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Jeudi 14 février 2019

EPhEP, Grande conférence, le14/02/2019

Charles Melman – Je commencerai en nous faisant remarquer, qu'il avait toujours été attendu du médecin qu'il soit mâtiné d'un peu de philosophie. Et cela non pas pour faire chic, pour faire élégant, mais pour la raison apparue dès le départ évidente, je veux dire dès l'Antiquité, que la vie en bonne santé ne dépendait pas seulement de l'état de l'organisme, mais du goût que pouvait avoir le porteur de cet organisme pour la vie : savoir si elle lui plaisait, s'il avait envie d'en goûter les plaisirs et les douleurs ; ou bien si, à l'exemple de celui qui n'a pas manqué d'impressionner grandement au départ, le mélancolique, savoir si malgré un organisme qui pouvait dans la majorité des cas être resté sain, se manifestait, chez le porteur du dit organisme, la volonté de mourir, et même plus que ça, le fait d'être déjà mort.

Il faut croire que cette question du goût pour la vie était un élément du souci d’Hippocrate, puisqu'il estimait que finalement, l’action que pouvait avoir le médecin vis-à-vis du malade, risquait d’être après tout entachée des propres positions dudit médecin, et que finalement, il valait peut-être mieux, dans le cas d’une maladie, s’en remettre à la nature. Et que donc, le premier souci du médecin devait être avant tout de ne pas nuire, et donc de ne pas contrarier la marche de la nature.

Vous savez aussi l’ambiguïté remarquable qui entoure le terme de pharmakon, le médicament ? Il y a un article qui date là-dessus, qui doit dater d’une trentaine d’années et qui est resté je crois remarquable, c’est un article de Derrida sur le pharmakon où il souligne le fait que le médicament c’était aussi le poison.

Comment pouvons-nous l’entendre ? Est-ce que c’était un poison, justement parce qu’il venait prolonger le cours de la vie ou déranger le cours de la nature ? Comment fallait-il prendre une guérison qui se trouvait attribuée à l’action de ce qui n’en était pas moins un poison ?

Pour en venir brutalement à des données beaucoup plus récentes – parce que mon propos n’est pas de faire le parcours de cette histoire – je rappellerai la formulation de ce qu’est la santé donnée par celui qui, à l’époque - c’était dans les années 1930 - était un éminent chirurgien. Les chirurgiens ne craignaient pas à l’époque de venir formuler des propositions métaphysiques. Un éminent chirurgien qui s’appelait Leriche, et qui a donné tranquillement, et sans soulever beaucoup d’émotion, la formule suivante : « La santé c’est la vie dans le silence des organes » , sans nullement entendre que, le silence des organes, c’est exactement la façon dont on peut définir la mort.

Formulation, je dis bien, qui ne semble pas avoir provoqué la moindre émotion dans les milieux intéressés, mais qui venait s'inscrire à la suite d'une formulation précédente de Bichât disant que la vie « c’est l’ensemble des forces qui luttent contre la mort ». La vie comme l’ensemble des forces qui luttent contre la mort, donc formulation qui, après tout, permettrait d'être déchiffrée ainsi : la vie comme une pathologie venant lutter contre l’état naturel qui serait celui de la mort. La vie comme une pathologie, comme un accident.

Pour s’approcher de ce qui nous intéresse plus immédiatement, plus récemment, Freud, donc, Freud qui va définir l’Éros, justement, l’Éros comme l’ensemble des forces qui luttent contre la mort. En méconnaissant, et je crois qu'il n'est pas inutile qu’à la suite de Lacan nous retenions que c’est lce mode de reproduction, a reproduction sexuée, Éros donc, qui nous mène inéluctablement vers la mort. Opération d'ailleurs, contre laquelle la génétique actuelle travaille, puisqu'elle s'enorgueillit de réussites concernant ses actions de clonage. Il est bien évident que la reproduction par clonage est une garantie d'immortalité.

En tout cas, ce qu'il nous faut nécessairement retenir, c'est que ce que Freud avait cru devoir dissocier, Éros et Thanatos, ne font qu'un. En revanche, l'apport de Freud est évidemment décisif, en montrant que là où ça se décide, le choix, que ça se décide dans l'inconscient, que c'est donc l'affaire du parti que l'on prend.

