C’est en contrepoint de votre ouvrage Monsieur Nazir Hamad, La Bille Bleue, et de vos articles sur l’adoption, que nous avons travaillés avec le groupe de Grenoble, que je me suis interrogée autour de quatre jeunes que je reçois, il y en aura cinq puis six…
Ces jeunes sont issus de familles très contemporaines d’où le contrepoint indiqué au sous-titre : « Le grand Bleu ». Ces jeunes n’ont dans leur famille aucune limite imposée quant à la dérive de leurs jouissances. Ils ont été peu soumis à des obligations, j’en reparlerai… Ils n’ont pas à leur disposition une « bille » qui vectoriserait leur désir par la fonction phallique.
Actuellement orphelins de cette fonction ils sont chacun à leur façon pris dans le grand bleu des espaces de jouissance.
Je suis partie d’une phrase de votre article : « Qu’est-ce qui fait famille ? » où vous citez : « Lacan introduit la notion du Nom du Père pour nommer justement ce qui inscrit, au-delà de la nature du lien qui nous rattache à nos parents, dans une lignée ».
Comment inscrire à l’adolescence des bords et des limites à partir des dérives pulsionnelles ?
De la lecture de La Bille bleue émane une ambiance sympathique, d’un ordre du monde traditionnel. Si « l’inconscient c’est le social », l’état du monde dans les années 20 au Liban avec ses structures sociales nous apporte une approche que je qualifierai de freudienne. L’instance phallique supportant le manque dans l’Autre est arrimée à la fonction du Nom du Père, permettant au jeune héros d’être installé dans la Métaphore.
L’instance phallique et patriarcale au centre du lien social et mental ouvre à des inventions singulières.
La Bille bleue déploie un récit sur les rives de traditions et d’inventions…
La fonction phallique y est efficiente. Elle marque la différence des générations et la différence des places très sexuée avec une circulation de la parole surveillée, codifiée, ritualisée par la tradition sociale et religieuse. Il y a dans ce contexte historique deux religions monothéiste, donc de quoi ordonner !...
Alors la fête de la parole quand les femmes, entre elles, « jouissent » autour de fantasmes sexuels à partir du colis du Brésil est un voile levé sur les convenances sociales. En voici un passage :
« Oum Amir finit par ouvrir le paquet. Grande fut sa surprise quand elle découvrit toute une garde-robe comme aucune femme du village n’en avait eu avant elle. Des robes, des jupes et des sous-vêtements et des chaussures. Et tout autant pour les enfants. Et au fond du paquet, canon et crosse détachés, un fusil de chasse de petit calibre adressé à Amir. Des cris de joie et d’admiration se succédèrent jusqu’à ce que Oum Amir se mit à déplier les vêtements qui lui étaient destinés. Des robes de femme de ville, tantôt sans manches et tantôt décolletées devant ou dans le dos. Aucune ne semblait faite pour les femmes de campagne. Quant aux sous-vêtements, le choix fut encore plus osé. Jamais on n’avait vu de si petites culottes. Les femmes se les passaient de main en main, les examinaient sous toutes les coutures et lâchaient des « oh ! » de surprise. Amir, surpris par le contenu du paquet et par l’excitation des femmes se mit à hurler : « Non, non ! Je ne veux pas de ces cadeaux. » … « Non, ce n’est pas mon père », reprit-il toujours pris dans sa réaction de colère. Il ne se rendit pas compte de l’énormité de ce qu’il disait, et ne le réalisa que lorsque sa mère lui rétorqua, fâchée : « C’est ton père et il le restera, que tu le veuilles ou non. »
Par ces traditions, pour chacun des protagonistes, le refoulement sexuel est posé. C’est ce refoulement qui va interdire et autoriser le sexuel. Pour s’en autoriser il faut pouvoir transgresser des interdits.
En ce qui concerne le père et sa fonction dans La Bille bleue, son absence radicale et sa présence constante dans les paroles maternelles lui font habiter un espace Autre. C’est à partir de cet espace Autre qu’il sera gardien et témoin de l’impossible, c’est à dire de la dimension du Réel.
L’énigme du réel de l’absence du père va permettre à Amir de mettre au travail la fonction symbolique - ça fait penser – et met cette nécessité d’inscription par les jeux de lettres et par l’adresse d’une parole au-delà de soi-même.
Amir devient d’ailleurs un expert pour rédiger des lettres, souvent d’amour, pour d’autres.
