Claude Rivet - Fabrice Vénuat, est membre de l’Association Lacanienne Internationale de Manosque Alpes de Haute-Provence, trésorier de l’association, psychothérapeute, professeur Mathématicien, il a obtenu le diplôme de l’EPhEP.
Fabrice Vénuat - Je voulais d’abord dire que je suis très content d’intervenir ici, aujourd’hui ; je voulais dire à Nazir Hamad que j’ai beaucoup apprécié́ la lecture de ce livre. Il m’a touché́ par moment, il y a beaucoup de questions que je me suis posées, quelques-unes vont apparaître dans mon exposé.
Une des questions, un des thèmes qui m’a d’abord interpellé est celui du désir d’apprendre, dont on a parlé justement au travers des précédentes interventions, de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en particulier. Pourquoi Amir semble-t-il poussé à apprendre, alors que d’autres, à la fin du livre, semblent beaucoup plus réfractaires à cet apprentissage. Ces difficultés d’apprentissage qui sont plutôt courantes irritent, inquiètent ou bien questionnent les enseignants, les parents… J’ai entendu, il y a deux jours, qu’un élève sur quatre, dans le primaire, sort de l’école sans maîtriser les savoirs de base. J’ai entendu cette proportion qui me semble personnellement importante, je n’ai pas vérifié. L’auteur en est un historien, Arnaud Houte, Maître de conférences en histoire contemporaine, alors je lui fais confiance pour avoir vérifié ces données.
Cela m’a interpellé par rapport à une phrase que dit Amir dans La Bille bleue :
« Amir avait toujours considéré le désir d’apprendre comme le moteur de tout savoir. Mais sans imaginer une seconde que quelqu’un puisse refuser d’apprendre. Cette idée lui semblait de l’ordre de l’impossible. Pour lui, tout homme est animé par la volonté de savoir. Comment cela aurait-il pu être autrement ? Mais à regarder Adel profondément endormi en classe, à voir Ziad se fâcher chaque fois qu’il lui demandait quelque chose, il finit par admettre qu’il avait tort de croire à l’universalité du désir de savoir. ».
Et pourtant, « Tous les hommes désirent naturellement savoir », c’est par ces mots célèbres que commence la Métaphysique d’Aristote. Elle porte en germe le projet d’ensemble des traités qui composent l’ouvrage. Déterminer quel savoir est en mesure de donner une réponse à la question : « Qu’est-ce que l’être ? ». Il relie la question du désir du savoir au questionnement sur l’être.
Freud a un autre regard, il est le premier à repérer la remarquable précocité sexuelle chez les enfants et il s’agit pour lui de cette poussée à l’origine de l’élan à apprendre, de la détermination à trouver la solution de problèmes. Les théories sexuelles infantiles se fondent sur la question : d’où viennent les enfants ? Freud écrit que l’enfant devient en quelque sorte un chercheur à la naissance d’un frère, d’une cousine ou alors du fils du voisin… Il va faire des hypothèses : comment se passe une naissance, quel est le rôle là-dedans du père, et de la mère, et quelle est la différence des sexes ? L’insuffisance ou la tromperie des réponses peut amener à clôturer ces interrogations. Cela arrive, ou bien, comme le dit Freud, cela peut exciter le génie, ce qui l’amène à l’élaboration d’une théorie sexuelle infantile. Ces hypothèses ce sont une sorte de pousse-à-penser chez l’enfant, Jean Bergès donne cette expression, « pousse-à-penser ».
En tout cas, les théories sexuelles infantiles tracent ainsi la voie du désir et soutiennent le désir de savoir.
À l’inverse, du côté des obstacles, Thomas d’Aquin soutient que s’il est vrai que tout homme désire par nature savoir, le désir est contredit par la paresse propre aux hommes. Est-ce bien la paresse qui seule empêche l’homme de désirer apprendre ? On peut aussi dire, ce sont des expressions que l’on entend en tout cas : refus, caprice, incapacité, comme il arrive souvent de l’entendre, mais comment avancer davantage sur ces questions ?
