EPhEP, Grande conférence, le 29/09/2016
Anne Videau : Bonsoir à tous qui êtes ici présents ce soir, nombreux. Bonsoir à tous ceux qui sont à distance en ligne et bonsoir à Fetih Benslama.
Fethi Benslama : Bonsoir.
Anne Videau : Bonsoir ; merci beaucoup d’être avec nous ce soir. Beaucoup d’entre nous vous connaissent pour vous entendre sur les ondes, pour vous lire dans la presse, et tout particulièrement depuis mai, à partir de ce livre que nous travaillerons avec vous ce soir : Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, où vous analysez en particulier les ressorts inconscients du désir de mort, qui habitent les nouveaux dits « djihadistes ».
Vous êtes psychanalyste, vous êtes professeur de psychopathologie clinique et vous enseignez à l’Université Paris-Diderot. Un furieux désir de sacrifice est nourri de votre clinique, de votre regard et de votre écoute politique, et de l’écriture que vous en proposez depuis 1988. Je rappelle les titres qui indiquent les lignes de force de vos interrogations et de vos propositions touchant la psychopathologie de l’identité, les subjectivités dans les processus de globalisation, avec le regard que vous portez en psychanalyste sur la religion, votre savoir sur l’exil et une approche clinique et politique de ce que nous dénommons, faute de mieux, « radicalisation ». Donc parmi vos travaux : La guerre des subjectivités en islam ; Soudain la révolution ! ; Déclaration d’insoumission à l’usage des Musulmans et de ceux qui ne le sont pas ; La psychanalyse à l’épreuve de l’islam ; La virilité en islam.
Un certain nombre d’entre nous ont pu travailler avec vous naguère dans le groupe de Cordoue. Il émane de ces rencontres le fort livre de 1992 auquel participe entre autres, aussi, Jorge Semprún, aux prises de positions contre le nationalisme auquel nous avons en octobre 2014, consacré une journée d’étude grâce à Dominique et à Claude Landman, psychanalyste, psychiatre, qui est là, rédacteur en chef de La revue lacanienne, et vice-doyen de l’EPhEP. Et il sera votre discutant ce soir, vous le connaissez bien.
La rencontre d’aujourd’hui vient s’inscrire donc dans une ligne de travail que nous menons à l’EPhEP, depuis la journée qui a été dédiée en février dernier - déplacée du fait des attentats de novembre - qui était dédiée donc à saisir comment la logique aristotélicienne définit l’identité, et comment nous pouvons essayer de dépasser ces définitions. Cette soirée s’inscrit aussi dans la ligne de lecture, avec Freud et avec Lacan, du « malaise dans l’identité » que nous avons travaillé à Reims en mai, mais aussi de la journée sur la radicalisation qui a réuni des collègues cliniciens, anthropologues, de Nice, d’Aix et Marseille, qui a fait venir également Jean Birnbaum du Monde des livres, un de nos collègues de Nanterre responsable de la logistique auprès des étudiants et des personnels, Lucien Hounkpatin, Serge Hefez. Cette soirée se situe aussi dans le fil de l’intervention de Fernando Bayro-Corrochano, qui est parmi nous ce soir aussi, sur les dessins d’enfants confrontés au terrorisme. Et j’attire votre attention sur le volume des Amours fatales de l’identité et sur le dernier numéro de La revue lacanienne, consacré à la politique après Freud et après Lacan. Comme vous le savez, nous continuons aussi à préparer le colloque multidisciplinaire du centre Idriss, des deux bords de la Méditerranée, sur les nouveaux territoires de l’identité et la fabrication du radicalisme. Cela, à l’inspiration de Faouzi Skali, avec André Azoulay et à l’inspiration également de Charles Melman. Vous nous faites, Fetih Benslama, je crois, également l’honneur d’avoir accepté d’y venir, en février prochain. Clinique et écriture de la clinique pour la vie en commun, la vie politique, voilà ce qui nous réunit et nous rassemble ce soir. Je vous donne la parole, si vous voulez bien.
Fethi Benslama : Merci, merci Anne Videau. Bonsoir. Les remerciements que je voudrais adresser à l’EPhEP, à Anne Videau, à Claude Landman, et à travers eux à l’Association Lacanienne internationale, son président, Charles Melman, ne relèvent pas de l’usage ordinaire des débuts de conférence. J’aimerais qu’on y entende une reconnaissance pour l’intérêt que l’ALI avait réservé à la question religieuse dès le début des années 90, et pour l’accueil que mes propres travaux débutants y ont trouvé, y ont reçu dans le groupe de Cordoue dont vous venez de parler. Il faut dire que cet intérêt pour la question religieuse, ses incidences politiques et subjectives, on pourrait dire qu’ils étaient peu partagés dans le milieu psychanalytique de l’époque.
Aussi commencerai-je par me porter vers les actes du premier colloque de Cordoue, paru en 1992, pour lire la dernière phrase de la quatrième de couverture en guise de note de mémoire. Je cite : « D’où la question qui agite les participants de ce premier colloque de Cordoue : quelle logique nous rassemblerait assez aujourd’hui pour nous affranchir encore de la peur, de l’exclusion et du goût pour le sacrifice humain ? » Cette phrase est d’une actualité, je dirais, terrible. Je ferai maintenant en quelque sorte un travelling pour lire la première phrase du livre dont je vais vous entretenir, qui dit ceci : « Comment penser le désir sacrificiel qui s’est emparé de tant de jeunes au nom de l’islam ? » Entre les actes du colloque de Cordoue en 1992, dont la citation témoigne de la conscience d’un danger qui n’a fait que s’accroître et qui est aujourd’hui d’une actualité effrayante, et la première phrase d’Un furieux désir de sacrifice en 2016, qui propose un levier de lecture à travers ce que j’ai appelé le « surmusulman », donc entre 1992 et 2016, le goût du sacrifice a trouvé largement matière à se repaître. Le quart de siècle qui s’est écoulé dans cet intervalle a connu en permanence des hécatombes ordonnées et exécutées avec sang froid au Moyen-Orient, en partie aussi au Maghreb — si on pense à la guerre d’Algérie —, aujourd’hui la Libye, et même au cœur de l’Europe si on pense à la Bosnie. Je ne ferai pas la litanie des dates et des lieux qui sont très nombreux.
Le colloque de Cordoue était contemporain de la première guerre du Golfe et depuis, la guerre sous toutes ses formes n’a cessé de se réinventer : expéditions militaires, guerres civiles, massacres, génocides, supplices publics, populations assiégées, bombardées, affamées, des millions d’exilés et de réfugiés, etc. : cela se passe maintenant à quelques heures d’avion des capitales européennes, comme on dit, devant nos yeux augmentés de nos écrans, des écrans devenus nos prothèses quotidiennes pour voir le monde. Est-il donc étonnant que la guerre se retrouve dans nos villes ? Est-il surprenant que se soient formés, dans nos quartiers relégués, des desesperados qui trouvent enfin une cause et de la matière pour des rêves héroïques d’en découdre, voire d’en finir avec le monde, car beaucoup d’entre eux vont sur les terrains de guerre pour participer à la fin du monde ? Est-il étonnant que le goût du sacrifice ait contaminé des jeunes ayant été… ayant « tété » à la machine communicationnelle la plus puissante et la plus englobante que l’humanité ait connue, de sorte que la différence entre les lieux et les temps s’abolit en permanence ? La guerre se déroule sans écart, entre ici et ailleurs, maintenant et autrefois, sur des écrans devenus ce qu’il y a de plus ex-time.