La prise de la langue dans le corps propre et cette nécessité d’inscription pourraient s’entendre à partir de questions qui traversent ce jeune enfant en manque de ce père :
- Père où es-tu ?
- Père, que fais-tu ?
- Père, m’entends-tu ? ou encore,
- Père, qui es-tu ?
Nous avons là ce qui peut nous donner ce sentiment de sécurité en lisant votre ouvrage parce que nous baignons dans un monde de la métaphore et de la représentation à partir de ce manque dans l’Autre. La fonction phallique reste en prise avec le corps propre et garantit la différence des places sexuées.
En termes borroméens, nous pourrions dire que le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique sont en place, sont noués ainsi que le manque dans l’Autre.
En contrepoint, pour ces jeunes contemporains, le corps propre va être mis à rude épreuve. Nous verrons que le changement du statut du corps pour chacun d’eux passera par une Autre prise de la langue dans le corps. Leur panne de la fonction du Nom du Père entraîne une désaffection du Réel et des difficultés majeures à mettre en place la Métaphore.
Le nœud borroméen est là désarrimé.
Sur le plan social nous pourrions dire : « Et pourtant ! ».
Chacun d’eux a vécu dans une famille avec un père, une mère, des frères et sœurs. Les parents ne sont pas séparés et ils ont été choyés, aimés.
Ils ont été de très bons élèves jusqu’en seconde et ils sont attirés par les Lettres et les Arts, ce qui va pouvoir les soutenir pour leur traversée.
Les pères ont en commun d’être aimants, très proches de leurs enfants et dans l’incapacité de soutenir limites et obligations. Abrités derrière leurs femmes, maîtresses du foyer, ils suivent. Nous pourrions dire qu’ils ont déserté ce lieu du réel et habitent le même espace maternel.
Ils partagent l’amour inconditionnel dévolu traditionnellement aux mères.
Ils ont aussi en commun d’être issu de familles cultivées où l’évidence est de faire des études supérieures. Sans effort et grâce à l’amour parental leur capacité sublimatoire a été au rendez-vous en primaire et au collège.
En ce qui concerne ce temps si déterminant du passage à l’adolescence, ça coince. Pas de crises puisque les parents suivent et restent spectateurs face aux désideratas de leur petit devenu « étrange ».
Comment au-delà de la nature du lien qui les rattache à leurs parents vont-ils pouvoir inscrire leurs désirs ?
Ces familles sont prises dans une idéologie où il y a une confusion, une continuité, une équivalence entre Bonheur, Bien-être, Joie, Jouissances et liberté de choix…
Le tout possible de l’imaginaire à l’adolescence ne trouve aucun bord et aucune limite de la part de ces parents aimants et qui restent dépendants de leur enfant devenu adolescent.
La dialectique Aliénation / Séparation est en panne.
Cette idéologie du Discours capitaliste va pervertir la place du manque, obturée par les objets de jouissance pris dans la réalité.
Quant à l’objet manquant, celui pris dans la parole et soutenant la vectorisation du désir il est recouvert par une dialectique entre un Sujet tout puissant et des jouissances objectales polymorphes.
Chacun de ces jeunes est pris par des consommations répétitives qui scandent leur vie et leur temps… La désaliénation nécessaire pour sortir de l’enfance passe là par l’annulation des adultes dépendants d’eux qui ira de pair avec ces jouissances prises dans le corps propre.
Chacun d’eux, à leur façon va refaire le trajet des pulsions pré-œdipiennes avec leurs jouissances polymorphes. Ces trajets pouvant leur permettre de désencastrer l’objet petit (a), tout pris dans l’instance Imaginaire.
Dans cette nouvelle économie psychique nous trouvons des points de convergences avec le suivi des enfants.
Chez l’enfant, la prise de la langue dans le corps propre par le jeu des pulsions polymorphes passe par différents temps :
- Un temps d’exhibition où l’enfant se montre. C’est un temps logique où c’est le corps de l’enfant qui signifie ce qu’il ne peut pas dire en se montrant, en s’exhibant. Il adresse son corps parlant à l’entourage. Le corps de l’enfant est collabé avec ses signifiants non encore advenus dans sa parole. Le jeu du « coucou/ parti » montre la place du corps comme objet qui apparaît et disparaît.
Je vais demander à Maria JAPAS de nous parler d’une de ces petites patientes qui est passée par ce temps d’exhibition pour sauver sa peau en essayant de se faire entendre. C’est un récit à partir d’un trauma.