Peut-être est-ce l'occasion de rappeler la façon dont Freud a pu se montrer attaché à la vie malgré ce cancer fort mal situé, qu'il a traîné pendant près de 15 ans, et qui lui valait non seulement des douleurs difficiles à calmer, mais également l'impossibilité de se nourrir, l'impossibilité de parler, de telle sorte que les derniers colloques psychanalytiques se sont déroulés avec la lecture, par sa fille, des propos qu'il ne pouvait plus tenir. Pour Freud, le choix de la vie jusqu'au bout.

De façon qui forcément nous intéresse, nous savons qu'il en a été de même pour Lacan. Nous savons qu'il a farouchement, avec une obstination remarquable, malgré les dégâts physiologiques, et neurologiques, et biologiques qui venaient le frapper, il est resté jusqu'au bout dans un état de vigilance subjective absolument remarquable, et bien destiné à durer le plus longtemps possible. Il a quasiment fallu l'abattre !

Cette séparation, cette dichotomie ne me paraît pas aussi neutre que j'ai l'air de la présenter. Je voudrais, par exemple, vous faire état de ce qui a pu m'impressionner il y a quelques années, à propos de telle patiente dont le cheminement par étapes, qui semblait ne pas avoir d'ordre de succession évident, dont le cheminement devait immanquablement mener à son suicide, qui avait le sens d'une vengeance effectuée contre le mari, je veux dire une tentative ultime de le châtrer. Il se trouve, qu'agissant de la sorte et sans avoir la moindre idée de ce qu'elle pratiquait, elle réalisait très exactement, très fidèlement, ce que sa mère lui avait transmis, c'est-à-dire le fait de vivre dans un ménage no-sexe où la mère donc dormait avec ses enfants, bien décidée à ne rien partager avec le mari ; celui-ci était renvoyé à ses activités sociales. De telle sorte que, pour couronner son attitude, elle a trouvé le moyen de se pendre dans le garage de la maison le jour où son mari revenait de l'enterrement de sa propre mère à lui. Il fallait que le deuil qu'il pouvait avoir de la mort de sa mère soit recouvert par celui de sa propre épouse.

Ce qui m'intriguait dans cette affaire, c'était la faculté de la transmission. Parce que nous savons qu'après tout, on ne peut pas transmettre n'importe quoi, que nous nous interrogeons toujours, à juste titre, sur les mécanismes de la transmission. Et donc, puisqu’en aucun cas on ne pouvait parler d'imitation, cette patiente n'avait aucune idée du déroulement du processus dans lequel elle était prise, et qui devait immanquablement conduire à ce genre de répétition.

Ce qui m'interrogeait, c'était la façon dont cette situation avait pu se transmettre, et le seul élément que je trouvais, pour l'imaginer, cette transmission, était que l'instance phallique s'était en effet transmise, mais par son versant mortel afin d'abolir le versant sexué qui en était l'autre interprétation. Car je ne voyais pas comment une transmission était possible, sans qu'à la fois elle passe par ce qui est l'agent normal, régulier des transmissions, qu'elle se fasse de façon inconsciente, et qu'elle prenne ce caractère d'une sorte de maléfice, de charme maléfique, d'un envoûtement prenant à son insu cette femme, par ailleurs riche de mérites, et qui, sans recul possible et sans savoir ce qu'elle faisait, exécutait ainsi ce qui avait été déposé dans son berceau. Dans son cas  la mort était plus forte que la vie, la mort susceptible de guérir de la vie et d'en éliminer les impuretés dont le sexe bien sûr.

Dans le petit argument qui annonce ces quelques propos, je n'ai pas hésité à me servir de termes désuets : le conflit de l'esprit et du corps.

J'ai choisi, j'ai pris le parti de cette désuétude, pour illustrer le fait que le rapport au corps est évidemment toujours un rapport d'ordre éthique, autrement dit du choix qu'il y a à faire d'une morale, c'est-à-dire de la jouissance qui conviendrait.

Ce qui est curieux à ce propos et que je vais un petit peu illustrer, c'est que cette jouissance qui conviendrait, est toujours organisée par une limite justement imposée à ladite jouissance,en tant qu'on n'attend pas d'elle qu'elle assure une parfaite satisfaction, mais qu'elle soit convenablement, comme il convient, maîtrisée. Autrement dit, comme si ce qui était attendu – voilà le paradoxe que je souhaitais introduire ce soir – comme s’il était convenu que ce qui était attendu dans le rapport au corps et à la jouissance, c'était avant tout une performance de maîtrise, autrement dit une performance narcissique : ah oui, vous croyez que ce dont il s'agit c'est d'aller prendre son pied ! Eh bien c'est un tout petit peu plus complexe que ça, puisque ce dont il s'agit manifestement dans le rapport au corps, c'est de réaliser avant tout une jouissance narcissique.