Dire cela n’est en rien amoindrir la responsabilité de ceux qui épouvantent et tuent, ceux qui se font les agents de la terreur, mais cette fonction d’agent doit être reliée à ce qui nous arrive avec la guerre, la guerre continue, la guerre qui a formé la subjectivité d’une époque, d’une génération référée à l’islam, et aujourd’hui au-delà, puisqu’une partie de ceux qu’on appelle « radicalisés » ne provient pas d’un milieu familial musulman : 40 % selon les chiffres du gouvernement, mais ce chiffre doit être examiné de près, en tout cas un grand nombre. Enfin, pour les psychanalystes est-il si extraordinaire, dans ce contexte, de se rappeler l’économie pulsionnelle que la guerre introduit, ainsi que Lacan le soulignait dans son texte de 1947, « La psychiatrie anglaise et la guerre », sur le soulagement de ces symptômes que la guerre apporte pour des sujets par le déchaînement de la violence pulsionnelle ? Ça, c’est quelque chose que nous devons voir dans la clinique aujourd’hui. Lacan avait probablement vu la remarque de Freud dans Pourquoi la guerre ? disant : « Le retournement de ces forces pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur soulage l’être vivant et a nécessairement un effet bénéfique ». Cet effet bénéfique, comment le penser aujourd’hui à travers le phénomène qui a pris une dimension épidémique, où des jeunes se portent volontaires pour mettre en jeu leur vie, pour immoler et s’immoler, sinon que le « pousse au sacrifice » a réussi à faire son entrée dans le réel du symptôme ? Telle est la visée de ce livre : essayer de donner à lire comment, ce qu’on appelle aujourd’hui radicalisation islamiste, s’est inscrite dans l’enveloppe des symptômes pour un certain nombre de sujets, et a fourni pour d’autres un « prêt à envelopper », symptomatique ? et de quelle matière cette offre enveloppante nous est arrivée à travers une production historique — et pas seulement des textes religieux vieux de quatorze siècles – production historique qui implique des raisons religieuses, politiques et sociales ? Bref, comment la condensation entre ces raisons, religieuses, politiques et sociales — condensation ou surdétermination — de ces raisons multiples ont constitué une niche écologique où trouvent refuge et prolifèrent des femmes et des hommes en quête de sens et de jouissance ?
Il m’a semblé qu’une telle approche était susceptible d’ouvrir une autre perspective sur la tragédie que nous vivons aujourd’hui, autre que l’approche comportementale qu’a installée la notion de radicalisation dans l’espace public, et son contraire ou son supposé antidote, la déradicalisation dont on ne cesse d’entendre parler. La déradicalisation, c’est une notion qui s’est imposée depuis les Etats-Unis d’Amérique après les attentats du 11 septembre 2001, et cet événement a introduit un vocable qui désigne, dans toutes les langues, la menace dont les Etats doivent se protéger, en tant que la radicalisation est potentiellement l’antichambre du terrorisme. Toute radicalisation n’est pas violente nécessairement, mais à partir de septembre 2001, ce terme va s’imposer et écraser rapidement tous les mots du vocabulaire dont on disposait jusque là, tels que « extrémisme », « intégrisme », ou le mot très important de « fanatisme », pour produire une standardisation de la figure globale du radicalisé, quelles que soient ses idées politiques ou religieuses. Cette figure du radicalisé devient un objet d’étude des sciences sociales, notamment la sociologie, la politologie, la sociologie politique, créant ce qu’on pourrait appeler, selon une mode universitaire américaine, les «radicalisation studies et s’ouvre à ce moment-là un comptoir dans lequel on voit des experts, des spécialistes dont un nombre important relève d'une « génération spontanée ». Aujourd’hui, on pourrait parler d’une « Uber-radicalogie » — l’improvisation d’experts est absolument hallucinante, tous les jours il en naît, on n’arrive plus à suivre — chacun prenant par le bout de sa lorgnette une notion qui est à large spectre, cette notion de radicalisation.
Il n’est pas question de récuser en bloc ici le traitement sécuritaire ; mon approche est de dire : la radicalisation, eh bien oui, il y a une dimension de menace évidente, qu’on ne peut pas rejeter. Nous avons connu des massacres, à Paris, à Nice, ailleurs, et donc l’État a l’obligation d’y faire face, et ce serait pas sérieux d’entrer dans des discours de délégitimation à ce sujet comme certains n’hésitent pas à le faire. À partir du moment où un terme comme celui-là s’impose planétairement et qu’il produit ces effets — ces faits — de destruction, et que les États s’en mêlent, on ne peut pas le récuser. Ce qui ne nous empêche pas de garder une vigilance critique par rapport à la catégorie de ce qu’on y met : aujourd’hui, les services du Ministère de l’Intérieur font état de plus de douze mille personnes signalées comme radicalisées en France. « Signalées »... il y en a certainement beaucoup plus.
De qui s’agit-il dans ce big data ? - parce que c’est vraiment un fichier énorme, au-delà de quelques données générales sur lesquelles je vais revenir – pour le moment ce fichier reste verrouillé, on ne peut pas y avoir accès, on ne peut pas savoirquels sont ces radicalisés, quels sont leur parcours, leur histoire. Le gouvernement promet de l’ouvrir, on verra. De même, la critique des gouvernements successifs qui, depuis une vingtaine d’années, ont fermé les yeux sur les conditions sociales qui ont joué un rôle dans le phénomène de la radicalisation est tout à faitjustifiée, mais je mets un bémol à cela parce que la question de la radicalisation islamiste est un phénomène qui n’est pas seulement social, et qui n’est pas limité aux banlieues ou aux quartiers, c’est un phénomène qui relève de la grande crise que connaît l’islam et le monde musulman. Certes les gouvernements successifs ont agi avec retard : c’est en avril 2014 que le gouvernement actuel se réveille alors que beaucoup de gens envoyaient des alertes ; on avait tout ce qu’il fallait en France pour savoir ce qui se passait : à la fois les chercheurs, les travailleurs sociaux, les psys de toutes sortes envoyaient des alertes, mais le gouvernement se réveille en avril 2014 et s’avise qu’il faut faire quelque chose face à la montée du phénomène, et surtout face au départ de jeunes vers les zones de guerre.
Il faut dire que ce qui se tient sous ce mot de radicalisation, je le répète, ne s’explique pas seulement par des facteurs sociaux, comme une partie de la sociologie, confondant facteurs et paramètres, a cru pouvoir en établir la corrélation. La radicalisation n’est pas le fait de classes défavorisées de banlieue, comme on l’a dit ; l’appartenance aux classes moyennes dépasse aujourd’hui celle des classes défavorisées : 60 % contre 30 %, et il y a 10 % à peu près… — je vous donne ces chiffres parce que ça fait partie de la réalité à laquelle on a affaire, qu’il faut connaître — et donc 10 % appartiennent à des classes supérieures en termes socio-économiques. En fait, ce terme de radicalisation a un usage descriptif et comportemental, qui a donné lieu à toute une sémiologie : si vous allez aujourd’hui sur le site du Ministère de l’Intérieur, à la rubrique du comité interministériel pour la prévention de la radicalisation, vous allez trouver un tableau des indicateurs de basculement qui comporte plus d’une centaine de signes de radicalisation religieuse. C’est donc un travail qui a été fait pour créer une sémiologie de la radicalisation. Les sciences sociales, pour lesquelles le terrorisme a été depuis longtemps un objet d’étude, ont investi intensivement cette notion de radicalisation, parce qu’elle leur permettait de sortir de la description des groupes violents et de leur idéologie dans le terrorisme pour décrire des trajectoires individuelles, et donc des processus de montée de la violence.
