Aller au contenu principal
Quand
Jeudi 6 octobre 2011

Charles Melman : Aujourd’hui, nous avons, grâce à notre collègue et amie Esther Tellermann, la chance de pouvoir avoir accès à ce domaine étrange, sinon magique, qui est celui où un usage des mots, susceptible de délaisser aussi bien syntaxe qu’usage conventionnel de leur sens, est en mesure de nous introduire au plus près de la vérité, aussi bien de la Chose que du sentiment de notre existence. Et c’est assurément ce pouvoir dont il faut regretter que la reconnaissance soit de plus en plus rétrécie dans notre culture. Je suppose que cela lui coûte cher, à notre culture, que de voir ce pouvoir des mots ainsi rétréci…

Nous avons la chance, grâce à Esther Tellermann, grâce aux professeurs Laurent Fourcaut et Patrick Née, grâce à Jean Daive, Yves di Manno, nous avons la chance, nous, dans cette École de psychopathologie, de nous offrir ce luxe, cette introduction dans le pouvoir souverain des mots.

Esther, je ne vous présenterai pas car je pense que tout le monde vous connaît et que vous entendre nous permettra encore de mieux vous apprécier.

Esther Tellermann : Pourquoi suis-je ici : pour essayer de parler de ce travail aujourd’hui derrière moi, un travail qui se compose actuellement de neuf livres publiés sur trente ans – cela paraît peu… C’est à ce titre, au titre de cette pratique, que je vais vous parler ce soir.

Je commencerai par lire simplement quelques poèmes. Le premier poème que je lirai – je prends un ordre au hasard, n’ayant pas choisi l’ordre alphabétique – est un poème de Fabienne Courtade, ici présente, extrait de son livre Table des bouchers[1] :

ce qui vient du dehors reste flou

je vois encore

la couleur de sa langue, et la salive

qui brille

c’est un pont

                                               je n’entends pas

pas un mot

pour épuiser ta sauvagerie

                               à s’épuiser

je

brise le temps     le corps

brise    continue   sans

moi

avec les animaux tout autour

ne peut

entendre

le corps

resté

en dehors

avec masque contre apnée

collé au

visage

Je lis maintenant un texte de Jean Daive, extrait d’Une femme de quelques vies[2] :

Une femme qui

écrit

a souvent l’art

d’arracher

les pommes de terre.

Elle doit bêcher avec un pied

soulever la motte

de terre

maîtriser la racine avec une main

tout en l’aérant

et la tassant

contre la pelle

recueillir avec l’autre main

ce qui ne doit plus rouler – 

et recommencer.

puis un poème d’Isabelle Garron[3] :

Et devant ce corps qui partage enfin sa langue

entre le coton et la gaze

le drap et le carré

cette langue la dessiner

lui donner les lettres d’un

premier nom

en modeler sa forme

Enfin, je lirai un poème d’Yves di Manno[4] :

Est-ce elle qui revient

Pour la paille

Et la graine ?

Le chaume par monceaux ?

Les poignées d’herbe sèche ?

Est-ce elle

sous l’enclume ?

Est-ce elle par le gel ?

Déterrant

Un chardon ?

Arrachant

Les violettes ?

Inhumant

Dans la plaine

Le grand corps

De l’hiver ?

Je remercie Charles Melman et Stéphane Thibierge de m’avoir invitée à parler devant vous, devant des étudiants de psychopathologie, du travail du poète. Mais je veux vous dire tout d’abord les réticences que j’ai eues à présenter devant vous ma pratique de poète pour autant qu’elle pourrait être soumise à votre examen et au mien.