Maria Japas – Oui, l’enfant montre ce qu’il ne peut pas dire. C’est une petite fille que je reçois depuis trois ans. Avant de la recevoir, je rencontre la mère. Les parents sont séparés depuis quelques temps, la petite avait un an. Une séparation très difficile où le père a été violent envers la mère. Malgré cette violence la mère accepte qu’il reçoive leur fille chez lui.
Après quelques six mois, la fille rentre à la maison dans un état d’inertie, sans parole, mutique. C’est une petite fille de trois ans qui parle très bien, sa mère est professeur de français. Elle ne parle plus, prostrée, le regard vide, elle regarde le plafond et ne bouge pas…
La mère désespérée m’appelle, me parle de tout ça et dit qu’elle ne sait pas ce qui se passe. À ce moment-là, sa fille ne peut rien montrer, elle est sous le coup du traumatisme. Cette petite fille a assisté et a été prise comme objet dans des rapports sexuels entre son père et sa belle-mère.
Au début, elle ne montre pas ces scènes, elle ne peut pas bouger quand elle arrive au cabinet. Elle est dans un état d’hyper vigilance, que l’on retrouve souvent dans les cas de traumatisme. Elle est désaffectée, on dirait un petit robot. La première chose qu’elle fera sera un dessin. J’ai pensé à Dolto, à l’inconscient du corps et l’histoire du sujet. Elle va dessiner des serpents, des serpents qui rentrent dans le corps. Au cabinet, j’ai une plante, un arbre où les enfants accrochent des dessins. Elle me dit qu’elle voulait accrocher ces serpents à l’arbre et les laisser là.
Nazir Hamad - C’est biblique !
Maria Japas – Oui, l’arbre du péché… Je suis bien étonnée au cours de cette première séance. Habituellement avec les tout petits, il y a quelque chose du corps à corps qui s’installe. Ils s’accrochent, s’approchent du fauteuil, avec des choses qu’ils évitent. Elle, elle ne bougeait pas mais était très excitée, avec une agitation sourde jusqu’à ce que je puisse lui proposer un jeu. Évidemment sa mère était là. Elle va très vite mettre en place un jeu terrible où elle met en scène la situation de sa survie, pas de ce qu’elle avait été témoin mais de quelque chose qui aurait à voir avec la toute-puissance paternelle. Elle va incarner son père, elle va « être » cette toute puissance. Cette identification par la voix du père a eu un effet d’angoisse terrible chez la mère. Elle reconnaissait la voix du père parlé par le corps de sa fille. Un corps de trois ans !
Elle passait d’un rôle à l’autre, en changeant de voix, où elle était dans le placard, punie, puis dans la toute-puissance menaçante qui allait tuer sa mère et l’empêcherait de la protéger.
En sortant de cette séance, j’étais également très angoissée, la petite quant à elle était très calme et me dit en partant : « J’ai des fantômes dans les yeux ». Et sa mère de lui répondre joliment : « Je vais t’acheter de jolies lunettes en cœur pour que tu ne les voies plus ! »
Ce mécanisme du « montrer », je l’ai aussi rencontré chez des adultes ayant subi des traumatismes. Comme si là où le psychisme s’arrête, ça revient toujours à la même place, toujours à l’identique. Elle a répété longtemps ses jeux à l’identique, avec de petits écarts que j’essayais d’introduire.
A l’école, au moment du coucher, dans le tram, n’importe où mais jamais au cabinet elle a affolé les adultes en s’exhibant et en allant vers le sexe des hommes où elle s’offrait !
Désaffectée pendant cette première période, quand l’angoisse l’a submergée, elle avait une nécessité vitale du corps à corps maternel. Pendant un mois la mère a porté sa fille enveloppée dans un foulard autour de son corps. Elle avait des cauchemars éveillés et restait agitée.
Par les dessins, l’écriture des lettres et des lettres pour son grand père, elle pouvait écrire son prénom, écrire « maman ». Pas papa, « papa », elle ne pouvait pas l’écrire, ce n’était pas possible. Elle reste sous le coup de cette terreur d’avoir à revoir ce père.
C’est pour dire comment le traumatisme peut emprisonner l’imaginaire et aussi le symbolique. Les manifestations symptomatiques que l’on entend sont liées à l’inhibition et au défaut de paroles par l’écrasement du symbolique.
La répétition pulsionnelle des exhibitions sexuelles prendra fin grâce à la prise en charge et la prise en compte de ce qu’elle exhibait. Par le corps, une parole en acte était adressée : « À bon entendeur !». C’est bien le corps tout entier qui adresse la catastrophe, l’innommable.