Et ce qui est tout à fait important à souligner c’est que ces études visent toujours à dire comment ça se passe et jamais pourquoi. Certains le disent d’ailleurs, parmi les grands sociologues qui ont travaillé le sujet que pour eux le pourquoi n’est pas une question pertinente. C’est sans pourquoi : c’est le comment qu’ils veulent décrire ; et donc par la même occasion ils récusent, ils laissent de côté toute dimension de la subjectivité dans ce qu’on appelle la radicalisation, tous les nombreux aspects psychopathologiques sont totalement récusés. Et je ne vous raconte pas les premiers moments où j’ai commencé à intervenir en disant : « Ecoutez : bien sûr, le phénomène de la radicalisation ne relève pas que de la psychopathologie, mais nous avons là vraiment des radicalisations islamistes qui se conjuguent avec des délires psychotiques, et des passages à l’acte violents du même ordre... » ; on me disait : « Mais vous voulez transformer le djihadisme en folie ? » Et ce n’était pas ça le but, c’était de dire : voilà, il y a une réalité très complexe de cette question-là .
Je me souviens même qu’il y avait un grand sociologue – le jour où j’ai fait un exposé en montrant tous les cas dans lesquels intervenaient vraiment des délires, qui m’a dit : « Je découvre qu’il y a de la psychopathologie dans la dans la religion ! » . C’est vous dire le déni systématique. Et aujourd’hui il reste très difficile de desserrer l’emprise du discours sociologique et politologique sur ces questions-là. Pour eux il y a des acteurs, mais il n’y a pas de sujet. Il y a des gens qui font des actes, mais il n’y a pas de jouissance de ces actes-là, alors qu’elle est criante. Quelques actes flagrants ont commencé à amener des doutes. On a commencé à se dire qu’il y avait quelque chose qui n'allait pas dans l'interprétation des f aits de radicalisation.
A la source de ce déni, ce sont d’abord des théories américaines sur le djihadisme et la radicalisation pour lesquelles évidemment il n’y a pas à parler de cette dimension de la subjectivité. La lecture que je propose dans Un furieux désir de justice ... [rires dans la salle] Qu’est-ce que j'ai dit ? [ la salle répond: « Un furieux désir de justice »] Un furieux désir de justice, ai-je dit ? [Anne Videau : « Oui ! »] Oui... non mais bien sûr : c’est au nom d’une justice qu’ils se sacrifient. Quelle justice ? Et puisque le lapsus le permet, alors allons-y ! C’est une justice mythique qui est en jeu pour eux ; et là il faudrait reprendre Walter Benjamin et la distinction qu’il fait entre la justice divine et la justice mythique. La justice mythique est beaucoup plus sauvage, c’est elle qui réclame le sacrifice, mais le religieux tente de limiter le sacrifice. On le voit bien : toutes les religions se fondent sur la limitation, en tout cas l’encadrement du sacrifice, et c’est même un des ressorts de la religion. Et donc tout ce que nous voyons d’avant Daesh relève de cette justice religieuse.
La lecture que je propose dans Un furieux désir de sacrifice est compliquée, donc je dois en rendre compte, dans une certaine mesure, mais je ne pourrai pas le faire complètement.
Il y a d'abord cette question de la radicalisation comme un phénomène où s’articule la menace, la question de l’État, le discours sociologique — il faut en tenir compte. Deuxième point il est nécessaire d'introduire une lecture qui prend en compte la subjectivité, la question du symptôme, en reprenant la façon dont Lacan formule cela sur l’enveloppe du symptôme. Ensuite, il y a un autre étage sur l’islamisme et l’invention du surmusulman sans lequel on ne peut pas coprendre : il faut aller alors vers la crise historique que vivent les Musulmans— je ne dis pas l’islam, parce que moi, l’islam, je ne sais plus ce que c’est, mais « les Musulmans », ce qui arrive à partir du Dieu « des Musulmans ». Et je distingue le Dieu des Musulmans du Dieu de l’islam. Le Dieu de l’islam, c’est le dieu dont nous parlent bien les théologiens, dans les textes ; le Dieu des Musulmans, c’est le dieu que les Musulmans fabriquent aujourd’hui, et qui n’est pas nécessairement le Dieu de l’islam tel qu’on le trouve dans les textes ; le Dieu des Musulmans d’aujourd’hui, c’est donc le dieu qui est fabriqué par eux, fabriqué à partir d’autre chose que les textes théologiques que nous avons. Bien sûr, les textes théologiques sont en jeu, mais il n’y a pas que ça : il y a justement cette dimension de l'histoire contemporaine et actuelle qui se joue sur un temps important.
Ensuite, c’est la question du sexuel, et la place de ce sexuel par rapport aux femmes, et au corps des femmes qui est un enjeu capital. Ill y a une partie qui concerne le dépassement du surmusulman : bon, je n’en parlerai pas ce soir parce que sinon il y aurait trop de choses à dire.
Donc, le premier élément c’est finalement d’essayer de sortir du piège que les sciences sociales et la politologie nous imposent dans notre façon d’appréhender cette question de la radicalisation. Je pars de questions cliniques, à la suite de mes rencontres avec des adolescents et des jeunes adultes dans la banlieue nord de Paris : pendant des années j’ai travaillé dans une consultation d’aide sociale à l’enfance et, en fait, ce qu’on appelle aujourd’hui la radicalisation c’est une vieille histoire, une vieille histoire qui démarre à peu près dans les années 90, justement, au moment où on entre dans ce cycle des guerres – pas la première guerre du Golfe, mais la deuxième guerre du Golfe. Et là commence quelque chose de cette dimension qu’on appelle aujourd’hui la radicalisation, qui met le nez dans cette clinique. C’est que je vois des jeunes qui sont dans des états d’errance, de dépression, de jugements très sévères sur eux-mêmes : d’insignifiance, de rabaissement, de conduite suicidaire, d’angoisse de dépersonnalisation. Et puis, quand ils rencontrent ce qu’on appelle aujourd’hui la radicalisation : changement complet. Fin des angoisses, en tout cas quand il ne s’agit pas de psychotiques — là, c’est beaucoup plus compliqué —, sentiment de libération, élan de toute puissance, ils ont le sentiment de devenir autres, et certains vont s’engager petit à petit dans la volonté d’aller faire le djihad. Ils prennent un autre nom, ils se mettent à parler tous le même langage : c’est comme s’il s’agissait de la même personne, une véritable abdication d’une large part de leur singularité. Et cette abdication les transforme en automates, en quelque sorte : on peut appeler ça l’automate religieux. Et ce sacrifice de la singularité les débarrasse d’une grande partie de leurs symptômes, et les recycle dans le discours, les formations de groupe, des groupes qui sont parfois dans l’immeuble, parfois dans le quartier. Cette désingularisation absorbe complètement leurs symptômes : ils se sentent guéris. Certains le disent : « Nous sommes guéris ». La guérison. La guérison, c’est quelque chose de très sérieux. Bon la religion parle de la guérison, hein. Le mot en arabe salama,qui a donné « islam », veut dire : « être sauvé », « être guéri ». Le haïl, le haïlice sont des termes qui montrent que l'affaire de la religion, son cœur, ce n'est pas seulement la soumission à Dieu mais cette soumission, vise à une guérison. Amen. En arabe, en hébreu, je crois que c’est la même chose, mais « Amen » ça veut dire : « obtenir l’immunité ». Bon. Et ces jeunes sont donc en relation directe avec cette source immunitaire de la religion.
