"Les découvertes en psychiatrie sont inséparables de leur contexte"
Entretien avec Jean Garrabé, réalisé à son domicile, le 24 février 2017 par Cl. Fromentin et N. Dissez. Transcription revue et corrigée par l’auteur.
La formation et le choix de la spécialité
J’ai commencé mes études de médecine immédiatement après la seconde guerre mondiale, je les ai commencées banalement, telles qu’elles se faisaient à l’époque, en suivant le stage de médecine qui se pratiquait le matin à l’hôpital, dès la première année, et l’après-midi des cours à la faculté, auxquels personne n’assistait à vrai dire, de telle sorte que l’enseignement était basé sur les stages hospitaliers. J’ai été très déçu par cet enseignement. Tel que le dit la formule, on ne soignait pas des malades, on soignait des maladies. On disait : « Va voir la cirrhose du lit numéro dix » et on ne se préoccupait pas du tout du sujet qui était atteint de cette cirrhose. Il y a quand même un stage qui m’avait intéressé, car ce stage se passait dans le service que Georges Heuyer avait à l’Hôpital des Enfants Malades. On y voyait aussi bien un enfant atteint d’une poliomyélite ou d’une coqueluche qu’un de ces tableaux dont on commençait à dire : « Cela ressemble à ce que Kanner appelle l’autisme infantile précoce. » Juste après la guerre, on a connu les publications que Kanner avait faites aux Etats-Unis pendant la guerre. C’est peut-être un premier point qui montre mon intérêt pour l’Histoire, pour les publications : où et quand elles ont été faites, et à la limite, pourquoi ? Et aussi, comment on découvre ces publications ou comment on ne les découvre pas dans d’autres pays ?
On avait la possibilité, dès qu’on était passé en 4e année, de faire des remplacements d’interne, pour des raisons strictement financières, puisque interne, on était logé gratuitement à l’hôpital et qu’on avait un salaire. Et là, des amis m’ont dit : « Il y a un remplacement d’interne à l’hôpital psychiatrique de la Charité-sur-Loire dans la Nièvre », établissement qui s’appelle maintenant Centre hospitalier Pierre Lôo. Il y avait encore des aspects qui restaient très asilaires (encore que maintenant le terme « asilaire » a pris un sens péjoratif) : il y avait les services de femmes qui accueillaient des démences séniles mais elles étaient admirablement traitées sur le plan humain. Simplement, il n’y avait aucune visée thérapeutique. Dans cet hôpital, il y avait cependant des nouveautés : par exemple on y pratiquait des électrochocs sous anesthésie générale (les internes ayant appris à intuber les malades) mais on y a aussi utilisé tôt du Largactil. Un des médecins est parti au Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de langue française et est revenu en disant : « Vous savez, Deniker parle de ce nouveau produit, dérivé des phénothiazines. » Et effectivement, on a commencé à l’utiliser. D’ailleurs, on faisait cela avec des précautions extraordinaires. L’interne lui-même faisait la perfusion et restait à côté du malade en surveillant sa tension. J’ai le souvenir de son efficacité, en particulier pour des accès maniaques, pour une malade qui était en accès maniaque depuis des semaines. Quand on a commencé à traiter les plus agités, il y avait ces agitations par imitation qui se calmaient aussi. Il y avait aussi un psychanalyste qui venait de Paris et qui posait des indications d’éventuelle psychothérapie. C’était un peu théorique, car dans la Nièvre, vers quel psychothérapeute aurait-on pu orienter les malades en question ? (rires) - c’étaient d’ailleurs des malades admis en service libre, pas des malades internés sous le régime de la loi de 1838.
La thèse
J’ai passé l’internat des hôpitaux psychiatriques de la Seine et là-dessus, je suis parti au service militaire. C’était la guerre d’Algérie. On avait la possibilité, c’était un grand avantage quand on était interne des hôpitaux publics de la Seine, de pouvoir soutenir sa thèse et j’ai soutenu la mienne sous la présidence de M. Delay sur l’encéphalographie gazeuse fractionnée en psychiatrie[1]. Parce que le médecin directeur, Achallé avait fait l’acquisition d’un appareil pour encéphalographie gazeuse, très perfectionné, car cela permettait de n’injecter que quelque cm3 d’air et l’appareil se modifiait et la bulle d’air se promenait dans les ventricules cérébraux rendant ainsi visible la masse cérébrale. La conclusion de ma thèse c’était un peu la fameuse histoire du hiatus anatomoclinique qu’on attribue à mon maître Henri Ey, alors qu’en fait, cette notion a été introduite par le neurologue belge Ludo Van Bogaert qui disait qu’il existe un écart considérable entre ce que l’on constate d’un point de vue anatomique et la clinique. Il y a des malades complètement déments (au sens de la démence précoce) et si on fait un autre examen, on ne trouve strictement rien au point de vue anatomo-pathologique. À l’inverse, certains patients n’ont plus de cerveau et apparemment, ils continuent à penser et de manière pas trop délirante. C’est une question qui est restée en suspens car je ne sais pas si de nos jours, quelqu’un peut l’expliquer.
