande, un énorme volume bleu, c’était Les Grundrisse. Je suis parti donc de Zurich vers Prague, et de Prague vers Bucarest, qui était la résidence d’hiver de Pasionaria, avec Kafka et Marx. Donc voilà, je trouve que c’est assez extraordinaire, parce qu’à Prague on m’a mis dans un train spécial qui conduisait Pasionaria de Berlin-Est à Bucarest. Moi, je l’ai pris à Prague, je devais aller à un congrès, je ne sais pas, à une réunion en Allemagne. C’était un train officiel ultra-luxueux, mais il faisait à peu près cinquante kilomètres à l’heure. Donc c’était un voyage absolument interminable, et que j’ai passé avec Milena et Marx. C’était un voyage assez extraordinaire. Mais le livre Les Grundrisse publié en 1949 et 53 n’est pas très connu. Il y a un seul homme politique que je connaisse  il y en a peut-être d’autres, de la gauche bien entendu, qui  j’aurais pu lui demander ce soir s’il était venu, qui sait que Les Grundrisse ça existe, parce que même dans les articles, disons sur des points très concrets français, on voit qu’il a une connaissance de cette analyse du marché, Michel Rocard. Un des derniers articles dans le Nouvel Obs., on voit très bien, indirectement, qu’il sait de quoi il parle et que sa référence c’est Les Grundrisse. Parce que Les Grundrisse analysent… Les Grundrisse sont considérés aujourd’hui comme les brouillons du Capital. C’est mille fois plus que ça ! C’est les brouillons du Capital, tout ce que Marx a écrit peut être considéré comme un brouillon du Capital, mais c’est en même temps le brouillon d’un livre qu’il n’a pas écrit et qui est le livre d’après Le Capital (d’après Le Capital livre), parce qu’il analyse comme il analyse le capital en général, et pas le capital concret tel qu’il fonctionne, il extrapole, il va beaucoup plus loin, et il analyse le capital d’aujourd’hui. Les Grundrisse sont plus valables aujourd’hui qu’en 1858 quand ils ont été écrits, parce que sa façon d’analyser la production de la plus-value relative, sa façon d’analyser le rôle du savoir dans la production, de la production technologique dans la production est beaucoup plus actuelle aujourd’hui que quand il l’a écrit en 1858.

Alors, il y a un homme politique qui  je ne crois pas me tromper, je dis qu’il a travaillé là-dessus, et quand il parle du capitalisme il sait de quoi il parle. Et c’est pas le capitalisme de « travailler plus pour gagner plus », mais c’est le capitalisme de « travailler différemment pour produire davantage ». Et il y a un homme qui a vraiment, alors là, a fait de l’analyse des Grundrisse, et de ce travail-là, l’objectif de toute la fin de sa vie, c’est André Gorz, Michel Bosquet, sa signature de l’observateur dont le dernier est publié avant qu’il ne se suicide avec Dorine, sa femme, refaisant peut-être sans le vouloir le même acte de Lafargue et de Laura, la fille de Marx, ils se suicident ensemble, a écrit cette lettre à Dorine qui est un texte si touchant, si bouleversant… mais enfin c’est pas de ça que je veux parler maintenant, c’est de Michel Bosquet, André Gorz, qui est l’auteur de plusieurs livres tous basés, tous articulés autour d’une réflexion sur Les Grundrisse. Je n’en vois pas d’autres ici en France. En Allemagne et dans les pays de l’Est, il y a d’autres livres, il y a un livre fondamental d’un Allemand d’origine juive, de Czernowitz je crois, qui s’appelle… qui est L’histoire de l’écriture des Grundrisse, et ça c’est un livre absolument fondamental. Ça n’a jamais été traduit en français, mais si on ne lit pas Les Grundrisse, je ne vois pas comment on peut traduire un livre sur Les Grundrisses, c’est un peu absurde.

