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Jeudi 12 janvier 2017

EPhEP, le12/01/2017

Jean-Daniel Causse – Patrick Guyomard – Charles Melman

"Dette et culpabilité aujourd’hui"

>> Voir la vidéo de la conférence : Dette et culpabilité aujourd'hui

Anne Videau : Ce soir nous avons le plaisir d’accueillir Jean-Daniel Causse, qu’un grand nombre de vous connaissent, qui est professeur à l’Université de Montpellier III Paul Valéry en études psychanalytiques, qui a enseigné naguère à l’Institut de Théologie Protestante, pendant une dizaine d’années. Son dernier livre [s’intitule] Traversée du christianisme1, et c’est lui qui va commencer le trilogue d’aujourd’hui ; ensuite Patrick [Guyomard] enchaînera, et Charles Melman en troisième. Le sujet plus particulier que nous aborderons ce soir c’est donc « Dette et culpabilité » — davantage peut-être, m’a dit Jean-Daniel Causse, sur le versant de la culpabilité. Mais à vous la parole, Jean-Daniel.

Jean-Daniel Causse : Merci beaucoup de ces paroles d’accueil. Je remercie aussi d’ailleurs évidemment Charles Melman et puis Patrick Guyomard de m’avoir invité à prendre la parole ce soir. Je suis très sensible à ça, très heureux d’être avec vous pour cette rencontre, très heureux du dialogue que nous pourrons avoir sur cette question de la culpabilité et de la dette — dans le cadre de cette série de conférences, puisque ce séminaire porte sur la question de l’éthique de la psychanalyse, qui est un beau programme que vous avez commencé à décliner, et qui va se poursuivre.

Je poserai ces questions dans ce cadre-là : la question de l’éthique de la psychanalyse, mais avec ce soir un accent particulier porté sur la question de la culpabilité, de la faute et de la dette, qui sont évidemment — si on les situe dans le cadre de l’éthique — des questions majeures, des questions tout à fait déterminantes sur le plan de la clinique analytique depuis toujours. C’est-à-dire que la question de la culpabilité a accompagné depuis ses origines la réflexion et la théorie analytiques, mais c’est une question qui touche aussi à quelque chose de l’époque, en réalité. Et c’est peut-être aussi par là qu’on peut commencer à introduire le problème, c’est-à-dire qu’au fond cette question de la culpabilité et de la dette a une résonance actuelle tout à fait importante, et notamment ceci que notre époque aura mis beaucoup d’ardeur à une sorte de déculpabilisation, c’est-à-dire qu’elle aura quand même fait beaucoup d’efforts pour promettre à l’individu de le débarrasser de tout ce qui pourrait l’encombrer, l’empêcher de jouir de l’existence, et donc finalement tout ce qui pourrait être cette espèce de trop plein de culpabilité qui viendrait l’envahir.

Et d’une certaine façon la thérapie, les thérapies, peut-être même la psychanalyse, n’auront pas été en reste dans ce travail de déculpabilisation. Il y a une espèce d’alliance qui s’est constituée aujourd’hui entre tout un dispositif social, culturel, et puis une thérapie qui aussi promet quelque chose de cet ordre-là, qui soutient qu’après tout le bonheur de l’humain c’est d’en finir avec quelque chose qui s’appelle la culpabilité.

Et puis il y a aussi l’autre aspect : notre époque est aussi celle — ça touche à quelque chose de la dette, on y reviendra — qui aura magnifié (j’en parle déjà au passé, c’est encore actuel !) la figure de l’individu, qui est celui qui d’une certaine manière ne doit rien à personne. C’est-à-dire — d’ailleurs les deux sont liés — qu’il y a quelque chose dans l’époque qui magnifie celui qui se fait, qui se construit par lui-même, qui est donc sans dette : l’homme sans dette, sans culpabilité est la figure idéale de l’homme contemporain. L’homme sans culpabilité, l’homme sans dette. On serait tranquille, finalement. Donc : l’homme enfin libre, débarrassé de tout ça. Voilà, la question qui a été mise à l’ordre du jour de notre réflexion et de la discussion qu’on pourra avoir touche tout de suite à quelque chose de cet ordre-là, qui est cette espèce d’opération mise en place à des niveaux très différents, qu’il faudrait analyser mais je ne vais pas le faire maintenant, qui touche la question de la culpabilité et de la dette.

Mais ce qu’on constate, c’est quoi ? Ce qu’on constate, c’est que rien n’y fait. C’est-à-dire qu’on a beau faire ce qu’on veut, mettre en œuvre tout ce qu’on veut : la culpabilité, ça reste. Ça se redéploie, ça se reconstruit, ça prend d’autres formes ; mais le vœu qui consiste à en finir avec la culpabilité est un vœu qui est vain, c’est une espèce de pari perdu d’avance. Et pour dire quelques mots à ce propos – car ce ne sera pas l’essentiel de ce que je voudrais développer ce soir – on peut dire après tout que le Surmoi n’est pas moins puissant aujourd’hui qu’hier. C’est-à-dire que les exigences du Surmoi se déploient sans doute autrement aujourd’hui, elles prennent d’autres formes ; en réalité il est aussi actif, aussi féroce, aussi présent que ce qu’il pouvait être dans les temps passés, anciens. Peut-être qu’il est moins bien lié – ce qui serait une dimension particulière, plus contemporaine – à quelque chose de l’interdit, c’est-à-dire le Surmoi comme restriction, comme ce qui commande de ne pas faire. Aujourd’hui le Surmoi apparaît plutôt comme celui qui prescrit, qui commande, qui ordonne, qui fait injonction. Un interdit, c’est aussi une forme d’injonction après tout. Il y a quelque chose qui est de cet ordre-là, mais cela nous laisse toujours en deçà de ce qu’on voudrait être ou avoir, ou qui nous rend coupables par exemple de ne pas être conformes à une certaine image de nous-mêmes, de ne pas être à la hauteur de ce qu’on veut être, ou qui nous promet de devenir singulier (peut-être même unique) en achetant le même produit de masse que tout le monde : « Soyez vous-même », « soyez unique » ; c’est ce qu’on appelle l’individualisme de masse, ce qui est un concept particulier.

Donc vous voyez qu’il y a tout ce contexte que je dresse au départ, qui organise des modes particuliers de la culpabilité, et au fond la culpabilité, le Surmoi, etc., c’est lié aussi bien à quelque chose de répressif que quelque chose de permissif. C’est-à-dire que dans les deux cas, ça fonctionne tout aussi bien. Dans Malaise dans la culture, Freud dit que la sévérité du Surmoi, c’est-à-dire la cruauté du Surmoi, sa capacité à rendre coupable n’a rien à voir avec la façon dont l’enfant a vécu, où le sujet dans son enfance a vécu la réalité de tel ou tel traitement qu’il avait subi, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lien direct entre la férocité du Surmoi et puis ce qu’il s’est passé effectivement pour l’enfant (ou le sujet dans son enfance), et c’est même sans doute l’inverse : d’une certaine manière, c’est justement là où l’éducation a été la plus laxiste qu’on trouve souvent chez tel ou tel sujet le Surmoi le plus féroce. C’est justement là où la Loi a manqué qu’on trouve des manières de la réintroduire de façon tout à fait particulière.

On a donc ce paradoxe d’un temps qui organise la culpabilité avec l’illusion de s’en débarrasser et, pour terminer sur ces éléments un peu introductifs, on pourrait dire aussi que, sur le plan politique, il y a quelque chose qui est de ce registre-là, c’est-à-dire qu’après tout c’est un destin du capitalisme. Le capitalisme aura d’abord été un capitalisme puritain, c’est-à-dire répressif, ce que Max Weber appelait « l’ascétisme mondain » : le fait qu’il fallait gagner mais pas en jouir ; gagner de l’argent, accumuler, mais de manière tout à fait modérée, avec retenue, avec ascèse. Et puis on est passé de cette forme de capitalisme-là à celui qu’on connaît aujourd’hui, qui n’a plus rien à voir avec le capitalisme wébérien, puritain, mais qui est un capitalisme de la pure dépense, de la jouissance, qui promeut une forme de jouissance, et toute une culpabilité qui va avec.