 Relevant, en effet, du savoir et non de la connaissance, savoir de la langue, savoir inconscient, l’acte poétique présente une énigme, autant dans son émergence que sa jouissance, à quoi nous aimons laisser sa part d’ombre. Je n’ai pourtant pas été trop avare à interroger ce geste chez d’autres poètes, à ma façon, qui n’est pas celle, si savante, de Laurent Fourcaut et Patrick Née, tous deux professeurs de littérature à l’université et spécialistes de poésie contemporaine. Je les laisserai donc analyser cette « fabrique du verbe » dont parlait Francis Ponge.

Pour ma part, j’interrogerai le travail du poète en tant qu’il peut intéresser le psychanalyste. J’ai rassemblé récemment un ensemble de textes critiques divers sous cette formule empruntée à Lacan : « Nous ne sommes pas pouâtassez », où nous entendons « poète assez » ou « poétassier », que j’ai reprise ainsi plus classiquement par ce titre : « Nous ne sommes jamais assez poète »[5].

Au fil de mes lectures, dans ces textes qui sont parus en revues, j’ai approché, entre autres, Baudelaire, Aragon, Mandelstam, Césaire, Glissant, mais aussi des poètes plus contemporains : André du Bouchet, Claude Esteban, Claude Royet-Journoud, Charles Racine, Jacques Dupin, Mathieu Bénézet, Jean Daive, Bernard Noël.

Je m’appuierai donc sur ce travail au travers duquel j’ai interrogé mon propre geste, développé à mon insu une poétique. Mais c’est aussi en psychanalyste que j’ai lu ces aînés, ces auteurs, m’appuyant sur Lacan après Freud qui dit la vanité de toute « psychocritique » : l’œuvre littéraire ne révélant aucune personnalité de l’auteur, mais cet Autre en lui, grand Autre, où l’écrivain voit le plus souvent sa vocation. Vocation ainsi attachée au trésor des signifiants, au langage.

En quoi consiste alors le travail du poète, qui, ce langage, le façonne en un style ? D’ailleurs, ne parle-t-on pas plus volontiers de la « langue » du poète que de son style, comme si les plus grands comme Dante, Hugo, Shakespeare, à partir de leur langue, forgeaient une langue autre ?

Rappelons que Lacan, après Freud, s’appuie sur des textes littéraires, sur la poésie notamment, pour dire que l’artiste trouve ce que le psychanalyste démontre. Il y a, bien sûr, dans cette assertion, tout un programme que je ne remplirai pas ce soir. Rappelons encore les appuis que Lacan prend sur Shakespeare, Aragon, Claudel, Rimbaud, tout au long de son œuvre, pour ne citer que les poètes.

Revenons à notre sujet : le travail du poète. Métier sans doute que celui de tisser une trame nouvelle, un tissu nouveau, avec un matériau, des fils qui nous sont communs, la langue. Métier sans doute, que de perdurer en cette tâche d’ajouter un poème à un autre, un livre à un autre.

Lors d’une lecture récente au Carré d’Art de Nîmes, j’ai parlé de mon désir de donner une suite à mon premier récit. Je n’ai publié qu’un récit en prose, Une odeur humaine[6], et, après tout, pourquoi cet acharnement à vouloir absolument écrire une suite à ce premier récit ? Neuf livres[7], finalement, n’est-ce pas assez si je mesure mon plaisir, ma jouissance, à l’aune de la reconnaissance sociale, comme le pensait Freud ? Pour cela, le tableau, me semble-t-il, est à peu près dressé, bien sûr plus ou moins satisfaisant. Alors pourquoi, me demandait une jeune femme dans la salle, pourquoi vouloir perdurer dans cette tâche qu’est l’écriture ? Mes amis poètes, ici, le savent, cela s’impose et pour moi, donc, dans le récit également, où on peut entendre RSI, ce nouage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire en quoi le travail du poète pourrait bien consister, encore que, bien sûr, de l’Imaginaire dans le poème, il faudrait reparler… Ce soir, je ne ferai que des hypothèses.