De qui s’agit-il ? Le spectre est très large : à un moment donné, la sociologie a essayé d’identifier des profils de radicalisés, et ils se sont cassé le nez parce qu’il n’y en a pas. Dès qu’on essaie, on voit qu’il n’y en a pas ! Il y a un large spectre de jeunes : certains vivent une situation de difficulté de traversée de l’adolescence — ça c’est un élément très important sur lequel je vais revenir — ils sont parfois isolés chez eux, ils regardent à longueur de journée leur écran. Une mère m’avait dit : « Mais je comprends pas pourquoi mon fils a voulu partir, c’est un gars vraiment très gentil, il est tout le temps à la maison, avec son ordinateur ». Eh oui : à la première occasion, il a trouvé enfin un groupe où il s’est socialisé, des pairs avec lesquels il discute, et chez ce gars-là on avait trouvé onze mille photos et et vidéos montrant des scènes de guerre et d’exécutions d’une très grande violence.
En effet en même temps je travaille avec des juges à partir des jeunes déjà jugés. C’est très intéressant de travailler avec des juges ; évidemment ils ont un rôle répressif, punitif, mais ce sont des gens qui cherchent aussi à comprendre : ils ont besoin d’un éclairage qui ne soit justement pas celui de la sociologie. Les juges ce sont des gens avec lesquels on peut discuter à partir des cas — pas seulement des théories générales . Les dossiers, c’est vraiment très instructif... Vous avez un jeune qui à un moment a perdu pied dans son existence : il allait devenir un athlète de haut niveau, et puis il a eu son bac, tout va bien et ce jeune homme se retrouve dans un groupe : ils se mettent d’abord à jouer au théâtre, un théâtre de guerriers, de héros. Ils s’achètent une caméra. Alors ça, la question de la caméra et de donner à voir est très importante : ils se filment, ils n’ont pas les moyens d’acheter des armes encore, ils achètent des étuis seulement, ils ne peuvent acheter que ça. Donc vous avez l’impression, quand on lit la transcription des écoutes de la Police, que ce sont des soldats d’opérette : ils sont en train de jouer quelque chose, et puis tout à coup, ce jeu, ce théâtre, ça les dépasse et ils trouvent l’argent pour aller, justement, en Syrie, pour aller se battre : un saut se fait à partir de ce moment-là. Et on se dit : « Mais qu’est-ce qu’il a ce jeune-là ? Celui-là, il a tout le temps essayé de freiner les autres, de les retarder. » Puis on regarde : qu’est-ce qui s’est passé ? Le moment de la dite radicalisation coïncide avec une blessure, chez lui : son horizon de devenir athlète est terminé, et il ne lui reste plus, pour continuer ses fantasmes héroïques, que de passer par cette voie – en tous cas c’est la voie qu’il a trouvée. Je vous raconte des choses très banales : par exemple aussi une déception amoureuse, et hop ! Par exemple, la jeune femme qui à Saint-Denis a été tuée avec Abaaoud : son frère a raconté qu’elle s’était mise à porter le voile après une déception heureuse... euh... amoureuse. Elle était... j’allais dire : heureuse [rires]. Pour beaucoup de ces délinquants, vous voyez, quand on prend le temps de parler avec eux, ils sont en prise avec une culpabilité inconsciente : ils n’attendent qu’une seule chose, c’est le moment où ils peuvent se purifier de cela, et anoblir leurs pulsions antisociales, quitte à continuer à être hors-la-loi, au nom d’une loi supérieure. Et donc ils souffrent de failles narcissiques, de failles identitaires... Et puis vous avez des grands cas, ceux qu’on appelle des borderline ou de vrais psychotiques. Quand je les entends, parfois ce sont vraiment des psychoses à bas bruit, on ne voit rien, jusqu’au jour où ça explose. Et d’ailleurs on dit toujours : « Ce gars-là ? Mais il était très gentil ! Il montait les courses de la dame du cinquième, il était vraiment adorable,», jusqu’au moment où il décompense.
La dimension très importante ici, et sur laquelle je voudrais insister – et qui rejoint la crise de la religion, non seulement dans l’islam mais dans toutes les religions aujourd’hui – c’est cette dimension qu’on appelle du born again, c’est-à-dire la reviviscence, la renaissance ; il ne semble plus suffisant d’hériter de la religion de ses parents, comme s’il fallait l’acquérir soi-même, en se reconvertissant. Et vous avez beaucoup de gens, qui sont musulmans, qui se reconvertissent... C’est-à-dire que le converti s’avance, véritablement, comme un sujet de la modernité : il doit y aller par lui-même. Cette dimension de la conversion, elle n’est pas seulement dans l’islam, on la trouve dans tous les mouvements fondamentalistes dans le monde . Ce qui distingue le fondamentalisme musulman des autres fondamentalismes, c’est qu’il a été armé, et financé : c’est ça la grande distinction. Mais quand on regarde, on a des similitudes absolument étonnantes entre ces mouvements fondamentalistes. On peut changer quelques contenus de leur discours, mais vous trouvez les mêmes structures, et notamment le retour aux fondements, puisque la religion traditionnelle ne parvient plus à porter, ne fournit plus le support au sujet dans le monde où il est né, et donc ils sont obligés de revenir à l’origine. Et vous trouvez la même chose chez les évangélistes, chez les fondamentalistes hindous, la même chose, enfin partout.
À partir de ces observations dans la clinique, ce qui m’est apparu très rapidement c’est que, au fond, cette notion de radicalisation, on pouvait la prendre en un autre sens que celui de l’extrémisme : à partir de ce que ce mot « radical » veut dire, c’est-à-dire la racine. Pour la démarche de la plupart de ces jeunes que j’ai vus, la radicalisation peut être comprise comme relevant d’un désir d’enracinement, pour eux qui n’ont pas de racines, c'est l'enracinement dans des signifiants qui sont les signifiants de la religion, de l’islam tel qu’ils le rencontrent et tel qu’il leur apparaît parfois d’une simplicité et d’un accès très très facile. C'est pourquoi je dis « l’enveloppe du symptôme », parce que c’est par là, au fond, qu’on peut penser aujourd’hui cet accès ouvert – et vais y venir – de l’offre de radicalisation et de l’offre de djihadisme – puisque ce mot « d’offre », il faut commencer à l’utiliser. Il y a une offre qui est faite à ces jeunes. Je dis « les jeunes » parce que la majorité sont des jeunes : les chiffres que nous donne le gouvernement, ce sont deux tiers entre quinze et vingt-cinq ans ; même ceux qui sont dans la trentaine étaient auparavant dans cette tranche d'âge là, ils ont vieilli mais ils y étaient. Et donc, ce qui apparaît très clairement avec ces jeunes, c’est que la radicalisation est une affaire de passion : on pourrait dire la passion de la cause. Ils trouvent une cause, et cette cause les sort d’un état qui était tout le contraire ; On pourrait faire une lecture autour de la question de la désaffiliation, de ces jeunes-là : désaffiliation par rapport à leur propre milieu familial, mais désaffiliation aussi part rapport à ce que représente le fait d’être en France, français, en référence aux valeurs de la République française. Il y a double désaffiliation. Et donc avec la radicalisation ils trouvent une cause, et cette cause les met dans quelque chose qu’on peut appeler l’enthousiasme : un enthousiasme là où régnait auparavant l’ataraxie, l’apathie, que sais-je ; et il faut prendre le mot enthousiasme à sa racine, c’est-à-dire : « avoir Dieu en soi ». C’est ça, enthousiasme. Enthousiasme : en-theos, voilà. Et donc, c’est la capture, le piégeage si vous voulez, le piège : piéger Dieu, piéger Dieu en soi. Cette idée de piéger Dieu elle se trouve chez Lacan. Mais vraiment la clinique de ces jeunes le montre : comment vont-ils arriver, parvenir à piéger Dieu, à se l’incorporer – le père. Ça se traduit par exemple par le fait qu’ils vont s’appeler « Abou x ». Abou veut dire « père de ». Avant c’était un terme qui était réservé aux gens qui avaient des enfants ; mais maintenant une jeune de dix-huit ans va s’appeler « Abou ». C’est la passion d’un sujet ; la radicalisation n’est pas seulement un objet (ça c’est les sciences sociales), mais ce qui nous intéresse nous, c’est cette question de l’enracinement dans les signifiants d’une cause.
