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Jeudi 23 février 2017

EPhEP, grande conférence, le 23/02/2017 

Patrick Guyomard : Bonsoir pour cette troisième soirée du séminaire auquel Charles a eu la gentillesse de m’inviter à participer en votre présence. 

Le thème que nous avions choisi pour cette troisième soirée de ce séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, c’est le thème du désir de l’analyste. Il y a plusieurs façons de traiter ce thème. Et en venant ici, je me demandais par quel biais j’allais l’aborder. Finalement, je vais le faire de la façon suivante : au fond, l’expression « désir de l’analyste », est un signifiant de Lacan incontestablement, je dirais presque un signifiant maître de Lacan, à tel point qu’on pourrait l’écrire désir-de-l’analyste, et le prononcer en un seul mot. Il désigne effectivement une fonction que Lacan a fondée et que nous utilisons les uns et les autres, moi le premier, un peu comme une évidence et donc comme une espèce de mot valise, comme quelque chose qui irait de soi. 

Si nous l’utilisons de cette façon-là, c’est évidemment parce que nous y trouvons une commodité, un repère, même une orientation, lacanienne à l’occasion bien sûr, mais il faut se méfier de ces familiarités, de ces facilités d’usage, de tout ce qui peut nous donner l’assurance que nous savons très bien ce dont nous parlons, particulièrement sur ces thèmes-là et c’est pour ça que dans cette présentation que je commence à faire, je voulais prendre la question à rebours, c’est-à-dire partir du fait que, au fond, ça ne va pas de soi. Non seulement ça ne va pas de soi, mais comme bien évidemment Lacan est présent dans cette question, pour Lacan non plus ça n’allait pas de soi. C’est-à-dire que ça n’allait pas de soi d’une double façon : d’une part il n’a pas cessé d’utiliser ce terme avec une insistance constante y compris dans ses conséquences institutionnelles, et quant à la transmission - il n’a pas cessé de dire que ça restait une question - on avait extrêmement peu de réponses, que le désir de l’analyste restait sinon obscur en tout cas tout à fait énigmatique. Il n’a pas cessé d’interroger ce qu’il avait défini comme question, il n’a pas déplié un thème dont il aurait déjà eu la réponse, il a beaucoup plus à mes yeux défini un champ qu’il a ouvert, qu’il a assumé à sa façon et auquel il n’a cessé de donner un contenu. 

Ce qui fait que je partirais, ce n’est pas simplement une position rhétorique, voire une posture, je partirais de l’idée que ça reste une énigme, que ça reste au fond cet x, sous lequel Lacan a suffisa défini, en tout cas dans les dernières années de son séminaire, une inconnue, un inconnu, comme on voudra. Au fond, dire que Lacan a fondé de l’inconnu, après tout ce n’est peut-être pas si mal que ça en ce qui le concerne. Alors dans cet inconnu qui n’est pas un inconnaissable, n’allons pas trop vite, je vais essayer de dégager à la fois la nécessité de la question, la façon dont Lacan l’a fondée, les coordonnées de la question et puis les réponses parce qu’il y en a un certain nombre que Lacan a données, et sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. 

Ont-elles été pleinement satisfaisantes pour Lacan ? Je maintiens la question : ce n’est pas du tout une affaire de psychologie personnelle pour le plaisir de questionner sans fin, mais parce qu’au fond, quant à la question institutionnelle à mon avis de « la passe », telle qu’elle a été posée dans l’Ecole freudienne, il reste à savoir si Lacan apportait une réponse ou si Lacan apportait une question. Et une des difficultés institutionnelles de cette aventure, dans le meilleur sens du terme, c’est peut-être que les réponses que Lacan apportait se sont substituées aux questions que Lacan posait. Et qu’à ce moment-là, il y a quelque chose des attentes de Lacan d’un mouvement de transmission, d’une ouverture permanente, qui s’est évidemment refermée avec les effets que l’on sait. 

Donc je maintiens que la question demeure et que la question demeurait pour Lacan, avec pour lui la question de l’avenir de la psychanalyse, avec tout ce qu’il avait pu fonder, et bien sûr après lui, concernant ce qu’il a pu transmettre. Si bien que cette question du désir de l’analyste, je pense qu’il faut d’autant plus la maintenir ouverte qu’elle retrouve un peu son actualité du seul fait que nous constatons combien la psychanalyse est attaquée, malmenée, critiquée. Nous ne nous en portons pas forcément plus mal. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas saisir ces questions, et s’y situer. 

Quand on est lacanien, après tout, ce n’est pas très surprenant comme question et comme expression « le désir de l’analyste », à condition de ne pas la prendre dans un registre psychologique. Je suis presque gêné de le dire, mais je le dis quand même, ce n’est pas une affaire de psychologie. Pas du tout. Ce n’est pas ça la question, de la même façon que ce n’est pas le désir d’être psychanalyste. C’est la question d’une fonction, qui est d’autant plus une fonction qu’elle part entre autres, du constat très clairement affirmé par Lacan, qu’en ce qui concerne l’analyste, l’élémentaire de son expérience, c’est que d’une part, il ne sait jamais complètement ce qu’il fait, mais il n’en paye pas moins de sa personne, et que d’autre part, il est dépossédé de quelque chose dans son exercice, et que sa personne s’y trouve effectivement bizarrement utilisée et même bizarrement malmenée. 

Donc, c’est de cet écart d’ouverture entre ne jamais pouvoir savoir complètement ce qu’on fait, et être dans la fonction qu’on occupe, dépossédé de sa personne et de quelque chose, que la question du désir de l’analyste se pose, et justement pas simplement la question du savoir de l’analyste ou de la compétence de l’analyste, ou de tout ce qui serait de ces registres-là. Je dirais que le désir est d’autant plus interrogé ou questionné que cet écart, cette dépossession, cette ignorance se trouvent en partie posés au départ. Ça ouvre le champ du désir pour celui qui l’occupe. Autrement dit, il est bien clair qu’on ne peut occuper la position de l’analyste qu’en étant convoqué à la désirer, obligatoirement. Puisqu’on ne peut jamais s’y assurer ni de sa personne ni de son savoir, et qu’on se trouve par ailleurs à la place … à la place de quoi ? A la place de ce qui cause le désir, ce que Lacan appelait manque, dans un premier temps de son élaboration, objet petit a dans un second temps.  Alors, je crois que c’est vraiment à partir de cela qu’il faut commencer  et qu’il faut s’interroger sur ce à quoi l’analyste doit tenir, et ce à quoi en somme, il peut se tenir. 