En en venant à ce point, j'ai forcément été amené à revoir le fait que, ce à quoi, comme un certain nombre d'entre vous, j'ai pu m'intéresser à la philosophie à son aurore. Bien que les préoccupations des Ecoles de philosophie, dans l'Antiquité, concernaient avant tout à la façon de régler son corps. Avant tout !

C'est ainsi que – permettez moi de reprendre quelques uns de ces truismes – c'est ainsi que bien évidement il s'agit, avec Platon et son idéal socratique, de célébrer la tempérance. Il m'est arrivé déjà plusieurs fois d'être émerveillé par cet aspect : la sophrosyne, le fait de venir se plier à ce qu'il en était de la tempérance. C'est-à-dire le renoncement à une part qui pourrait être après tout considérée comme valable de la jouissance ; et Socrate était donné comme un modèle qui sera repris d'ailleurs plus tard par la religion même. Socrate formidable ! Vous vous rendez compte ? Il mange à peine, il chipote, il ne boit pas, il ne baise pas. Ce qui fait qu'il se présente, qu'il est mis sur le devant de la scène comme étant maître, aussi bien des besoins que des désirs, et maître parfait de son corps, puisqu'il a pu démontrer que sur le front, à la guerre, il ne craignait aucunement la mort et qu'il ignorait la peur.

Qu'est-ce qui pouvait bien (on se le demande !) amener des personnes, par ailleurs fort intelligentes, à aller poser comme idéal spécifique de l'espèce humaine le sacrifice de cette part de jouissance, sacrifice qui devient sublime, comme vous le savez avec les stoïciens, puisque là il s'agit carrément d'une anesthésie du corps.

Là, on voit que la limite s'est rapprochée, puisque là il s'agit vraiment d'accepter de vivre, d'estimer que c'était la bonne façon de vivre, que d'être ainsi séparé de son corps. Et l'exemple que vous connaissez, qu'il m'arrive aussi de citer à l'occasion, l'exemple illustre donné de Sénèque qui, invité par son maître Néron, qu'il avait fini sans doute à importuner quelque peu par ses recommandations, en lui conseillant justement de se calmer un petit peu, eh bien ce Néron-là l'a invité à appliquer ses propres principes, et l'on décrit donc Sénèque s'étant ouvert les veines et regardant avec la plus grande tranquillité, la plus grande sérénité, son sang s'écouler.

Je ne vais pas non plus m'étendre là-dessus, si ce n'est pour montrer, rappeler la permanence de cette interrogation ouverte à notre espèce sur ce qu'il en est de son rapport spécifique au corps. Je passe donc sans insister sur Sparte, puisque là il ne s'agissait simplement que de lui reconnaître pour intérêt, pour qualité, d'être préparé à la guerre. Mais il est utile de rappeler aussi simplement, qu'en même temps, ça n'empêchait pas évidemment que l'on puisse admirer Alcibiade, c'est-à-dire le gars, qui lui, s'accordait tous les plaisirs, qui ne renonçait jamais à rien. Ce n'est évidement pas un hasard, une circonstance fortuite, si le personnage d'Alcibiade était lui-même rendu possible dans le contexte que je viens d'évoquer : tout permis à Alcibiade, y compris, comme on le sait, la trahison vis à vis de sa propre Cité. Il pouvait néanmoins, dans ce contexte, paraître admirable.

Le pas que franchit - ce sera ma dernière évocation de ce moment qui me permet d'avancer - ce sera celle des sophistes. Ceux-ci nous intéressent dans la mesure où pour eux, la raison qu'ils veulent avoir, la maîtrise qu'ils veulent exercer, concerne beaucoup moins leur corps, qui n'est pas engagé dans leur dialectique, que le fait d'avoir raison, de pouvoir assurer leur maîtrise sur autrui.

Ce petit cheminement a pour but simplement de m'amener et nous amener à ce qui me paraîtra l'essentiel de ce que nous pouvons apporter sur la question, c'est-à-dire introduire le fait que, dans notre culture, le rapport au corps s'inscrit dans une dialectique qui est celle de la maîtrise. Le corps envisagé donc à l'égal du serviteur ou de l'esclave dont on attend qu'il obéisse et qu'il serve au gré des options de son propriétaire.