Je disais donc que ces jeunes entre quinze et vingt-cinq ans représentent les deux tiers des jeunes. Il n’y a rien à dire de plus que ce que tous les cliniciens savent de la transition juvénile, transition marquée par deux phénomènes que vous connaissez, c’est-à-dire l’enjeu de l’idéal, de l’idéalité, l’avidité d’idéaux, et les remaniements de l’identité à l’adolescence. C’est une constante qu’on trouve dans tous les cas que nous rencontrons. Cet idéal, il est radical tout de même. Il n’y a pas plus radical, à la fois pour soutenir, nous soutenir dans notre existence, mais aussi pour détruire : c’est ça ; toutes les grandes destructions qui se sont faites ce sont avec des idéaux. Et c’est ça le double versant : l’édification du sujet, et en même temps arme de destruction massive, c’est ça aussi l’idéal. Avec ce mouvement dont je parlais tout à l’heure, où ce que vous voyez des jeunes qui sont dans un moment de désidéalisation, c’est-à-dire dans la perte des idéaux de l’enfant. Et puis, ils sont dans une attente de comment rebondir, et de vouloir trouver vraiment quelque chose, et hop !, ré-idéalisation... Et c’est là qu’intervient l’offre de radicalisation. Et cette offre, elle est extraordinairement adaptée — ils n'ont pas besoin de théoriser ça, ils sont eux-mêmes passés par là, ceux qui la produisent, cette offre. Ces jeunes qui sont dans ce passage, en panne de désidéalisation-réidéalisation, sont dans cette transition, en panne pour toutes sortes de raisons. Ils sont dans ce moment de remaniement — quand on parle de remaniement d’identité, ce n'est pas d’identité culturelle dont on en parle, c’est d’identité fondamentale - c’est-à-dire : Que suis-je ? Qu’est-ce qu’être homme, une femme ? Suis-je vivant ou mort ? Et le réel, il est réel ? Ce monde est l’autre monde ? C’est cette question-là qui est au cœur de la question de la transition subjective des adolescents. Et pour laquelle les adolescents peuvent prendre des risques pour essayer d’y répondre, se reconstruire soi-même. Mais ça, ça ce sont des banalités, presque. Mais ce sont des banalités qui sont oubliées : c’est à ça qu’on a affaire. La grande affaire peut-être de la modernité, c’est la prolongation de ce qu’on appelle l’adolescence, et donc la recherche dans ce passage, qui peut être très long, difficile, avec une errance subjective, et la volonté d’y aller, parce que c’est pour beaucoup des jeunes qui partent. Ils ne partent pas nécessairement pour faire le djihad : ils partent dans une aventure initiatique dans laquelle ils ne savent pas exactement, vraiment ce qu’ils veulent. Ils veulent, ils veulent partir, s’échapper... Il y a un film que j’ai vu récemment sur Netflix, qui est d’un Américain qui s’appelle Matthew VanDycke, qui s’appelle Point and Shoot : cet homme, il part des Etats-Unis avec une moto, il arrive en Afrique du Nord, il va jusqu’en Afghanistan et il se filme tout le temps. Et alors ça, cette dimension, c’est-à-dire que ces jeunes ne vivent pas seulement les choses, ils les vivent à travers l’image, en même temps : c’est toujours l’image. Cette dimension de donner à voir, nous la trouvons par exemple chez Merah : Merah, quand il va tuer les enfants,. il a une caméra GoPro ; et avec cette caméra, il filme donc ce qu’il fait, et il l’envoie à la chaîne Al-Jazeera ; et figurez-vous, Al-Jazeera va se poser des questions pendant un moment, s’il faut diffuser ou pas — à la fin, ils ne diffusent pas —, et ça c’est une dimension très importante que les journalistes ne veulent pas comprendre, qui est que : le médiatique est la continuation du terrorisme par d’autres moyens. Et c’est théorisé… Al-Zawahri, celui qui a remplacé Ben Laden, le dit : « Le djihad médiatique c’est la moitié du djihad », il le dit très clairement. Bon. Et donc, ce jeune qui s’appelle Matthew VanDycke, il va faire tout ce tour-là, et il arrive en Libye, et il va faire la révolution avec les révolutionnaires libyens. Et s’il était tombé dans un autre groupe, il aurait fait la même chose avec eux. Plus tard, quand quelqu’un lui pose la question, lui dit dit : « Mais pourquoi t’as fais ça ? Qu’est-ce que c’est cette histoire de faire tout ce tour … », il dit : « C’est pour grandir ». Et vous avez des gens qui partent, donc, pour grandir.
Je voudrais venir maintenant au point d’impact, justement de l’offre de radicalisation. Ce qui permet justement de faire cette entrée dans l’enveloppe du symptôme, donc cette offre, je dirais qu’elle est composée à partir d’un moment très précis, avec internet, mais elle a été théorisée, par les stratèges du terrorisme à partir de 2004-2005, avec cette idée, c’est qu’il faut produire du « terrorisme pour tous ». C’est écrit par quequ'un que l'on connaît qui s'appelle Al-Souri, il a écrit 1 800 pages qu’il a posées sur internet. Son ’idée, c’est de sortir de l’organisation verticale du terrorisme, avec des groupes, des organisations, etc., et de créer un terrorisme horizontal, avec un filet qui pêche n’importe où. Et c’est pour ça que le recrutement a totalement changé, et pour cette raison les services de police et de sécurité sont totalement perdus, parce qu’il n’y a plus véritablement d'organisation traditionnelle.
Il y avait en effet un djihadisme « grand-pèret », un djihadisme où les gens sont formés — on les emmène dans des camps —, structurés idéologiquement, etc. Donc on a le temps de les surveiller, et voire de les capturer. Maintenant c’est autre chose, ça n’a plus rien à voir : on cherche à recruter n’importe qui : un des juges d’antiterrorisme a dit d’ailleurs publiquement :qu'ils avaient attrapé des types qui partaient pour faire le djihad avec le livre L’islam pour les nuls... Les théoriciens savaient ce qu’ils faisaient, c’est-à-dire qu’au fond, ils ont jeté le filet pour recruter n’importe qui.
Alors, cette offre, sa puissance de séduction, donc sa capacité de pénétrer l’enveloppe des symptômes chez ces jeunes, elle tourne autour de six ou sept organisateurs signifiants qui s’articulent tout à fait avec deux choses : d’abord, ils sont comme des chasseurs, vraiment, qui attendent le jeune dans ce passage problématique de l'adolescent ; mais aussi ils sont très fortement organisés avec des signifiants qui saisissent le plus, de l’islam et de l’histoire récente du monde musulman, ce qui se passe à l’intérieur de l’islam. Donc, ce sont des constructions qui ne ne sont peut-être pas nécessairement très théorisées mais qui sont extrêmement bien faites ; c’est une offre qui est très bien faite.