De ce point de vue-là, c’est aussi une forme d’évidence, mais à rappeler - peut-être pas tant une évidence aujourd’hui, mais assurément une évidence au début de l’enseignement de Lacan - Lacan s’étant toujours situé dans un courant, dans un mouvement, qu’on pourrait appeler un mouvement d’activité de l’analyste, ou d’affirmation de l’analyste, y compris dans la technique et y compris dans sa position. Il n’est jamais allé dans le sens d’une simple neutralisation de la position de l’analyste, d’un simple retrait, d’une simple occupation de la place du manque, ni d’une simple abstention. La position de l’analyste doit être occupée de façon désirante et de façon active, ce qui pose évidemment encore plus, si je peux dire, la question du désir. Celle-ci se trouve renforcée, entre autres du fait qu’à partir du moment où Lacan a très tôt et très vite soutenu que la résistance, c’était la résistance de l’analyste. Il a redistribué les cartes autrement, a rebattu le jeu habituel qui disait que l’analyste attendait, ne résistait pas, contrairement au patient ; alors si c’est l’analyste qui résiste, c’est du côté de l’analyste que peut se trouver posée la question de ne pas résister, d’écouter, de désirer, de s’ouvrir à l’inconscient, de laisser l’inconscient parler. 

Donc toutes ces ouvertures, toutes ces façons de débloquer le processus analytique, de lever, d’écarter les résistances,  se trouvent encore plus posées du côté de l’analyste par Lacan que par les collègues lacaniens et freudiens surtout. C’est-à-dire l’idée qu’une analyse didactique, au fond, pouvait être une espèce de préalable, bien sûr nécessaire, mais un peu hygiénique pour assouplir le rapport à l’inconscient et permettre à l’analyste simplement d’écouter, cette idée, cette position, cette façon de présenter l’analyse est radicalement étrangère, si je peux dire, à la position de Lacan, à celle qu’il n’a cessé de soutenir cliniquement, mais aussi dans son séminaire, du début jusqu’à la fin. Alors, qu’est ce qui opère dans cette affaire, qu’est-ce qui opère dans une analyse et qu’est-ce qui fonctionne à partir du moment où cette question des résistances se trouve effectivement écartée ? La thèse de Lacan est très claire, elle se trouve écrite par lui dans un petit texte qui s’appelle Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste, et qui se trouve dans les Ecrits. Ce texte court ne laisse aucune ambiguïté. Il dit la chose suivante : «  ce qui opère dans l’analyse, en dernière instance, c’est le désir du psychanalyste. » Aucune ambiguïté, en aucune façon. 

Le noyau d’opération se trouve reposer sur le désir du psychanalyste, pas au sens psychologique du terme, mais au sens de cette place, et pour ceux d’entre vous qui ont des souvenirs récents ou plus anciens d’activités ou de lectures militantes, évidemment le « en dernière instance » n’est pas sans rappeler la position de Marx pour qui en dernière instance, c’était l’économique qui était déterminant. Que Lacan écrive qu’« en dernière instance », c’est le désir qui opère, ce n’est pas une expression qu’il invente, qui lui vient de rien, c’est une citation, si on peut dire, sur ce qui est « dernière instance », en général et dans le champ de la psychanalyse, c’est donc le désir du psychanalyste, voilà. Tout part de là, tout se construit autour de ça, avec toutes les questions, les difficultés, les ambiguïtés que ça peut comporter. Alors, à partir de cela, je trouve qu’il y a certaines questions qui sont pour nous assez simples et assez évidentes, et d’autres évidemment un petit peu plus complexes. 

Du côté de l’évidence, peut-être une dernière citation de Lacan parce qu’elle est également fondatrice : « ce que l’analyste a à donner, contrairement au partenaire de l’amour, c’est ce que la plus belle mariée du monde ne peut dépasser, à savoir ce qu’il a, et ce qu’il a l’analyste, ce n’est rien d’autre que son désir. Il n’y a que ça que l’analyste ait à donner dans une analyse, à ceci près que c’est un désir averti ». 

Vous voyez, très clairement, notre désir - alors je dis notre désir, vous comprenez dans quel sens je l’emploie - c’est la seule chose que nous avons à donner, ce n’est pas rien, nous ne refusons pas de la donner, cette chose, nous ne refusons pas de l’engager, ce qui pose évidemment plein de questions, mais c’est ça que nous offrons, ce n’est pas un objet, ce n’est pas de la gratitude, ce n’est pas de la réparation, ou du moins si ces éléments viennent dans le cours d’une analyse, ça ne serait en somme justifiable ou fondé qu’au titre de ce qui serait notre désir, pour autant que notre désir se référerait, d’une façon ou d’une autre, contestable, problématique ou juste, à la question du désir de l’analyste. Ça, c’est une position structurale. 

Alors elle est redoublée structuralement par cette thèse de Lacan que vous connaissez bien (que vous me pardonnerez de rappeler ici mais je pense qu’il faut partir d’un certain nombre de rappels ou de positions claires) : si le désir, c’est le désir de l’Autre (position là aussi fondatrice et dont Lacan ne s’est jamais écarté), et si le patient dans une analyse se confronte, enfin, peut se confronter à son désir et à son inconscient sans les rencontrer, son désir et son inconscient, comme désir de l’Autre, c’est-à-dire sans les rencontrer sous le mode de : « qu’est-ce qu’il me veut, celui-là, cet analyste, dans le transfert ? », alors évidemment l’accès au paradoxe, c’est à dire à la difficulté et énigme de son propre désir à lui - pour autant que la visée d’une analyse, ce serait désirer, avec toutes les questions que cela pose – cet accès passe par le rapport au désir de l’Autre. Et donc la question du désir de l’analyste, elle vient - on voit bien ce que ça veut dire - elle vient comme médiation de l’analyste, comme écran, comme embrouille, comme obstacle, comme recouvrement, voile la question du désir de l’Autre.

Donc, le désir de l’analyste s’articule à la question du désir de l’Autre, et en même temps, il est structuré, organisé à la fois en tant que concept, mais aussi en tant que désir de cet analyste-là, plus ou moins adéquat à sa fonction. Les textes où Lacan est très affirmatif, enfin disons très clair sur cette question, vont évidemment dans un sens, dans une direction, je crois qu’on peut le dire, qui ne peut que nous convaincre. C’est-à-dire qu’il s’agit par ce biais du rapport de l’analyste à sa castration et à son manque, d’une façon telle qu’il ne soit pas fait obstacle à la question du désir de l’Autre et à la question du manque de l’Autre. Car quand on dit désir de l’Autre, ça évoque un plein, mais c’est un plein qui est en fait plutôt destiné à ouvrir la place à un manque et à un vide. Donc il ne faut pas être pris dans le piège de la compacité de l’expression et montrer que ça désigne effectivement un manque ou effectivement un vide, voire une absence, voire d’autres choses.