Gisèle Bastrenta - Oui la répétition de cette petite fille qui exhibe des actes subis nous fait entendre la faillite des mots, la disjonction du sujet de la parole.
Ce premier temps logique pour tout enfant passe par l’engagement du corps adressé à l’Autre. Le jeu « coucou/ parti » qui fait alterner l’apparition puis la disparition du corps au regard de l’autre est bien un travail psychique pour la mise en place du manque. Ce jeu comporte toujours une excitation, une jouissance et une peur de pouvoir disparaître au regard de l’autre et de réapparaître. C’est le moi réel qui disparaît pour pouvoir mettre en place un semblant de moi. C’est un jeu primordial sur la mise en place du semblant.
L’objet (a) pris par l’imaginaire va subir dans le deuxième temps une torsion qui va permettre à l’enfant d’être capable de circuler dans le monde de la présentation.
L’axe a / a’ est aux commandes et alimente le monde des signes et des jouissances des jeux de l’enfance. Par les jeux, l’enfant noue la fonction symbolique à l’instance imaginaire ce qui permet, entre autres, de pouvoir se projeter sur une autre scène et d’entrevoir un futur à engager…
Les écrans peuvent court-circuiter cette autre scène et empêcher les capacités d’invention par les jeux d’un enfant.
Ce semblant particulier si vrai dans l’enfance et qui chute à l’adolescence peut alimenter des moments de nostalgie et de tristesse. Devoir quitter ce monde des signes où tout était possible grâce à l’instance imaginaire et sans l’embarras du réel s’accompagne de moments de déprime. Il faut pouvoir accepter le « jamais plus » de l’enfance.
Sauf que, ce monde des signes et du tout possible par l’imaginaire, la technologie nous l’offre grâce au Virtuel. Ce monde virtuel permet tous les jeux d’identifications et peut être responsable d’aliénations sévères. Pour la majorité des jeunes, le monde des réseaux est un temps et un lieu de passage où l’imaginaire de l’entre soi commande.
Par les réseaux, il est possible de « se présenter comme… », il est possible de pouvoir changer à volonté d’image de soi, de pouvoir changer d’identité. L’entre soi pousse à des aliénations sous le diktat du « même » allant vers le rejet des différences et des altérités.
Il n’est pas rare de recevoir des jeunes aux prises avec des applications et qui ne peuvent se déprendre de ce que les uns et les autres montrent et exhibent.
Le corps reste pris dans une totalité idéalisée et renforce l’incapacité de soutenir un manque. Grâce à ce monde virtuel chaque éprouvé du manque peut être soldé par la construction d’une autre figure de soi.
Le troisième temps, celui de la représentation est la mise en place et en fonction de la Métaphore. Chez l’enfant, ce temps logique passera par une perte au niveau symbolique. Un élément doit être retranché dans le symbolique et dans l’imaginaire, c’est à dire dans le moi. Il faut pouvoir se décompter pour compter. Par exemple, à la question posée à un enfant : « Combien as-tu de frères et de sœurs ? », va-t-il pouvoir se décompter pour Dire ou est-ce qu’il ne peut pas Dire parce qu’il ne peut pas se décompter dans la fonction symbolique.
C’est grâce à cette barre qui sépare et prive la mère du corps de l’enfant que l’enfant va pouvoir habiter la métaphore. C’est le père, aujourd’hui nous disons le tiers qui en est l’agent et le garant de cette séparation.
À l’adolescence, cette perte sera reprise. Il s’agira là d’avoir à supporter une division subjective. Division qui restera inaccessible tant que l’instance phallique sera déconnectée du réel.
Chez l’enfant, ce troisième temps le fait entrer dans l’âge de raison avec les promesses d’un futur où le « quand tu seras grand ! » l’oblige et l’autorise à rêver à un futur singulier…
Chez l’adolescent la reprise de ce troisième temps passe par cette division subjective qui sépare les places sexuées. Se représenter du côté de « l’être » ou du côté de « l’avoir » implique une perte liée à la bisexualité de l’inconscient.
La résolution face à cette perte peut ouvrir la boîte de pandore offerte par notre modernité autour du signifiant du « genre ». Cette idéologie permet de déconnecter le réel du corps sexué et permet de pouvoir circuler à partir d’images de soi sans rapport avec l’instance phallique qui assigne une place sexuée.