Pour essayer de dire quelques mots à propos de la culpabilité et de la dette, qui ne sont pas seulement du registre du Surmoi, je vais faire — parce que c’est la règle du jeu qui m’a été proposée —, trois remarques essentielles qui visent à introduire la discussion, et j’attends beaucoup de la façon dont on pourra ensemble essayer d’échanger autour de cette question de la culpabilité et de la dette ; trois remarques pour essayer de poser le problème tel qu’en tout cas j’essaie de le penser.

Ce qu’il faut d’abord dire, c’est ceci : en réalité tout un contexte contemporain, le nôtre, notre contexte, notre temps tel que je viens de l’esquisser à grands traits autour de quelques aspects, tout ce contexte occulte ce qui fait que la culpabilité n’est pas du tout un accident de parcours ; la culpabilité n’est pas un aléa, ce n’est pas quelque chose qui serait seulement résorbable ou éliminable, curable d’une certaine façon : il y a dans la culpabilité quelque chose qui est de l’ordre de la structure. Ça, c’est une dimension qu’il faut poser d’emblée, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui dans la culpabilité est attaché à l’espèce humaine, qui n’est pas du tout une dimension de passage secondaire qu’on rencontre à tel ou tel moment, avec une origine dont on pourra parler, mais elle est liée à l’humain. Liée à l’humain depuis toujours : il y a quelque chose qui dans la culpabilité doit être pensé comme ce qui fait qu’aussi loin qu’on remonte, on trouve de la culpabilité, elle est aussi ancienne que le sujet lui-même — peut-être même plus ancienne que le sujet lui-même. Il y a quelque chose de cet ordre-là, quelque chose qui doit d’abord être pensé de ce point de vue qui fait que la culpabilité touche à une dimension de structure fondamentale.

Si on essaye de réfléchir à partir de là, peut-être n’y a-t-il que le langage du mythe qui soit en mesure de parler de la culpabilité, c’est-à-dire qu’il faut requérir quelque chose du langage du mythe pour parler de la culpabilité, parce que le mythe est ce langage tout à fait particulier qui parle d’un commencement qui n’a pas de commencement. C’est ce type de discours ou de langage qui parle de quelque chose qui a toujours déjà commencé, et il n’y a de ce point de vue que le langage du mythe qui soit en mesure de parler de ce qu’est l’origine de la culpabilité, c’est-à-dire : qu’est-ce que c’est que la faute originaire ? Quand est-ce que ça commence, cette dimension de culpabilité, de faute originaire ? Le mythe, c’est ça : c’est ce qui parle d’un commencement qui a toujours déjà commencé, dans le sens où chacun enregistre ce commencement comme étant quelque chose qui est déjà là, toujours opérant. Pour le dire avec d’autres termes, pour introduire ici une distinction dans le langage, on pourrait dire que l’origine se distingue du commencement : l’origine est un commencement qui n’a pas de commencement, l’origine est un commencement qui a toujours déjà commencé, en réalité. C’est ça qui est en jeu dans la culpabilité. C’est ce que Freud déploie, quand il rédige Totem et Tabou — c’est un grand texte d’éthique, d’ailleurs, il faudra y revenir, un grand texte sur la filiation, sur le thème… etc. Le texte freudien de Totem etTabou pose ceci que les fils sont advenus à leur propre humanité par le meurtre du père : donc ils sont liés par un meurtre, ils sont liés par la culpabilité. La culpabilité non seulement fait communauté, ou fait lien entre eux, non seulement elle se transmet de génération en génération, passe de génération en génération, mais la culpabilité marque aussi quelque chose de l’origine, de ce commencement sans commencement, quelque chose qui est là au départ. Ça commence par ça et puis c’est impossible à éradiquer.

Donc voilà un premier point. Le premier point, c’est qu’il y a ce problème posé par une culpabilité originaire, culpabilité de toujours, culpabilité d’origine — je reviendrai sur la question du paiement, de la dette, etc., qui est une question importante — dont il faudrait s’acquitter. Il y a un endettement originaire qui est là en jeu et qui est donc une question centrale.

La psychanalyse n’est pas la seule à avoir pensé cela. La façon dont la psychanalyse s’en saisit, a réfléchi, théorisé et puis pensé dans son rapport à la clinique ce qui est une faute originaire, une dette originaire, c’est une dimension qui dans l’histoire de la pensée a déjà été élaborée, avant que Freud rédige le texte de Totem et Tabou. Ça a notamment été élaboré dans toute une tradition dont je voudrais dire quelques mots, qui s’enracine chez Saint Paul mais surtout chez Saint Augustin qui invente, formalise, crée le concept de ce qu’il va appeler le « péché originel » : c’est quand-même lui qui en est l’inventeur. La notion du péché originel est d’un grand intérêt, me semble-t-il, pour ce que nous avons en pensée dans le champ de la psychanalyse, parce que ce que met en place Saint Augustin, ce qu’il élabore, c’est qu’il ne s’agit pas du tout d’une transgression qui aurait eu lieu à un moment donné, comme le voulaient ou le voudront les hérésies chrétiennes que ce même Saint Augustin va combattre ardemment, notamment ceux qu’on appelle les Pélagiens, issus de Pélage. Les Pélagiens soutiennent l’idée selon laquelle la faute est un accident de parcours : il y a quelque chose dans la faute qui n’arrive qu’au moment où le sujet commet quelque chose ; avant, il est innocent. Donc l’innocence est première, fondatrice, originaire ; et puis, il y a un moment où ça dérape, un moment où en effet quelque chose se passe. Les Pélagiens ont toujours maintenu l’idée selon laquelle ça pourrait ne pas déraper : il y en a qui pouvaient échapper à quelque chose qui serait ce basculement de la faute. Mais ce qu’invente Saint Augustin — et ça, ça a produit un effet sans précédent dans la pensée —, c’est qu’il va soutenir que le péché, la faute, n’est pas un accident, mais une condition ; et que c’est une condition de toujours. C’est ça, la thèse. La thèse fondamentale d’Augustin est que la dimension pécheresse, fautive, coupable, etc., est une condition originaire, de toujours. Ça veut dire que cette dimension qu’il va développer, c’est ce qui arrache d’emblée l’humain du monde de l’innocence, c’est-à-dire que le nouveau-né n’est pas du tout innocent, pour Augustin. Dans un texte des Confessions, il dit : « Bon, je veux bien qu’après tout son corps soit innocent, mais pas son âme » ; il y a quelque chose qui fait que le nouveau-né venant au monde est déjà frappé par cette malédiction, marqué par cette faute, par ce Mal originaire dont il hérite, qui le constitue et qu’il transmet. Finalement, la thèse centrale de Saint Augustin, c’est que nous sommes responsables d’une faute que nous n’avons pas commise ; c’est ça, la thèse : nous sommes coupables de ça, de quelque chose qui est une faute que nous n’avons pas choisie, ni décidée, et que le tragique de l’existence se passe là, le tragique a affaire avec ceci qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre d’un héritage, de quelque chose qui est là d’abord, que le sujet doit assumer, qu’il doit prendre en compte et qui le constitue de manière centrale.

J’évoquais tout à l’heure le texte de Totem et Tabou : on pourrait se demander si après tout Freud, lorsqu’il écrit Totem et Tabou, est si éloigné de ça ? Lorsqu’il construit le récit de Totem et Tabou, est-ce qu’il y a quelque chose comme ça qui est en jeu, qui marque au fond cette dimension d’une culpabilité originaire dans ce sens-là ?