Pourquoi un enfant éprouve-t-il des difficultés à apprendre ? Pourquoi l’élan vers la connaissance est-il contrarié, suspendu et parfois éteint chez certains enfants ? Comment comprendre ces ruptures et comment renouer avec un désir qui conditionne largement le destin scolaire ? Un enfant qui a des difficultés a-t-il le désir d’apprendre, ou bien même ce désir est-il lui-même un obstacle à l’acquisition de connaissances ?
Je vais vous parler du cas d’un garçon de 10 ans qui a une culture cinématographique incroyable ; il pourrait devenir critique de cinéma. Il a regardé des films en quantité et il comprend parfaitement l’anglais, mais à l’école il a zéro, forcément, en anglais. Si on lui dit : « Tu comprends parfaitement l’anglais » ? Il répond : « Oui, mais ce n’est pas l’école ». Il ne fait pas le lien entre l’anglais qu’il connaît et ce qui est enseigné à l’école.
Il ne s’agit pas ici du désir de savoir qui semble, au contraire, chez cet enfant, bien en place. Alors quels sont les obstacles ? Voilà tout un tas de questions que je me suis posées sur cette thématique. J’ai hésité sur le titre à donner à cette intervention de fin de matinée ; je voulais donc parler de ce qui a amené Amir à apprendre si facilement. Est-il précoce ? Nous dirions aujourd’hui « EIP », peut-être, ou bien son désir le pousse-t-il à trouver des stratégies pour déchiffrer ? Finalement, je me suis décidé à donner ce titre : « Je me suis renseigné », en référence aussi à Bergès et à un cas d’enfant de quatre ans et demi qu’il mentionne dans une de ses conférences.
Je vous le résume en quelques mots.
Ce garçon dit d’un ton flamboyant : « Je sais lire ».
On lui pose la question : « Qui t’a appris à lire ?».
Il répond : « Personne ».
« Mais comment as-tu fait ?».
Il dit alors : « Je me suis renseigné ».
Cela montre bien comment cela peut arriver, sans qu’il sache pourquoi. Cela va faire écho pour moi à ce que vous dites d’Amir. Je vous cite ce passage de La Bille bleue :
« Vers la fin de l’après-midi, quand Sami alla s’enquérir auprès du professeur de ses premières impressions, il entendit dire : Il sait lire. À peine lui avais-je appris l’alphabet, la combinaison de quelques lettres et de quelques syllabes qu’il se mettait à combiner des lettres et à déchiffrer des mots. Deux heures plus tard, il lisait comme toi et moi. Je n’ai jamais vu un phénomène pareil. Le meilleur : quand je lui ai fait remarquer qu’il savait lire, il m’a regardé, étonné et m’a dit : Je ne savais pas que je sais lire ».
C’est dire que, quand on parle de méthode d’apprentissage de la lecture ou de l’écriture, il faut rester modeste. Et j’ai trouvé sur ce point exemplaire ce que nous apprend Amir : il apprend aux autres qu’ils savent déjà, ils savent sans le savoir. C’est toute la question de ce savoir que je ne sais pas, la question du savoir inconscient, de l’insu. Cet insu, c’est à lui que l’on a à faire dans l’apprentissage, en particulier dans l’apprentissage de l’écrit.
C’est en somme cette différence qu’il y a entre le savoir, qui a quelque chose à voir avec l’inconscient, et la connaissance qui a affaire avec la conscience. Il est sans doute trop simplifié de résumer l’apprentissage avec la connaissance, ce qui est sans doute un des travers actuels du discours de l’Éducation Nationale. Mais je ne vais pas m’étendre dans cette direction.
Les connaissances, celles que l’on acquiert à l’école, proposent un savoir universel, transmissible, organisé selon les règles de la raison. L’enfant doit renoncer à ses croyances pour laisser la place aux codes et conventions du scolaire. Ce passage délicat pose un problème à nombre d’enfants étiquetés comme présentant des « troubles de l’apprentissage ». Le premier forçage opéré par la langue maternelle se redouble d’un second, opéré par la langue scolaire.