Ce règne de l’image de soi variable peut être aujourd’hui sous le coup de revendications et peut aller jusqu’à l’injonction de changement de nominations.
L’inconscient est là à ciel ouvert. Le refoulement fait place à l’exhibition, à la monstration et pourrait s’entendre comme un « pousse à la psychose ».
Ces jeunes pris dans cette nouvelle économie psychique restent aux prises avec ces temps logiques des pulsions soumises aux exhibitions, aux monstrations puis à diverses régressions.
Ces jeux pulsionnels pré-œdipiens vont être un passage obligé pour ces jeunes issus de familles où la dialectique de la séparation n’a pu se déployer.
C’est à partir de familles de « substitution » que des changements structurels vont pouvoir se travailler.
Je vous présente donc « Les tribulations d’une joyeuse bande » ou « la farandole des jouissances pulsionnelles ».
« Tribulation » dont voici la définition : « Tourment moral, souvent considéré comme une épreuve où on retrouve des peines », « adversité, épreuve physique ou morale »…
Liliane, par qui je vais apprendre et par qui d’autres jeunes de sa tribu vont venir rencontrer une psychanalyste, m’a été adressée par l’infirmière de son lycée il y a huit ans…
Prise et éprise par un véritable bouquet pulsionnel, elle va cheminer, passant et repassant par ces temps logiques des Jouissances liées à la découpe du corps propre.
Ce parcours pourrait s’intituler : « Changement de dé-corps ».
En seconde, elle inquiétait le personnel éducatif. Hors lien, elle se montrait dans un accoutrement remarquable et flottait mentalement par sa consommation de cannabis. Sans bien sûr savoir ce qu’elle exhibait, elle a dû aller jusqu’à fumer un joint à la récré pour qu’un adulte prenne ses responsabilités !
L’infirmière a donc secoué le cocon familial pour proposer une adresse.
Plutôt mutique et docile, elle a cependant pu confier sa compulsion orale avec ses crises de boulimie. Elle en avait honte, personne ne le savait et ces compulsions produisaient une dégradation de son image. Elle scandait son temps entre sa disparition sous cette pulsion et une réapparition culpabilisante.
Les seuls liens qu’elle assumait étaient liés à la circulation du cannabis. Elle fréquentait les « chichonneurs » du lycée et les dealers en herbe !
Seule chez elle, elle lisait et faisait des collections notamment des collections de cailloux. Dans le même temps, elle est aussi entrée dans la pratique du tatouage. Son corps propre a été le brouillon sur lequel elle a appris à tatouer.
Cette manie autour de collections de beaux cailloux va évoluer vers une pratique artisanale.
Les marques et inscriptions sur le corps propre sont quant à elles ineffaçables. Elle vit avec un corps où des inscriptions indélébiles lui donnent un bord du corps bien singulier ! Elle porte sur son corps des inscriptions marquant les moments de sa vie. Elle les signifie sur son corps, comme si elle marquait ses temps qui comptent.
C’est bien une façon de mettre en place un réel chronologique pris sur le corps propre…
La sortie du lycée avec l’épreuve du bac comme l’épreuve pour entrer aux Beaux Arts se sont déroulées hors d’elle. C’est comme une automate et dans une espèce de passage à l’acte qu’elle a vécu ces épreuves.
Au lycée elle a aussi commencé à pratiquer la photographie. Elle a tu cette pratique pendant un certain temps.
Elle a commencé ces séries de photos par elle-même. Elle s’est prise sous toutes les coutures et dans tous ses états d’âme. De cette série, rien ne peut se dire puisque l’artiste montre et se montre.
Elle évoquera un jour ses séances de « shooting » qu’elle organisait à partir d’annonces sur Facebook. Ce terme « shooting » peut renvoyer à la pulsion du toxicomane qui s’annule sous la pulsion directe…
Ici se sera la pulsion scopique mise au travail grâce aux photos prises avec des semblables. Une de ses séries représentera des garçons et des filles en lévitation.
Elle commencera à se mettre en lien dans différents espaces grâce aux réseaux sociaux.
S’exprimer, se représenter, faire commerce à partir des réseaux seront les prémices des choix de relations « pour de vrai » …
Le ravalement du sexuel comme une jouissance parmi d’autres lui ferat connaître un bref passage par la prostitution. Elle en garde du regret et quelques ressentiments.