Mais ce manque et ce vide dont l’analyste se trouve effectivement, disons, le médiateur (ça ne me plaît pas tellement comme expression, mais je n’en trouve pas d’autre pour le moment) sont destinés à ouvrir à  la question de la castration, à toute la question de l’angoisse et à la question de ce qui articule le désir. J’en profite pour dire tout de suite quelque chose qui nous est familier - mais essayons d’être clairs et précis - la psychanalyse ce n’est pas du bouddhisme, il ne s’agit pas de se trouver devant le vide, il ne s’agit pas non plus de se trouver devant le silence , ce n’est pas du tout ça. Le vide, le silence ne sont jamais posés qu’articulés à la question du désir. Et ils sont par conséquent angoissants et interrogeants. Un vide, ce n’est pas forcément angoissant, si vous faites un tout petit peu de méditation, on vous dit : « Laissez passer les pensées dans votre tête, n’arrêtez rien. ». Ce sont des petits nuages qui défilent, à un certains moments, vous vous endormez d’ailleurs, mais vous êtes très bien.

Ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Le manque aussi, ce n’est pas du tout cela. Donc, c’est référé à une présence, qui est la présence de l’analyste, et c’est référé à tout ce que porte le corps de l’analyste, qui montre bien que l’Autre, même s’il s’articule du langage est absolument porté par un corps, avec tout ce que porte ce corps, bien sûr dans le registre du sexuel et des pulsions, mais aussi dans des registres plus archaïques, si on veut, dans lesquels le corps est présent. Et le corps de l’analyste (on l’oublie), on le sent, l’analyste peut même se déplacer, il donne à cette dimension de silence et de vide, voire même d’absence, une densité qui ne fait absolument pas, ni de ce vide, ni de ce silence des choses abstraites, mais qui rappellent la dimension de la parole.

Le silence entraîne la question de savoir qui parle. Il y a un très beau film de Scorcèse qui passe en ce moment, qui s’appelle Silence qui est un peu long, mais que pour ma part je trouve magnifique. Il pose effectivement la question du silence dans ce registre-là, comme celle du silence de Dieu, qui ne parle pas, par rapport auquel on attend une parole. Et il pose aussi la question du vide par rapport à la non réponse, et peut-être au vide de Dieu, enfin de cette dimension-là, dans un registre où il est aussi question d’apostasie, de reniement et de questions de ce genre. Si ça vous intéresse, je vous invite à le voir. A toutes les questions qui sont posées, on trouve absolument des résonances dans Lacan.

Le terme d’apostasie, Lacan l’emploie assez souvent à propos des analystes qui, dit-il, sont des apostats, c’est-à-dire renient quelque chose de ce qui leur aurait effectivement été donné. Quant à la question du silence et de l’aveu, de la trahison, du renoncement à sa propre parole, vous pouvez souvenir du film d’Arthur London, L’Aveu, qui a bien montré comment dans des contextes politiques, et ça dure encore, la question de l’apostasie, d’amener quelqu’un à se renier, d’amener quelqu’un à avouer, faisait partie d’un système totalitaire, dominateur, tout à fait organisé. Donc, il y a là une continuité de questions que l’on trouve dans tous les commentaires que Lacan fait sur toutes les tragédies, que ce soient les tragédies grecques, que ce soit Hamlet, que ce soit la tragédie de Claudel.

J’en reviens maintenant à mon sujet. La question du désir de l’analyste dans son rapport au désir de l’Autre - je pense que vous voyez à peu près clairement dans quel axe les choses peuvent se poser - c’est un des premiers repères et un des premiers éléments de consistance pour Lacan de la question du désir effectivement, de l’analyste.

Le deuxième point que j’évoquerai un petit peu plus rapidement, mais qui fait l’objet de longs commentaires de Lacan (par exemple  dans le séminaire L’angoisse, dans le séminaire Le transfert), c’est la façon, toute la façon dont Lacan reprend la question du contre-transfert, c’est-à-dire la façon dont il ne s’en tient pas à une position que pourtant, il a lui-même très légitimement définie - c’est-à-dire le contre-transfert, entendu au sens du contre-transfert de Freud dans Le cas Dora et dans certaines de ses analyses - où la résistance de l’analyste, ce sont ses préjugés.

Mais quand Lacan commence à prendre la question autrement, et en particulier quand il travaille les articles d’un certain nombre d’analystes, Margaret Little, Barbara Low, qui comme par hasard sont toutes des femmes d’ailleurs, sur ce qu’elles disent de leur contre-transfert, il dit très clairement : mais elles se trompent. Ce dont elles parlent, ce n’est pas du contre-transfert, c’est du désir de l’analyste. Sous le nom de contre-transfert, elles parlent de ce que moi, Lacan, j’appelle le désir de l’analyste, c’est-à-dire, et à ce moment-là il précise beaucoup plus les choses, de l’implication et de l’engagement de chaque analyste dans une cure. Voilà, c’est très clair, c’est tout à fait net : pas de cure si l’analyste ne s’embarque pas et ne s’engage pas. L’engagement d’un analyste, ce n’est pas du contre-transfert, c’est son désir, il y met son désir et il y met son désir consciemment, ou disons volontairement, mais il y met aussi son désir dans sa dimension inconsciente. Ce serait tout à fait naïf de penser que l’inconscient, brusquement, se trouverait hors-jeu. De la même façon qu’il serait tout à fait naïf de penser que, parce que l’on écoute consciemment, on n’écoute pas non plus aussi inconsciemment. Impossible de faire ce partage.

Donc, dans ce mouvement, dans cette espèce de querelle, de débat avec la tradition freudienne de l’époque, qui avait été une tradition extrêmement puriste, voire puritaine à l’excès, puisqu’aux Etats-Unis, dans les années 20, quand, dans un contrôle, quelqu’un faisait état d’un rêve dans lequel il avait rêvé d’un de ses patients, il était de bon ton de lui dire de refaire une tranche, comme si, quand on était bien analysé, on ne rêvait pas de ses patients. Ça ce n’était pas possible. Ce qui dit bien qu’une certaine pensée de la formation vise à mettre l’inconscient de côté dans ce qu’il peut avoir de gênant. On se méprend sur l’idée de la purification - pourquoi ne pas employer ce mot après tout - ou de la pureté qui est exigible d’un analyste quand il s’engage dans sa pratique. Il y a toujours eu des mouvements qui ont essayé de mettre l’inconscient de côté parce que l’inconscient brouillait tout, et puis des mouvements qui ont constaté qu’évidemment, c’était impossible et du reste ce n’était pas non plus si mal que cela, le tout étant de faire avec.