Pour dire encore quelques mots de plus : ce que Saint Augustin a formalisé et qui est central dans l’histoire de la pensée — pour ce qui nous intéresse, nous évidemment dans le champ analytique —, c’est qu’il a formalisé un dispositif de la précédence, c’est-à-dire qu’il a pensé ceci que chacun se trouve pris dans quelque chose qui est le discours de l’Autre, quelque chose qui est déjà là en réalité, et que chacun se trouve pris dans une forme de malédiction qu’il prolonge, qu’il perpétue et qu’il transmet en tant que tel. La question — vous le savez peut-être — c’est qu’Augustin n’a pas d’autre moyen de penser cette transmission, cet héritage, cette perpétuation que par le biais de la sexualité : il pense que ça se joue, la transmission de la sexualité, ce qui en réalité est une antécédence du langage. Mais finalement la grande thèse de Saint Augustin, c’est que je suis comptable de ce qui vient de l’Autre : j’endosse quelque chose de l’Autre, je le porte et je perpétue ça de manière centrale. Il y a toute une éthique ici, déjà. Si maintenant on voulait articuler cette question, ce premier temps autour de la culpabilité originaire, ce premier élément, le lier à quelque chose de l’ordre de l’éthique de la psychanalyse : il y a toute une éthique qui se dispose à partir de ceci qui fait que le sujet est pensé justement comme celui qui est comptable de l’Autre. Toute la question qui se pose — déjà pour Augustin, mais qui se pose pour nous de manière centrale —, c’est de savoir ce qui se décide dans la réponse faite à l’Autre, de répondre du grand Autre, avec cette idée très augustinienne que l’Autre est en moi plus intime que moi-même.

Après tout, c’est de cette façon qu’on peut reprendre, ou essayer en tous cas de comprendre – je vais essayer de poser ici une interprétation – ce que dit Lacan à propos de l’inconscient, quand dans le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il a cette formule — c’est une des définitions de l’éthique de la psychanalyse chez Lacan, il y en a plusieurs ; [se tournant vers Charles Melman et Patrick Guyomard] peut-être que vous l’avez déjà indiqué à la première séance, il y a plusieurs définitions, mais une des définitions est celle-ci, qu’il attribue à Freud — : « Pour Freud le statut de l’inconscient, dit Lacan, n’est pas ontique mais éthique ». Donc pas d’inconscient comme être : il n’y a pas d’être de l’inconscient, pas d’essence de l’inconscient, pas d’inconscient comme substance, ni comme chose en soi, mais un statut éthique. Donc il n’y a pas d’ontologie de l’inconscient, c’est la thèse centrale, mais il y a quelque chose qui touche au statut éthique : qu’est-ce que ça veut dire que d’attribuer à l’inconscient lui-même un statut éthique ? Ça veut dire à mon avis deux choses : on pourrait là multiplier des niveaux d’interprétation, mais j’en propose deux ; ça veut dire d’abord que le statut de l’inconscient dépend d’une décision fondamentale, d’un acte, c’est-à-dire que l’inconscient n’apparaît comme inconscient qu’à la faveur d’un acte fondamental qui dit : « Il y a de l’inconscient ». Cet acte fondamental, c’est d’abord celui de Freud lui-même — c’est ça la dimension éthique de l’inconscient — : Freud est celui qui fait acte au niveau de l’inconscient, qui décide que l’inconscient est ce qu’il y a, et que le déploiement de l’inconscient, son épreuve, sa vérification, ses effets ne sont effectifs qu’à l’intérieur de cet acte fondamental, ce postulat pourrait-on dire. C’est pour ça que je pense que l’idée selon laquelle il faut dire qu’il y a une hypothèse de l’inconscient est une idée juste, au sens que l’inconscient est une hypothèse, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui tient à la dimension du postulat fondamental, à partir de quoi quelque chose se déploie, mais pour que ça se déploie il faut d’abord qu’il y ait l’acte.

Donc ça c’est un premier élément, et le second élément sans doute qu’on peut ajouter, c’est que l’inconscient, c’est le lieu de l’Autre, c’est le discours de l’Autre, c’est cette dimension de la part de l’Autre ; et au fond poser que le statut de l’inconscient est éthique c’est en réalité poser, pour Freud, de manière centrale, que le sujet est celui qui répond de ça. Le sujet est d’emblée posé par Freud dans la position de celui qui répond, qui répond de l’Autre, et qui répond à l’Autre. Donc il y a quelque chose dans la définition même du sujet freudien tel que Lacan le reprend, quelque chose qui pense l’éthique non plus à partir de la fonction première du sujet, du primat du sujet, mais qui pense l’éthique en fonction du primat de l’Autre. Le sujet est celui qui répond. Et au fond toute parole du sujet est en réponse à ce qui parle, à ce qui a parlé, à ce qui dit, etc. Donc il y a quelque chose dans la dimension de l’inconscient, du statut éthique de l’inconscient, qui dit quelque chose de la responsabilité propre au sujet lui-même, dans le sens où le sujet est celui qui est responsable de l’Autre, responsable de sa réponse à l’Autre, de savoir ce qu’il va répondre. Responsable de cet Autre, donc comptable de ça, de cette dimension de l’Autre.

Et d’ailleurs dans l’analyse, une fois qu’on a fini d’épuiser la litanie qui consiste à dire que tout ce qui nous arrive est la faute de l’Autre – la suite, la longue série où nous sommes toujours victimes de ce qu’on a fait ou pas fait, mal fait ou pas fait de la bonne manière, etc, où nous n’y sommes pour rien et où c’est toujours la faute de l’Autre –, il y a toujours un moment où l’on finit par en répondre ; il y a toujours un moment où le sujet se trouve en situation de celui qui a à répondre de ça, qui ne peut plus dire qu’il n’y est pour rien, et qu’au fond il est même comptable de ça, que même c’est sa faute qui est là, en jeu. Il y a des sujets, des personnes pour lesquelles ce n’est jamais leur faute. C’est ceux que Lacan appelait les « canailles » : les canailles, il suggérait même dans un texte de les écarter de la pratique analytique parce qu’au fond ce n’est jamais leur faute ; c’est toujours de la faute de l’Autre. Donc il n’y a de sujet qui celui qui répond de l’Autre, à l’Autre, au sens où il est comptable de l’Autre et il advient dans cette position. Donc voilà le premier point que je voulais développer autour de cette question de la culpabilité originaire, de cette question de la position de l’Autre.

J’en viens à une seconde remarque qui complique encore un peu le problème, parce que si on veut bien rester encore en compagnie de ces auteurs spirituels (dont on aurait tort d’ignorer ce qu’ils apportent à l’analyse), la leçon supplémentaire de Saint Paul sur cette question de la culpabilité et de l’éthique — et Lacan ne va pas manquer de s’y référer — consiste à dire que ce n’est pas du tout le Mal qui rend coupable — ça serait banal de dire que c’est le Mal qui rend coupable – : ce n’est pas la transgression d’une loi qui interdirait de faire ce qui est mal ; la vérité, au contraire, c’est que la culpabilité se manifeste dans un certain rapport au Bien, et pas au Mal. La culpabilité se joue et se manifeste d’abord dans quelque chose qui est — et c’est ça le paradoxe — non pas un vouloir-le-Mal mais, et c’est là que c’est beaucoup plus compliqué, dans un vouloir-le-Bien. Vouloir le bien de l’Autre en particulier, c’est le plus redoutable : il faut toujours se méfier de ceux qui veulent votre Bien, notre Bien, en tout cas de ceux qui visent un certain Bien. Il y a quelque chose qui est en corrélation fondamentale entre la culpabilité et la visée non pas d’un Mal, mais la visée d’un certain Bien. Et donc c’est là, dans ce rapport complexe, étrange, entre la culpabilité et le Bien, que se rencontre le plus problématique, le plus énigmatique, peut-être même le plus terrifiant, je ne sais pas… mais quelque chose en tout cas qu’il faut essayer d’éclairer : non pas (ce qui serait une évidence) penser le rapport entre la culpabilité et le Mal mais, dans le champ de l’éthique de la psychanalyse, penser ce qui fait le rapport de la culpabilité avec un certain Bien, là où c’est le plus incompréhensible. C’est là que ça se joue, et c’est là qu’il y a l’expérience d’une certaine culpabilité, avec toute la question de savoir comment il peut se faire que ce Bien-là ne porte pas ce qu’il promet, ce qu’il annonce, ce qu’il propose de mettre en œuvre, mais au contraire organise son envers.