Le service militaire
J’ai fait mon service militaire. Comme j’étais docteur, j’ai été nommé médecin sous-lieutenant et le médecin-colonel qui commandait l’hôpital militaire où j’ai été affecté m’a dit : « Ah, vous êtes internes des hôpitaux psychiatriques de la Seine alors vous prenez le service de neuropsychiatrie ! » (rires) On se trouvait bombardé de responsabilités assez grandes et surtout, c’était l’époque où on recevait tous les rapatriés d’Algérie. La politique du service de santé c’était : dès que les gens étaient blessés ou traumatisés en Algérie, on faisait les soins d’urgence sur place et on les évacuait par avion sur les hôpitaux militaires de la métropole proches des bases aériennes comme celui Hyacinthe Vincent de Dijon où j’étais affecté. On allait accueillir les avions qui arrivaient. Les blessés étaient débarqués et on dirigeait ceux qui avaient des blessures physiques vers les services de chirurgie, les autres – on ne disait pas encore des PTSD – dans le service de psychiatrie.
Pendant une grande partie de mon service militaire, j’étais copain de régiment avec Charles Melman. On a le même âge, on a été incorporés en même temps et on a été affectés dans le même service de neuropsychiatrie. Lui, était déjà en analyse chez Lacan. Il me racontait qu’il allait clandestinement aux séances d’analyse alors que théoriquement, il était en service à Dijon. Je me souviens d’un commandement chargeant le médecin aspirant Melman d’aller à l’aéroport accueillir les blessés alors qu’il était à Paris en analyse chez Lacan. Je l’ai remplacé et je suis tombé sur un médecin-colonel qui m’a regardé d’un drôle d’air et qui a fait semblant de ne pas s’apercevoir que je n’étais pas Melman ! (rires) La perspective avec le recul change les choses. Lacan était alors un des didacticiens de l’Institut de Psychanalyse mais sans plus. Il y a d’autres didacticiens qui avaient plus de renommée que Lacan : par exemple les gens essayaient d’aller chez Sacha Nacht, chez Bouvet ou d’autres. La notoriété de Lacan est venue après.
La formation des hôpitaux psychiatriques de la Seine : une très grande hétérogénéité
A mon retour à la vie civile, j’ai suivi tout de suite les présentations de malade. Je suis très rigoureux sur les termes. Concernant l’enseignement de la psychiatrie à Sainte-Anne, je sépare l’enseignement officiel de la Clinique des Maladies mentales et de l’Encéphale, de l’autre enseignement, fait par d’anciens internes des asiles de la Seine de l’entre-deux guerres comme Ey ou Lacan. Cet enseignement était fait pour nous préparer à passer le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques dont les épreuves orales consistaient en des examens en public devant le jury. Surtout que le médicat des hôpitaux psychiatriques se passaient sur des malades en public. On examinait deux malades « normaux » et un malade « médico-légal » pour montrer qu’on était capable de rédiger des certificats légaux, soit d’internement, soit par rapport à l’article 64 du code Pénal ou par rapport à un placement d’office judiciaire.