Ce nouage, ce tissage, ce tressage de la langue autour d’un objet impossible à nommer, celui du désir, est le travail du poète. Travail donc infini, toujours à relancer, mais avec ceci, et ce serait notre hypothèse, que cet objet, le beau du poème le fait apparaître. Prenons ces deux vers de Baudelaire – n’est-ce pas cet objet à jamais perdu, objet premier, la Femme pour parler lacanien, l’idole pour parler baudelairien, la passante que vous saisissez soudain, mais plus encore la nostalgie et la trace d’un premier objet perdu, éperdument célébré ? Je prends ces vers que tous connaissent :

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

La modernité a souvent opposé la littéralité et la métaphore. La métaphore baudelairienne est littérale, il ne s’agit pas de dérouler ici un sens, il s’agit d’imprimer dans le son la couleur, dans la couleur le mouvement de la vie et de la mort : soleil, splendeur, fixés dans le vers, dans la trouvaille de la formule, aussitôt resplendissants, éteints, noyés, mais laissant dans la langue sa trace : « ton souvenir luit » ; révélant en sa plénitude même sa déhiscence, une plénitude que le vers ne cessera de célébrer, ne cessera d’écrire ; vers, poème-ostensoir : célébré dans la forme du soleil ou caché sous un voile. Représentation du divin : « ton souvenir en moi luit comme un ostensoir », ceci est mon corps pour vous. Pourrait-on dire que c’est en cette présentation, ce sacrifice, en quoi consiste aussi le travail du poète ? N’est-ce pas la livre de chair qu’une œuvre demande ?

Je construirai mon intervention sur les points suivants : premièrement, le travail du poète consiste à tisser autour d’un impossible à dire, ce défaut du langage à pouvoir représenter l’objet du désir, objet premier, la Chose freudienne. Mais c’est dans ce tissage que cet objet apparaît, par le biais du beau du style, du sentiment fugace d’une harmonie nouvelle. La langue du poète se fait donc épiphanie de l’objet perdu. Le beau instaure une dialectique entre la représentation de l’objet, la métaphore et la présentation de l’objet même, la littéralité, le jeu de la lettre. Évidemment, je parle ici un peu ce langage que vous avez entendu au cours de vos séances, mais pour mes amis qui ne sont pas forcément lacaniens, on peut dire que mes propos rejoignent en d’autres termes les questions déployées par Patrick Née sur la dialectique entre écrit et oral, dans le très bel entretien qu’il m’avait consacré dans la revue Nu(e)[8].

Représentation de l’objet aimé, interdit, soleil, dans les vers de Baudelaire et tout à la fois présentation de l’objet dans la fulgurance, dans la beauté d’une hypostase, qui révèle sa face mortelle : « noyé », « fige », « sang ». Objet prêt donc à apparaître dans l’extase du lecteur, la ferveur de ceux qui percent la présence du sacré sous le voile, au centre de l’ostensoir :

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Pourrions-nous dire que le beau vient rompre le semblant qu’est la représentation ? Pensez bien sûr au corps du Christ symbolisé dans l’hostie, voilé au centre de l’ostensoir, corps présenté au regard des plus fervents, corps que la ferveur peut donner à voir.

Deuxièmement, pour donner à entendre, à voir, ce que tout langage dérobe, le travail du poète crée des signifiants neufs, et pas seulement des néologismes, des forgeries, puisqu’il noue à la mémoire de la langue, à ses traces, des lettres, signant un sujet singulier à travers des mots lavés de « l’universel reportage », pour prendre la formule de Mallarmé, « fleurs du mal », « illuminations ». Ce nouage de la lettre, des traces laissées dans l’inconscient qu’est le langage, au babil maternel en quoi consistent le rythme, les sonorités, est jouissance de la langue, jouissance donc d’un écrit lié à une oralité première, rompant ainsi l’usage conventionnel, lui faisant violence.