Son intérêt pour les cailloux va subir des transformations métonymiques. Après les cailloux se sont les débris de pierres précieuses qui seront choisis pour fabriquer des bijoux. Un artisanat fondé sur la récupération des déchets est très tendance. Les jeunes sont sous le coup de ce monde saturé par les déchets...
Ces bijoux fait à partir de débris seront fabriqué avec du chanvre indien et vendu par internet.
La nature de sa collection première a changé de teneur. Ça circule !
Elle a beaucoup habité ces lieux virtuels puisque c’est à partir de là qu’à défaut de pouvoir dire, elle pouvait quand même s’exprimer avec d’autres sans être encombrée par sa timidité et par son corps.
Sa consommation trop régulière de cannabis l’a fait revenir après une de ses nombreuses disparitions ! La jouissance mentale avec le cannabis avait accentué son enfermement et l’empêchait d’être en lien. Le regard en biais, elle se défendait de cette clôture narcissique et c’est l’angoisse en retour qui ouvrira le travail analytique. J’y ai posé une condition : qu’elle choisisse le rythme des séances mais s’engage à honorer ses rendez-vous. Ce fut fait et les disparitions ont cessées.
Au regard des crises d’angoisse, elle ne consomme plus régulièrement. Le CBD a été pour elle un bon produit de substitution.
Elle fut surprise qu’un garçon qui en intéressait plus d’unes, s’intéressât et s’engageât avec elle.
Ce défaut de garantie dans l’Autre a été source de souffrances. Les crises de jalousies étaient fondées sur cette crainte que n’importe quelle femme « était » plus désirable qu’elle.
Actuellement sa vie en couple n’est plus encombrée par ce danger.
J’ai appris il n’y a pas si longtemps que son père avait aussi été pris par la boulimie. C’est plus rare chez un homme et ce père reste toujours prisonnier de cette tyrannie qui l’oblige à subir des régimes.
Depuis quelques temps, Liliane parle. Elle émerge subjectivement et peut exprimer des paroles de révolte envers ses parents où se dégage sa relation avec chacun d’eux.
Elle évoque sa tristesse et sa déconvenue vis-à-vis de ce père, où dira-t-elle : « Il est à côté de la plaque. Quand il fait de l’humour, il n’y a que lui qui rit. ». Elle dira sa perplexité devant ce père si performant dans son travail et si absent dans la vie ! Elle n’a pu reconnaître ces traits qu’en étant soutenue ailleurs. Il aura fallu beaucoup de temps pour que sa représentation dans ce monde soit soutenue et puisse se démarquer du collage à ce père.
Actuellement l’inter-dit l’autorise.
C’est bien par ce trajet où elle aura pu se décompter qu’elle peut habiter la Métaphore. Pour son examen de sortie des Beaux-Arts, elle a pu dire son soulagement de pouvoir présenter son travail photographique sans y être, c’est-à-dire sans avoir à exposer son Moi-Corps. D’ailleurs anticipant cette épreuve, elle dira qu’elle couvrira son corps pour passer l’oral. C’est ce corps tatoué qu’elle souhaite mettre de côté, dans les dessous.
Elle a pu dire son soulagement d’avoir à présenter un travail sans avoir à s’exposer.
La série de photos qu’elle a à présenter, elle le fera à partir d’une narration qu’elle assume. C’est durant le confinement, où elle était revenue accompagnée du jeune homme avec qui elle vit, qu’elle a photographié une série de maisons dans le quartier résidentiel de ses parents.
Ce qui l’a frappée et qu’elle va mettre en images montre une série de maison-blockhaus, cernées par des caméras. Elle en a fait un catalogue qui dégage un sentiment de non-lieu, de blocs in-humanisés.
C’est, nous pourrions dire, une belle manière de représenter une subjectivité en errance, avec cet enfermement moïque et paranoïaque dont elle s’extirpait.
Ce changement de dé-corps passe par cet objet du désir, le regard, pris là dans le champ de l’Autre et pouvant soutenir sa parole.
Elle peut enfin se décompter et ce changement de place subjective l’a mise en dette vis-à-vis de la psychanalyse…
Elle a beaucoup aimé la série En thérapie, et, à chaque fois qu’un des jeunes qu’elle connaît qui se défonce moins donc parle plus et rencontre l’angoisse, elle l’attrape et nous l’adresse. Certains de cette tribu sont reçus par de jeunes collègues ici présents.
Elle milite au sein de sa tribu pour la psychanalyse.
Elle oriente l’adresse des tribulations de ses potes où une vraie solidarité les soutient. Famille de substitution.