L’autre jour à la Société Médico-Psychologique, j’ai été très étonné de voir que quelqu’un me citait, effectivement sur un point de détail qui est que Lacan a commencé à faire son séminaire dans le même amphithéâtre où les premiers élèves de J. Delay qui s’occupaient alors de psychopharmacologie, c’est-à-dire essentiellement Pierre Deniker, Jean-Marie Harl, mon ami Roger Ropert faisaient des exposés sur les psychotropes. Dans ce même amphithéâtre, j’ai entendu A. Hofmann parler du LSD. De telle sorte qu’à l’époque, c’étaient des nouveautés qui n’étaient pas si différentes que ça. À la limite que Lacan dise qu’on peut aussi traiter des psychoses par la psychanalyse, ce n’était pas plus révolutionnaire que de dire qu’on pouvait les traiter par un dérivé de la phénothiazine. Avec d’ailleurs quelquefois des corroborations, car j’ai entendu tout de suite Deniker dire que dans les psychoses paranoïaques cela ne fait strictement rien : pas la peine de traiter des psychoses paranoïaques par des neuroleptiques, par contre, des antidépresseurs, peuvent-être utiles…
Une autre caractéristique des hôpitaux psychiatriques de la Seine c’est qu’il y avait une hétérogénéité extraordinaire selon les services. J’ai commencé par aller à Villejuif, dans le service de Montassut. Justement, lundi dernier, à la SMP, quelqu’un est intervenu pour dire que la première femme qui a publié sur le Largactil, c’est une Italienne – c’est la première fois que j’entendais son nom – travaillait justement chez Marcel Montassut et on se demande pourquoi ils n’ont pas fait d’essais dans ce service. Mais moi qui y étais interne savais que dans ce service des hôpitaux psychiatriques de la Seine, qui était surencombré de malades, on ne pouvait faire aucun essai thérapeutique un peu sérieux. Donc Montassut qui était par ailleurs un remarquable clinicien, - je crois par ailleurs que c’est le plus remarquable clinicien que j’ai vu -, a dû dire : « Non, nous on ne peut pas faire sérieusement ces essais », alors que par contre, à la Clinique des Maladies Mentales, au pavillon Hommes dont s’occupait Deniker, ils avaient des conditions avec un chef de clinique comme Jean-Marie Harl, des internes comme Ropert pour faire des essais qui d’ailleurs de nos jours, ne seraient pas considérés comme valables : il n’y avait pas de double aveugle, c’était de la pure observation clinique : « Depuis qu’il prend cette molécule, il nous dit qu’il entend moins de voix… ».
Les découvertes en psychiatrie sont inséparables de leur contexte
Si je dis cela c’est parce que je pense qu’on a un peu tendance à séparer les conditions dans lesquelles on fait des essais thérapeutiques ou autre et qu’on a l’air de penser que cela peut se faire comme cela, dans l’absolu. Et cela revient d’ailleurs sur la clinique. On a beaucoup dit, à propos du livre de Bleuler, qu’il décrivait la schizophrénie dans une population de paysans zurichois qui ne parlent même pas très bien allemand. Oui, c’est vrai, mais dans cette population-là. Je pense que la description du groupe des psychoses schizophréniques est sans doute exacte mais qu’on a tort de la généraliser. On pourrait dire la même chose des « hystériques » que traitaient Freud et Breuer à Vienne, c’étaient tout de même des dames de l’aristocratie qui pouvaient payer des honoraires très élevés à leurs médecins, ce n’étaient pas des hystériques pauvres admises dans le service de Charcot à la Salpêtrière.
J’ai été associé, comme troisième signataire, à une des communications au grand congrès de Sainte-Anne sur la Chlorpromazine. Une fois, au cours d’un voyage au Mexique, les jeunes collègues mexicains me sortent comme un ouvrage extraordinaire les Actes du Congrès de Sainte-Anne où à l’époque il y avait un grand débat entre l’équipe Deniker et les Français en général et les Américains qui étaient des défenseurs de la réserpine[2]. Pour les Nord-américains, le grand antipsychotique, c’était la réserpine. Au Mexique, quand ils me l’ont sorti j’ai dit que je connaissais bien ce Congrès de Sainte-Anne, et en cherchant dans l’Index, ils ont été stupéfaits de découvrir mon nom, comme interne, ayant participé à des essais cliniques. C’est encore une fois une question de contexte, et cette fois-ci de contexte international, il y a une comparaison avec les États-Unis. D’une manière assez curieuse, le Largactil a été très long à parvenir aux États-Unis. Où ensuite ils en ont fait une consommation faramineuse. J’ai été aux États-Unis où j’ai eu une conversation avec un psychiatre américain qui est ensuite venu m’interroger beaucoup plus tard quand j’étais à La Verrière, qui me demandait : « Combien de malades avez-vous avec plus d’un gramme de Largactil par jour ? » – « Aucun ! » Il diminuait les doses, et il a fini par dire : « Vous n’utilisez pas le Largactil ! » Je lui ai répondu : « Oui, on utilise le Largactil à quelques centaines de milligrammes mais on n’a jamais dépassé ces doses là ». D’ailleurs, les pharmacologues ont bien dit qu’on obtient parfois une inversion d’effet.