La première des ces organisations signifiantes, c’est ce qu’on pourrait appeler la justice identitaire : c’est la clé de voûte. La justice identitaire touche à des failles de l’identité des jeunes : elle essaye en fait de faire une soudure entre les parties éclatées de soi, menacées du jeune, pour les fusionner avec ce qu’on peut appeler l’idéal islamique blessé. C’est-à-dire de faire de lui le réparateur de cette blessure de l’idéal islamique. Qu’est-ce que cette blessure ? Toute la théorie de l’islamisme repose sur cette idée qu’à partir de 1924, la chute de l’Empire ottoman est une catastrophe et un traumatisme ; et c’est d’ailleurs, ce sont les mouvement islamistes qui portent ce traumatisme-là et le projettent sur la réalité du monde musulman actuel. Personne d’autre n’en parle. Pourquoi personne d’autre ? Parce que de l’autre côté, les adversaires des islamistes, c’est-à-dire les nationalistes – puisque quand l’Empire ottoman s’est effondré, son territoire a été dépecé, il y a eu la naissance des nations. Il y avait peu de nations, dans le monde musulman, au sens national : l’Égypte, le Maroc, la Tunisie, ce sont des vieilles nations ; tout le reste, la Syrie n'est pas la Syrie qu’on voit aujourd’hui, l’Irak n’existait pas, la Jordanie n’existait pas, le Liban non plus, l’Algérie n’a jamais eu dans son histoire un état national. D’ailleurs Algérie c’est « les îles » : al-djazair, c’est les îles. Donc, la construction des Etats nationaux a eu lieu après cette destruction et la naissance du premier état laïc dans le monde musulman, la Turquie – la Turquie qui est un état qui est fabriqué sur un effondrement et un génocide, il ne faut jamais oublier ça. C’est dire la fragilité de ce lieu-là. Lorsque ça se passe, les mouvements islamistes qui ont commencé à exister bien avant, parce que le débat, à l’intérieur, il date de l’entrée de Napoléon, en Égypte : le débat entre ce qu’on pourrait appeler les partisans des Lumières et les anti-Lumières, qui sont les mouvement islamistes, généalogiquement des mouvements qui viennent des anti-Lumières, Quand l’Empire ottoman s’effondre, il est dépecé et c’est la fin du Califat, eh bien à ce moment-là, 1924-1928 naît la première organisation des Frères musulmans. Vous voyez. Et cette organisation elle a pour but la restauration du Califat, d’abord ; remettre l’Empire – parce que quand on parle de l’Islam très souvent, on parle de l’islam comme une religion, mais l’Islam c’est un empire aussi, et c’est un empire qui a duré quatorze siècle.C’est un empire, et il s’effondre, donc, en 1924. Ça c’est une des choses très importantes dans l’histoire, cette blessure de l’idéal islamique, et cette blessure est théorisée par les islamistes comme à la fois infligée par l’Occident, infligée par les Lumières et par les modernités, et par la trahison des Musulmans eux-mêmes. Voilà.
Je suis en train d’arriver petit à petit à ce que j’appelle le surmusulman : le surmusulman, c’est une création des mouvements islamistes — enfin, ça n’existe pas, c’est moi qui propose ce terme-là — pour rendre compte de quoi ? De ce fait que les mouvements islamistes vont mobiliser les ressources religieuses, tout ce qu’ils peuvent trouver sous la main, et les plus liées justement à ce que nous appelons les ressources pulsionnelles, pour s’opposer à la sécularisation du monde, s’opposer à la création des états nationaux nouveaux, et s’opposer évidemment à l’occidentalisation qui est bien réelle. Le surmusulman procède de cette accusation à savoir que ce sont les Musulmans eux-mêmes qui sont à l’origine de cette défaite, à l’origine de la fin du Califat, à l’origine de la fin de l’Empire : ils sont coupables, ils doivent expier, ils doivent donc retrouver une religiosité encore plus puissante, pour faire face, et pour restaurer quelque chose, réparer cet idéal blessé. Le surmusulman, c’est un musulman qui doit être encore plus musulman que le musulman qu’il est. Et c’est sans limite. C’est sans limite parce que ça produit tout ce que nous voyons, comme ce qu’on pourrait appeler l’islam extériorisé — parce qu’on ne peut pas être surmusulman chez soi — pour être surmusulman il faut le montrer : il faut exposer de toutes les manières… La notion d’islam extériorisé, en fait je reprends un terme que Mauriac utilisait pour le catholicisme extériorisé : il disait ça, catholicisme extériorisé, au moment où le catholicisme justement était en train de ne plus contrôler la conception du monde où il était. Et à ce moment-là, dans sa lutte contre le Protestantisme, il va se mettre à produire cette religiosité extériorisée, et on trouve à peu près ce même phénomène - avec les burqas, les burkinis et tout ça, ça fait partie de tout cet appareil qui consiste à extérioriser l’islam.
Et donc pour revenir à la justice identitaire, c’est la vengeance, c’est-à-dire l'appel pour que ces jeunes viennent venger cette blessure. Quand on écoute les frères Kouachi, mais tous sont semblables quand ils parlent de vengeance c'est par rapport, dit-on, à l'humiliation. Mais l'humiliation il faut la rapprocher de l'humilité, centrale dans l’islam, c’est Tawadae, c’est une des significations du mot « musulman », ce qui veut dire celui qui doit non pas seulement se soumettre, mais faire preuve d’humilité. La question de l’humilité est centrale, dans toutes les religions, mais particulièrement en Islam. Et donc, la justice identitaire transforme le sujet en vengeur de la divinité outragée. Et donc ces vengeurs de la divinité outragée, cette dimension de la vengeance est mobilisée à travers cette question de la justice historique. Au fond,vous savez, c’est quelque chose qui ressemble à l'Allemagne nazie. Tout la question de l’humiliation, ressemble à l’humiliation de l’Allemagne avec le traité de Versailles — il se trouve d’ailleurs que l’Empire ottoman s’effondre en tant qu’allié de l’Allemagne : c’est le même moment.
Mais la guerre civile à l’intérieur du monde musulman, elle est entre ceux qui considèrent que l’effondrement de l’Empire était une bonne chose puisqu’il a fait naître le nouvel ordre politique qui est l’État national, et de l’autre côté, l’islamisme qui a une haine du national et de l’État : il veut restaurer le Califat et l’Empire avec. Aujourd’hui encore. Et donc ça dure depuis un siècle, cette histoire. C’est un siècle. Le surmusulman est le produit d’un siècle d’histoire de l’islamisme : ce siècle fini par produire, alors à des degrés très divers, le surmusulman qui est complètement identifié à cette fonction donc, « sur-musulman », de puissance, puissance religieuse incarnée par quelqu’un. Si vous vous promenez sur les réseaux sociaux, vous allez le trouver très facilement.