Troisièmement, cette jouissance induit un nouvel amour, pour reprendre la formule de Rimbaud, l’amour de la langue qui se confond avec l’amour de l’inspiratrice, amour de l’Autre où le poète, voit sa vocation. Ces hypothèses vont vous paraître un peu abstraites, mais je crois qu’elles s’éclaireront et prendront un peu de chair lorsque Patrick Née et Laurent Fourcaut analyseront concrètement quelques vers.

Reprenons le premier point. Le travail du poète consiste à vouloir écrire un impossible à dire, cet impossible à dire, souvent vécu comme dialogue de sourds, faisant nos malentendus puisque le sens est toujours raté dans la chaîne des significations. Cette communication impossible, cette transparence, cette impossible harmonie des sexes, cette impossible adéquation du mot et des choses, le poète voudrait-il par son travail y pallier ? Peut-être, avec le recul, est-ce le sens de mes titre : Pangéia[9]« la terre toute », Encre plus rouge[10]Terre exacte[11] ou Une odeur humaine[12] ?

Ainsi Lacan situe-il la sublimation, l’art, comme tentative d’approche, dans la jouissance de l’objet, du désir interdit. C’est le sens de sa reprise de l’amour courtois. Au lieu de la femme interdite, de cet idéal comme impossible, le poète vient placer son chant, son blason, la louange du corps de la femme, ceci en la beauté d’un style. Il vient présentifier ce qui est interdit à la jouissance, ce Un, cette aura, définis par Walter Benjamin en 1931, comme : « manifestation d’un lointain quelle que soit sa proximité ». Il n’est donc pas étonnant que ce Un prenne parfois la forme de ce qui le sous-tend - l’objet du désir - partie du corps de la femme, dans le blason de la poésie du xvie siècle, téton, chevelure chez Baudelaire, fleur maladive, or, boue. Le beau, créé par le travail du poète, noue en effet à la métaphore le réel, le trauma du sexe et de la mort, « l’épisode » innommable, pour reprendre mon dernier titre.

Malraux pensait l’art comme tentative de s’opposer à la mort. Mais ne vient-il pas aussi s’opposer à la parole dans ce qu’elle a de défaillant, à ses lois, pour indiquer une jouissance orientée vers une jouissance non phallique, Autre, féminine, et vous savez comme souvent il est dit que tout poète est femme. Ce sont là des hypothèses qu’il faudrait développer. N’y a-t-il d’ailleurs pas en chacun de nous une écriture, quelques lettres, certains disent « destin », qui nous rejouent et sont à l’origine de la répétition du symptôme ? Peut-être est-ce pourquoi, à l’occasion d’un épisode douloureux, j’ai écrit Contre l’épisode[13] pour rejouer ce qui, de cet épisode, était déjà inscrit, un épisode plus ancien, autour duquel le poème, les mots allaient tourner, tisser, pour, cet épisode l’approcher, tenter d’écrire cet irreprésentable, cette énigme du vivre et du mourir. C’est sans doute pourquoi, avec le recul, les vers dans ce livre se font de plus en plus courts, cherchant à chaque coup, à chaque cassure du rythme, à nommer un centre, un point fixe.

Une auditrice m’a dit à Nîmes qu’on avait l’impression que cela n’allait jamais s’arrêter et que pourtant cela s’arrêtait. J’ai eu cette impression en écrivant la dernière section du livre, Inquiétude fixe. Je n’avais toujours pas atteint mon objet et les mots voulaient encore et encore aller à sa recherche, alors j’ai arrêté. Mais voyez-vous, cette écriture, ça ne rend pas fou, bien au contraire, car ce que vous accomplissez, c’est un travail de liaison du Réel et du Symbolique, du langage et d’un épisode innommable, que vous découvrez au fil de ce qu’on nomme « inspiration ». Vous découvrez ce pouvoir extraordinaire de la langue, l’infini de ses rythmes et de sa polyphonie, vous l’aimez, vous en devenez dupes. Et ce n’est pas si mal d’être amoureux, de se faire dupe, mais ici, c’est de la langue.