Très rapidement, nos maîtres nous encourageaient à adhérer aux sociétés françaises de psychiatrie actives à l’époque. A l’époque, il y en avait deux, la Société Médico-psychologiques, qu’on qualifie toujours d’ailleurs, de « vénérable », puisqu’elle a été créée sous la IIe République, avec la revue, les Annales Médico-Psychologiques (plus ancienne revue de psychiatrie du monde) et puis l’Evolution psychiatrique. On les présentait d’ailleurs un peu comme rivales.
La formation du groupe de l’Evolution psychiatrique
Il se trouve, en France, toute une série de psychiatres, qui ont eux-mêmes des formations et des origines extrêmement variées et qui, par les hasards de l’Histoire, se sont retrouvés à Paris dans l’Entre-deux-guerres. Le meilleur exemple, c’est Eugène Minkowski, d’une famille de Varsovie, mais au temps où cela faisait partie de l’Empire russe, qui fait des études de médecine et de philosophie à Munich. Pendant la Grande guerre, il se réfugie chez Bleuler où il connaît sa femme, Françoise Minkowska. Il s’engage volontairement dans l’armée française et obtient la nationalité française. Il soutient sa thèse sur la schizophrénie pour pouvoir exercer en France où il était le plus représentatif, mais il y en avait d’autres. Certains d’entre eux avaient une orientation nettement psychanalytique. Mais Minkowski, c’était la philosophie, qui est devenue la phénoménologie par la suite. Ceux qui avaient une orientation psychanalytique forment en même temps avec la Princesse Marie Bonaparte, la Société Psychanalytique de Paris. La différence étant qu’à l’Evolution psychiatrique, il n’y avait que des médecins, alors que la SPP, à l’instigation de Marie Bonaparte admet des non-médecins. Lacan et Henri Ey, pratiquement, dès l’internat vont à l’Evolution psychiatrique. Mais ils publient aussi aux Annales. Par exemple, la publication de Lacan avec Levi-Valensi[3]. Il n’y a pas du tout cette séparation absolue.
L’enseignement de Henri Ey et sa conception de l’histoire.
Je fréquente en ce qui me concerne à la fois la Société médico-psychologique et l’Evolution psychiatrique. En particulier, l’enseignement de Ey, qui était fait pour préparer le médicat. L’élève examinait un malade, puis s’en allait, Ey l’examinait à son tour pendant ce temps-là, puis on revenait pour exposer ce qu’il avait écrit, et ensuite, il y avait une discussion. C’était un enseignement très clinique et en même temps très complet. A partir de là, Ey commentait ce qu’il venait de dire. Cela, on le retrouve tout à fait dans les Etudes. Quel que soit le concept dont il allait parler, il commençait par en faire l’historique et il terminait toujours par sa conception organo-dynamique. Là, je pense que j’ai été contaminé par le fait qu’on ne peut pas parler de quoi que ce soit sans en connaître l’historique. On ne peut pas parler de schizophrénie avant Bleuler, avant qu’il en crée le terme. On peut avant parler de « psychose discordante », tout ce qu’a dit Chaslin est très intéressant. Mais ensuite, les termes et les concepts changent : ce qu’on a dit de la schizophrénie depuis le DSM III n’a plus grand-chose à voir avec Bleuler.
Les revues et la guerre
Pendant la Seconde guerre mondiale, l’Evolution psychiatrique a interrompu ses activités pendant toute l’Occupation. Elles n’ont repris qu’après. La Société Médico-Psychologique a réussi à maintenir des réunions et à publier les Annales. Elles étaient publiées en Zone libre et ensuite envoyées en Zone occupée. Le Congrès des Aliénistes et Neurologistes de langue française s’est encore réuni en zone libre, à Montpellier en 1943. Il y a beaucoup de mystères sur ce Congrès parce qu’il y a une communication signée Lévy-Valensi. Il y a des gens qui ont dit que Lévy-Valensi a assisté au Congrès. Cela me paraît invraisemblable dans la mesure où il était recherché par la Gestapo. Il a signé, sans doute avec des élèves une communication collective, qui a été lue par l’un de ses élèves.