Nous sommes évidemment concernés de façon beaucoup plus directe, plus immédiate dans la pathologie avec laquelle nous avons affaire, concernés par le fait que ce qui vient s'inscrire dans ce contexte qui la prépare, qui la cherche, qui l'attend, c'est la religion. on voit bien de quelle manière le décor est mis en place. La religion n'aura là simplement que la spécification d'introduire dans cet exercice de la maîtrise sur le corps, de la localiser cette maîtrise, comme nous le savons sur le sexe.

Le rapport au corps est inséparable, comme j'essaie de l'illustrer, du discours de la maîtrise. Et c'est ici que, d'une manière qui à mon sens risquerait, devrait nous ébahir, c'est ici qu'une écriture, qui est celle que donne Lacan du discours de la maîtrise, va s'avérer étonnamment opératoire.

Le Discours de la maîtrise, avec dans le champ de la réalité, dans le champ phénoménal, le fait qu'un signifiant vienne soutenir le Discours du maître, S1, et vienne le soutenir auprès d'un représentant du corps, S2.

Le fait novateur est qu'entre S1 et S2 il y a une coupure, une coupure agencée par une perte, celle que Lacan individualise comme étant celle de l'objet que vient manquer le signifiant, et auquel il attribuera, par sa perte, d'être la cause de ce qui entretient le désir entre S1 et S2, entre le signifiant de la maîtrise et le corps, une perte, un espace.

Donc S2 va se trouver en tant que signifiant le représentant de l'objet qui a chu entre les deux signifiants. Je ne développe pas ici, ça n'a pas d'intérêt, je ne développe pas le fait que cet objet chu sera distingué par Lacan comme ayant pour corps, corpus, la lettre, ce n'est pas l'objet ici qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse, c'est qu'entre les deux signifiants, dans la coupure donc, se tient le sujet, et que ça va donc être de son option, de son choix, conscient et plus souvent inconscient, que va dépendre sa relation supposée devoir être de maîtrise à l’endroit de ce qui s'agite dans le corps.

C'est habituellement ce que dans un autre registre on appelle sa liberté, son libre choix. On se félicite que l'homme ait le choix des décisions qu'il prendra à l'égard de ses désirs, de ses besoins, de ses pulsions, etc. Ce n'est pas ici notre souhait d'en discuter. Mais simplement de faire remarquer que S1 et S2, s'ils se trouvent dans le même espace, dans le champ phénoménal, néanmoins viennent représenter l'un et l'autre le lieu où ce choix du sujet se décide pour lui, et dont nous savons la façon dont Lacan le nommera, c'est-à-dire le lieu Autre.

Toute la pathologie du corps dépend de cet espace et des options qui s'y trouvent déterminées pour le sujet par un double rapport, l'un à celui de l'instance idéale phallique qui vient unir ces deux signifiants, bien qu'elle ne soit pas écrite évidemment dans le Discours lui-même, et l'autre, cet objet petit a, l'objet de son fantasme, en faisant remarquer le chiasme qui d'emblée est mis en place à cette occasion entre la limite à la jouissance imposée par l'instance phallique que la théorie appelle la castration (et en revanche ce service corporel étant satisfait ou ne l'étant pas) le caractère par lui-même illimité du désir animé par le fantasme, par l'objet petit a, et qui lui, est activé par le souci, je le dirai ainsi, de récupérer ce qu'il a fallu perdre.

Je voudrais faire une derrière observation, et qui concerne ce qu'on peut appeler maintenant, après cette rapide introduction, ce qu'on peut appeler l’état de santé. Quand est-ce que ça marche bien entre S1 et S 2, entre le signifiant maître et puis le corps qui a à en répondre, et qui donne le sentiment qu'il n'y a pas de problème, que ça va ? Quand est-ce que nous disons que ça va ? Nous disons que ça va, quand le corps nous ne le sentons pas. Quand on n'en est pas encombré. Alors évidemment, il manifeste quelques besoins, il manifeste quelques désirs, et là aussi il y a cette sorte de savoir qui fait que s'il y est répondu correctement (on ne sait pas ce ça veut dire que ce correctement !). Qu'est-ce que ça veut dire ? Mais s'il y est répondu comme il faut, eh bien il va revenir à la tranquillité, jusqu’à ce que besoin et désir se manifestent, comme on le sait, de nouveau, périodiquement et, qu’on retourne dans ce fait que, finalement, la santé c'est être soulagé de son corps. En revanche, lorsque la présence du corps à l'occasion de ce qui apparaîtra comme une maladie, c'est bien la présence même du corps qui sera entendue comme une maladie, c'est-à-dire le fait que dans le champ des représentations ne figure pas seulement l'imaginaire qui le représente, mais que ce corps soit là comme réel. Autrement dit, que du fait de la maladie, on n'arrive pas à s'y soustraire, à s'en débarrasser, à en être soulagé.