Et là-dessus Lacan a une position  très classiquement freudienne, que je vous rappelle, qui est tout simplement de dire que l’analyste il travaille avec son inconscient et il écoute avec son inconscient, que l’attention flottante est justement destinée à permettre l’implication de l’inconscient de l’analyste dans son écoute. La question est tout simplement de savoir ce qu’il en fait. Et c’est à ce moment-là, au moment où il s’agit de savoir ce qu’on en fait, qu’effectivement un certain nombre de questions se posent et que Lacan, à plusieurs reprises, utilise cette expression que j’ai citée tout à l’heure et qui revient dans des séminaires différents de telle façon que ça semble lui paraître à lui, à l’époque, la meilleure façon de nommer les choses, il dit : « l’analyste a un désir averti ». Alors averti de quoi ? Averti par sa propre analyse. On pourrait dire « expérimenté », dire « averti », c’est un petit peu plus fort, averti par sa propre analyse. Il a un inconscient, mais un inconscient remanié qui l’a d’ailleurs lui-même averti, cet inconscient, d’un certain nombre de choses.

Donc, il ne s’agit pas d’écarter l’inconscient mais il s’agit d’intégrer cette forme d’avertissement. Quant à l’usage de l’inconscient, il est - je me permets de vous le rappeler - il est totalement freudien sauf que pour Freud la métaphore n’est pas la même. Pour Freud, c’était le téléphone, la grande invention de l’époque, il compare l’inconscient de l’analyste à un récepteur téléphonique qui lui permet de mieux entendre (à l’époque, le téléphone était une invention. Par ailleurs Freud n’était pas totalement étranger à certaines réflexions sur la transmission de pensée, d’une façon ou d’une autre). Lacan utilise une autre métaphore. C’est celle d’un instrument de musique, du violon. Il dit que l’analyste se sert de son inconscient comme un violoniste qui sait jouer avec les cordes de son violon, se sert de l’âme, de la caisse de son violon comme d’un instrument de résonance. Donc, cette idée non pas de l’instrumentalisation de l’inconscient au sens où on en ferait ce qu’on veut, mais de la présence de l’inconscient et de la capacité de s’en servir est absolument freudienne et absolument analytique.

Alors, nous sommes, nous lacaniens, assez familiarisés avec l’expression « désir de l’analyste », en tous cas, je le pense. Pour nos amis freudiens, c’est un tout petit peu plus difficile, peut-être parce que ça leur paraît trop lacanien et ils ont un peu de difficulté avec le terme de désir mais ils utilisent une expression qui pour eux en fait veut dire, pas tout à fait mais à peu près la même chose : ils utilisent l’expression « transfert de l’analyste ». Et la façon dont ils utilisent l’expression « transfert de l’analyste » leur sert à eux à différencier le contre-transfert du transfert de l’analyste. Et qu’est-ce qui est dit dans cette distinction ? Un peu quelque chose de comparable même si la théorie est un peu différente à ce que dit Lacan : il y a un préalable à toute cure, un préalable structural, un préalable chronologique qui est le transfert de l’analyste sur ce patient, sur cette cure, et pourquoi pas sur la psychanalyse. Il y a aussi le désir de l’analyste et de ce point de vue-là, ce qu’on peut appeler contre-transfert désigne ce qui se passe dans une cure particulière, le contre-transfert de cette cure-là. Avec la façon dont on peut l’interroger ou pas, qu’on le fasse dans un registre plus lacanien ou dans un registre freudien. Donc là aussi, autour de cette notion nous voyons Lacan tenir des positions assez fortement, même très fortement, du côté de l’engagement, et de l’implication de l’analyste et donc de son désir.

Alors surgit à ce moment-là, la question de la formation de l’analyste et la question de la transmission de la psychanalyse. Ce désir de l’analyste qui est en somme ce qui opère, est-ce qu’on s’y forme, est-ce que c’est le même désir qu’au sens habituel du terme, est-ce qu’il se transmet ou pas ? Qu’est-ce qu’on peut effectivement en dire ? Alors de ce point de vue-là, le mouvement de Lacan, enfin le questionnement de Lacan, à mon avis, se centre - j’allais dire oscille, mais ce n’est pas du tout une oscillation - il se centre sur une question que je n’arrive pas moi-même à la trancher. Alors le fait que je n’arrive pas à la trancher n’a absolument aucun intérêt. Ça veut simplement dire que je pourrais, en me référant à Lacan, vous présenter des arguments qui vont dans un sens ou dans un autre. Voilà, c’est ça que je veux dire.

Tantôt il parle d’une mutation du désir, comme si effectivement au terme d’une analyse, dans la traversée du fantasme, il y avait quelque chose qui relevait d’une mutation ; mais je me permets de vous faire remarquer que le mot même de « mutation », évoque quelque chose qui ne se prévoit pas tant que ça. Les mutations, c’est assez imprévu. Ça désigne quelque chose d’un peu étrange. Donc ça ne s’inscrit pas dans une filiation. C’est toujours un accident ou un incident, bon, mauvais ou catastrophique. Cela ne garantit rien. Mais ça désigne quelque chose d’autre, de neuf, d’un croisement qu’on ne peut pas toujours nommer ni d’en  désigner les principaux déterminants. Néanmoins il défend ce terme, il le souhaite, et ça nous introduit à une autre question que pour ma part je n’arrive pas vraiment à résoudre, qui est, en somme, la part d’idéal ou d’idéalisation qu’il y a chez Lacan Lorsqu’il cherche à définir plus avant le désir de l’analyste et par conséquent d’idéalisation de l’analyse.

Mais est-ce qu’on peut s’intéresser à l’analyse sans l’idéaliser d’une façon ou d’une autre, est-ce que l’idéaliser, ce n’est pas non plus une certaine façon de la faire progresser, de réfléchir à un certain nombre de questions qu’on ne se poserait pas sans cela, est-ce que ce n’est pas aussi une façon de rendre possibles des déceptions, des deuils, des interrogations avec toujours la fécondité, ou la chance de fécondité que peut apporter le fait d’être déçu, de se tromper ou de s’apercevoir que c’était autre chose. Mais il y a chez Lacan une recherche pour saisir ce désir, en le définissant dans un idéal auquel il serait peut-être possible d’accéder et auquel une analyse pourrait peut-être effectivement conduire.

Alors pourquoi cette dimension idéale, et potentiellement idéalisante, en tout cas valorisée ? Est-ce que le désir de l’analyste est une valeur ? Est-ce que l’éthique est une valeur ? Est-ce que le désir est une valeur ? Est-ce qu’on peut dire que la psychanalyse promeut le désir comme une valeur et qu’en fonction de la valeur que représente le désir, elle peut effectivement soutenir certaines propositions éthiques, dans son travail même, dans la conduite de la cure, et que ce sont là des choses qui effectivement s’imposent. La question de la valorisation du désir, en tout cas pour Lacan, à mon avis, elle surgit du cœur de la pratique elle-même. Alors, je vous en ai indiqué quelques éléments tout à l’heure. Au fur et à mesure que les séminaires de Lacan se déploient et se développent, il y a plutôt un renforcement de ce qui peut, pour l’analyste, nécessiter ce que Lacan finira par appeler « un désir plus fort » ; l’analyste est possédé d’un désir plus fort. Donc dimension économique de ce désir. Il ne dit pas d’un meilleur désir, il ne dit même pas d’un désir plus juste, il dit d’un désir plus fort. Alors désir plus fort que quoi, que qui, et comment ?