Ça, chez Saint Paul par exemple, on en trouve une théorie qui est tout à fait célèbre : Saint Paul est celui qui a théorisé cette idée que le Bien et la culpabilité sont liés, qu’il y a un rapport central entre les deux, et pas du tout du côté du Mal. Il l’a théorisé dans un retournement qui lui est spécifique (mais qui a aussi une tradition), qui consiste à dire, dans les termes qui sont les siens, que le véritable pécheur n’est pas celui qui est injuste, comme on pourrait le penser, mais que le véritable pécheur c’est celui qui pense se tenir lui-même pour juste. C’est là le pire. Autrement dit ce qui rend coupable n’est pas du côté de ce qui fait que nous sommes toujours boiteux, pas vraiment ajustés à nous-mêmes, au monde qui nous entoure, dans lequel nous vivons, et donc avec ce qui fait symptôme : ce n’est pas de ce côté-là que ça se passe, mais au contraire, ce qui fait la culpabilité réside dans l’idée d’un certain Bien ; et peut-être même — j’y viendrai parce que ça touche à l’éthique de la psychanalyse du texte de Lacan, L’Éthique — l’idée d’un souverain Bien : il y a un rapport fondamental entre ce qui rend coupable et puis non seulement un Bien, mais peut-être même un Bien souverain, un Bien ultime, un Bien majeur, c’est-à-dire ce qui pourrait nous guérir de cette maladie terrible qui frappe les êtres parlants que nous sommes, nous sauver des discordances de notre être, nous sortir de ce qui nous embarrasse, de ce qui n’est pas ajusté, ce qui boite en nous, de ce qui fait symptôme… nous débarrasser de tout ça.

Chez Lacan on trouve des affirmations qui vont dans ce sens — qu’il faudrait développer, je ne peux pas le faire maintenant —, qui sont à mon avis tout à fait stupéfiantes et intéressantes, qui ont une signification très puissante, par exemple ce qu’il dit dans « Télévision ». À un moment donné, dans « Télévision », quand il prend cette question de la culpabilité, qu’il la traverse de telle ou telle façon, il dit ceci : Freud nous rappelle que ce n’est pas le Mal, mais le Bien qui engendre et qui nourrit la culpabilité. C’est quand même un retournement, une espèce de subversion dont il faut prendre acte : d’établir la culpabilité dans un rapport au Bien et non pas au Mal. Mais c’est aussi ce qu’on retrouve dans le séminaire sur L’Éthique, où Lacan relève ceci que Freud a posé — c’est comme ça qu’il l’énonce — le fondement de la morale comme un fondement inversé, c’est-à-dire renversant complètement toute une logique ; il a donc inversé toute une tradition qu’on pourrait dire morale. C’est ce qu’a fait Freud : il est celui qui a retourné, qui a fondé un retournement de la morale, qui a fondé quelque chose de la morale en la retournant, en la subvertissant, donc renversant toute une perspective, toute une tradition aussi (tradition religieuse, tradition philosophique, etc.), avec ceci que Freud est celui qui a posé, dit Lacan, un Bien interdit.

Et ce qu’il faut retenir ici, c’est cette idée centrale que c’est un Bien qui est interdit, pas un Mal. Et jamais Lacan dans le séminaire sur L’Éthique ne dit que ce Bien est un Mal : il dit que c’est un Bien, mais c’est un Bien interdit, et un Bien qu’il faut interdire. Alors on peut toujours se dire que ce Bien, si on s’en approche de trop près devient un Mal, que l’approche de ce Bien le retourne en quelque chose qui est son contraire, et le retourne en un Mal, puisqu’il s’agit de ce Bien, il s’agit de quelque chose qui est d’essence maternelle. Mais il n’en reste pas moins que Lacan ne dit pas du tout que c’est un Mal, il dit que c’est un Bien, que ça reste un Bien, et que c’est un Bien qui rend coupable : un Bien qui rend coupable, c’est-à-dire que c’est à ce Bien-là qu’est attachée une certaine culpabilité.

C’est d’ailleurs ce qui donne une certaine tonalité à l’affirmation bien connue — je ne vais pas trop en dire, car j’ai vu dans le programme qu’il y aura une conférence sur Antigone —, à la fin du Séminaire sur L’Ethique où Lacan conclut, dans le cadre de son commentaire sur Antigone : la seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir. On voit bien que l’idée de Lacan ce n’est pas seulement qu’on cède sur son désir, mais que c’est ça qui rend coupable. La question qui est centrale ici, c’est précisément la questionde la culpabilité, le cœur de la définition de l’éthique chez Lacan ici, avec toute la question de savoir s’il peut y avoir un désir sans culpabilité, la grande question qui demeure : est-ce possible de désirer sans être coupable ? En tout cas si on pense que ce qui fait désirer, ce qui fait l’objet du désir, c’est précisément ce Bien qu’on ne peut pas avoir, le moteur même du désir est ce Bien que non seulement on ne peut pas avoir, mais qu’il ne faut pas avoir, et donc que c’est l’objet interdit qui est l’objet même du désir. Donc, on voit bien en quoi c’est le Bien qui crée, qui engendre la culpabilité : il y a quelque chose de ce Bien qui est organisé autour de la culpabilité, c’est-à-dire que c’est ce Bien-là qui rend coupable, ce Bien-là, qui est moteur, qui est le lieu du désir, de cet interdit qui crée le désir.

Donc ça, c’est une question centrale : c’est toute la question des rapports entre la culpabilité et le désir. Elle est décisive, et je crois qu’elle permet de comprendre la façon dont la psychanalyse a problématisé cette question de la culpabilité, qui n’est pas d'un seul tenant et en tout cas la façon dont la psychanalyse a pu mettre en évidence l’opposition entre cette forme de culpabilité qui laisse penser qu’on est coupable de ne pas être ce qu’on devrait être, qu’on est coupable de boiter, de notre boiterie, qu’on est coupable de ce qui est symptomatique ; et puis cette autre culpabilité. Donc, il y a deux culpabilités, ce n’est pas la même : il y a cette autre culpabilité attachée au Bien, qui n’est pas du tout du même ordre, peut-être même attachée au souverain Bien, où ce qui fait la culpabilité c’est au contraire de vouloir exister sans boiter. D’un côté on a une culpabilité par laquelle on est coupable de boiter, pour prendre ce signifiant, et puis une autre culpabilité où au contraire, ce qui rend coupable c’est de vouloir exister sans ça, sans boiter : c’est-à-dire de vouloir rabattre le désir — parce qu’au fond c’est aussi ça, ce qui nous fait singulier, ce qui nous est propre, ce qui est propre à chacun d’entre nous — de le rabattre sur des formes génériques de soi, sur des comportements standards, sur des normes communes. C’est ça qui rend coupable. Ça, c’est une façon de céder sur le désir ; céder sur le désir c’est ça. Il y a donc tout ce travail de reprise, sur le plan analytique, de la question de la culpabilité, qui n’est pas simplement abandonnée comme un Mal, comme pathologique, etc., mais qui suppose de savoir ce que ça veut dire que le Bien soit ce qui puisse rendre coupable ; et peut-être même que c’est de ce côté-là que se trouve — en tout cas en psychanalyse — la seule chose dont on puisse être coupable : la seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’un Bien.

J’en viens alors à un dernier élément, car il faut bien que je dise un mot de la dette. Troisième et dernière remarque à propos de la dette, puisqu’il faut quand-même associer dette et culpabilité : la culpabilité pose le problème d’une dette, centrale, de quelque chose dont il faudrait pouvoir s’acquitter, solder d’une façon ou d’une autre. On peut se souvenir que l’allemand Schuld traduit en même temps la culpabilité et la dette : c’est le même mot qui dit les deux.