C’est la rencontre avec la psychanalyse qu’une série de ces jeunes vient engager, leur parole encore embourbée par des jouissances pulsionnelles.
Philippe Candiago - Merci Gisèle, c’était passionnant. Je vous propose que nous donnions la parole à Nazir Hamad pour peut-être reprendre en contre-point les propos de Gisèle.
Nazir Hamad - Oui, merci beaucoup vraiment. Vous nous avez amené tant de choses et je pense que c’est peut-être même trop de choses… Peut-être que si vous vous étiez contentée de nous présenter un seul de ces cas on aurait pu approfondir encore la discussion. Mais ce n’est pas un reproche parce que c’est vrai que ça fait beaucoup à la fois.
Gisèle Bastrenta - Mais c’est votre faute parce que l’idée que j’ai eue au départ pour m’interroger auprès de ces jeunes que je n’aurais pas mis en lien comme ça, c’est l’histoire de familles substitutives, de familles d’adoption. Et comment la solidarité entre jeunes puisqu’il n’y a plus de verticalité, peut pallier… Donc j’étais obligée de parler de toute la tribu !
Philippe Candiago - Le To…re est partagé.
Nazir Hamad - Je vais prendre les trois points que vous avez développés.
D’abord qu’Amir revient d’un monde ancien, d’un monde freudien comme vous l’avez dit, et c’est juste. Mais Amir s’est aussi trouvé en position de Lacan quand il fallait accueillir le psychanalyste homosexuel, vous vous souvenez de ça… C’est-à-dire à un certain moment on regardait les homosexuels comme des pervers un point c’est tout et on pensait qu’un pervers ne pouvait pas être psychanalyste. C’était une position tout ce qu’il y a de plus radicale quant à l’homosexualité. Et ce jugement moral considérait que toute homosexualité était forcément perverse.
Et Lacan a fait un pas de côté, il a regardé l’homosexualité comme quelque chose qui relève de la subversion. Et ce n’est plus du tout le même geste : à partir de là, où effectivement il a fait ce pas de côté, il a eu une autre conception, une autre vision, c’est-à-dire qu’il a considéré les psychanalystes homosexuels comme une avant-garde quant aux diverses positions que les psychanalystes pouvaient prendre par rapport aux évolutions sociales.
À travers la rencontre avec les deux homosexuels, on peut dire qu’Amir a compris tout de suite ce que c’est que la subversion. Il était lui aussi en avance par rapport aux enfants, aux familles de ce village. Lui il a compris que la subversion n’est pas une perversion.
Le curé lui-même n’avait qu’un souci qui était de savoir si cet homosexuel abusait de ce garçon. Il n’osait jamais nommer les choses comme ça mais il disait avec ses mots : « Mais qu’est-ce que tu fais avec eux, ils t’ont fait des choses ? », et Amir n’a jamais compris de quoi il était question. Mais il a compris qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas habituel. Autrement dit quelque chose de nouveau, quelque chose qui à la fois révolte et attire.
Attiré par quoi ? Pas parce qu’ils étaient homosexuels mais par l’avance, il y avait quelque chose d’avant-garde qui était en train de prendre place à ce moment-là au Liban et dans ce village indirectement à cause de cette rencontre. Il dit ce qui a été déterminant pour lui à un certain moment quand le chasseur lui a dit : « Tu veux que je te donne un peu d’argent ? ça pourrait aider ta mère… ». Et il répond : « Non je ne veux pas d’argent je veux apprendre à lire. »
Voilà, c’est ça qui était aussi une subversion de la part de ce petit garçon à ce moment-là. Et il y avait aussi une autre question du côté de la subversion puisque son père à lui était parti pour devenir riche, mais lui il peut obtenir de cet homme quelque chose qui pourrait lui permettre de devenir riche s’il le voulait plus tard.
Vous voyez, on était dans un moment historique à ce moment-là, c’est-à-dire au moment où la subversion commençait à se manifester. Et à faire jaser et à introduire l’inconfort dans cette société classique.
C’est à peu près exactement ce qu’a fait Lacan dans le champ psychanalytique. C’est tout simplement parce qu’il a posé la question autrement que dans cette conception où on disait même qu’un homosexuel, un pervers, n’était pas analysable. Donc à ce niveau-là on est bien dans un monde freudien mais on voit Lacan déjà en train de s’introduire dans cette société.