Ainsi le travail du poète est-il de faire apparaître, dans la fulgurance de sa trouvaille, ceci par le biais d’un style qui, pour les plus grands, se fait création, une langue nouvelle. Ceci est clair pour Dante qui, à partir des dialectes vernaculaires, invente un « vulgaire illustre », comme nous l’avions abordé à l’invitation de Charles Melman à Rome, en présence de Jacqueline Risset, traductrice de Dante en français. Ce « vulgaire illustre », qui rompt avec la tradition de la langue du savoir, le latin ; un « vulgaire illustre » qui voudra dire dans Le Paradis toute Béatrice, La Vita nuova.

Charles Melman nous reparlera peut-être de la Vita nuova puisque, nous a-t-il dit lors de journées à Rome, Lacan voulait, dans les Noms du Père, prendre pour appui la Vita nuova de Dante et la Bible, Joyce aussi. La Vita nuova est le journal de cette genèse à venir, journal de la relation de l’amour pour Béatrice, entrevue, perdue, d’une souffrance dévorante, métamorphosée en sonnets, balades, chants rimés. « Nous te prions, dit une dame à Dante dans la Vita nuova, de nous dire où réside cette tienne béatitude », et moi, lui répondant, je lui dis simplement : « en ces mots qui louent une dame ». Il faut à la création d’une langue nouvelle pour Dante - pour Hugo, Rimbaud, d’une autre langue dans la langue - la dictée d’amour. L’amour comme porteur du nouveau, d’une nouvelle rencontre, « nouvel amour », selon la formule de Rimbaud dans les Illuminations. Il faut l’inspiratrice (l’inspirateur ?). Cette inspiratrice qui ouvrira à une tension du désir, une tension vers le mot neuf, vers la trouvaille pour la célébrer. La langue, pour se faire poétique, doit-elle être, comme celle de Dante dans Le Paradis, représentation de l’aimée, jamais atteinte : « et je devins celui qui désire autre chose », jamais atteinte, oui, mais approchée dans le poème ? Il faut lire Dante, il faut lire Le Paradis qui déroule sur plusieurs chants cette Béatrice en gloire. Je cite un vers : « Je crois bien que je vis la forme universelle de ce nœud, car en disant cela, je sens s’élargir la jouissance ».

N’est-ce pas le débat sur le lyrisme en poésie que nous pourrions par ce biais ouvrir à nouveau ? Je fais référence au bel essai de la poète disparue Martine Broda, L’amour du nom[14]. La langue poétique est-elle lyrisme, non selon la définition de ce mot dans le Robert : « Expression des sentiments intimes au moyen du rythme et des images propres à communiquer au lecteur l’émotion du poète », mais « lyrique » au sens où le travail du poète consiste à laisser parler en lui une voix Autre, la voix de l’absente, « l’absente de tout bouquet » ? Minuit pur d’Igitur, rejoint par Mallarmé, « bouche d’ombre » de Hugo ? Tel pourrait être, à mon avis, le sens à donner à la formule de Mallarmé, la « disparition élocutoire du poète ». Dessaisissement de soi, plus qu’expression du moi, le sujet lyrique du poème ouvre à un parler étranger au sein de sa propre langue, où certains voient l’hermétisme de la poésie contemporaine, où je lis l’inhumanité propre à la poésie de vouloir atteindre  à la couronne mystique baudelairienne, quand bien même, selon Dante, « outrepasser l’humain ne se peut par des mots » .

Ascèse que cette jouissance sans doute, mais avec la promesse énoncée par Baudelaire encore, d’atteindre dans la langue, par la langue, l’objet désiré, « …pure lumière / Puisée au foyer saint des rayons primitifs / Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, / Ne sont que les miroirs obscurcis et plaintifs ». Ascèse donc, que cette posture, cette jouissance du poète à tenter de créer dans la langue, par le poème, le mot qui manque, pour représenter cet objet  du désir – mère, femme, déesse – aux sources de la jouissance première où la langue maternelle vint déposer ses traces – dans le babil maternel que Dante veut rejouer.