Ce que je peux dire ici, pour terminer par ce point et avant qu’on puisse échanger — il y aura d’autres choses qui seront apportées par Charles Melman et Patrick Guyomard —, que la dette se distribue me semble-t-il en fonction des deux formes de culpabilité que je viens d’indiquer, et que la dette organise une différence entre une dette imaginaire, et puis ce que Lacan a appelé à plusieurs endroits la « dette symbolique ». C’est-à-dire quoi ? C’est-à-dire une dette qui justement ne se rembourse pas, une dette qui ne se solde pas, qui ne suppose aucun versement (au sens d’une rétribution de quelque chose qu’on rendrait). Là, il faudrait d’ailleurs penser toute la question des rapports entre la culpabilité et le sacrifice, la question du sacrifice qui joue un rôle majeur dans cette dimension, de la façon de venir solder quelque chose de la dette, de manière infinie : cette forme-là, c’est payer quelque chose. Donc, une dette qui ne se rembourse pas, mais qui se transmet : ce qui fait que la dette symbolique, à la différence de la dette imaginaire, se verse — si je puis le dire comme ça — vers l’avant et non pas vers l’arrière. C’est-à-dire qu’elle ne se rembourse pas : quand on veut commencer à la rembourser, alors ça veut dire qu’on substitue des dettes imaginaires à la dette symbolique, et que du coup c’est un travail infini. Elle ne se rembourse pas mais elle se transmet ; elle ne fait pas l’objet d’un paiement qui permet de s’en défaire, mais elle est le lieu d’une responsabilité. Ce qui est connu et qui fonctionne, c’est l’épuisement à s’acquitter d’une dette impossible à payer, la façon dont on peut sans cesse substituer des dettes imaginaires à une dette symbolique, et puis payer ce qui ne doit pas être payé parce que c’est impossible à payer, parce que c’est impayable, parce que ça ne réclame pas d’être payé.

On a ici une éthique que Lacan pense fondée sur la dette est symbolique — je le cite ici, on trouve ça dans les Écrits —, où la dette symbolique c’est « ce dont le sujet est responsable comme sujet de la parole ». On voit bien que joue autour de la dette symbolique quelque chose qui est du registre de l’éthique — parce que c’est ça que ça veut dire « responsable » : celui qui est responsable c’est celui qui répond de, qui répond à, autrement dit, il en répond. Il a à répondre de ça, il a à prendre en charge cela, à se savoir en dette à l’égard de ce qui lui permet de parler, d’être parlant, sujet de la parole. « Sujet de la parole » : si on devait en faire l’exégèse, une interprétation un peu fine, on peut l’entendre de bien des manières ; on peut l’entendre au sens d’une servitude : « sujet de la parole », c’est celui qui est soumis à, qui n’est pas le maître de la parole mais son serviteur. On peut aussi l’entendre au sens de « ce qui exige de chacun » — et c’est cela la responsabilité —, « qu’il règle quelque chose de la dette », non pas en remboursant, mais par son propre dire. La dimension de la dette symbolique — l’éthique de la dette symbolique, si on devait le dire comme ça — est une éthique qui n’organise aucun remboursement, aucune rétribution, aucun versement vers l’arrière, mais qui organise quelque chose du dire, quelque chose qui se solde, qui se règle, qui s’acquitte par la façon dont le sujet advient à sa propre parole comme celui qui peut dire, qui soutient quelque chose de sa propre parole singulière : celui qui soutient quelque chose de sa propre parole singulière, celui-là a payé la dette symbolique ; celui qui peut dire en son propre nom quelque chose, celui-là s’est acquitté de la dette symbolique.

En ce sens la dette est une éthique du dire, de ce qui permet de dire et peut-être, pour reprendre là une des définitions de Lacan, de « bien-dire ». Il y a quelque chose qu’on pourrait articuler entre l’éthique de la dette, la question de la dette symbolique, et puis l’éthique du bien-dire, puisque c’est une des définitions que donne Lacan dans Télévision, en tout cas dans ce qui fait qu’il y a une articulation centrale entre culpabilité, dette et parole, quelque chose qui se joue comme éthique du dire et du bien-dire. J’ai toujours pensé — et je termine par là — que l’éthique du bien-dire dont parle Lacan à la fin de son parcours, en fait c’est une façon d’inverser une éthique de dire le Bien : bien-dire, c’est l’envers de dire le Bien ; bien-dire, c’est tout sauf dire le Bien. Finalement, le bien-dire n’est pas ce qui dit le Bien, mais plutôt ce qui porte attention à un style. C’est ça qui est en jeu : c’est une façon de faire, l’éthique du bien-dire est une procédure particulière, c’est un geste ; à ce titre la psychanalyse déploie certainement une éthique qui tient à ce qu’elle est : si elle a une éthique qui tient à ce qu’elle est comme psychanalyse en tant que telle, qui la constitue de l’intérieur, à partir de ce qu’elle est en propre, ça tient sans doute à son style. Ça tient sans doute à sa procédure particulière, à son geste particulier, à quelque chose du bien-dire qui s’articule à cette question de la dette que je viens d’esquisser.

[Applaudissements]

* * *

Patrick Guyomard : Merci beaucoup Jean-Daniel, je te retrouve bien dans tes propos et dans tes questions. Après tout, puisque ça vient comme ça, je suis heureux que dans ton exposé, se retrouvent à ta façon et se recoupent un certain nombre de fils qui, ici, ont déjà commencé à être tirés et déployés, qui seront repris aussi, au-delà d’aujourd’hui, dans les prochaines séances de ce séminaire. Il y a là quelque chose d’un dialogue en somme déjà commencé avant même que nous ne nous soyons rencontrés, qui se noue aujourd’hui et qui se poursuit.

Alors, beaucoup de choses à reprendre ; évidemment, je ne vais pas le faire. Je suis particulièrement intéressé par tout ce que tu as développé autour du bien. Bien sûr... je commence moi-même à dire « bien » ! On ne s’en sort pas, de toute façon. Il y a la dimension œdipienne maternelle, mais ça va un peu au-delà, quand même ; ça va assez largement au-delà, et c’est vrai que ça inscrit la culpabilité d’une autre façon, comme si le bien, la recherche du bien était le désir de s’exonérer de toute dette, au fond, en transformant l’objet énigmatique, mystérieux, d’échange, de ce genre de choses, en un bien qui du coup nous innocenterait et nous ré-innocenterait, en somme. Et évidemment, ce n’est pas du tout ça.

Alors tout à fait d’accord avec le commentaire que tu as fait de la dernière formule de Lacan : « Il n’y a d’éthique que du bien dire », que j’entendrais — mais tu l’as tirée dans ce sens-là — comme : « Le seul bien, c’est le dire » en somme, avec toutes les assonances et tous les développements qu’on peut avoir là-dessus.

Il y a quelques points en plus de ceux-là sur lesquels j’aimerais te réinterroger ; tu as à la fois posé et problématisé quelque chose qui sera une de nos questions : peut-on désirer sans culpabilité ? Ce qui d’une certaine façon est un espoir de la psychanalyse, évidemment, pas complètement infondé, mais dont la valeur se renverse au moment où le désir ferait disparaître — alors il faut voir comment — la culpabilité et la dette ; puisque tu as largement montré qu’il est impossible de parler, il est impossible d’hériter, il est impossible de se situer dans une filiation, il est impossible d’instaurer un rapport au grand Autre reconnu, sans que le sujet soit traversé par la question dette-culpabilité-payable- impayable, etc. Au fond, c’est la prise de parole — et peut-être dans cette prise de parole le fait de désirer sans dette – que le sujet s’endette, si je puis dire, en un autre sens. Mais alors là, toutes les questions se posent, c’est-à-dire : comment payer ? À qui ? Quels sont les chemins de l’exonération ? Qu’est-ce que c’est que cette dette symbolique ? Comme elle se construit ? Est-ce qu’une dette impayable est véritablement une dette ? Il y a tout cet ensemble de questions. Bien sûr, la parole mais laquelle ? Quand, comment, etc. ? Comment les psychanalystes s’exonèrent-ils de leur dette, qui d’une certaine façon les constitue comme psychanalystes ? Je suis très frappé par les patients qui, à la fin d’une cure, disent « merci » ; il y en a d’autres qui ne disent pas « merci ». Pendant tout un temps, je n’ai pas remarqué, et depuis quelques temps je me dis : « Tiens, après tout, pourquoi il ou elle ne me remercie pas ? » Dans tous les cas où ça m’a frappé, ça avait quand même une valeur de symptôme par rapport à la reconnaissance, non pas au sens où quelqu’un me serait reconnaissant, mais à la reconnaissance qu’il s’est passé quelque chose. Et puis ça donne quelques fois des paradoxes : la semaine dernière, il y a quelqu’un qui a terminé son analyse, qui est parti en me disant : « Merci pour ce moment » [rires]. Je me suis dit : « De quoi s’agit-il ? » C’est comme ça, on n’y échappe pas. Finalement, est-ce qu’on peut reconnaître une dette sans s’endetter une fois de plus ? Est-ce que la reconnaissance ré-endette, finalement ? Et c’est sûr que — enfin j’imagine en tout cas — que certains patients ne me disaient pas « merci » parce que le seul fait de me dire « merci », au lieu de les exonérer, réenclencherait une espèce de machine dont ils n’imagineraient pas pouvoir sortir.