Il faut nuancer, bien sûr. Pour le moment j'y vais comme ça ! Faut nuancer, parce que la fatigue est assurément une façon de chercher à éprouver un peu son corps, à le sentir un peu. Voilà, grâce à la fatigue, il est là quand même, mais je sais qu'avec un sommeil réparateur, je vais pouvoir de nouveau l'évacuer.

Je fais cette remarque pour souligner le fait que, pour que le corps soit ainsi soulagé, qu'il ne vienne pas pour moi encombrer le champ de la réalité, une opération, là encore dialectique, est nécessaire et qui s'appelle la symbolisation. La symbolisation, c'est-à-dire l'isolement de cet espace réel creusé, de ce trou dans le réel, et qui ô miracle ! vient me soulager d'une présence autrement abusive, et aussi abusive que celle de l'objet qui viendrait me coller et dont je n'arriverais pas à me débarrasser. Puisque dans le cas de cette émergence il n'est plus de l'ordre du semblant, mais là maintenant, il est là comme un réel dont on aurait pu attendre qu'il soit mis à sa place par la symbolisation que j'évoquais il y a un instant. De telle sorte que, sans pour autant être capable tout de suite de répondre de façon plus précise au type d’agencement autorisant ce que l'on appelle le fait que ça va bien, la bonne santé, en revanche, nous voyons aussitôt surgir cette pathologie où le corps est là à titre d'encombrement majeur, et donc du même coup de souffrance permanente de celui qui en est frappé. Je veux dire que l'hypocondrie est évidemment le type de réponse normale à la situation où cette symbolisation n'a pas pu s'effectuer.

C'est donc dans un lieu, qui n'est aucunement organique mais qui appartient à la dialectique, à ce qui est mis en place par le langage, c'est donc dans ce lieu très précis, entre S1 et S2, que va se jouer, pour un sujet, ce qu'il va en être de son rapport à la santé et à la maladie. Pour essayer d'illustrer la pertinence de ce que j'avance, je vous évoquerai cette situation devenue aujourd'hui banale, où S1 et S 2 se trouvent mis en continuité, je veux dire où il n'y a plus ce moyen terme, cet intermédiaire, cet espace, cet amortisseur entre S1 et S2, et où donc ce qui est articulé dans le discours conscient passe directement dans le corps.

Je suppose que vous avez pu avoir comme moi le contact clinique avec ces patients modernes, c'est-à-dire ces génies justement affranchis de tout rapport à la castration, et pour qui cette a continuité va avec ses conséquences sur les facultés combinatoires et sur l'intelligence. La continuité entre S1 et S2 est parfaite, ce qui ne va pas pour eux sans une approche, sans une présence de leur corps tout à fait remarquable, puisqu'ils fonctionnent là comme un instrument qui vibrerait en permanence à ce qui a pu être articulé, que ce soit par eux-mêmes ou par l'entourage. C'est l'un des aspects modernes de la question, je dirais aspect qu'il faut bien égoïstement qualifier de passionnant, puisqu’il introduit là, avec une fréquence notable, un mode original, nouveau, du rapport au corps, et qui le rend d'une perméabilité, donc d'une sensibilité, et donc d'une souffrance parfaitement originale.

Voilà donc, pour essayer de faire valoir l’actualité de ces propos que j'entendais tenir ici, pour la faire valoir et justifier ma tentative de venir mieux analyser les diverses grandes pathologies, les maladies de système que justement ce dispositif nous permet de penser.

C'est ce qui fait donc que la fois prochaine, et pour ne pas vous paraître trop abstrait à chaque fois, j'évoquerai pour nous deux cas qui m'ont parus parfaitement originaux et mériter notre attention.

Pour ce soir, merci donc pour la vôtre, et si vous avez quelques remarques, quelques confirmations ou objections, elles sont les bienvenues. Avez-vous donc quelques remarques à formuler ?