La réponse de Lacan, elle est extrêmement simple. On la trouve bien sûr dans Le Banquet, et dans la tentative de séduction qu’exercent Alcibiade et Agathon de façon un peu différente. Mais on la trouve dans une formule de Lacan. Si la formule du transfert, c’est : « En toi plus que toi, tu as l’objet de mon désir et pour cette raison, je te mutile. », c’est la fin du Séminaire 11, et si l’analyste se trouve en position d’entendre cette phrase ou son équivalent, c’est-à-dire que son patient pourrait lui dire : « En toi plus que toi il y a quelque chose qui m’intéresse qui est l’objet de mon désir, et pour cette raison, je te mutile. », il faut prendre cela au pied de la lettre. Ça indique bien que dans cette tentative de mutilation, d’appropriation, de dévoration, enfin on peut y mettre beaucoup de choses, l’analyste est en demeure et en position d’avoir un désir effectivement « plus fort », plus fort que quoi ? Que celui de se laisser mutiler, de donner quelque chose à part son désir, de se laisser séduire, et par conséquent de tenir, d’une façon effectivement plus forte et plus assurée. Ce que l’on attendrait de la formation d’un analyste, de ce point de vue-là, on peut dire ça autrement, c’est la capacité de reconnaître le transfert, d’y faire face, et d’y résister, au sens de le soutenir. C’est toujours une question qu’on se pose, en tout cas que je me pose devant des jeunes analystes, dot je me dis : est-ce qu’il va être capable de tenir le coup face un transfert quel qu’il soit, et non seulement de rester analyste mais d’avoir la capacité de l’analyser.

Alors, à ce moment-là, on voit bien que dans cette notion du désir de l’analyste, il y a la notion d’un conflit, agonistique à un moment ou à un autre, dans lequel il est nécessaire que l’analyste soit plus fort, plus fortement analyste, plus fortement dans l’analyse, et qui finalement s’oppose et s’affronte à quelque chose, ne lâche pas, ne cède pas, et comme on dit, tienne. Alors, dans ce mouvement qui est, vous le voyez bien, extrêmement classique, qui ne consiste en rien d’autre qu’à tirer les conséquences d’un certain nombre de propositions que Lacan a posées, illustrées et effectivement soutenues, on rencontre une autre proposition essentielle, là aussi qui ne fera peut-être pas l’accord de tout le monde, mais je maintiens qu’elle est essentielle pour Lacan - chaque fois qu’il évoque la question du désir de l’analyste, c’est toujours cette question-là qui revient - c’est la nécessité ou la capacité d’analyser la névrose de transfert, très clairement. Si on pose qu’il n’y a pas d’analyse qui se fasse sans l’instauration d’une névrose de transfert, qui puisse, disons, satisfaire l’un et l’autre et même contribuer à des équilibrages de vie psychique qui peuvent assurer sous certaines conditions une vie désirante, sinon désirable. La question pour l’analyste est de pouvoir aller un petit peu plus loin et d’analyser cela. Et c’est là aussi où le désir de l’analyste se trouve convoqué, en somme, comme référence.

Vous voyez bien ce que je suis en train de vous dire ? Je suis en train de vous dire que chaque fois que Lacan ou presque, chaque fois que Lacan se trouve devant un certain nombre de problèmes assez cruciaux de la conduite de la cure, ou de difficultés, c’est toujours la question du désir de l’analyste qu’il convoque, même s’il ne définit pas ce désir. Il fait appel à une dimension désirante, pas bienveillante du tout - ce n’est pas ça la question – qu’il serait en mesure au minimum d’affronter et de la reconnaître, et au maximum de créer des conditions pour qu’elle soit en partie analysable, et qu’en somme il y ait quelque chose qui se dénoue. Alors, s’il y a quelque chose qui se dénoue, et si la névrose de transfert est destinée à se dénouer, alors vous voyez que cela fait un tour de plus. Parce qu’au fond dans la question du désir de l’analyste, on trouve la question du rapport de l’analyste à la psychanalyse : quel rapport l’analyste va-t-il avoir avec la psychanalyse, pour qu’il lui soit possible de dénouer les névroses de transfert, et par conséquent de ne pas s’identifier à « un analyste », et de ne pas cesser de questionner l’analyste à chaque fois d’une façon singulière et à chaque fois, d’une façon nouvelle.

Alors, on peut mettre ça sur le terrain de l’analyse, on peut mettre ça sur le terrain de l’Autre. Après tout, l’analyse ne peut pas marcher sans donner une certaine consistance au grand Autre. Ce n’est que le mouvement de l’analyse, l’abord de la question de la castration qui creuse le grand Autre, qui l’évide, qui le rend inconsistant, et qui peut nous permettre de dire que le grand Autre n’existe pas. Mais dire que le grand Autre n’existe pas, c’est évidemment parler du grand Autre, donc il ne suffit pas d’une phrase pour éliminer la question. Cela est quelque chose qui se produit dans la dynamique même de la cure. Vous voyez que dans chacun de ces points cruciaux, c’est toujours le désir de l’analyste qui se trouve convoqué, ce qui fait que de plus en plus autour de cette notion, c’est le cœur de ce que c’est qu’être analyste que Lacan met en avant ; on comprend très bien pourquoi d’une certaine façon il y répond, d’une certaine façon mais il n’y répond jamais, en tout cas jamais complètement parce qu’au fond il n’a pas cessé de s’interroger dessus, bien que ce soit lui, qui a apporté le plus de réponses à la question sans jamais la  saturer.

Dans cette ligne - je m’aperçois que je parle depuis longtemps alors je vais m’arrêter - je voudrais ajouter juste quelques points qui reviendront ou pas dans la discussion ou le débat et que reprendra ou pas Charles Melman pour donner un tour complet à ces questions. On connaît la thèse de Lacan : la psychanalyse ne se transmet qu’en se réinventant. Cette thèse, si ça n’est pas une thèse rhétorique, si ça donne un certain statut à la question de la transmission de la psychanalyse, on ne peut la comprendre qu’en se référant d’une façon ou d’une autre au désir de l’analyste puisque le désir de l’analyste serait la condition d’une réinvention possible de la psychanalyse par chacun. Il ne s’agit pas de tout réinventer, comme on demande aux élèves du primaire de réinventer l’arithmétique, parce qu’évidemment on n’a rien envie de leur apprendre, mais il s’agit de réinventer un désir, c’est ça, c’est ça dont il s’agit, de réinventer un désir et de le réinventer effectivement d’une façon singulière. Donc, de ce point de vue-là, la position de Lacan est heureusement essentielle et radicale.