Et je voudrais terminer vraiment alors par un article de Libération d’il y a quelques jours, écrit par une femme qui s’appelle Clémentine Autain. Si je ne me trompe pas, c’est quelqu’un qui a émigré du PCF vers le parti socialiste, qui doit être députée ou conseillère municipale à Paris (je ne sais pas exactement quoi), et elle a écrit un article dans Libération d’il y a quelques jours, du vendredi 19 novembre, sur les dernières luttes en France. Je ne vais pas vous le lire parce que c’est trop long, je vous conseille de le lire parce que c’est très bien écrit et très intéressant. Et elle commente quelques mots d’ordre de ces luttes pour la retraite, dont l’un c’est à la fois un jeu de mot et… « Je lutte de classe », le mélange du « je »et du « nous », et l’autre c’est « pas grève mais rêve général ». Et, à travers l’analyse de ces mots d’ordre spontanés, elle parle dans son titre je lis, la reconstitution du peuple. Elle analyse un certain nombre de choses de cette période-ci comme des indices de (la venue du peuple?), elle ne dit pas  classe. C’est un peu aventureux de dire que la classe en tant que classe pour soi et la classe révolutionnaire se reconstitue dans ces batailles, mais le peuple, et le peuple travailleur bien entendu. Et je vais lire la fin, quand même :

La revendication d’émancipation individuelle qu’exprime le « je » résume comme un appel contre la déshumanisation des rapports de production. Quand les jeunes disent massivement, selon plusieurs enquêtes, leur envie de travailler dans le secteur public, ils expriment leur aspiration à plus de sécurité professionnelle  revendication subversive dans le monde du précariat. Ils manifestent également une quête de sens et de saveur dans l’emploi, en pointant la nécessité de créer du lien là où la société capitaliste fragmente et divise. Ces attentes nouvelles, vis-à-vis du travail, des sécurités collectives et des biens communs, contribuent aussi à dessiner l’unité nouvelle.

Cette alliance en germe doit faire force politique, durablement. Une force politique qui pèse dans le débat d’idées, qui renforce les mobilisations sociales et qui investisse les institutions pour les transformer. Une force capable de renverser les logiques à l’œuvre, et pas seulement les accompagner d’une pincée de social. C’est à gauche, franchement à gauche, qu’il faut du répondant. Car à leur façon, les manifestants et les grévistes ont dit l’urgence de la recomposition de la gauche radicale, de transformation sociale. L’ampleur du mouvement est une invitation à créer un nouvel imaginaire et à inventer des formes inédites d’agrégation politique, en stimulant les coopérations entre le social et le politique, en s’emparant de la révolution technologique, en rendant possible l’alliage d’une cohérence d’ensemble et d’une diversité des cultures et des engagements. Le temps du parti guide est révolu...

Tout ça est tout à fait vrai, mais la question qui se pose, qui va faire ça ? C’est la question que je pose après l‘analyse, qui va faire ça ? Le malheur ouvrier ne suffit plus, le parti guide est même dit qu’il s’est révolu. Il n’y a pas de parti qui soit capable de capitaliser, de faire cristalliser, d’élaborer ces malheurs. Parce que c’est le problème, nous sommes dans une époque, il y a… puisque je suis en train de vanter, de promouvoir, de faire la publicité pour certaines publications, il n’y a pas seulement l’article de Clémentine Autain, il y a aussi un numéro extraordinaire de la revue Cités des P.U.F. qui s’appelle « Le nouveau prolétariat », extraordinaire parce que toutes les contributions sont intéressantes, il y a un très grand article de Robert Castel qui est un spécialiste de l’évolution des classes en Europe et en France où sous le titre La citoyenneté sociale menacée,il explique la nouveauté du fonctionnement du capital actuel, du capitalisme actuel sur la base de la précarité et du déni de reconnaissance. Je crois que là, on retombe, pas pour la précarité forcément, mais on retombe sur la psychanalyse, parce que je crois qu’au centre de ces situations, il y a le déni de reconnaissance. Le déni de reconnaissance et la façon dont s’exprime ce qu’il y a de collectif dans le malheur actuel. Le malheur actuel, le résultat de cette évolution d’un siècle, c’est qu’il s’est individualisé. Il n’y a plus de malheur de classe, il y a le malheur infiniment atomisé et individualisé des travailleurs, ce qui fait que ce malheur-là, aujourd’hui, n’est pas forcément ni surtout un malheur des travailleurs traditionnels. Quand on voit, il suffit d’aller voir par curiosité et si on a un peu d’intérêt, de rester un peu quelque temps dans une usine d’automobiles, pour voir ça en effet. L’ouvrier qualifié de l’usine de la chaîne de montage automobile n’est pas malheureux au sens où sont malheureux ceux qui se suicident dans les PTT, parce qu’ils sont dans une bulle. Ils travaillent, oui ils sont seuls, ils sont isolés, ils n’ont pas… mais ils sont dans une bulle protégée, propre, loin des agressions de toutes sortes, et surtout protégés par un statut dit « de l’emploi et du savoir-faire » qui les met à part. Ils incarnent ce que Lénine appelait l’aristocratie ouvrière et qu’il traînait dans la boue en disant qu’ils faisaient obstacle principal à la révolution ; voilà, ils l’incarnent aujourd’hui. Alors que, quand on voit la situation dans les services, puisque l’économie capitaliste est en train de devenir une économie des services, on voit la situation qu’il y a, les méthodes de managements et de direction, ce qu’on appelle la direction des ressources humaines, et c’est un chapitre entier d’un vrai cours sur ces questions-là devrait être consacré au cinéma. Parce que le cinéma d’après 68, depuis 68, le cinéma s’est occupé de ces questions-là et s’occupe encore de ces questions-là, pas toujours du malheur de la classe ouvrière parce que c’est pas cinématographique la classe ouvrière, c’est pas photogénique, mais du malheur des cadres, du malheur même des cadres supérieurs. Je crois que le nombre de films qu’il y a, c’est assez impressionnant ; et de livres ! Aujourd’hui, c’est un terme littéraire aussi. Donc, je crois qu’un chapitre futur ce serait : le malheur ouvrier, le cinéma et la littérature. Comment le malheur individuel des ouvriers isolés, séparés, pris dans ce mépris généralisé du capital est pris dans le besoin de reconnaissance, comment il s’exprime ? Voilà ! (Applaudissements).