QUESTIONS

Julien Maucade - Alors concernant la transmission, une question qui est une question clinique en ce qui me concerne : qu'est ce qui fait que dans le message que transmet la mère à la fratrie, il y en a un qui va finir par se suicider et un qui va avoir l'air de s'en foutre complètement ? Alors juste un exemple littéraire rapidement : Paul Pagnol et Marcel Pagnol avaient les mêmes parents. Il y en a un qui va devenir écrivain et un qui va s'isoler, devenir berger, et va finir par se suicider. Paul Pagnol va se suicider vers les 40-45 ans. Alors ça, est-ce que la transmission a une fonction sur la structure, sur la constitution, ou est-ce que c'est la structure qui reçoit, d'une certaine manière, ce message ?

Ch. Melman – Oui. Bon je vous remercie Julien pour votre question, mais je ne crois pas qu'il sois possible, y compris dans l'exemple que vous rapportez, de donner une réponse qui tienne. Je n'en sais rien. Il faudrait pour ça... et je ne sais pas si quelqu'un d’ailleurs peut le savoir, il faudrait connaître ce Paul, et les circonstances qui ont pu l'amener là sont trop diverses. Donc merci pour votre question. Si, on peut supposer que la transmission repose toujours sur un facteur unique conçu à partir d'un certain modèle qui est le grand modèle organisant la transmission, c'est-à-dire le modèle phallique pour être bêtement précis, si ça on peut le concevoir, pourquoi chez celui qui est à côté, ça ne s’est pas fait : la plus grande diversité de réponses est possible. Autrement dit, si la transmission est une, son refus est polymorphe, et divers.

Marc Darmon – Merci beaucoup pour votre exposé qui était passionnant. Je vous interrogerai sur la fin de votre exposé : pourquoi qualifiez-vous de moderne le cas de cette fusion entre S1 et S2 qui caractérise, si j'ai bien compris, qui reprend l'holophrase de Lacan

Ch. Melman – Oui

M. Darmon – Alors pourquoi qualifiez-vous ce dispositif de moderne ?

Ch. Melman – Je le qualifie de moderne, puisque nous prendrons de plus en plus l'habitude de nous organiser psychiquement sans référence à l'instance qui jusqu'ici se trouvait organiser ce déficit que l'on appelle la castration, et donc cet espace séparateur entre les deux signifiants. Nous sommes amenés à l'évidence, et forcément, à entrer dans ce mode nouveau de rapport au signifiant, et où je déchiffre pour ma part cette conséquence comme étant l'un des effets interprétables du résultat. Outre le fait que, ce grand émerveillement qu'aujourd'hui les génies peuplent nos établissements d'enseignement, qu'on les cultive, qu'on les encourage, etc., sans prendre trop d'égard au fait que ça a évidemment par ailleurs quelques conséquences concernant leur sexuation évidemment, ça se paye d'un certain prix.

Vous n'êtes pas d'accord avec ça Marc ?

M. Darmon – Pourquoi ça fabrique des génies ?

Ch. Melman – Pourquoi ça fabrique des génies ? Eh bien parce que la sexualité nous rend bête ! Ça c'est indéniable ! Avouez, faut quand même le dire que ça nous rend plutôt cons ! Si j'ose ainsi m'exprimer, évidemment ! Monoïdéique, bourré de préjugés, complètement stéréotypé, avec vocabulaire plutôt lassant, sans grand horizon, etc. Je ne vais pas développer trop quand même ! Mais eux, bénéficient, ces génies, de capacités combinatoires évidemment remarquables. Et aussi, alors ça c'est extraordinaire! d'une mémoire, comme nous le savons, qui n'est entamée par rien ! Je veux dire la capacité mnémonique, ce qui montre que vraiment avec le refoulement originaire ou pas originaire, peu importe ! que la mémoire ça tombe, ça s'en va. Ce qui a été cause, ce qui s'est passé, ça s'en va et ça constitue le lit de ce qui sera ensuite les pertes, les difficultés propres à la mémoire. Alors que chez eux, le réseau des perceptions restera de plus en plus raffiné, de plus en plus intact, de plus en plus expansif

M. Darmon – Alors ça se paye d'une maladie du corps ?

Ch. Melman – Ça ne peut pas être une maladie du corps.

Bernard Vandermersch – Ça se paye il a dit !