L’après-guerre
La reprise des activités de la Société et de la Revue s’intensifie après la guerre, avec toujours Minkowski mais qui va être une figure un peu tutélaire, alors qu’Henri Ey va être « hyperactif ». D’autant plus que cela coïncide avec le projet de faire un congrès international à Paris, pour rétablir les liens interrompus pendant la guerre. Le projet est fait très tôt, alors même que la guerre n’est pas finie. Paris est tout juste libéré et il y a déjà une réunion qui parle de l’organisation de ce Congrès. Les Sociétés qui sont prêtent à y participer sont : la Société Médico-Psychologique, l’Evolution psychiatrique, le Congrès des aliénistes et neurologistes de langue française et la Société Psychanalytique de Paris. Le Congrès aura lieu en 1950 et de ce Congrès, va ensuite naître l’Association Mondiale de Psychiatrie.
Parcours
Je passe le concours de médecin des Hôpitaux Psychiatriques en 1964. Je suis d’abord nommé à Ville-Evrard au CTRS (Centre de traitement et de réadaptation sociale) qui avait été créé tout de suite après la Seconde guerre mondiale[4]. Ensuite, j’ai rencontré au IVe Congrès Mondial qui s’est tenu à Madrid, organisé par le professeur Juan-José Lopez Ibor, Monsieur Sivadon, qui me propose de venir à l’Institut Marcel Rivière à La Verrière, car Roger Ropert veut lui intégrer les hôpitaux psychiatriques de la Seine, libérant ainsi un poste. Ce sont des choses que l’on peut considérer comme du copinage, mais je venais de travailler trois ans avec Sivadon au CTRS de Ville-Evrard qu’il avait fondé. Sivadon était beaucoup plus un manager, pas un théoricien. Ce qui l’intéressait, c’était la façon dont les institutions psychiatriques étaient organisées à travers le monde, - il était d’ailleurs expert auprès de l’OMS. Sivadon, comme Ey et Minkowski avait des contacts internationaux considérables. Pierre Pichot également, pour le Japon et les E.U. ainsi que Yves Pélicier. Des gens que j’ai vu orientés par l’international. Lacan, ce n’est pas pareil. Lacan est allé au Japon mais on n’a jamais su ce qu’il avait fait là-bas. Peut-être pas de la psychiatrie… Lacan cela a été une redécouverte beaucoup plus tardive, notamment en Amérique Latine.
Le rapport à la psychanalyse et l’activité à La Verrière
Du point de vue de la psychanalyse, j’ai passé le cursus qui était traditionnel à l’époque, c'est-à-dire qu’on passait devant une commission pour savoir si on était autorisé ou non à faire une analyse didactique ; j’ai été autorisé et j’ai fait une analyse. Quand je l’ai terminée, j’étais médecin directeur des services psychiatriques de la MGEN, de telle sorte que je ne pouvais pas m’installer comme psychanalyste de cabinet. À un moment donné, on a dit que Paul Sivadon était violemment anti-psychanalyse, d’ailleurs, c’est sa fille qui a écrit ça, fille que j’ai eue comme interne à Ville-Evrard, mais pas du tout, Sivadon, c’était un type pragmatique. D’ailleurs une fois, il m’a dit : c’est très utile que les gens aient une formation psychanalytique, pas tellement pour soigner les malades mais surtout pour résoudre les conflits institutionnels. Il avait tout à fait raison sur ce point.
Quand j’étais à Ville-Evrard, il y avait quantité de gens qui étaient en formation analytique. Là aussi, j’ai vu l’évolution des gens, cela a été très variable. C’est un peu l’histoire de Lacan elle-même qui a renoncé à avoir une carrière hospitalière alors qu’il avait été reçu au concours de médecin des asiles. D’autres ont continué une carrière hospitalière. Charles Melman a pris un poste, très peu de temps, puis il l’a abandonné.
J’ai gardé à La Verrière, ou théoriquement, mon travail de direction pouvait m’occuper à temps plein une consultation extérieure, au Centre de Santé Mentale, rue Lauriston et une séance hebdomadaire, où l’on examinait en groupe un malade qui présentait un problème diagnostique ou thérapeutique aux collègues de l’institution qui l’avaient en charge. C’est là l’activité clinique que j’ai conservée. L’abandon par les collègues qui ont des postes de direction, de toute activité clinique, me semble dangereux.