Charles Melman : Merci beaucoup. C’était non seulement un plaisir mais je dirais un survol [J.S. : oui, un survol] tellement instructif ! Pour… il est évident que la question qu’on continuera de se poser, si vous le voulez bien, c’est quand même où est l’erreur ? Puisque les intelligences, et les bonnes volontés, et les courages, et les sacrifices sont là. Donc ça reste évidemment, et c’est le prix payé, c’est-à-dire celui : où est-ce que ça dérape ? Enfin, je veux dire non pas seulement dans la pratique, mais justement, dans la formulation. Et si la critique de Marx porte sur Hegel, est-ce que néanmoins elle n’en conserve pas l’idée de la réconciliation finale chère justement à Hegel et où il voit justement dans la classe des esclaves, les maîtres du futur et ceux qui vont résoudre le problème des contradictions sociales. Donc, est-ce que malgré tout, ce n’est pas dans ce qu’il faudrait, pour le moment en tout cas, continuer d’appeler une utopie, celui de la réconciliation, et de ce qui serait une reconnaissance réciproque, une reconnaissance généralisée en quelque sorte. Car c’est vrai que faute d’être reconnu, le défaut de reconnaissance conduit directement à la violence. Ça, c’est clair ! Mais quand il ne s’agit plus d’une classe, ça devient la violence individuelle. Et je crois que nous y sommes.

En vous écoutant, je dois dire que je retrouvais les émotions et les discussions passées, et, je dirais, l’engagement et les conséquences directes que cela avait sur l’engagement personnel, comme par exemple celui qui a été le vôtre, pas moins ! Et donc pour le résultat que nous savons, sauf qu’effectivement, et je crois que ce que vous citez comme article, l’article de Libé, il y a effectivement chez les jeunes un refus. Il y a à la fois un appétit pour les avantages qu’on a envie de dire ludiques qu’offre la situation, mais en même temps un refus d’y entrer au titre d’acteur. Comme spectateur oui, comme acteur moins. Et puisque vous évoquiez les films, le cinéma, est-ce que nous voyons…  je cherchais justement dans ma mémoire, mais je ne vais pas… je ne suis pas tous les films qui sortent, est-ce que nous voyons aujourd’hui en Occident, beaucoup de films justement qui portent ou dont la vedette comme les films français je dirais qui ont accompagné le Front Populaire, est-ce que nous voyons beaucoup de films où la vedette justement serait celle de l’ouvrier, de l’employé de France Télécom, par exemple ? Est-ce que ça reste un héros possible ou est-ce que ça parait un accident dont la cellule psychologique d’urgence ne s’est pas occupée ? Une erreur d’adresse, quoi ! 