Ce babil maternel qui hoquette, souffle, berce, chante dans le travail du poète, dans ses forgeries, mais aussi dans ses rythmes, le poète veut le retrouver dans une syntaxe faite cette fois non plus par la grammaire, mais par le rythme même de la langue. C’est donc la sensualité de la matérialité des sons qui vient se substituer à celle de la rencontre amoureuse, pour la dire, mais, en la disant, l’excéder, écrire son « encore »… Ainsi viennent, en l’alchimie du vers, se transformer les corps, les paysages, car lorsque le lexique s’épuise d’être pris dans l’universel reportage, le sens courant, le discours courant, c’est le rythme qui vient à la rescousse et se fait syntaxe. Alors, la tension vers l’inspiratrice – il faudrait que l’Académie Française masculinise le mot « muse » – devient jouissance de la langue, mais aussi invention, pour dire selon la formule de Rimbaud « l’Aube embrassée », lever le voile sur la déesse, inventer une dialectique entre la représentation et la présentation de l’objet aimé et perdu :

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse alors je levais un à un les voiles

                                               (Rimbaud[15])

Je n’approche pas, je ne peux rien, sauf lui embrasser les pieds

                                   (Fabienne Courtade[16])

Vers l’inhumain où souffle ta parole tu briseras la phrase du désir ton poème au delà des mers venteux comme le silence

                                               (« Esther T. », Martine Broda[17])

Car le poème ne s’adresse qu’à un autre vide, « à personne » dit Paul Celan . Et c’est bien dans l’adresse à ce Un vide, ce Un resplendissant en son horreur et sa splendeur, que réside le travail du poète, celui de Rimbaud, comme de Baudelaire, celui des poètes ici présents, adresse où se joue dans cette zone de l’« apophénie » dont parle Lacan, du délire proprement dit, le coup de force mallarméen, à faire se tenir le poème tout seul, autour d’un trou.

Jamais un coup de dés, au point exact de la rencontre du regard et de la lumière, sur le miroir courbe où surgit l’anamorphose, Mallarmé jette des mots sur cet instant de perte de continuité entre soi et le monde, instants où s’articulent, à l’orée de la Chose, la question de l’humain, zone que Lacan dit « entre-deux-morts », zone du délire proprement dit, mais où le poète fait métaphore, accroche quelques mots, Paul Celan sa sentence-caillou,  « là où la mémoire s’enflamme/ le souffle unique vous saisit ».

Suivent les interventions de Laurent Fourcaut, poète et professeur de littérature française à l’université de Paris IV-Sorbonne, et de Patrick Née, essayiste et professeur de littérature française à l’université de Poitiers, qui analysent l’incipit de Contre l’épisode d’Esther Tellermann, puis les interventions des poètes Fabienne Courtade, Jean Daive et Isabelle Garron.

Laurent Fourcaut, en analysant l’incipit du livre d’Esther Tellermann, Contre l’épisode, veut montrer que le poème s’appuie sur l’informe qu’est le blanc de la page pour se construire comme l’objet même. Mais ce poème se défait comme il se construit pour garder sa relation à l’informe. Pour Patrick Née, il s’agit, dans ce même incipit, de faire ressurgir la mémoire comme Ailleurs. D’où l’utilisation, par le poète, autant de la métonymie que de la métaphore, puisque la métonymie met en relation le poème avec l’expérience vécue. Fabienne Courtade affirme quant à elle la différence entre écriture poétique du temps de Dante et écriture poétique contemporaine. Elle est cependant en accord avec les propos d’Esther Tellermann pour remarquer que l’écriture du poème s’ouvre à des voix autres nécessitant un oubli de soi. Le travail du poète est cependant aussi, dit-elle, un travail sur la forme. Pour Jean Daive, le terme d’« insincère », pris pour l’un de ses titres, est analysé comme cette première voix adressée par la mère à l’enfant. Toute langue est-elle insincère ou cette insincérité, comme le dit Marcel Czermak permet-elle de faire surgir la vérité ?