Je vais vous dire quelques mots, parce que je trouvais cela intéressant et que je suis tombé il n’y a pas longtemps non plus dessus, de ce qu’en dit Daniel Pennac que vous connaissez tous, lui qui était très mauvais élève, qui se nommait cancre et qui est devenu par la suite professeur de Lettres et écrivain. Il s’agit de son apprentissage : « Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu’on me demandait de les envisager comme objet de connaissance ».
Il dit le terme « substance » qui est très beau, c’est un englobé dans une sorte de flou. Il donne un exemple de leçon de géographie où on lui parlait du Jura : il entendait « Ju » et « rat ». Et puis après, tout se mélangeait « jurajurajura » jusqu’à ce que « le mot devienne une masse sonore, indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d’ivrogne dans une cervelle spongieuse. »
C’est un témoignage parlant, plein d’humour, sur les difficultés d’apprentissage, sur ce qui se joue dans ce travail de la langue.
A contrario, le personnage du curé dans La Bille bleue a un enseignement très pointilleux : il sépare, il est important pour lui que les enfants sachent leur alphabet, il ne s’agit plus ici de connaissance, de reconnaissance de la lettre, qu’il peut vérifier aisément d’ailleurs. Amir a une autre méthode qui laisse une part à ce savoir : on en a parlé à la fin de l’intervention de Philippe (Candiago).
Ce n’est finalement pas avec l’imaginaire de la lettre que l’on lit, ce n’est pas en reconnaissant que je lis. Quel est le lien entre un A majuscule d’Afrique et le « a » d’un asticot ? Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas la même lettre, ce n’est pas avec l’imaginaire que je lis.
Les apprentissages doivent-ils tenir compte de ce que la lettre a une tendance naturelle à se répéter dans un certain ordre, c’est ce que j’ai trouvé très intéressant dans votre livre, et c’est ce que l’on retrouve dans la démarche d’Amir. Il y a quelque chose dans la démarche d’Amir qui se base sur une répétition des mêmes lettres et donc qui ne se fixe pas sur cet aspect imaginaire de la lettre.
« Non, personne ne m’a appris à lire. Seulement, à son départ, mon père m’a confié son Coran. Depuis des années, j’examine les mots et je détaille toutes les lettres qui entrent dans leur composition. Il n’y en a pas beaucoup. Les mêmes lettres reviennent souvent. Il a suffi que tu les nommes et que tu les associes pour que ce que je connaissais par le regard devienne lisible. Remarquant que son explication avait sidéré Sulaiman, il ajouta : ‘Pourquoi ? ce n’est pas bien ce que j’ai fait ? ».
Cela m’a également fait penser à tout autre chose, cette problématique, à une expérience de Piaget dont parle Jacques Lacan dans le séminaire L’Angoisse : c’est l’expérience du robinet ! Je ne sais pas si vous la connaissez, mais on peut bien se l’imaginer, on a les robinets, juste à côté[1]. Piaget est un psychologue constructiviste, contemporain de Freud et de Lacan. Il construit une expérience qu’il soumet à des enfants, avant d’en faire une étude statistique. Elle est censée mesurer l’intelligence de l’enfant. C’est cet écart entre ce qui est attendu par lui et ce qui est dit, qui mesure l’intelligence.
Sa conclusion est que les enfants ne se comprennent pas entre eux, qu’ils parlent pour eux-mêmes !
Comment en vient-il à cette conclusion étonnante ? Son expérience se résume facilement.
Dans son expérience, il y a deux enfants : il décrit au premier le principe du robinet et celui-ci doit le redire au deuxième enfant. Et il note ce que dit le deuxième enfant. Le descriptif est : « Tu vois le petit tuyau ici – qu’on appellera aussi la porte et de bien d’autres façons encore - il est bouché, ce qui fait que l’eau qui est là ne peut pas couler au travers pour venir ici se vider dans ce qu’on appellera aussi, d’une certaine façon, l’issue ». Il y a ainsi sept étapes dans son expérience, je ne vous les décris pas toutes.