Ce que j’aime  permettez-moi de le dire, c’est qu’au fond vous terminez votre propos plein d’espoir. C’est formidable ! Je veux dire, autrement dit, « je lutte continue ! » Hein, c’est ça l’article de Libé (rires). C’est formidable ! Et l’article de Castel qui, dont vous savez qu’il a écrit ce bouquin Le Psychanalysme, autrefois, il y a déjà au moins quarante ans, il a écrit un bouquin contre la psychanalyse. Il en est revenu d’ailleurs. J’ai eu l’occasion d’en débattre avec lui, je ne sais plus où, il en est un peu revenu, mais c’est quelqu’un qui a cet égard a dénoncé…

Alors bon, peut-être pour redire encore un mot avant de proposer à ceux qui veulent intervenir, à Claude éventuellement, de commencer par des remarques, juste le rappel de ceci : c’est que Lacan fait la jonction entre la plus-value et le fait que dans l’économie psychique, ce qui compte est cet objet qui vient manquer définitivement à toute jouissance permise. Autrement dit, que chacun, finalement, par l’économie psychique par laquelle nous sommes menés, conduits, est exposé à… je vais presque le dire comme ça : à se faire exploiter. Autrement dit, il perd quelque chose d’inéluctable et qui va rester pour lui dans son fonctionnement le bien le plus précieux et qui lui a été dérobé. Sauf qu’il y en aura donc qui, dans le champ social, ce bien, vont trouver le mode d’agencement qui parait tout naturel finalement pour se l’approprier et pour l’accumuler. Donc il y a chez Lacan, dont les références à Marx sont constantes, contrairement à Freud qui comme je l’ai fait remarquer, lui l’exploitation capitaliste connaît pas ! Il connaît des tas de choses, mais ça, il n’y touche pas ! Donc, il y a là semble-t-il, en tout cas pour Lacan, une jonction qui lui parait heureuse, dans la mesure où si la psychanalyse est malgré le bouquin de Robert Castel qui dénonce  mais il y en a d’autres depuis, si la psychanalyse apporte quelque chose, c’est pour introduire ceci : c’est que ce qui fait marcher au fond l’économie est un objet qui, en tant qu’il est supposé par la prise de possession assurer une jouissance parfaite, accomplie, est un objet de leurre. Et que donc, finalement, nous fonctionnons, nous travaillons et nous peinons dans une vie leurrée ; nous sommes leurrés. Et Lacan ne met pas en cause ce leurre, il l’appelle le fait que nous sommes dupés. On est bien eu ! Et jusqu’à voir, bien sûr, dans cette duperie, moins l’effet d’un mauvais agencement social dont nous vérifions bien que jamais malgré énormément, à tous égards, malgré qu’il n’a été résolu, donc non pas l’effet d’un mauvais agencement social, mais l’effet d’autres lois, et où justement là, la psychanalyse apporte quelque chose. C’est comme ça que nous sommes pris, et nous allons passer notre temps dans ce qui est soit la souffrance de la perte, soit l’accumulation d’un bénéfice qui est lui-même un leurre, puisque ce leurre est supposé assurer la possession de ce leurre, donner accès à toutes les jouissances, c’est-à-dire résoudre justement le problème de la souffrance dans le rapport à autrui et au monde, et alors que  bien évidemment à celui-là même qui a procédé à cette accumulation pour lui, rien davantage n’est à vrai dire résolu. Je veux dire, il est finalement tout aussi dupé que l’autre, duperie réciproque. Voilà ce que là-dessus, non pas Freud malgré tout ce qu’il a apporté, sauf je dis bien entendu à propos de l’argent, parce que ce que Freud apporte est quand même extraordinaire, je veux dire son assimilation de l’argent aux fèces, à l’excrément, je veux dire aurait pu permettre des réflexions, c’est-à-dire justement sur ce qui est rejeté et qui du même coup, du fait de ce rejet, devient trash.

Voilà, alors c’est ce que… Il y a un point, Jorge, vous vous y êtes intéressé, vous n’en avez pas parlé bien entendu là, aux relations conjugales de Freud. Vous vous êtes intéressés à ça. Les relations de Marx avec son épouse sont quand même extraordinaires ! Non ?

Jorge Semprun : Oui avec son épouse et…

Charles Melman : Et avec la bonne.

Jorge Semprun : Et avec la bonne (rires). La bonne était un personnage absolument épatant ! La bonne Helena Demuth…

Charles Melman : Qu’est-ce qu’on va dire ? On va dire qu’il aimait aussi la classe ouvrière ? Parce que sa femme était une noble prussienne [J.S. : Oui, absolument], elle était la fille du ministre de l’intérieur de Prusse.

Jorge Semprun : Von Westphallen, oui.

Charles Melman : Et donc il aimait… Il y a un truc là, quand même ! Hein ? (rires).

Jorge Semprun : Oui. Il y a un truc.