Qu’est-ce que la psychanalyse opère, au fond ? Parce que si la psychanalyse a pu espérer innocenter, d’une certaine façon, d’un autre côté on voit bien que dans tout ce qu’elle nous amène à croiser — ne serait-ce que la parole —, la question de la dette est re-suscitée. Alors, comment la psychanalyse se débrouille-t-elle avec ça ?

Le commentaire que tu as fait de Freud – le statut de l’inconscient est éthique –, c’est en effet tout à fait clair que chaque fois c’est une décision : on relève ou on ne relève pas un lapsus ; après tout l’inconscient n’existe que d’un dire, ce n’est pas une chose, et ça ne sera jamais une chose ou quoi que ce soit de cet ordre-là.

Tu semblais dire, et je te suivrai un peu sur ce point, qu’en somme les psychanalystes seraient comptables... Comptables ou coupables, on voit que la langue nous offre un certain nombre de vacillations : on peut être comptable sans être coupable, sans traverser la question de la culpabilité ou sans avoir à analyser, détoxiquer cette question de la culpabilité. Mais ils sont comptables, effectivement, de la question de l’Autre ; c’est une idée de Lacan, incontestablement. Évidemment, ce n’est pas le même autre, c’est un Autre barré, c’est l’inconscient, mais il y a quelque chose dont on serait comptable et dont on voit bien que ce que Lacan appelle « les canailles » — ceux qu’il traite aussi de lâches, ceux qui se dérobent, etc. —, refusent d’être comptables de ça, véritablement. Et refusant d’être comptables de ça (au titre que ce serait une profession, un métier ou je ne sais pas quoi), il y aurait quelque chose de la Chose même, de notre Chose même qui disparaîtrait et qui se perdrait. Tu l’évoquais tout à l’heure — peut-être que Charles Melman va en parler aussi —, mais évidemment, on ne peut pas penser ce qui se passe aujourd’hui sans voir que, à ne pas vouloir se sentir coupable on finit par ne plus répondre de rien : de ne se situer dans aucune transmission, dans aucun héritage (même si on le conteste), et aussi dene plus répondre de la violence de cet héritage. Violence que ça peut faire à soi-même d’hériter : on voit bien que beaucoup de patients rencontrent la culpabilité quelques fois de façon cataclysmique ou catastrophique, sans qu’ils s’y attendent, quand ils deviennent père ou mère. C’est-à-dire qu’à ce moment-là, de se réinscrire dans une filiation, d’être confronté à certains signifiants, de se trouver en position de transmettre c’est-à-dire de recevoir, à ce moment-là toutes ces questions que nous évoquons viennent massivement, et bien des sujets se trouvent en panne de les affronter, voire en défaut radical de pouvoir y faire face et de les affronter.

Alors dernière question — enfin plutôt remarque, il y en aura d’autres — : le Surmoi, parce que tu l’as évoqué ; en effet, il est au centre de cette question. Ça m’a toujours frappé que Lacan ait dit : « la seule chose dont je n’ai jamais parlé, c’est le Surmoi ». [réaction inaudible] Oui, il dit ça : il n’a pas fait de séminaire dessus. Que devient notre pensée du Surmoi dans cette question ? Puisqu’il y a un Surmoi freudien qui est post-œdipien donc exonéré de la culpabilité. Il y a un Surmoi plus archaïque, pulsionnel, qui est obscène et cruel ; et puis il y a la part du Surmoi qui tient au Réel, qui tient à ce qui pousse, qui tient à la pulsion : c’est ce que disait Lacan quand il disait que c’était probablement son Surmoi qui l’avait poussé à continuer ses séminaires. Alors, si on se situe pour une part dans ce champ divers du Surmoi, est-ce qu’on n’affronte pas une culpabilité encore plus terrible, encore plus mutilante ou difficile à négocier ?

ça me fait penser à une question qui me traversait : comment entends-tu, dans « Télévision », ce que dit Lacan : que la psychanalyse « décharite » ? Tu connais le texte, et on voit bien qu’il oppose à quelque chose de la charité – sans doute trop dans ce registre du bien – une espèce de régime ou d’économie du déchet qui n’est pas tout à fait la perte, qui est un peu autre chose, qui serait en somme ce que la psychanalyse pourrait apporter. Parce que, ce que je trouve très délicat dans la question de la culpabilité — tu l’as indiqué au départ —, c’est qu’en général on la traite en la filant à d’autres : la paix sociale se construit sur des exclusions, des isolations, des minorités plus ou moins etc., donc qui génèrent évidemment de la culpabilité, mais la culpabilité ne se transmet pas toujours très très bien. Donc comment traiter, entendre ces questions et y faire face ?

Jean-Daniel Causse : Sur un ou deux points avant que, Charles, vous interveniez. Sur la question de la dette elle-même et de son règlement, il y a quelque chose qu’il faut rappeler, quelque chose à quoi il faudrait réfléchir un peu plus profondément. Ça tient à l’étymologieelle-même du « symbolique », c’est-à-dire que ça tient à la question du lien : quelle forme de lien ? Il ne faut jamais oublier que le symbolon au sens du symbolique, c’est quand même la conjonction un peu étrange d’un lien et d’une coupure ; ce n’est pas seulement du lien, puisqu’au fond le geste du symbolon consiste à faire du lien par quelque chose qu’on casse, qu’on coupe, qu’on défait, c’est ça qui fait lien. C’est quand même l’invention de quelque chose qui consiste à penser le registre du rapport à l’Autre — y compris le petit autre —, on peut aussi le penser dans le rapport au grand Autre lui-même, quelque chose qui se joue dans cette forme d’invention particulière propre au langage qui est la façon dont le lien fait symbole, symbolique, sumbolon. Et ça, c’est une dimension qu’il faudrait essayer de penser parce que le sentiment que j’ai, c’est qu’on a affaire à quelque chose qui n’arrive plus à articuler cette dimension du lien et de la coupure : au fond, ou c’est coupé, ou c’est lié. Comment ça se paie la dette, avec le merci ou pas, etc. ? Ça se paie du côté du symbolique, du lien, de l’arrêt de la séparation, de la bonne distance. S'organisent, s'élaborent, se re-subjectivent des formes particulières du lien. Et il n’y a rien de pire sans doute que de penser que la fin de l’analyse c’est la fin du lien avec l’analyste. La fin de l’analyse n’est pas la fin du lien avec l’analyste, c’est la façon dont se réélabore subjectivement de manière bien particulière, se métaphorise, métabolise, un mode particulier du lien où le symbolique fait que la coupure est liée à quelque chose qui est de cet ordre-là.

Sur la question du Surmoi, ce qu’on pourrait penser, c’est en effet qu’il y a quelque chose qui fait que la dimension surmoïque, contrairement à ce qu’on pourrait penser, est extrêmement agissante sous des formes les plus archaïques qui soient aujourd’hui. Je dis ça parce que je relisais il n’y a pas très longtemps un texte du Séminaire IV sur la notion d’objet où Lacan aborde la question du Surmoi maternel via son débat avec Mélanie Klein : il y a quelque chose qui ferait peut-être penser à la façon dont le Surmoi, peut-être aujourd’hui, joue sur un aspect du rapport au maternel, le plus archaïque qui soit sans doute, très différent sûrement du Surmoi œdipien, du Surmoi lié à la figure du père, et qui du coup est une dimension dans laquelle le Réel est dimension présent ; le rapport à la loi n’est pas du tout le même, ce n’est pas seulement la Loi qui organise ces petites lois qui vous commandent de faire ceci ou cela, qui exigent ; il y a quelque chose d’un autre type qui est là.