Piaget a ajouté dans le dessin, une cuvette en caoutchouc qui n’interviendra pas dans les points de l’explication.
Le deuxième enfant, qu’il appelle « reproducteur », « met l’accent, sur deux choses : à savoir, l’effet du robinet comme étant quelque chose qui se ferme, et le résultat, à savoir que grâce à un robinet, on peut remplir une cuvette sans qu’elle déborde ».
Alors évidemment, Piaget n’en parlait pas, ce qui l’amène à cette conclusion étonnante.
Lacan insiste finalement non pas sur l’incompréhension des enfants, mais plutôt sur ce que Piaget lui-même n’a pas compris. Il n’a pas compris que quand l’enfant dit, il ne sait pas ce qu’il dit. C’est sur la définition même de la cause que Piaget bute : il ne va pas au-delà de l’observation phénoménologique. La cause, la cause du désir, est inséparable du désir du sujet : « Ça lui donne envie de faire pipi ». Le robinet comme cause : il ferme et grâce à lui, il peut remplir une cuvette sans qu’elle déborde.
C’est l’intérêt de la cuvette, le robinet éveille des désirs chez l’enfant, disons-le clairement : c’est le savoir inconscient !
Piaget bute parce qu’il attend un transfert de connaissance. Je trouve cela riche en enseignement sur ce que l’on croit apprendre, faire apprendre, et surtout sur ce qui peut venir faire butée dans un enseignement. Où est le sujet dans ce que demande Piaget ? Il s’agit d’une exclusion du sujet ici, et c’est une question que se posent les enfants, quand on leur apprend. Ils ne sont pas d’accord pour qu’il n’y ait pas de sujet !
Les enfants qui ont des difficultés à apprendre sont-ils des résistants à l’expulsion du sujet ? Jean Bergès donne l’exemple très intéressant de l’écriture de « Monsieur » : si je ne suis pas sujet, quand on me dit « Monsieur », ça s’écrit « Mon- » : j’écris « Mon- ». Si je m’accroche à ma théorie sexuelle, c’est-à-dire qu’il doit y avoir un morceau de vérité, je vais avoir des ennuis finalement. Parce que ce n’est pas la première fois que l’on me fait ce coup-là ! Dans ce cas-là, j’écris « Me » ! J’y vois une certaine logique.
Un autre exemple : si un enseignant fait des évaluations, il pose des questions dont il connaît la réponse ! N’est-ce pas une tromperie, un mensonge, au même titre qu’un parent qui a des secrets, sur la sexualité par exemple ? C’est une interrogation qui n’en est pas une. Où est le sujet là-dedans ? De quoi est-il frappé pour répondre à cela ? Répondre à une question dont celui qui me la pose, a la réponse, c’est la ruine de l’hypothèse selon laquelle il y aurait quelques nouveautés à découvrir. L’autre m’incite à lui apporter la preuve que j’ai une connaissance concernant son propre-savoir, comme si ce savoir n’était pas frappé du sceau de ce que je ne veux pas savoir.
C’est justement ici qu’il y a le savoir sexuel, le non-dit qui le caractérise, le refoulement qui implique l’inconscient.
Et je m’arrête là-dessus, je vous remercie de votre attention.
Claude Rivet - Merci Fabrice, vous avez su à la fois être bref et pertinent. Nazir, tu as deux excellents exposés sur la question du désir.
Nazir Hamad - Cela m’a renvoyé à l’histoire sur la révélation elle-même, ce que vous avez dit. Pour l’Islam, l’histoire de la révélation commence par cette phrase, en tout cas, dans le mythe musulman, l’ange Gabriel descend auprès du Prophète et lui dit : « Et le Prophète dit, je ne suis pas lecteur, je ne sais pas lire. Et l’Ange insiste. Lis au nom de ton Dieu, c’est lui qui t’a tout appris. » Voilà l’histoire de la révélation.