Charles Melman : Et elle, elle était extraordinaire ! Je dirais, elle s’est dévouée corps et âme, cette femme.

Jorge Semprun : Jenny ?

Charles Melman : Oui, Jenny. Elle a vendu son argenterie pour payer les notes du blanchisseur, hein ? Elle a tout fait !

Intervenante : C’est normal, elle avait du génie.

Charles Melman : Ouais ! Elle avait du génie… je veux bien. Et elle savait évidemment ce qu’il se passait sous son toit. Non pourquoi je raconte ça ? C’est pas seulement pour l’anecdote.

Jorge Semprun : Je ne sais pas, pourquoi vous racontez ça ? (rires).

Charles Melman : Ah ! (rires). Mais c’est pour montrer justement que même dans le meilleur des cas, la réconciliation ne se fait pas, il y a quelque chose qui… dans le meilleur des cas. Car vraiment, et puis elle était belle sa femme, elle était belle ! [J.S. : Oui], elle était noble, belle, riche, lui sacrifiant sa fortune, acceptant une vie misérable et de mendicité avec lui, sachant qu’elle était trompée. Donc… Quoi ? (rires).

Jorge Semprun : Mais moi je ne suis pas Michel Onfray, hein ! (rires). Le fait que Marx ait couché avec la bonne, qu’il l’ait engrossé, et qu’il n’ait pas reconnu l’enfant, qu’il a demandé à Engels de le reconnaître…

Charles Melman : Ouais.

Jorge Semprun : Oui, oui, oui. … ne me fait pas croire que la théorie de la plus-value de Marx est fausse ! (rires). Elle me fait considérer Marx comme un bourgeois typique, machiste, tout ce que vous voulez, mais ce n’est pas parce que Freud s’est inscrit comme mari de sa belle-sœur dans un hôtel des Alpes tyroliennes que la théorie de l’inconscient est fausse.

Charles Melman : Au contraire ! (rires). Il y a une inscription qui dit la vérité de l’inconscient et il y a l’autre, un dispositif qui… comment dirais-je ?… Pourquoi là, lui, ne réussissait-il pas, ne serait-ce que dans la sphère privée, à opérer cette fameuse réconciliation et connaître, il en avait… enfin je veux dire, elle s’y prêtait au fond ! Vraiment elle s’est dévouée pour ça ! On peut dire qu’elle s’est dévouée pour ça et pour lui montrer que c’était possible. Et donc… Non, ceci pour simplement articuler le fait que dans la vie privée même de Marx, surgit une discorde, une insatisfaction, une impossibilité, dont même s’il était bourgeois, machiste, etc., on peut néanmoins croire que compte tenu de ce qu’il élaborait, il était capable dans son domaine privé de traiter l’affaire autrement justement, autrement que sur le mode petit bourgeois traditionnel. [J.S. : Oui oui]. C’est ça le truc. Bon. Non ?

Jorge Semprun : Et là encore, on n’a pas fini d’en parler !

Charles Melman : Non, on n’a pas fini !

Jorge Semprun : Il n’y a pas seulement la petite bonne, la petite bonne qui est en plus un cadeau de la mère de Jenny.

Charles Melman : Oh ça, les mères faut s’en méfier !

Jorge Semprun : La mère de Jenny emploie Hélène Demuth  elle a dix-huit ans, à Londres, l’engage pour s’occuper du ménage de sa fille Jenny.

Charles Melman : Astucieuse, la mère, astucieuse !

Jorge Semprun : Elle s’occupait de tout, Hélène Demuth ! Elle a donc ce fils qui est reconnu par Engels. Et c’est la fille cadette de Marx, Eléanor, qui est un personnage sublime qui s’est suicidée, la seule qui a reconnu, qui a fait reconnaître, qui a…

Charles Melman : Et est-ce qu’on sait pourquoi elle s’est suicidée, la fille ?

Jorge Semprun : Oui on sait, on peut savoir oui.