Un mot, juste, sur la question du « décharite » : dansTélévision », il faut bien penser que justement Lacan le déploie au moment où il parle de la question du bien ; et puis il y a la question du saint — et l’autre aussi (sein) peut jouer —, mais bon, de la sainteté… Moi, l’interrogation que j’en propose — évidemment on pourrait la penser de manière différente —, c’est qu’il y a quelque chose qui joue en effet autour du déchet, c’est-à-dire quelque chose qui joue de la conjonction du charitable délié de la question du bien, de celui qui fait la charité, qui vous remplit de son bien, etc. (c’est l’envers de ça, d’une certaine manière), et que le « décharite » renverse le processus du charitable dans son rapport au bien, à la morale du bien, et opère alors une conjonction qui est à mon avis assez inouïe entre le charitable et le déchet. Et la question est de savoir comment penser la conjonction du charitable et du déchet. Ça peut être en effet le fait que, après tout, il y a une charité du déchet, il y a une façon de s’occuper de ça, et qu’après tout, les analystes sont peut-être aussi ceux qui s’occupent de ça ; enfin ils ne font pas la charité, mais ceux qui s’occupent de ça au sens qui s’occupent de ceux qui sont considérés comme déchets par ailleurs, c’est-à-dire de ce que le champ social répugne à considérer, à regarder, à penser, il y a quelque chose comme ça. Mais il y a plus que ça : je pense qu’il y a aussi l’idée, et c’est ça qui m’intéresse, c’est la piste que je verrai et je vais employer un terme d’éthique philosophique à dessein : il y a quelque chose qui est une forme de dignité du déchet. Il y a quelque chose qui joue ici, qui fait que c’est aussi précisément le fait de pouvoir considérer que la valeur du sujet lui-même n’est pas du côté de ce qui, dans le champ social, apparaît comme étant ce qui a de la valeur, donc qui est reconnaissable, aimable, donc le Moi ; mais ce qui a de la valeur de ce point de vue-là, c’est ce que le champ social repère, identifie comme du déchet. Dans les termes lacaniens on pourrait dire que c’est la valeur de l’objet a. Il y a quelque chose dans le « décharite » qui attribue une valeur, presque au sens éthique du terme, une valeur à ce qui est considéré comme étant détestable par le champ social, c’est-à-dire aussi du côté de ce qui apparaît inadapté, pas à sa place, inadéquat, symptomatique…

Patrick Guyomard : Et y compris la psychanalyse.

Jean-Daniel Causse : Y compris la psychanalyse.

Charles Melman : Nous vous devons donc, et nous sommes contents de vous le devoir, cette approche qui est essentielle, que vous voulez bien faire pour nous, cette approche qui est essentielle dans notre rapport jusqu’ici, il faut bien le dire, parfaitement irrésolu, de notre rapport à la dette. Irrésolu. Avec cette mise en place pour nous rappeler que finalement on n’est bien ni dans le mal ni dans le bien ; ce qui évidemment nous complique un peu la situation, et puis éventuellement même les choix, puisque je sais que quelle que soit la façon dont je vais m’y prendre, eh bien de toute façon, ce ne sera pas comme il faut — avec l’énigme de ce « qu’est-ce que c’est que ce comme il faut ? », ou « qu’est-ce que c’est que ce comme il faudrait ? » Et donc, la question qui est celle de nos rencontres avec Patrick Guyomard et à laquelle vous avez bien voulu contribuer, c’est de savoir si la psychanalyse vient là-dessus nous sortir du débat je dirais classique, traditionnel, conventionnel sur ces questions, et ça n’a pas du tout été bien sûr le cas de ce que vous nous avez apporté.

Une petite remarque tout à fait marginale, incidente : la question de la dette semble rester présente dans notre actualité, mais sous une forme qu’on pourrait dire inversée. Autrement dit c’est vis-à-vis du sujet maintenant que la société est en dette et a pour charge de venir réparer les frustrations, les insuffisances, les privations, etc. Comme si aujourd’hui, premièrement, la question de la dette restait permanente, elle restait ouverte, mais subissant ce renversement, ce retournement qui n’est pas sans incidence évidemment, puisqu’on se doute bien que jamais aucune satisfaction authentique ne pourra en être obtenue.

Il y a un point sur lequel je me permettrai d’émettre une réserve concernant ce que vous avez dit : vous aviez mis la faute originelle à l’origine. Il me semble — mais vous allez peut-être me contredire — que la question de la culpabilité, de la dette, voire de la faute, même — quoique pas toujours, mais essentiellement —, cette question n’est pas présente dans le débat culturel antique. Je veux dire qu’on ne trouvera pas chez nos bons auteurs consacrés — chez Platon, chez Aristote, chez Plotin, chez ceux que l’on voudra —, on ne trouvera pas finalement de souci concernant ce qui serait une dette à payer, mais la recherche philosophique de ce dont il y aurait à s’acquitter : ces espèces de considérations absolument étranges sur ce qu’ils appelaient la tempérance par exemple, et qui signalent donc bien qu’il y aurait une part de jouissance à concéder, à laquelle il faudrait renoncer – le modèle étant bien sûr celui de Socrate. Et donc il y aurait plutôt la quête posée par la question suivante : si je veux être un homme, m’accomplir dans ce qui serait l’Humanité, de quoi dois-je m’acquitter ? N’opposons pas lici es écoles philosophiques au niveau de ce qui serait une diversité des culpabilités.

Le deuxième point à partir de là et qui rejoint les spéculations que vous avez bien abordées et que Patrick a reprises concernant le Surmoi, c’est que la culpabilité me semble inséparable — et peut-être ne l’avez-vous pas abordée par ce biais — du rapport à l’idéal : je suis toujours coupable d’être en défaut par rapport à l’idéal. Finalement, je ne suis jamais comme il faut, comme il faudrait. Et alors qu’est-ce que c’est que ce « il faudrait » ? Peut-être peut-on ébaucher une première réponse en disant que si l’idéal s’impose à nous primordialement comme Un, eh bien il conviendrait de nous-mêmes accéder à un statut je dirais unaire, qui soit aussi parfait, aussi accompli que celui de cet Un modèle. Or comme nous le savons, nous avons cette faiblesse d’être des personnes divisées, et donc d’être toujours du côté du Un, si je peux me permettre cette image, amputé. Il y a ce que Lacan évoque à cet égard dans la rubrique du Un totalisant, le Un comptable et le Un totalisant : si je me prends pour Un totalisant, je suis un peu dingue. D’autre part c’est une offense évidemment, à l’endroit de Celui dont la position s’affirme du fait d’être un Un dont l’essence est la complétude, et l’identité à soi. Donc, si je m’accomplis dans cette unarité, je suis coupable ; et puis comme c’est mon statut de n'être pas Un, je suis en défaut, je suis coupable. Donc, je suis bien coupable sur les deux versants, c’est-à-dire celui de savoir si je cherche à être un sujet moral — c’est un problème bien connu, je sais —, ou bien si finalement, permettez-moi cette vilaine image, je croupis dans mon insuffisance ordinaire. Ça ne va pas ! C’est bien ce que vous avez établi en rappelant à ce propos… : finalement, je n’arrive pas à trouver la paix de ce côté-là !

Avec la question de la dette symbolique, il me semble que vous ouvrez un autre aspect du problème : c’est que Dieu a besoin de mon sacrifice ; il a besoin de mon sacrifice qui est le témoignage même de son existence. Je me suis permis un jour — j’espère que vous allez me récuser — de dire – mais ça a sans doute été dit par d’autres – que Dieu était le mendiant suprême.

Jean-Daniel Causse : Il y a ça chez Maître Eckhart.

Charles Melman : Chez Maître Eckhart… Je savais bien que ça devait bien me venir de quelque part que je n’étais pas…

Jean-Daniel Causse : C’est un bon auteur !