Il y a trois points que je voudrais ajouter. Le premier point, c’est : est-ce que le désir de l’analyste est un désir pur ? Après tout la question pourrait se poser. Je vous rappelle simplement ou je vous apprends que Lacan lui-même répond à la question, et qu’il y répond à la fin du Séminaire 11, quand il prend en compte ce qu’il n’appelle pas la Shoah, parce que ce n’était pas le nom utilisé à l’époque, mais ce qu’il appelle l’Holocauste. Quand il prend en compte l’Holocauste et la radicalité, la puissance du sacrifice et la radicalité du désir sadien, à ce moment-là, il dit que le désir pur, c’est le désir de tuer et de supprimer l’objet, c’est-à-dire de supprimer toutes les traces. C’est un désir qui ne peut s’exercer que dans le mouvement d’être sans reste. Au moment où Lacan tient cette position, il a construit le concept de l’objet petit a, et dès lors quelque chose d’autre s’ouvre. Donc très clairement, là aussi, avant-dernière page du Séminaire 11, le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. Pourquoi dit-il cela ? Parce que ça aurait pu être une de ses positions, justement dans le séminaire sur L’éthique, mais dans le séminaire sur L’éthique il n’y a pas encore la théorie de l’objet petit a. Donc la question du désir pu de l’analyste se pose ultérieurement.

Donc le désir de l’analyste, il ne se pose pas dans un registre de pureté, il ne se pose pas non plus dans un registre de sacrifice, mais évidemment il interroge de ce point de vue-là, très fortement, la dimension de jouissance qui traverse la position de l’analyste, jouissance supportable, jouissance insupportable, jouissance d’une façon ou d’une autre présente. Et de ce point de vue, évidemment, la question du désir de l’analyste, c’est ce qui fait rempart, obstacle à une jouissance toujours présente et toujours potentielle, qui peut s’exercer de tous les côtés, mais aussi du côté de l’analyste effectivement. Donc dimension de la jouissance.

Dernier point, la question du surmoi, que je ne peux pas ne pas évoquer s’agissant du désir. C’est que, bien évidemment, l’accent incessant mis par Lacan sur la question du désir, est une critique explicite ou implicite de tout ce qui peut, pour l’analyste, devenir le surmoi de l’analyste et non pas le désir de l’analyste. Il arrive en effet les différents registres du surmoi, se substituent à la dimension ouverte par l’expression effective de désir.

Donc voilà à peu près, je pense avoir fait un certain tour, d’un certain nombre de questions et de ce que je voulais vous dire au titre d’une assez longue introduction à cette problématique. Alors, vous voyez bien, si vous me permettez, une pique finale, c’est une des raisons pour lesquelles la question de ne pas céder sur son désir est à la fois claire et ambigüe. On voit bien que l’analyste, il est invité à ne pas céder sur son désir, à condition que se pose aussi pour lui la question de ne pas céder sur sa castration. C’est dire que la dimension de son désir n’est pas destinée à être posée dans le registre d’une absence de castration. Cela est très clair et, à mes yeux en tous cas, peu contestable. Voilà, merci beaucoup. Charles ?

Charles Melman :

C’est un vrai plaisir, absolument, c’est un vrai plaisir et je suis particulièrement sensible au niveau auquel Patrick Guyomard a amené le problème, je dirais dans une fidélité qui me paraît absolument rigoureuse et à un point qui ne peut manquer de continuer à tourmenter le psychanalyste. C’est-à-dire répondre à la question : jusqu’où veut-il mener son patient et qu’est ce qu’il attend de lui. Est-ce qu’après tout, la résolution apparente du symptôme, le fait que ça n’aille pas mal, que les choses se mettent à peu près en place, que la vie civile s’organise, on peut penser qu’il y a tout lieu d’estimer que le travail a été récompensé.

Ce n’est pas ni la position de Freud, ni la position de Lacan puisque la position de Freud, on la connaît :  il s’agissait pour lui, de façon très médicale, d’estimer que si la névrose était liée au refoulement et à l’empêchement auquel le désir était exposé, eh bien, il convenait que le sujet consente à vivre son désir, serait-il non conforme avec la morale de la ville. C’est la position freudienne extrêmement audacieuse et courageuse. C’est à la fois celle, on l’a bien entendu dans ce que nous a dit Patrick Guyomard, celle que poursuit Lacan, tout en allant néanmoins un petit peu plus loin, un petit peu au-delà, au risque et au péril de l’analyste dont il dit bien que c’est sa position dans ce qui est le transfert du patient, que c’est sa position et la résistance qu’il manifeste pour le maintien de cette position, qui constitueraient, nous-dit-il, l’obstacle à la résolution que l’on pourrait espérer.

Quelle résolution ? Elle n’est pas forcément psychothérapique, je dirais même qu’elle ne l’est pas du tout, et Lacan allait même jusqu’à évoquer le petit moment dépressif qui pouvait marquer une fin de cure, ce qui après tout risquerait de paraître paradoxal, non pas du tout une exaltation, une euphorie maniaque : « ça y est, enfin j’y suis »,  mais un « j’y suis » auquel était attachée la constatation que n’était pas trouvé forcément ce qui était espéré.

Ce que je me permettrai peut-être de proposer pour m’associer à ce que nous dit Patrick Guyomard, concernerait deux points. Le premier vise celui-ci : si l’analyste occupe la place que le sujet interpelle dans sa cure par un « Que me veux-tu ? », « Qu’est-ce que tu attends de moi ?», le désir donc de celui qui occupe cette place, se trouve en quelque sorte effacé - moi je l’entends de la sorte - pour ne laisser entendre que le renvoi suivant : ce « Que me veux-tu ? », « ce n’est jamais que le tien, celui que toi, tu m’adresses ». Il n’y a dans l’affaire qu’à entendre ce « Que me veux-tu ? », que tu adresses à l’Autre, comme un « Que veux-tu toi-même ? », « Que veux-tu toi-même ? », s’il est vérifiable qu’il n’y a dans l’Autre nulle inscription préalable de ce qui pourrait être voulu de toi.

« Que veux-tu toi-même ? », autrement dit le fait de te trouver renvoyé à ce que tu veux, toi, ton désir autrement dit, et dont l’intérêt du travail est justement de te permettre, à toi, de le connaîtresans que s’y interpose, quoi ?