Charles Melman : C’est à cause de papa ou de sa vie…

Jorge Semprun : Elle a épousé un bellâtre après la mort de son père  elle n’aurait pas osé avant, et c’est un escroc à tous les points de vue, oui. Et quand elle a hérité d’Engels assez d’argent pour s’acheter une maison, elle a acheté la maison… Eléanor... C’était la seule personne de la famille Marx qui disait : « Je suis juive ». Marx n’aimait pas beaucoup qu’on lui rappelle qu’il était juif [C.M. : Non !] et la seule ! Et elle a choisi comme par hasard pour vivre, elle avait assez d’argent, elle a acheté une maison dans un endroit qui s’appelle Promenade des Juifs (Juifs Walk). C’est là qu’elle a trouvé sa maison et qu’elle habite. Et elle s’est suicidée parce que son l’histoire avec cet Aveling, est une histoire pourrie, et elle s’est suicidée. Mais elle n’est pas la seule de la famille Marx à s’être suicidée, hein. Il y a beaucoup de suicides dans la famille Marx !

Claude Landman : Jean-Jacques ?

Charles Melman : Oui, oui, on va donner la parole... Y en a d’autres… oui Jean-Jacques. Mais il y en a d’autres qui se sont suicidés donc ?

Jorge Semprun : Ben Laura, l’autre fille s’est suicidée avec Lafargue.

Charles Melman : Ah oui ! Lafargue qui avait écrit L’Éloge de la paresse.

Jorge Semprun : Absolument !

Charles Melman : Ça va…

Jean-Jacques Tyszler : Je voudrais vous poser donc une petite question et qui est en même temps trop vaste pour ce soir, mais peut-être vous pourriez la reprendre une autre fois. Là, votre thèse au fond, si j’ai bien compris, est de démarquer pour nous ce qu’a été l’expérience du Marx économiste et ensuite l’infléchissement que donne Lénine et la question du parti et de l’avant-garde. Il y a en France une autre interprétation qui existe et qui a eu un certain intérêt, mais j’aimerais avoir là votre avis, l’essai de François Furet qui n’est pas du tout marxisant, mais qui me parait pour des raisons fantasmatiques intéressant, puisqu’il fait poser, lui, la difficulté en quelque sorte de l’aventure là totalitaire, sur ce qui s’était passé dans la Terreur de la Révolution française. C’est-à-dire qu’il dit que la matrice inconsciente de la difficulté, elle gisait déjà dans ce qui était déjà l’expérience, en quelque sorte là collective, mais aussi bien inconsciente de la révolution, c’est-à-dire, enfin quelque chose de très généreux qui se termine en terreur. C’est une thèse, moi, que je trouve critiquable, mais qui néanmoins est intéressante pour d’autres dimensions. Vous voyez, parce qu’elle va chercher loin derrière, pas la rémanence de la difficulté en quelque sorte. Est-ce que c’est quelque chose que vous critiquez, enfin que vous acceptez par certains côtés, ou bien ça vous parait totalement… enfin déplacé comme interprétation ? 

Jorge Semprun : L’interprétation de Furet ne me parait pas du tout déplacée, elle est intéressante, elle est peut-être un peu unilatérale. Mais c’est vrai que déjà, bien avant François Furet, Kant fait remonter à la Révolution française les origines de la terreur ; et c’est sur le moment, en temps réel comme on dit aujourd’hui. Parce que la réflexion sur la Révolution française et sur la Terreur, elle est essentielle pour toute cette équipe d’intellectuels allemands qui a réfléchi à partir de la Révolution française sur l’avenir de l’humanité. Donc non, elle ne me parait pas déplacée du tout, elle me parait par moment unilatérale. Je crois qu'il a tout à fait raison de dire que la guerre de 14-18 a provoqué toute cette réaction dont la création du parti communiste, mais que par moment, il y a eu une espèce de vision un peu unilatérale. Il ne laisse aucune chance à la possibilité d'une autre histoire du communisme que celle induite par la terreur. C'est tout. Mais c'est évidemment une interprétation essentielle du XXe siècle qu’il développe. 

Charles Melman : Bon. Est-ce que vous avez d'autres remarques ? 

Jorge Semprun : Moi, je vais répondre...

Charles Melman : À quoi ?

Jorge Semprun : Pas à… je ne vais pas répondre à l'histoire privée de Marx (rires), nous en serions encore là à deux heures du matin. Parce qu'il n'y a pas que ça, il y a l'histoire avec ses filles, comment ils les a traitées ses filles, comment il les a empêchées de vivre, détruit leur vie. Mais enfin, bon ! Non, je voulais répondre juste à la première question que vous avez posée : où est l'erreur ? Alors sans entrer dans l'histoire politique du marxisme, moi, je crois que l'erreur fondamentale de base, est peut-être inévitable, mais elle vient de Marx lui-même et de sa théorie de la classe universelle. La théorie de la classe qui pour se libérer doit libérer toutes les classes et qui doit donc réconcilier, c'est ça l'erreur fondamentale ! C'est là !