Ch. Melman – Alors justement, ce que j'essaierai de montrer, c'est que corps et psyché ne font qu'un, et que donc nous avons à nous dégager de ce dualisme qui est avant tout d'ordre moral, éthique

M. Darmon – Mais justement, vous nous présentez le cas où il y a continuité entre S1 et S2 entre l'instance qui représente le psychisme et le corps.

Ch. Melman – Oui, il y a une continuité. Moi j'aurais apprécié que vous me fournissiez la contradiction à ce que je dis. Un mode de continuité qui dément ce que j'évoque... mais encore que c'est la manie l'état maniaque... tout à l'heure je parlais de la mélancolie ...mais l'état maniaque illustre admirablement, et c'est bien l'impression que vous donne le maniaque, cette espèce d'harmonie parfaite réalisée entre la fluidité de son propos et puis celle de son expression chorégraphique que le manique éprouve comme réussie. C'est-à-dire ce qui va de façon si immédiate, si simple, entre ce qu'on appelle l'esprit et le corps, et qui réalise cette apparence d'unité, d'achèvement, de réussite de leur unité, de triomphe de l'unité.

Nathanaël Majster – Si vous les classeriez, ces nouveaux génies, est-ce que vous diriez que c'est une nouvelle classe de maîtres ou un nouveau prolétariat ? Je veux dire ils s'inscrivent dans quelle catégorie politique, à quelle place ? Place de maître ou place d'esclave ? Parce que dans la mesure où ils sont délégués à écrire des codes, c'est-à-dire des algorithmes, ils sont plutôt en place d'esclaves ?

Ch. Melman – Vous voulez que je vous donne une réponse ? C'est justement le fait qu'ils ne trouvent pas de réponse interne, mais qu'en revanche ils perçoivent parfaitement dans le champ de la réalité une distinction à laquelle ils ne trouvent pas de réponse interne, qu'ils sont dans un grand embarras à l'endroit de ce que pourrait être leur place. Et également de la signification qu'à la différence de place.

N. Majster – Si ça se généralise, il y aura des conséquences politiques à cette complication dans la reconnaissance des places

Ch. Melman – Mais bien sûr ! Vous voyez très bien surgir ces mouvements où il s'agit surtout qu'aucune tête n'émerge.

Claude Landman – Merci Charles, j'ai trouvé vraiment votre exposé formidable, et j'ai été particulièrement sensible à la définition que vous donnez du bien-être, on va dire ça comme ça, c'est-à-dire le fait que nous ne soyons pas dans cet état encombré par notre corps.

Pour ce qui concerne les génies que vous évoquez, le peu d'expérience que j'ai, témoigne du fait que néanmoins l'angoisse émerge, et pas si rarement. Et ce que vous dites ce soir, c'est aussi une question qui est celle de la manifestation réelle du corps sous la forme de l'angoisse. Y a là presque une révision qui serait à faire du statut de l'angoisse qui témoigne tout de même d'une approche de l'objet, là où gîte dans cette faille cet objet qui risque d'émerger, et qui du même coup nous fait ressentir notre corps douloureusement et réellement.

C'est un peu la question qui m'est venue, parce que ces jeunes dont vous parlez, ils viennent souvent nous consulter parce qu'ils sont angoissés. Enfin c'est l'expérience que j'ai, on peut peut-être la discuter, mais il semble quand même que ce statut du rapport du corps et de l’angoisse, et donc de l’objet, mériterait peut-être d'être, à partir de ce que vous avez évoqué repris.

Ch. Melman – La tentative de réponse que je pourrais faire à votre excellente question, tentative de réponse, serait que cette angoisse se produit justement au moment où la continuité du système est en échec, c'est-à-dire où il y a une rupture. Et donc le sentiment brusquement que ça ne marche plus. Et je dirais le manque de recours pour y répondre. Je dis bien, Claude, c'est une tentative pour rendre compte de ce que vous notez très justement, c'est-à-dire ce qui n'est pas rare, le surgissement de l'angoisse, mais dont il faudrait vérifier si l'occasion qui la provoque n'est pas de ce type.