Deuxième élément de la capture, de la séduction des jeunes, ce qu’on a appelé la « dignification », la dignification est l’accès à la toute puissance. C’est proposer à des jeunes qui se considèrent comme des déchets — certains d’entre eux le disent — l’idée d’une dignité. D’abord : qu’ils ont subi un préjudice. Et ce préjudice est mis en rapport avec le préjudice de la communauté, et donc on leur propose la réparation d’un préjudice, et de devenir tout simplement un élu de Dieu, et devenir l’Élu. Ça c’est une chose qui est impressionnante : quand quelqu’un tout à coup devient, fait de sa vie la défense des vérités de Dieu. Il y a un père un jour qui m’a dit : « Mon fils est devenu mon père. Il me dicte la morale de l’islam ; plus que cela : il se prend pour le père de Dieu, qu’il veut protéger, après avoir trempé dans la drogue et la délinquance. » Et ça peut aller très vite, c’est-à-dire qu'il devient le vicaire de Dieu, et il va jeter le poisson rouge et la tortue — c’est comme ça, puisqu’ils parasitent la pureté. Et donc cette dignification avec l’accès à une toute puissance à occuper cette position, devenir un imam ignorant, puisqu’ils le sont souvent. Olivier Roy a écrit un livre qui s’appelle La sainte ignorance. C’est un livre très important, qui est à lire, parce que c’est un livre je crois que il touche un point essentiel : la sainte ignorance c’est ce phénomène, contemporain, où la religion n’est plus en rapport avec la culture, parce que la culture s’est sécularisée, et que donc elle est sortie de la culture, et que de ce fait, la religiosité devient ignorante. Je ne parle pas des grands théologiens, de ces textes, bien sûr, il y en a encore, mais la masse, n’a plus rapport avec ce quelque chose qu’on appelle même la « théologie ». Parce que le monde dans lequel la religion est aujourd’hui est un monde qui s’est sécularisé, et c’est le cas du monde du monde musulman. Alors ça n’a rien à voir avec l’attitude personnelle des gens : ils peuvent toujours s’habiller, se grimer. Au fond, le monde dans lequel ils vivent, c’est un monde sécularisé. Et donc toutes les tentatives que nous voyons aujourd’hui, ce sont des tentatives désespérées pour restaurer quelque chose qui ne peut plus être restauré. Vous voyez bien, si vous allez à Fèsvous avez une ville qui est la ville ancienne — qui est encore vivante au Maroc, très vivante – mais à côté, la majorité des gens, où est-ce qu’ils vivent ? Ils vivent dans des villes qui sont des villes qu’on peut trouver n’importe où, dans n’importe quelle partie du monde, ils ont des frigos : le frigo c’est pas seulement un frigo, c’est aussi un certain rapport à la machine. Et il y avait un jour une vieille dame, je vous raconte ça parce que c’est ce que j’appelle « la laïcisation inconsciente », c’est-à-dire c’est quelque chose qui ne passe pas par la décision d’un sujet qui se dit : « Moi je vais devenir, je ne crois plus », ou quelque chose comme ça ; non, il se met à ne plus croire, sans le savoir. Il y avait une vieille dame, dans un mariage : le frigo ne marche plus, et elle me dit : « Il ne marche pas, est-ce que vous pouvez le réparer ? » ; il y avait une autre jeune qui était avec elle et qui lui dit : « Mais, dis-lui quelques sourates, ça va marcher », et elle s’est mise à rigoler, elle lui a dit : « Tu me prends pour une idiote ! ». Non, elle n’est plus idiote, mais voilà, elle sait que ça fonctionne plus avec ça. Cette laïcisation inconsciente est celle qui, justement, produit les effets de révolte contre soi-même... Bon, il y aurait beaucoup de choses à dire.
Troisième élément, c’est le repentir et la purification : l’offre de radicalisation propose à des jeunes — et c’est pour ça que nous avons beaucoup de délinquants qui le sont — leur propose le repentir, leur propose de se purifier, jusqu’à se purifier avec le sang des autres. Les attentats du vendredi 13 novembre, quand vous regardez la revendication, c’est une revendication sur la purification de bout en bout. Y compris quand ils parlent d’idoles, d’idolâtrie : l’idolâtrie c’est une impureté, dans tous les monothéismes. Je passe très vite, quand ils disent : « capitale de l’abomination, de la perversion », c’est de ça dont il s’agit : nettoyer, purifier. C’est un élément central pour des jeunes qui se sentent des déchets, sales. Justement la purification le fait quitter de la position de déchet.
Un autre élément très important dans cette organisation signifiante, c’est la restauration du sujet de la communauté : le sujet de la communauté contre le sujet de la société. Je ne pourrai pas développer parce qu’il faut que je m’arrête pour qu’on discute. Il y a une césure radicale qui s’opère entre ce que nous appelons le sujet, qui est un sujet social, et le sujet de la communauté. Et ça c’est quelque chose qui a été pensé par des grands sociologues européens : un type qui s’appelle Tönnis, qui est vraiment quelqu’un de très important, et qui nous montre comment ce passage du sujet de la communauté au sujet de la société, eh bien, c’est l’émergence d’un sujet du contrat qui n’a pas besoin d’être inscrit dans des filiations, dans des généalogies etc., en tous cas pour vivre il n’a pas besoin de ça, il faut qu’il soit capable d’être un sujet de contrat. Et être un sujet de contrat n'est pas si facile que ça : faut en avoir les moyens et les possibilités. Et, ces jeunes-là que nous voyons, ce sont des jeunes qui ne peuvent pas, justement, adopter cette position d’un sujet social : ils ne peuvent pas le faire, pour différentes raisons. J’écourte ça, mais ça c’est quelque de très important parce qu’on leur promet de retrouver ce sujet de la communauté dont la place est donné d’emblée, dans une filiation, avec un rôle, avec des normes, avec des organisations très stables, et ça ils y croient. Et pour eux, quand ils parlent de la cité islamique, ils parlent d’une cité dans laquelle le sujet est d’emblée donné.
Un élément très important dans cette organisation signifiante qui est, je crois, celui qui porte le plus à conséquence, c’est l’effacement des limites entre la vie et la mort. L’offre de radicalisation touche ce point-là : les prédicateurs, avec cette question de l’effacement, où il n’y a pas de limite entre la vie et la mort — et la mort est facile, comme un « pincement » disent-ils —, justement elle pénètre les fantasmes inconscients des adolescents, au moment où ils se trouvent dans cette question sur la vie, la mort, l’au-delà etc. Et quand on écoute les prédications, les discours des prédicateurs, ce sont des discours absolument terrifiants, ils sont terrifiants de la méchanceté de Dieu : c’est un Dieu très méchant. C’est un Dieu qui promet des souffrances, qu’ils doivent s’épargner maintenant, et ils font passer cette idée que la mort n’est pas la mort : que la mort est une naissance à une autre vie. C’est ça le martyre .En fait, l’offre c'est d’abord c’est de lui dire : « En fait, vous êtes déjà morts ». Il y a un jeune qui dit dans un livre excellent de David Thomson qui s’appelle Les français djihadistes, il dit, ce jeune : « Allah décrète notre mort avant même notre naissance » ; la scène originaire est vraiment réglée sur l’anéantissement. Cela n’existe pas dans les textes de l’islam, ça n’existe pas, nulle part. C’est ça qu’on leur dit. Donc il est déjà mort, et mourir, au fond, ce n’est qu’une renaissance. Et beaucoup de ces jeunes qui se sacrifient, qui se suicident, ils sont pour eux, déjà morts. Le Monde a publié les écoutes de conversations entre une mère et son fils,qui s’est explosé au Bataclan – et la mère avait compris : elle a fait elle-même le diagnostic de son fils que c’est un bipolaire... Elle a dit : « Il va se suicider ». La police écoute ça, elle a écouté ça. Elle les a prévenus — enfin, elle ne s’adressait pas à eux, elle s’adressait à son fils et à d’autres. Elle dit : « Je vous dis — elle s’adresse à quelqu’un —, que Fouad, c’est un suicide programmé ». Elle le dit. Et beaucoup de parents que vous rencontrez ont compris quelque chose évidemment dont ils peuvent rien faire, et c’est très difficile d’en faire quoi que ce soit. Et donc, en fait, c’est ça l’offre qui leur est faite ; et cette offre elle n’a pas besoin seulement de l’imagerie comme on dit, des vierges du Paradis... tout ça, c’est de l’imagerie. Non, c’est quelque chose de beaucoup plus important, qui est la jouissance absolue. Ce qui est promis à ces jeunes, c’est la jouissance absolue ; et elle se décline évidemment sur le plan des relations sexuelles, mais pas seulement. Cette jouissance absolue, un de ses éléments, c’est d’être mort mais de rester vivant . Alors, quand on dit par exemple, j’entends ça : « c’est des sectes » ; mais non, ce ne sont pas des sectes c’est autre chose.