Est-ce que c’était une révélation divine ou cela est venu confirmer au Prophète : tu as un savoir, le savoir de ton inconscient et je te demande d’accéder à ce savoir et de reconnaître ce savoir. Je pense que c’est cela la dimension complexe dans l’Islam. Peut-on admettre que ce savoir que le Prophète nous a révélé est ce savoir inconscient et qui effectivement a été nommé en tant que tel par une puissance divine ou pas, mais en tout cas par quelqu’un qui est venu le voir pour lui dire : « Tu es prêt maintenant ». Vous savez le « Tu es prêt », normalement, c’est la mère qui le dit. C’est Marie qui dit ça, à Jésus ; c’est la mère qui dit à Jésus quand il n’y avait plus de vin : et alors qu’est-ce qu’on fait ? La mère regarde Jésus et lui dit : maintenant fais quelque chose. Tu es prêt. On a connu le miracle de transformer l’eau en vin effectivement à cette interpellation. La mère de Jésus l’a interpellé en lui disant : « Maintenant tu es prêt ».
On peut comprendre cela aussi dans l’histoire de l’Islam, quelqu’un a interpellé le Prophète pour lui dire « Tu es prêt » et vous savez qui c’est ?, c’est sa femme. C’est sa femme qui lui dit : non, tu es prêt, c’est vrai ce que tu as entendu. Et c’est ça qui l’a autorisé effectivement à accéder à ce savoir.
Vous voyez, c’est ça qui est intéressant dans ce que vous dites parce que pour moi, c’est vraiment l’esprit même de cette religion : la religion d’Amir et le Coran que le père lui a confié. Mais ça veut dire ce que le père a confié à son fils, c’est cette histoire de : « Toi aussi tu as un savoir, lis ». C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui se répète au niveau individuel, au niveau d’Amir, son père lui dit : « Lis ». Mais lui, il a compris qu’il fallait qu’il lise le Coran.
Mais finalement, qu’est ce qui était le plus intéressant dans cette histoire ? Son accession, lui il pense qu’il a maîtrisé la lettre, il a compris la lettre, il a dessiné les lettres, à les écrire, à les nommer, à composer des mots, des phrases. Mais en fait c’est pour découvrir qu’il n’a aucune maîtrise de la lettre.
C’est la lettre, ça se termine comme ça, nous, les hommes de Lettres, on pense qu’on a maîtrisé les lettres mais non, c’est la lettre qui a la maîtrise sur nous. Voilà, c’est ça, le savoir de l’inconscient, je trouve ; vous l’avez dit si bien, et je crois que Amir et le mythe autour d’Amir tournent autour de ce savoir inconscient.
En fait, pour rajouter une chose, il n’y a pas beaucoup de commandements en Islam, mais il y a un commandement que j’aime beaucoup : « Apprends » même si tu veux aller aussi loin que [inaudible], « Apprends ». C’est-à-dire que s’il y a un commandement, c’est la pulsion épistémique : Lacan appelle ça la pulsion épistémique. Le savoir commence au savoir sur la différence des sexes et le savoir d’où vient les enfants. C’est l’assise de tout savoir. Et je trouve que quand il dit «Lis », c’est aussi la base de tout savoir. En tout cas, ce savoir au sens de l’inconscient.
Claude Rivet - Quand tu disais tout à l’heure, Nazir, que les différentes lectures enrichissent ce que tu n’entendais pas, je me suis simplement posé la question : est-ce que ce n’est pas cette multiplicité d’interprétations qui est à lier au style même du récit. Autrement dit, si c’était un exposé théorique, est-ce que l’on aurait autant de latitude à l’interprétation ; n’est-ce pas aussi du fait que la structure du récit utilise un certain nombre d’illustrations de la clinique analytique qu’elle suscite des questions que l’on peut chacun s’approprier, selon les nôtres, et à partir de points différents de ton récit pour faire nos exposés.