Charles Melman : Ça, c'est hégélien.

Jorge Semprun : C'est la matrice de toutes les erreurs.

Charles Melman : C'est hégélien, ça.

Jorge Semprun : Parce que Lénine ne peut pas inventer sa théorie du parti, s'il n'y a pas de classe universelle, du moins si on ne fantasme pas la classe universelle. Au nom de quoi parle le parti ? De la classe ouvrière, sinon au nom de la classe ouvrière. Il parle du silence de la classe et il impose son discours, mais c'est toujours au nom de la classe qu'il parle, sinon s'il n'y avait pas cette théorie, il n'y aurait pas la possibilité d'inventer le parti communiste. Je crois que l'erreur fondamentale qui après se développe, se décline de beaucoup de façons, c'est l'erreur de Marx quand il a postulé philosophiquement la classe universelle qui pour se libérer doit libérer toutes les classes de la société. C'est un mythe, ça n'existe pas !

Charles Melman : Alors à ça  ce qui est un point essentiel, j'y souscris tout à fait. Lacan dirait : chaque fois que l'on pose comme principe l'universel, on est sûr d'être dans l'erreur ! Il n'y a pas d'universel.

Jorge Semprun : Je ne suis pas aussi radical que Lacan, mais je suis prêt à l'être.

Charles Melman : Hein, ouais ! Il n'y a pas d'universel. Et donc effectivement... et il allait même jusqu'à dire  je le raconte pour l'anecdote et pour… que si Alexandre le Grand est parti dans cette espèce de folle équipée pour conquérir le monde, et il a... 

Jorge Semprun : Il y est presque arrivé.

Charles Melman : Il y est presque arrivé, eh bien, c'est parce qu’élève d'Aristote, il avait suivi celui qui, en logique, avait introduit la notion de tout.

Jorge Semprun : C'est intéressant, ça ! Le tout, en effet, c'est le grand ennemi, oui.

Charles Melman : Voilà ! Oui. Oui ?

Marie Bonnet : Oui, par rapport à Freud, à la fin du Malaise dans la civilisation, il dit quand même que pour le bien-être de la population, il ne voit rien d'autre que la solution du socialisme. Deuxièmement il y a quelque chose qui m'a étonnée dans ce que vous avez dit sur la social-démocratie allemande, vous avez été un petit peu laudatif. Moi ça me gêne, surtout pour la période entre les deux guerres mondiales. Et troisièmement, il y a quelque chose que je voulais vous demander, :je n'ai pas lu LesGrundrisse, mais est-ce qu'on aurait pu prévoir l'obscénité de ce que l'on a pu voir ces dernières années à Wall Street et les désordres dont je ne sais pas s'il s'agit ce perversion, mais euh… je serais heureuse d'entendre Charles Melman sur le diagnostic psychopathologie sociale de ce que l'on a pu observer, est-ce que c'est une forme de psychose ? Moi, j'aimerais bien vous entendre là-dessus.

Charles Melman : C'est… d'abord, elle n'est pas d'accord sur vos louanges concernant la social-démocratie allemande. [J.S. : Ah !]. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs ; vous êtes contre la social-démocratie allemande ? Mais passons là-dessus. Et ensuite, qu'on lui explique que la crise financière actuelle, comment… parce qu’il y a une crise [J.S. : Oui oui] (rires), je veux dire… Mais si, puisque je souhaite, bien que votre question soit tellement vaste et qu'il soit prétentieux d'y répondre, par courtoisie je vous dirais simplement que la crise financière ne me parait aucunement psychopathologique, ni psychotique, ni même perverse. Elle fait partie du fonctionnement normal, je dirais, d'un domaine qui se découvre grâce aux techniques d'information et de diffusion actuelles, qui se découvre des pouvoirs nouveaux, qui est évidemment l'économie qu'on appelle justement financière et qui fonctionne selon toutes les lois ordinaires. Alors que ça aboutisse à ce que l'on voit, à ce que l'on sait, ça nous intéresse évidemment. Mais on ne peut pas dire qu'il s'agisse là d'une... comment dirais-je ?... de l'apparition d'une pathologie nouvelle. C'est la pathologie ordinaire. Simplement les banques prêtaient jusque-là, leur rôle était de prêter de l’argent à l'industrie, elles ont compris qu'elles pouvaient en gagner, non pas je dirais en participant à l'économie industrielle, mais simplement en spéculant sur l'économie financière elle-même. Ça ne parait pas fou du tout, vous savez, ça parait faire partie de ce qui est raisonnable. Je suis désolé de vous dire ça comme ça. Je veux dire… Ceci étant, il y a actuellement des… Ce qui est merveilleux avec les économistes, c'est comme d'habitude, ils disent toujours tout et le contraire. Mais il y en a qui actuellement estiment que le système actuel ne pourra pas durer, que ça ne pourra pas durer comme ça, mais sans être aucunement capable d'évoquer les principes de ce qui serait une substitution aux lois de l'échange, aucunement. Mais simplement estimant que le système actuel ne peut aller que vers un blocage et des crises généralisées. Ceci étant on verra bien !