Cl. Landman – Juste pour vous dire que votre réponse me convient, dans la mesure où elle s'est trouvée confirmée dans un certain nombre de cas que j'ai pu être amené à connaître, et notamment celui d'un jeune de 30 ans – je l'avais évoqué avec des collègues – un jeune homme de 30 ans qui, dès la fin de ses études brillantes de commerce est allé s'expatrier en Asie, où il a monté sa boîte qui a extrêmement bien marché, et qui avait une vie, comme il le dit, très agréable, où il ne se refusait rien, aucun plaisir, tout en étant par ailleurs parfaitement performant sur le plan professionnel. Mais enfin il aimait bien boire, sortir, rentrer à n'importe quelle heure, avoir des relations sexuelles multiples tout en étant marié, jusqu'au jour où, après avoir repoussé auprès de sa femme l'échéance, eh bien elle s'est retrouvée enceinte. Et donc à l'approche d'un choix à faire entre deux types de jouissance contradictoires, c'est-à-dire s'il allait se ranger ou est-ce qu'il ne fallait pas se ranger ? A ce moment là, il a consulté un psychanalyste, en l'occurrence il se trouve que c'était moi. Il est venu me voir, et le plus étonnant, c'est qu'il a fait un dernier voyage parce qu'il va probablement revenir en France, il a fait un dernier voyage, et sa grande crainte à propos de ce dernier voyage, alors que sa femme était pratiquement au terme de sa grossesse, eh bien sa grande angoisse, sa grande culpabilité, qu'il anticipait, c'était de se retrouver à Bangkok avec les clients habituels et de faire les tournées habituelles. Mais son angoisse a émergé exactement dans le contexte que vous évoquiez. Enfin ça vaut confirmation pour ce cas ;

Ch. Melman – Absolument !

Intervenant – Bonsoir Monsieur Melman, et merci de ce que vous nous avez apporté ce soir. Alors moi, je voudrais rebondir sur les questions de modernité qui ont été abordées, et plus précisément sur les questions dites d'intelligence artificielle. Alors ça n'est peut-être pas encore déployé, mais il semblerait que nous soyons promis à être connectés complémentent à des objets totalement connectés, qui prendraient les paramètres corporels dans des fins mercantiles, et le corps deviendrait alors un producteur de données. Voilà, et dans ce cas-là, qu'est-ce qu'on pourrait envisager comme rapport au signifiant et comme pathologie associée ?

Ch. Melman – Je suis très sensible à la confiance que vous me faites avec votre question. Écoutez, c'est une question tout à fait bienvenue, mais je ne crois pas qu'on puisse aujourd'hui mesurer les conséquences de ce qui va là apparaître, nous deviendrons nous-même un objet connecté, ça c'est sûr ! Certain !

Intervenante – D'abord merci pour votre exposé. J'ai de la chance de venir ce soir. Et une question un petit peu ... je dois dire réac mais enfin, je voulais savoir ce que vous pensiez de ces petits génies quant à ce que Lacan a appelé la suspension entre les sexes, assez tôt quand même, à propos de Joyce. Et donc on n'est pas dans le pousse à la femme, on est dans une suspension entre les sexes, et j'apprends qu'il y a un journal qui va... je n'ai pas eu le temps de l'acheter, de le trouver ...un jour on peut être homme, un jour on peut être femme, donc on peut être suspendu d'une manière épatante. Et donc je me demandais si ça avait un petit rapport avec ce génie, et comme en plus vous avez parlé de chorégraphie, je me suis dit : je n'ai jamais entendu que la chorégraphie, la danse, mais aussi que c'est le corps et la graphie, et qu'on peut écrire sur son corps comme le faisait Joyce sur son tee-shirt, sur son corps. Donc je me suis demandée si on pouvait se servir de la suspension entre les sexes à propos de ces génies.

Ch. Melman – Mais je crois que ça se pratique déjà ça.

Intervenante – Oui mais, c'est récent quand même, toujours changer c'est récent.

Ch. Melman – Là nous sommes en retard, un petit peu je crois! Mais vous savez, ce que je me permets de dire à nos amies féministes, c'est qu'une fois que la référence paternelle sera nettoyée, la question de l’identité sexuelle sera complètement désinvestie de son intérêt. Ça deviendra vraiment un pur amusement comme dans la cour de récréation. On jouera aux gendarmes et aux voleurs, on jouera au monsieur et à la dame, et puis c'est tout ! Il n'y a aucune raison pour que la charge intellectuelle, affective, morale, attachée à l'identité sexuelle dure et ait même de l'intérêt, je dirais appelle un investissement ! On s'en foutra ! Et notre époque paraîtra vraiment cocasse. La fixité à l'identité ! Non mais vous vous rendez compte comment ils étaient ces gars-là ? Donc... enfin ça va être passionnant, passionnant et joyeux !

Merci pour vos questions et à bientôt

Notes