Nazir Hamad - Je trouve que c’est une question essentielle. Est-ce que vraiment on peut prétendre écrire un texte qui se dit tout. Je ne crois pas, sauf si on est comme un texte sacré. Dans les textes sacrés, tout est dit. Mais même si vous construisez un texte et que vous pensez que vous avez mis tout le savoir que vous avez, effectivement, ne vous trompez pas, vous ne maîtrisez pas ce texte. La lecture des autres vous montre que vraiment vous ne maîtrisez pas ; le texte vous joue des tours, vous montre des lacunes et vous montre des choses que vous n’avez pas comprises.
Une chose qui m’apporte des surprises quand cela m’arrive de regarder un de mes livres, je me demande d’où ça vient, comment j’ai pu raconter tout ça. Cela peut renvoyer à la question de l’auteur, mais qui c’est l’auteur ? Et je suis surpris. Je me souviens de la surprise de (Mustafa) Safouan ; on était en train de travailler ensemble avec l’idée de faire des Journées. Et Safouan a proposé comme ça un argument. Tout le monde a lu cet argument et puis petit à petit, on revient, on lui a dit, on a accepté cet argument. Safouan lit cet argument et dit mais c’est vachement bien, qui c’est qui l’a écrit ? Voilà, ce n’est pas parce qu’il a perdu la tête, non, il n’a jamais perdu la tête, il est mort à cent ans, il n’y a pas très longtemps, et il y a un livre qui est sorti après sa mort ; pour dire que sa tête a fonctionné jusqu’au bout.
Et voilà, la question de l’auteur. Mais c’est ça, prétendre que je peux écrire un texte qui dit tout, qui ne souffre pas de lacunes, non, dans ce cas-là, je me place en position de Dieu.
Claude Rivet - Lacan disait : « Moi la vérité, je parle ». Il a été très critiqué par rapport à cela, mais est-ce que cela ne renvoie pas un peu à ce que tu dis, à cette question sur l’auteur, c’est-à-dire qu’on ne parle qu’à partir d’un bout de savoir inconscient, n’est-ce pas cela la vérité pour Lacan?
Nazir Hamad - Il voulait dire au moins une chose, en tout cas, moi, c’est ce que j’ai compris, mais si vous n’êtes pas d’accord vous me le dites. Moi, la vérité, je parle à votre insu. C’est-à-dire, même si vous pensez que vous êtes auteur, détrompez-vous. Moi la vérité, je parle, mais il faut ajouter « mais à votre insu ».
Gilbert Elkaïm - Merci, je voudrais revenir par rapport à ce que disait Nazir Hamad autour d’une question de traduction. Finalement, traduction, trahison. Parce que vous avez dit, au début du Coran, « lis ». Il y a plusieurs traductions françaises du Coran qui ne disent pas « lis » mais « récite », ce n’est pas du tout la même chose par rapport à ce que l’on perçoit ensuite, du rôle du Prophète et du rôle de cette récitation de lecture. Est-ce que vous pouvez nous éclairer un peu là-dessus ?
Nazir Hamad - En tout cas, le verbe employé dans l’Islam, c’est aqra ; aqra, c’est « lis ». Mais maintenant, pourquoi on dit « récite » ? Je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi le traducteur a choisi « récite ».
Claude Rivet - L’abbé de ton livre ne demande pas aux enfants de faire autre chose que de réciter les lettres, donc à la sortie, ils savent tous réciter mais ils ne savent pas lire ; enfin peu savent lire, je ne sais pas, je n’ai pas le souvenir exact. En revanche, les enfants qui sont dans la classe d’Amir, qui leur apprend à déchiffrer, il y en a qui ne savent pas lire du tout, mais certains savent lire. Ce sont les résultats différents des deux méthodes.
Nazir Hamad - Vous voyez, ce que vous dites est vraiment précieux pour moi, parce que « réciter », veut dire que quelque chose existe déjà. Tandis que « lis », il faut composer ici, et c’est une position tout à fait différente de la lecture de texte, de la valeur de ce texte et de son origine. Est-ce que c’est une origine du savoir inconscient du Prophète ou est-ce que [inaudible] la machine qui a récité. Et je pense que c’est une ambiguïté très importante dans l’Islam. Moi je préfère la première version.