Gisèle Bastrenta - C’est la question de l’altérité qui est posée là et qui est nouée entre ce chasseur et ce jeune. La question de l’altérité qui fait qu’on n’est pas dans ces questions qu’on pourrait qualifier de traditionnelles ou d’opinion sur l’homosexualité et la perversion.
Nazir Hamad - Sur un deuxième point, en passant. On parlait de cette question de qu’est-ce qui arrive à un enfant qui a un père trop gentil. Ce sont les trois cas que Lacan a repris de Freud, l’Homme aux loups, l’Homme aux rats et le petit Hans, qui comme par hasard avaient des pères trop gentils qui n’arrivaient pas à assumer leur place de père de la réalité et qui étaient tous les trois plus ou moins soumis à leur femme, au caprice de leur femme.
Eh bien qu’est-ce qui arrive quand un enfant n’a pas effectivement un père de la réalité qui sait occuper sa place de père de la réalité qui occupe la place de la castration ? Eh bien c’est le père imaginaire ainsi que le caprice de la mère qui vont prendre leur place.
Or comment sortir du caprice maternel ? Pour sortir du caprice maternel, il faut qu’il y ait un père qui sache dire « non » au caprice maternel, à la toute-puissance maternelle c’est-à-dire pour Lacan entretenir la castration non pas seulement la castration de l’enfant mais la castration de la mère aussi. Et c’est quoi, le père de la réalité ? c’est celui qui entretient cette double castration parce qu’il ne suffit pas qu’elle (la mère) dirige son désir vers un homme mais il faut que cet homme assume cette place auprès d’une femme. Ça ne suffit pas une mère qui désire un homme, bien sûr, mais il faut que cet homme soit capable d’assumer son statut de père de la réalité et au bon moment.
Alors qu’est-ce qui arrive quand un père ne peut pas prendre sur lui l’angoisse de l’enfant ? C’est exactement ce que dit Lacan au sujet de l’Homme aux rats justement, il dit donc que la difficulté c’est que le père symbolique puisse entretenir la castration, soit. L’Homme aux rats a accepté qu’il y a effectivement une puissance castratrice mais elle n’est pas incarnée et une fois qu’il a dit ça il a tourné en rond, ça ne suffisait pas.
Et voilà qu’est-ce qui arrive à un enfant dans ce cas ? Un enfant est livré au No-Limit, au Sans Limites. Et qu’est-ce qu’il engendre le Sans Limites à votre avis ? Il va engendrer l’Angoisse. Le Sans Limite engendre l’Angoisse. Et plus l’enfant est livré au Sans Limite moins il s’inscrit dans ce qu’on appelle le Manque dans l’Autre.
La castration c’est bien cette idée qu’il y a un Manque dans l’Autre. Et comment ils vont vivre les enfants qui sont livrés au Sans Limite ? Dans ce cas, c’est le statut même de l’Impossible qui va foutre le camp, qui va être perverti. C’est-à-dire qu’alors cet Impossible est vu en rapport avec le Possible. Alors que cet impossible-là ne relève pas de quelque chose qui serait possible. Ça ne relève de rien. Alors c’est pour cela qu’effectivement le trou, le Manque dans l’Autre va être comme un manque temporaire dû au fait que l’Impossible est susceptible de devenir possible. Donc on passe d’un objet à l’autre dans l’espoir que cet objet vienne combler ce manque alors que ce manque, normalement, c’est un Manque dans l’Autre qui n’a pas d’objet spécifique susceptible de combler ce manque. Et voilà pourquoi l’addiction…
Gisèle Bastrenta - Oui c’est tout à fait ça, merci.
Maria Japas - Une question concernant les trois temps logiques dont tu as parlé Gisèle. Est-ce que dans les passages de ces trois temps, il y a de la parole qui vient reconstruire l’histoire, qui vient renouer quelque chose au corps.
Gisèle Bastrenta - En tous cas ce que je constate à tous les niveaux, c’est que leur difficulté c’est de soutenir ce Manque dans l’Autre. C’est cette dimension phallique. Et ils ne sont pas dans le temps non plus.
C’est pour ça que j’ai eu quelques regrets avec la gamine qui se tatouait parce que quand elle le faisait elle était dans une immédiateté, il n’y avait pas le temps qui était mis en place. Et pour plus tard, il n’y a pas le temps. Et c’est donc l’instance phallique qui ne soutient pas le manque. Et tout leur travail va être de pouvoir supporter le Manque dans l’Autre bien évidemment par l’exercice de la parole. Plus ça parle moins il y a des excès de sens…