Puisque le deuxième point que je me permettrai d’introduire également, concerne la question du fantasme. Il est bien évident que dans ce mouvement du transfert, l’analyste vient aussi bien, entre autre, occuper la place de l’objet du fantasme, de l’objet cause du désir, et on se doute combien dans ce cas, la nécessaire chute de cet objet afin que sa fonction soit mise en lumière. A cette chute ne peut que normalement, bêtement, mais physiologiquement, s’opposer le statut même du psychanalyste après tout. Pourquoi le psychanalyste consentirait-il à ce qu’il y ait un jour une perspective au-delà de cet objet propre au fantasme ? Au nom de quoi ?

C’est la façon que j’aurais d’entendre ce que Patrick Guyomard nous a dit concernant le fait qu’il était animé, qu’il serait animé d’un « désir plus fort »,  qui pourrait peut-être s’entendre comme  ceci  : est-ce que le désir de l’analyste, lui, serait animé par un fantasme, par un objet ? Qu’est-ce que tu dirais là-dessus ?

La question nous fait donc déboucher directement sur ce que Patrick Guyomard a évoqué au passage, c’est-à-dire la question de l’éthique du psychanalyste : suis-je un psychopompe ? Vous ne savez-pas ce que sont les psychopompes, eh bien tant pis pour vous, vous chercherez sur Google. Est-ce que je suis un directeur d’âme, est-ce que je suis en mesure de venir enseigner la bonne façon de vivre ? Est-ce qu’il est inscrit dans cet Autre d’où me viennent mes messages, d’où je reçois mes injonctions, où se situe mon idéal, est-ce que se trouve inscrite la juste façon de faire, autrement dit la réponse à mon tourment ? La position à cet égard de Lacan est je crois fidèle non seulement à l’athéisme de Freud mais aussi au fait que l’objet cause de mon désir n’est jamais que le bouchon destiné à combler l’absence de réponse dans l’Autre à ma question.

Cette liberté ou cette fidélité, après tout, je dirais même cette honnêteté intellectuelle - pourquoi ne pas l’appeler comme ça ? - car c’est bien de ça dont il s’agit puisqu’il ne s’agit pas d’opérer par un retour à la suggestion. C’est une telle opération, qui n’a pas de précédent. On ne voit aucune Ecole de philosophie, de morale, et encore bien moins bien sûr de religion, dont l’acteur se soit jamais exposé à un tel avatar, c’est-à-dire de consentir à une déchéance. L’histoire du mouvement analytique, qui a accompagné Freud et ne l’a sans doute pas compris, a marqué Lacan, et qui a sans doute été mieux compris, encore que ça n’ait pas été essentiellement différent, c’est l’exposition masochique de ces deux personnages.

Le seul problème - et je crois qu’il reste toujours d’actualité, que ça n’est pas clos pour autant - est de savoir si cette opération est commandée par le souci dit œdipien (car vraiment l’Œdipe, dans le champ de la psychanalyse, a des fins étranges), par le souci œdipien de s’affranchir de celui qui est supposé détenir l’autorité qui ferait obstacle à l’épanouissement, à l’accomplissement, et à la reconnaissance par autrui, par le public des élèves. Autrement dit si celui qui est là visé, n’est jamais que la figure traditionnelle du Père dans l’Autre, dont il est bien connu qu’il est supposé être celui qui ferait obstacle à la réalisation des désirs, ce qui est toujours une très étrange leçon retenue de cette affaire, ou bien, si l’analyste est identifié comme étant, je dis bien cet objet cause du fantasme, et qui en dernier ressort est le commandeur du désir.

Peut-être encore un mot avant de repasser la parole à Patrick Guyomard. Ne s’agirait-t-il pas  dans l’autre, ni du Un comme directeur, ni de l’objet petit a en dernier ressort, bien qu’il restera directeur, mais, reconnu dans sa fonction et dans sa place.  S’il s’agit pas au titre de directeur ni du Un, ni de l’objet petit a, alors dans l’Autre, qu’est-ce qu’il y a ? He bien, pour satisfaire votre légitime curiosité, je vais vous le dire, parce ce qu’on ne peut pas rester dans cette attente insupportable. Comme par hasard, j’avais ouvert hier soir Pascal et Pascal, il a commencé un traité dont il est légitime qu’il nous manque, c’est son traité sur le vide. Bref, disait-il, on raconte que la nature a horreur du vide, « ah vraiment ? » Et c’est évidemment à cet endroit-là, après ce « Ah vraiment ? », que manque la suite, comme il se doit. Eh bien, d’une certaine façon, je n’hésiterai pas à dire que le petit père Lacan, est à sa façon, pascalien. Patrick ?

Patrick Guyomard :

Merci beaucoup Charles, donc, il ne s’agit pas tant de répondre, mais de dialoguer. Bien sûr que cette question du vide est tout à fait centrale. Lacan lui donne un tour tragique, c’est un peu ce que je suggérais tout à l’heure. C’est-à-dire qu’il y a un idéal de la fin de l’analyse chez Lacan, en tout cas cet idéal, là où il faudrait aller, là où l’analyse pourrait conduire, là où Lacan va, d’ailleurs, peut-être, on peut le repérer dans tous les commentaires que Lacan fait sur les différentes tragédies dont je parlais tout à l’heure, celles de Claudel, celles de Sophocle, celles de Shakespeare, et finalement celle d’Œdipe. Mais celle d’Œdipe à Colone, pour autant que Œdipe à Colone est la suite, si on peut dire, dans tous les sens du terme d’Œdipe roi, la suite au sens où c’est une tragédie qui relate le destin d’Œdipe une fois qu’il s’est crevé les yeux, mais c’est aussi une tragédie dans laquelle on voit Œdipe maudire ses fils, maudire sa descendance, et disparaître irréconcilié, comme le dit Lacan traduisant un mot grec, avec l’univers, avec les dieux, mais aussi avec toute filiation. Œdipe s’évanouit, irréconcilié. Opposition absolue à toute idée de la psychanalyse qui nous réconcilierait avec quoi que ce soit. Donc c’est un vide, mais c’est un évidement, qui est tragique parce ce qu’il n’apparaît comme évidement que dans des conflits ou des circonstances dans lesquelles - là aussi les remarques de Lacan sont très claires – il y a toujours la confrontation avec une trahison. Trahison des fils, des filles, des frères, des amis, des autres, etc. C’est-à-dire c’est un vide qui suppose la rupture d’un certain nombre de liens sociaux, de liens à d’autres qui sont pourtant des liens sans lesquels le symbolique même n’existerait pas, et le sujet aurait du mal à se situer lui-même. Voilà donc les résonances tragiques que pose Lacan.