Charles Melman : Pour remercier Esther et les amis poètes qui ont bien voulu participer à cette soirée, une question : Est-ce que ces commentaires si brillants que nous avons entendus de la part de Laurent Fourcaut et de la part de Patrick Née, est-ce qu’ils sont insincères par rapport aux poèmes ? Et dès lors, bien sûr, quel est leur statut ? Esther a beaucoup tourné autour de la quête de l’objet perdu. Vous pourrez bien sûr évoquer aussi ces poètes qui semblent parfaitement produire dans leur écriture l’objet même et nous laisser ce sentiment que jamais on ne pourra mieux en atteindre la vérité, la substance, la qualité que là. Je pense bien sûr, entre autres, à Ponge. Il n’y a pas de plus beau poème que « L’éponge ». Car rien n’est plus éponge aussi belle, je dirais aussi saisissante, telle qu’elle figure dans ce poème. Dès lors, cette écriture est-elle effectivement la quête de l’objet perdu ou bien n’est-elle pas elle-même cet objet perdu ? De telle sorte que nous passerions notre temps « insincère » à essayer de le déchiffrer, de paraphraser, de métaphoriser, de bavarder, de le vivre aussi à l’occasion. Voilà, les petites remarques que pouvaient m’inspirer vos contributions si remarquables, dialectique entre l’écrit et l’oral, nous dit Patrick Née. Oui, il y a de l’écrit déposé auquel le poète semble bien soudainement et miraculeusement donner voix.

Et qui d’autre que lui pourrait donner voix à ces écrits forts sincères qui sont ainsi déposés ? Si tout poète est femme, c’est peut-être bien justement que c’est dans ce lieu de recel de la vérité, pour lui donner voix, qu’il est lui-même allé jusqu’à se faire femme, peut-être…

*

[1] Fabienne Courtade, Table des bouchers, Paris, Flammarion, 2008, coll. « Poésie », p. 63.

[2] Jean Daive, Une femme de quelques vies, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 2009, p. 105.

[3] Isabelle Garron, Corps fut, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 2011, p. 79.

[4] Yves di Manno, « Étang », Partitions, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 1995, p. 255. Ce poème a également été publié dans Un pré (Flammarion, 2003).

[5] Esther Tellermann, Nous ne sommes jamais assez poète, Bruxelles, La Lettre volée, 2014.

[6] Esther Tellermann, Une odeur humaine, Paris, Farrago/Léo Scheer, 2004.

[7] Depuis 2012, la bibliographie d’Esther Tellermann s’est enrichie de six titres, dont Sous votre nom (Flammarion, 2015), prix Max Jacob 2016.

[8] Patrick Née, « Entretien avec Esther Tellermann », revue Nu(e), no 39, 2008.

[9] Esther Tellermann, Pangéia, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 1996.

[10] Esther Tellermann, Encre plus rouge, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 2003.

[11] Esther Tellermann, Terre exacte, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 2007.

[12] Esther Tellermann, Une odeur humaine, Paris, Farrago/Leo Scheer, 2004.

[13] Esther Tellermann, Contre l’épisode, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 2011.

[14] Martine Broda, L’amour du nomEssai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, Paris, José Corti, 1997.

[15] Arthur Rimbaud, « Aube », dans Illuminations, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 306.

[16] Fabienne Courtade, Table des bouchers, Paris, Flammarion, coll. Poésie », p. 132.

[17] Martine Broda, Poèmes d’été, Paris, Flammarion, 2000, p. 52-53. 

Notes