Charles Melman : C’est un bon auteur, je vous le concède. [rires] Je suis tout à fait content de le citer sans donner mes sources. [rires] Autrement dit, on débouche là sur la question de la charité, et du fait de déchariter. C’est-à-dire qu’à la fois je suis tenu par mon sacrifice même d’assurer l’existence divine – et, c’est un point qui là encore pour revenir aux cultures antiques, s’est manifesté en l’absence même de figure unique de ce Dieu : l’existence du dieu appelle le sacrifice. Le grand progrès que nous connaissons étant que, avec celui auquel nous tenons, ce sacrifice au lieu d’être réel est devenu symbolique. Alors quel est ce sacrifice symbolique ? On dira, pour interpréter une fois de plus – car Dieu sait combien il y a eu d’interprétations du sacrifice dont on ne sait pas s’il faut dire celui d’Abraham ou d’Isaac – on métaphorise en disant que c’est le sacrifice de l’animalité en soi, de la pulsion, de l’instinct. Il est évident que c’est une métaphore tranquille, puisque les psychanalystes savent quelle est la nature de ce sacrifice, qu’ils ont appelé de ce terme qui reste barbare et qui est donc celui de « castration ». Et avec là encore, la question de savoir si le paiement de cette dette – c’est en tout cas ce que dirait Freud (je n’ai pas dit Lacan, mais ce que dirait Freud) — est la condition d’une assomption de son propre désir. Et nous savons que cliniquement ce n’est pas faux, et qu’il y aurait donc une dette étrange et inattendue — et en général bien entendu refoulée, ou déviée, détournée, enfin bref, tout ce que l’on sait —, mais qui serait tout de même une dette que je me permettrais de venir inscrire dans ce que serait la dette symbolique. Non pas donc réelle, mais dette symbolique, c’est-à-dire une façon de remettre à cette instance Une les commandements de ma conduite (en particulier et entre autres sexuelle, bien sûr), c’est-à-dire de l’accomplissement de mon désir. Bon.

Décharitér, et ça va être ma dernière remarque peut-être, déchariter … Quoi ?

Jean-Daniel Causse : Oui, déchariter.

Charles Melman : Déchariter, c'est que la seule charité dont nous serions capables ou légitimés vis-à-vis de nos patients : ce ne serait justement pas de leur assurer quelque moyen de venir combler, réparer la privation, le manque, le défaut dont ils sont les porteurs — contrairement à ce que la spontanéité voudrait, ce que l’humanisme voudrait, après tout —, mais au contraire, la plus grande charité que je puisse leur faire, ce serait de les introduire à ce défaut radical et dont je dirais l’investissement s’avère la condition nécessaire — nécessaire, non pas accessoire — pour rendre possible par eux une assomption de leur désir, et donc de se tenir correctement dans l’existence. Alors effectivement, là aussi il y a cette espèce de renversement, car on ne voit personne d’autre dans le champ social qui soit à mon sens susceptible de pouvoir amener un semblable (lorsque c’est possible), de l’amener je dirais à ce point, à ce point-là.

Alors, ça revient à conclure avec vous et avec ce que disait Patrick sur la question du bien-dire, c’est-à-dire la possibilité de faire entendre, d’accepter que vienne une parole dont l’émission se fasse à partir du lieu qui est celui de la parole, c’est-à-dire —pardonnez-moi cette conclusion sûrement trop abrupte — celui du manque à être ; que le lieu d’où une parole s’exerce, c’est celle du manque à être, et si elle n’est pas hystérique — ce qui est peut-être un peu trop facilement ou trop souvent le cas — elle n’est pas émettrice d’une revendication à être, mais d’un constat. Et je crois qu’on peut imaginer que dès lors, la rencontre peut se faire avec un ou une partenaire sous d’autres auspices que ce qui est ouvert par la question du bien ou du mal. Il ne s’agira plus à ce moment-là de la question du bien ou du mal, puisque c’est le fait de « bien dire » qui, en quelque sorte, apporte à notre tourment une ébauche, me semble-t-il, de réponse.

Jean-Daniel Causse : Je voudrais dire un mot ou deux pour honorer les remarques de Charles Melman : je ne peux pas reprendre tout ce qu’il a évidemment évoqué ici, mais juste un mot sur un ou deux points, si vous me le permettez, sur la question de la culpabilité originaire. Votre remarque est tout à fait juste, mais j’aimerais à la fois la prolonger et peut-être un peu la déplacer. Dans toute la dimension du monde antique, tout ce que vous avez évoqué de ce point de vue-là, ne joue pas quelque chose de la culpabilité, ça c’est sûr, telle qu’on la voit fonctionner par ailleurs dans d’autres traditions, des traditions quelques fois aussi anciennes, mais d’autres lieux. Des traditions religieuses, par exemple : le judaïsme en est un exemple où là, la question de la culpabilité joue un rôle central depuis toujours. Je pense que ce qui se joue, c’est la chose suivante : dans la dimension du monde antique, il y a quelque chose qui s’appelle le destin ; et la dimension du destin en tant que telle empêche d’une certaine manière que s’organise le registre, tel qu’on peut le voir se déployer ailleurs, de la culpabilité au sens où Patrick l’évoquait — au sens où je l’évoquais aussi —, c’est-à-dire la question d’être comptable de l’autre. Et être comptable de l’autre au sens de l’organisation du monde de la culpabilité et de ce que ça signifie, suppose que chute quelque chose du destin, des figures classiques du destin, des figures théistes aussi du destin, et qu’au fond seule la chute de l’autre ouvre la dimension de la culpabilité telle qu’elle est organisée par la suite. En revanche, ça veut dire que quand ça s’ouvre, il n’empêche que se trouve repensé le fait qui est originaire. C’est pour ça au fond que j’ai pris l’exemple d’Augustin qui en est une des figures : Augustin vient d’un monde dans lequel ça n’existe pas — ça s’ouvre avec la dimension de l’héritage du judaïsme, du christianisme, etc. —, mais au fond, ce qu’il repense, c’est que le fait que ce ne soit pas présent dans le monde antique n’empêche pas de penser qu’il y a une dimension originaire. C’est-à-dire que cette culpabilité-là, elle est de toujours ; elle est de toujours au sens où elle accompagne quelque chose de l’humain, de sa structure, de ce qui le constitue en tant que tel. Donc c’est ça, je pense, qui se passe. Mais en effet, ça suppose que culturellement et historiquement, il y a quelque chose qui se modifie de ce point de vue-là de manière centrale.

Juste un mot sur la question du sacrifice : c’est une question qu’on n’a pas du tout abordée mais qui est évidemment centrale. J’adhère tout à fait à l’idée que le sacrifice fait exister l’Autre : en le nourrissant, on le fait exister. Il y a une dimension de la culpabilité qui joue là un rôle décisif, c’est-à-dire que le sacrifice vise à épancher quelque chose de la culpabilité, et en visant à l’épancher en réalité il ne fait que la conforter, la relancer, la manifester dans une espèce de circuit sans fin bien connu de la clinique, où toute dimension de sacrifice à la fois cherche à guérir mais ne fait qu’aviver la culpabilité. Et d’une certaine manière, plus on sacrifie, plus on existe : c’est la consistance même de l’Autre ; il y a des textes de Lacan dans ce sens-là (dans le Séminaire XI, il me semble), sur la question du « Dieu obscur », où il dit que le sacrifice donne une consistance à l’Autre, est le témoignage de l’existence de l’Autre. La question décisive, c’est celle que vous posez : la question c’est de savoir s’il y a quelque chose qui, dans le sacrifice, diffère de ça ? Est-ce qu’il y a une forme particulière, une opération sacrificielle qui pourrait ne pas être prise dans cette dimension, ces modalités que vous avez esquissées ? Et peut-être qu’une des dimensions — vous-même, vous l’avez posée —, consisterait à dire que le sacrifice ne vise pas à établir en permanence la consistance pleine et entière de l’Autre, c’est-à-dire à le maintenir dans sa puissance et dans sa jouissance, mais qu’il effectue quelque chose qui serait la castration de l’Autre. Ça ne serait pas seulement celle qui serait constamment rabattue sur la sienne — où ma propre castration, c’est ce que j’apporte en offrande à l’Autre comme son bien ultime —, mais qui au fond viserait à venir accomplir quelque chose dans l’Autre. C’est peut-être ça d’ailleurs, le texte du sacrifice d’Isaac ?

1Élian Cuvillier, Jean-Daniel Causse, Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse. Paris, Bayard, 2013, 312 p.

Notes