Philippe Candiago - Par rapport à cette position de lecteur et du réciteur, me revenait ce travail de récitation, ces enfants qui sont amenés à réciter, ils ont cette habilité de faire des achoppements. Est-ce que du coup, par rapport à ce que tu disais Fabrice, entre « lis » et « récite », il n’y a pas quelque chose, un écart entre désir de savoir et paresse de savoir ?
Nazir Hamad - Oui, on peut le dire comme ça aussi, oui, tout à fait.
Gisèle Bastrenta - Je voulais poser une question sur les enfants qui font des burn-out. On ne peut pas dire que les enfants d’aujourd’hui, on leur demande plus qu’avant. Comme tu parlais des Trente glorieuses, une époque qui est un peu dépassée, je me disais, tu me diras ce que tu en penses, que ce qui est terrible pour ces gamins, c’est qu’ils sont sacrifiés par une complicité familiale d’amour. Même avec les profs où ce qui résiste, l’impossible, le troisième terme pour la métaphore, est mis de côté, et le retour de ce bâton du non, réel, qui fait que c’est le gamin qui pète un câble. Cela veut dire qu’ils ne peuvent pas nouer quelque chose s’il n’y a pas d’impossible. Parce que je n’avais jamais entendu que des enfants étaient en burn-out, des adultes en Chine, oui, au Japon pardon, des enfants qui se suicident, des enfants qui n’en peuvent plus mais il y a une pression…
Hélène Elkaïm - Je voudrais juste dire un mot par rapport à la clinique, peut-être un peu plus trivial. Il y a effectivement des enfants qui apprennent parce qu’ils se développent normalement, ils ont une pulsion épistémique effectivement, ils apprennent avec le corps, ils apprennent avec beaucoup de choses avec ce qu’ils sont, avec leur désir surtout et ils apprennent parce qu’ils vont bien finalement, ils jouent. Et j’en ai un peu assez dans la clinique de rencontrer des parents qui m’interrogent en me disant : « Mais ma fille, elle est peut-être ‘Haut Potentiel’ », l’adolescente qui, elle, dit : « moi, je m’en fiche que mon QI soit élevé ou pas, cela n’empêche pas ma souffrance », une adolescente très déprimée. Et d’autre part, même s’il existe des adolescents haut-potentiel, qu’est-ce que ça interroge au niveau du symptôme ? Pourquoi ces enfants développent-ils très précocement une hyper vigilance de la pensée ? Et là actuellement, c’est vraiment le discours qu’on entend, on n’interroge plus le symptôme, mais on interroge finalement ces choses qui restent extérieures au sujet, qui ne font pas partie de l’inconscient, qui ne font pas partie de l’histoire du sujet. Peut-être que moi je suis dans un corps de fille mais finalement je me sens un garçon. Je vous renvoie à plein de choses d’actualité aussi, ce serait trop long à expliciter. C’est juste que je voulais souligner ça, parce que je suis un peu excédée de rencontrer ce type de question dans ma clinique.