Jorge Semprun : Moi, je voulais répondre simplement sur la social-démocratie allemande. Je ne suis pas en adoration devant la social-démocratie allemande, mais je crois que le problème, quand on reconnaît le réel, quand on est un parti politique et qu'on reconnaît le réel, le problème c'est qu'il faut le reconnaître pour le transformer, et qu’en général les sociales démocraties européennes ont reconnu le réel de l'économie de marché pour capituler devant lui, en général, ou alors pour le refuser. Et cependant, la démocratie française a mis très longtemps à reconnaître l'existence de l'économie de marché, et par moment, après, elle a capitulé devant cette réalité. Ou alors, elle a trouvé cette formule de Lionel Jospin  personnage par d'ailleurs parfaitement respectable, qui dit  « économie de marché, pas société de marché ». Pour un ancien trotskiste, donc un ancien marxiste, c'est difficile de comprendre comment on peut établir par un acte gouvernemental une différence étanche entre économie et société.

Charles Melman : Ben, c'est la NEP, c’est ça, la NEP !

Jorge Semprun : C'est ça, la NEP.

Charles Melman : C'est la NEP !

Jorge Semprun : Donc, on est resté très archaïque.

Charles Melman : Et voilà !

Jorge Semprun : Mais je crois que l'essentiel de la crise actuelle n'est pas le succès personnel ou l'individualisation que certains défauts du capitalisme  à travers l'apparition de la figure du trader . Je crois que l'essentiel de la crise est ailleurs et dans ce fonctionnement mondialisé, déséquilibrant, et cette financiarisation de tous les problèmes, qui est en cours depuis longtemps mais qui, là, arrive. Alors, bien sûr que cette comédie pousse à l'avant des personnages que sont les trader,  c omme si c'était eux qui portaient le capitalisme, pas du tout ! D'un côté s'accumule la souffrance, et de l'autre s’acumule la jouissance de ceux qui jouent avec l'économie. Mais ça c'est tout à fait explicable en terme de psychanalyse, enfin on peut essayer.

Charles Melman : On peut.

Jorge Semprun : On peut essayer.

Charles Melman : D’accord.

Jorge Semprun : On peut essayer. Mais voilà. Pour moi, c'est pas l'essentiel de la crise les faits ou méfaits de Kerviel. S'il n'y avait pas un système qui essaie de trouver un avenir pour le capitalisme à travers de nouvelles formes d'exploitation, de nouvelles formes de souffrance, de nouvelles formes de précarisation, etc., maintenant on est habitués, il est vrai qu'on croit que le plein-emploi c'est obligatoire ! Non ! Pourquoi le capitalisme fonctionnerait avec le plein-emploi ? Il peut très bien fonctionner avec un sous-emploi et, en plus, précarisé. Le problème, c'est s'il fonctionne ou pas. Il peut fonctionner, il peut faire des progrès, il peut faire des bénéfices, et la société peut faire des bénéfices aussi malgré ça. Est-ce que le capitalisme est voué à la disparition ? Je ne crois pas ! Il est voué à la transformation de plus en plus brutale et de plus en plus despotique, mais il n'est pas voué à la disparition. Donc pour moi, les traders sont des épiphénomènes qui simplement démontrent, donnent le prétexte d’une théorie sur la moralisation du capitalisme ce qui est absurde ! Comment on peut moraliser un système qui a été inventé pour le profit immédiat et pour le plus grand profit possible ? On ne peut pas le moraliser ! Il faut le détruire si on veut le moraliser. La seule moralisation du capitalisme, c'est sa suppression ! Ce n'est pas demain qu'on va y arriver !

Charles Melman : Merci beaucoup. 

Applaudissements. 

Transcription : Solveig Buch

       

Notes