Une autre remarque de Lacan, c’est que l’analyse doit conduire à l’expérience de l’angoisse, de la détresse absolue, le moment où on ne peut plus compter sur personne même pas sur son analyste, si on peut dire. Comment notre analyse, notre analyste peut nous montrer qu’on ne peut pas compter sur lui, sans que ça ne nous traumatise irréversiblement ? Et que nous nous prenions d’amour pour Ferenczi et pour un certain nombre d’autres analystes qui ont tenté autre chose? Mais tout cela pour dire : qu’est-ce qui animait Lacan au fond dans son mouvement d’aller au-delà, comme Freud, mais peut-être au-delà de certaines assises du désir, vers l’angoisse … ?

Sur ce point si je puis dire, il y a quelque chose dont je n’ai pas parlé : un autre aspect de la radicalité de Lacan. Souvenez-vous, c’est dans le séminaire  L’envers de la psychanalyse, pour ceux qui connaissent Lacan. Il y a cette proposition : la psychanalyse est tout entière suspendue au désir de Freud. Ce n’est pas de la psychologie, c’est une généalogie de la psychanalyse, c’est un refus d’affranchir la psychanalyse de ses origines. C’est une façon de dire que si la science s’affranchit de ses fondateurs, même si on peut s’intéresser au désir de Newton ou d’Einstein, finalement ce sont leurs formules qui fondent la science, c’est fondé. Il y a dans la psychanalyse, ce type de déliaison, d’affranchissement qui est à jamais impossible, sauf peut-être si on l’analyse, sauf peut-être, s’il s’opère une mutation du désir comme ça a pu s’opérer pour Freud et comme ça a pu s’opérer sûrement pour Lacan. Là aussi, il ne s’agit pas de faire la psychologie de Lacan ni sa biographie, mais de se référer à ce qui tenait Lacan, ce à quoi il tenait, comme Freud. Quand Lacan parle de Freud, il est tout à fait clair : Freud a voulu sauver le père, par exemple. Ce n’est pas rien de dire ça, et c’est une façon dont Lacan nomme son propre virage.

Que pourrions-nous dire de Lacan ? Au sens de : qu’est-ce qui le tenait ?  Lacan nous invite à poser la question. C’est à nous de la poser, pas à lui. De ce point de vue-là, si vous me permettez, j’évoquerai juste un souvenir personnel. Au moment où la question de « la passe » se posait et donc la question de la normativité ou pas du désir de l’analyste, je me souviens d’avoir eu un entretien avec Lacan. Et Lacan me disait : il y a des centaines de façons de devenir analyste, il n’y a pas du tout de chemin obligé, et il y a des centaines de fantasmes qui peuvent mener à ça, comme si, à ce moment-là, dans ce qu’il cherchait au moment de la passe, c’était un recueil, une interrogation, une transmission des voies de chacun, qui pouvaient, pour chacun, poser la question du désir de l’analyste, au-delà de ses origines indépassablement biographiques.

Et ce point-là me semble assez essentiel parce qu’au fond : qu’est-ce que c’est qu’un écrit analytique ? Question difficile, bien sûr, c’est un écrit qui parle de psychanalyse, avec une certaine pertinence, qui nous apprend quelque chose, un peu plus que ça, qu’on lit, qu’on relit. Mais quant à sa texture, surtout quand il s’agit de clinique, je dirais que c’est un écrit qui comporte en lui-même la possibilité d’interroger ce à quoi il se réfère. C’est-à-dire que Les cinq psychanalyses sont des écrits analytiques, pas au sens où Freud reconnaît qu’il s’est trompé, ça n’a aucun intérêt, mais au sens où Freud éprouve dans ses écrits le besoin de nous donner un certain nombre de cartes qui nous montrent à la fois qu’il s’agit incontestablement d’analyse, que c’est totalement fondateur, et qu’en même temps Freud maintient l’interrogation sur son désir et nous permet de nous demander : pourquoi il a dit ça, il aurait peut-être pu dire autrement ?

Il rapporte les origines de son désir, et c’est là quelque chose aussi de tout à fait singulier dans l’analyse, et la question du désir de l’analyste, je pense, en tout cas je soutiendrais que c’est dans cette direction qu’il faut la porter et la poser.

Charles Melman :

Peut-être encore un mot très bref avant de nous séparer, il nous reste quatre minutes.

Certains d’entre nous sont revenus il y a quelques jours de Fès, où se tenait un colloque sur la fabrication du radicalisme, colloque qui mêlait des disciplines fort diverses, des langues fort diverses, des religions fort diverses, et pour vous témoigner d’une application pratique quoique modeste de ce qui aujourd’hui a été si bien abordé par Patrick Guyomard, j’ai donc eu l’occasion de faire remarquer que dans cette diversité extrême, eh bien nous parlions tous la même langue, sans que cela puisse offenser Dieu. On parlait tous la même langue à partir de ce fait qu’il est vérifiable qu’il n’y a aucun savoir qui puisse dire le vrai sur le vrai. Ce qui veut donc dire que chaque langue a en commun avec toutes les autres, ce défaut, ce manque, ce vide, que l’on vient d’évoquer et qui fait qu’à leur manière, eh bien, elles sont équivalentes dans ce qui est la difficulté et la détresse dans laquelle elles plongent leur locuteur.

Comme vous le voyez, ce qui est au fond une banalité, dont il est amusant …et je me souvenais à cette occasion qu’il y a plusieurs années, nous avions organisé un colloque sur le Pentecôtisme. C’est très joli le Pentecôtisme, c’est merveilleux, vous savez ce sont ces participants, ces croyants qui se retrouvent pour chacun émettre des phonèmes qu’ils inventent au fur et à mesure, autrement dit qui dialoguent en inventant chacun donc, la langue spontanée qui leur vient, et qui grâce à cette inventivité permanente, finissent par se jeter dans les bras les uns des autres. C’est assez merveilleux. Ce n’est évidemment, je dirais, pas tellement pratique, je ne sais pas jusqu’où ça va, jusqu’à quel point peut mener cette réjouissante embrassade, mais en tout cas, ce simple rappel que je viens d’évoquer n’est pas tout à fait sans conséquences ; et ce qui est étrange quand même, c’est qu’il faille cette singulière expérience privée, bizarre, tellement modeste dans ses moyens, qui s’appelle une psychanalyse, pour parvenir à, éventuellement - ce n’est pas du tout obligé, comme Patrick Guyomard l’a très bien dit, il ne s’agit pas que le surmoi vienne fonctionner à la place de son désir pour l’analyse  il ne viendrait pas à l’idée d’en faire une quelconque obligation – mais il est quand même étrange qu’il faille cette expérience de parole, singulière, pour arriver à ce type de conséquences, dont on voit bien que les applications pratiques si elles étaient prises au sérieux ne seraient pas indifférentes.

Notes