En fait, cette question du symptôme etc. s’articule avec ce que Freud appelle le surmoi de la culture, de ce qui s’est constitué à partir, avec l’islamisme dans le monde musulman, et qui… et au bout d’un siècle est arrivé au fond à construire ce surmusulman entre deux mouvement contraires, qui sont d’ailleurs les mouvements du surmoi : le mouvement écrase le sujet, par la culpabilité et les obligations les plus féroces — il doit se marquer, faire des prières à n’en plus finir —, et le mouvement inverse, qui est celui de l’idéal du moi, qui l’exalte, qui l’élève, le délivre de la contrainte : tout le mouvement est absolument contradictoire avec celui qui précède. C’est ça qui produit le passage à l’acte mortifère c’est ce dernier mouvement, évidemment, qui l’emporte. Ce dont je ne pourrais pas parler parce que je ne l’ai pas écrit dans ces termes-là. : quand on fait ce genre de choses – enfin on écrit ces choses sur ces choses-là très brûlantes, en réalité on s’aperçoit qu’on fait quelque chose mais… que finalement, il aurait mieux valu pas l’écrire et attendre pour encore aller un peu plus loin. Ttoute cette question autour de l’angoisse de Dieu qui vient chez Lacan, et qui véritablement mérite d’être reprise par rapport à ce qui se passe dans le monde musulman, et comment l’islamisme a permis, a pu amplifier cette angoisse de Dieu. L’angoisse de Dieu c’est une défense contre le désir ; c’est-à-dire qu’au moment où le sujet de la modernité arrive, s’ouvrent les portes, pour lui, du sujet du désir, eh bien l’angoisse de Dieu permet de l’arrêter et de lui offrir un secours, parce que pour combattre le sujet du désir, voilà, l’angoisse de Dieu c’est assez efficace. Bon, voilà.
Anne Videau : Merci, merci beaucoup... [applaudissements]
Anne Videau : Claude, si tu veux poser une question ? et puis une question dans la salle.
Fethi Benslama :il aurait fallu m’arrêter avant !
Anne Videau : Non, on n’aurait pas dû, écoutez... Les choses se tenaient très bien, étaient généreuses et parfaites comme ça, donc Claude, si tu veux poser une question à l’instant et une question dans la salle.
Claude Landman : Oui, rapidement, une question. D’abord remercier Fetih pour son travail, aussi bien l’exposé de ce soir que son livre, qui est évidemment un livre important, essentiel même, parce qu'il apporte un éclairage psychanalytique sur la radicalisation. Il n’a pas eu le temps ce soir de développer toutes les notions qu’il développe dans son livre, mais véritablement, ce livre on le lit avec plaisir, avec intérêt et avec soulagement, parce qu’on se dit qu’enfin un livre a été produit à partir d’un éclairage psychanalytique. Et ça je dois dire que c’est formidable.
Bon, d’abord merci aussi d’avoir tenu compte de l’adresse, c’est-à-dire que nous sommes dans une école en psychopathologie, et donc d’avoir insisté sur ce que tu appelles — ça mérite d’être retenu comme tel je crois — la radicalisation comme symptôme. Avec ce que ça introduit – et qui est effectivement dénié par les sociologues et les politologues – avec ce que ça introduit de dimension de jouissance. Et donc je te poserai quand même une question, peut-être une question que tu n’as pas nécessairement abordée, ni ce soir ni dans ton livre... Alors si je devais te paraphraser, enfin paraphraser le titre de ton livre : un furieux désir de fraternité ? Est-ce qu’il n’y a pas — parce que moi, je n’ai pas l’expérience directe, de ces jeunes —, mais ce que j’entends, ce que je lis, c’est que dès lors qu’ils sont radicalisés, ils font corps. Ils font corps, et dans un univers fraternel — ou sororal, d’ailleurs, ils s’appellent sœurs, frères, hein — avec ce que l’on sait, c’est-à-dire que du fait que nous ne savons pas trop, surtout aujourd’hui, comment orienter notre jouissance, nous l’orientons en s’opposant à la jouissance de l’autre, de ceux qui ne jouissent pas comme nous ; parce que, on entend quand même dans cette radicalisation, aussi, une dénonciation du mode de jouissance, qui est le mode jouissance de nos sociétés actuelles : c’est-à-dire un mode jouissance fondé sur le plus-de-jouir. Donc il y a cette dénonciation. Et si j’insiste sur la fraternité, c’est parce que ça touche à la racine du corps : c’est-à-dire qu’il y a là une jouissance du corps ; et on sait que la fraternité – enfin c’est ce que Lacan disait, mais je crois que ça se vérifie, il le dit déjà à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix – c’est que la fraternité ça amène à la ségrégation. Donc, est-ce qu’on ne pourrait pas dire — c’est la question finalement à laquelle je viens — que nous sommes dans une période de choc des jouissances ? Pas de choc des civilisations, ça me paraît très mauvais comme... mais que les jouissances, dans leur diversité, fragmentent le lien social, et qu’il y aurait peut-être chez ces jeunes radicalisés – qui sont effectivement complètement désorientés dans leur rapport à la jouissance – une tentative de s’inscrire dans un lien fraternel qui se situe donc contre un mode de jouissance, et au nom d’une jouissance supérieure, que tu as très bien décrite, n’est-ce pas, c’est-à-dire la jouissance de la mort, de la destruction ?
Fethi Benslama : En fait vous avez répondu en même temps à la question [rires]. Non, mais c’est vrai, parce que c’est un aspect très important... Vous savez, quelqu’un qui se radicalise... bon, il y en qui le font devant leur ordinateur, tout ça etc., c’est souvent, je dirais… ceux qui font ça c’est souvent…, ils restent uniquement à ce niveau-là, souvent ce sont des psychotiques qui le font, et… Mais très vite en fait, ils cherchent à s’inscrire dans un groupe, justement, entre frères : la question de la fraternité est très importante, sans quoi il n’y a pas, il n’y aura pas d’ailleurs, ni de départ pour faire la guerre ni quoi que ce soit. C’est un point vraiment important dans le programme, voilà. Et puis alors, c’est tout ce que vous dites sur la question de la ségrégation, qui est je crois la question fondamentale à partir de laquelle nous avons quelque chose, donc depuis Lacan, pour penser ce qui se passe dans notre monde aujourd’hui, dans ce qu’on appelle le malaise, mais qui est plus que le malaise, c’est autre chose : dans la guerre des jouissances en effet, c’est l’enjeu principal de ce qui se passe : de la guerre civile à l’intérieur du monde musulman. Alors, cette guerre des jouissances elle a des a d’appareils conceptuels, qui viennent la couvrir ou la relayer, mais bien sûr, il s’agit de ça ; et il ne faut pas s’étonner aussi que c’est souvent entre frères qu’ils vont commettre des attentats, partir... et entre sœurs, et c’est en cela qu’il n’y a pas de distinction à faire entre le djihadisme des femmes et le djihadisme des hommes. C’est autour de cette question de la fraternité,.On s’étonne, aujourd’hui, de voir... – maintenant ça s’est un peu tari – mais il y a plus de femmes qui partent vers les terrains de guerre que d’hommes, et plus de femmes qui se radicalisent aujourd’hui, selon les données que nous avons. Voilà.
Fethi BenslamaFethi Benslama est membre de l'Académie tunisienne, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l'Université Paris Diderot.Retrouvez le texte de Jean-Marie Forget "Désespoir et désespérance" introduisant la vidéo de la conférence.