Nazir Hamad – Moi ? je veux bien dire un mot là-dessus. Vous savez, maintenant, dans la clinique avec les enfants, chaque fois qu’un enfant a des difficultés scolaires, on entend toujours la même question des parents : peut-être notre enfant est précoce. Ils ne disent plus notre enfant a des problèmes qui l’empêchent de travailler mais ils disent : il est précoce. Ça donne une autre figure de cet enfant, ils donnent une connotation glorieuse aux difficultés de l’enfant, c’est normal, si mon enfant a des difficultés, c’est parce qu’il est précoce. Il m’est arrivé une fois dans un de mes livres, je crois que c’est Adoption et parenté, de proposer une autre façon de noter les enfants, c’est-à-dire de ne pas noter le nombre de fautes et enlever des points mais faire le contraire : dire aux enfants de découvrir leurs propres fautes, s’ils les découvrent, ils sont notés déjà pour chaque mot un point ou un demi-point, et s’ils les corrigent, le demi-point devient un point, et on les corrige parce qu’ils ont trouvé leurs propres fautes. J’ai proposé ça comme ça, et il se trouve que la semaine dernière, mon petit-fils qui a dix ans était chez nous ; il s’amusait à écrire des choses parce que lui aussi il veut devenir écrivain comme son papi et il a écrit un texte. Malin comme je suis, j’avais oublié que j’avais proposé ça dans un de mes livres et je lui dis : « Tu veux que je te corrige les fautes ». Il m’a dit : « Non papi, c’est à moi de les découvrir ». Je me suis dit, peut-être qu’il y a quelqu’un qui a lu mon livre et qui l’applique. J’ai regardé mon petit-fils et je me suis dit que peut-être c’est ça qui fait la succession des générations. Il y a la nouvelle génération qui nous rappelle à l’ordre. Il n’avait même pas besoin de lire le livre mais il m’a renvoyé inconsciemment à une prise de position qui était la mienne. J’ai dit à mon petit-fils : « Tu m’as dit que tu voulais écrire des livres, maintenant je suis sûr que tu seras écrivain. » Vous voyez, c’est ça la succession des générations, chaque génération qui renvoie quelqu’un à sa responsabilité, à condition que chaque génération reconnaisse ses responsabilités, les responsabilités de ce qu’il fait et de ce qu’il dit.
Claude Rivet - Est-ce que ce n’est pas ça entendre, la capacité d’entendre, c’est-à-dire entendre dans le discours de l’autre quelque chose qu’il va reprendre ?
Nazir Hamad - Exact.
Marylaure Hautbois - Plus qu’une question, c’est une réaction par rapport à ce que vous disiez sur cette tendance actuelle à pointer le potentiel des enfants quand ils ont des difficultés ou à positiver leurs difficultés. Par expérience aussi, je me pose la question de la pression du corps professoral puisque les premiers à pointer, quand les parents ont résisté longtemps, cet aspect-là, sont souvent les professeurs. C’est une idée qui infuse de ce côté-là, la pression pour les enfants. Je pense que cela interroge l’apprentissage et ce qui s’infuse, pas individuellement professeur par professeur mais collectivement, et ce que ça renvoie à l’enfant.
Nazir Hamad - Il y a une chose que j’ai oublié de dire, une chose que je vais pointer. C’est quoi la mémoire ? Lacan dit au moins une chose qui me semble intéressante, la mémoire, c’est l’absence de refoulement. Et effectivement, les gens qui ne refoulent pas beaucoup ont une bonne mémoire. Ce qui fait dire, peut-être qu’au lieu de se réjouir que l’on a affaire à un enfant précoce, on peut se dire que l’on a affaire à un enfant qui ne refoule pas. C’est un autre problème. L’Asperger, c’est vraiment l’absence totale de tout refoulement. C’est une machine à enregistrer. Et nous, pourquoi on oublie ? Pourquoi on n’a pas la mémoire, parce qu’effectivement c’est le rôle du refoulement, il y a un refoulement qui fait barrage à la mémoire, en tout cas au savoir. C’est quoi ces barrages, ce sont des conflits entre les vérités de savoir. Il y a une vérité, notre vérité subjective qui peut s’opposer au savoir inconscient. Autrement dit, je peux vous raconter ce que vous voulez, vous entendez ce que voulez.
Nicolas Fouchet - C’est une petite question concernant ce que vous avez dit, Monsieur Vénuat, sur le fait que quelquefois le désir d’apprendre est aussi un obstacle à l’acquisition de connaissances. Si vous pouviez un peu développer, je sais qu’à un moment donné vous ne vouliez pas enchaîner ce matin sur le savoir qui serait du côté de l’inconscient et la connaissance qui serait du côté de la conscience. Est-ce que ça a un rapport ?
Fabrice Vénuat - C’est ce que vous venez de dire, Nazir Hamad, il faut une certaine dose de refoulement pour faire en sorte que le savoir inconscient ne prenne pas toute la place. Et pour pouvoir aller vers les connaissances que l’on peut vous inculquer à l’école.
[1] NDA : En référence aux robinets des tables d’expérience présents dans l’amphithéâtre, lors de la conférence.