La psychiatrie et l’Histoire
Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que les événements politiques ont beaucoup plus d’impact sur la médecine et la psychiatrie que ce qu’on imagine. Je suis assez sidéré par exemple qu’en France, la quasi-totalité des médecins ont l’air de croire que la Sécurité Sociale a existé de tout temps. Le fait que la Société Médico-Psychologique soit créée pendant la IIe République, puis qu’elle soit très active pendant le Second Empire, ou que l’Evolution psychiatrique apparaisse dans l’entre-deux guerre, sans doute à cause de la première guerre mondiale qui fait qu’un certain nombre de psychiatres très variés se retrouvent à Paris, me paraît une preuve de l’importance de l’histoire, de l’histoire politique et économique, sur la médecine et la psychiatrie. Dans l’Histoire de la schizophrénie, j’ai beaucoup développé l’histoire de Sabina Spielrein. Elle est la preuve vivante que l’histoire de la Russie a modifié sa conception de la schizophrénie. On discute beaucoup pour savoir si Freud au départ accepte la dualité des instincts proposée par Sabina Spielrein. Après la Première guerre mondiale, il dit : oui, on peut admettre qu’il y a un instinct de vie, un instinct de mort ; comme par hasard, il avait perdu certains membres de sa famille, victimes de la première guerre mondiale.
La place de Foucault
On oublie toujours que L’Histoire de la folie à l’âge classique est une thèse de philosophie, présentée devant un jury présidé par Canguilhem, à la fois philosophe et médecin, auteur d’une thèse de médecine remarquée sur Le normal et le pathologique. Alors que Foucault a fait de l’histoire, mais plus dans Naissance de la Clinique que dans l’Histoire de la folie. On vient de publier ce livre très étonnant, de ce voyage que fait Foucault à la clinique du suisse qui a découvert l’imipramine[5]. Je pense qu’il a une relation à la médecine qui est assez particulière. On met cela, d’une façon assez élémentaire, sur le conflit qu’il avait avec son père, qui était médecin, mais je pense qu’il y a aussi, sans doute, un problème personnel : il a voulu rester plus philosophe de la médecine qu’historien.
Cela a eu un mérite : cela a réveillé l’intérêt des psychiatres pour l’histoire. Par exemple, la thèse de Lacan commence par l’histoire de la paranoïa, chapitre qui est très long et je ne sais pas si on pourrait y rajouter grand-chose. Mais après, c’était devenu un exercice de style un peu vain. Les gens commençaient systématiquement par l’historique, et je crois que l’intérêt de L’Histoire de la folie de Foucault c’est que les gens se sont remis à faire une histoire plus sérieuse, plus philosophique. Pour moi, les derniers temps, je pense que c’est très lié à l’histoire générale, politique et conflictuelle.
A l’Evolution psychiatrique : le secrétariat général.
Toutes les sociétés ont leur vie interne. Le secrétaire général va être pris par Jean Ochonisky, membre de L’Evolution psychiatrique depuis 1964 qui avait pris un secteur infanto-juvénile rattaché à l’Hôpital Esquirol. Quand peu après il est tombé malade, j’ai repris le secrétariat général de 1988 à 1997 avec Georges Lantéri-Laura comme président. Il était formidable. Parce qu’il me disait toujours : « Fais ce que tu veux ! » (rires) A ce poste, il faut être un peu vigilant et je me suis repéré sur les Congrès Mondiaux de Psychiatrie. Par exemple, je suis allé au congrès organisé par l’APA à Honolulu. Cela m’a permis de comprendre le pourquoi du passage du DSM II au DSM III et même d’y participer. J’étais dans la séance où l’on a demandé que les sociétés qui avaient une classification des troubles mentaux la modifient pour la mettre en conformité avec le chapitre correspondant de l’OMS. Les seuls qui ont fait ça c’est l’APA. En France, il y a ce phénomène curieux, qu’alors que nous disposons d’une classification française des troubles mentaux, on ne l’a pas pas révisée. Il y a simplement Roger Misès qui a procédé à une révision des chapitres sur les enfants et les adolescents et a publié la CFTMEA qui elle-même a été révisée au fur et à mesure qu’on réalisait les classifications internationales. Les classifications, cela fait partie de ces sujets qui passent de mode. Et puis tout d’un coup, les controverses autour du DSM ont fait qu’on s’est à nouveau intéressé aux classifications. On a continué puisque l’Association Mondiale Psychiatrique a demandé aux sociétés françaises si elles pouvaient organiser un congrès pour son Jubilé, c'est-à-dire en l’an 2000. Je me suis occupé d’organiser ce congrès après avoir pris contact avec les sociétés françaises qui s’étaient multipliées. La plupart ont acceptés, sauf la SPP. Le président qui n’était pas médecin m’a répondu que la SPP ne participerait pas au nom du fait que la psychanalyse n’avait rien à voir avec la psychiatrie. C’est l’air du temps. J’étais très étonné parce qu’au cours du congrès du Jubilé, il y avait quand même des symposiums de psychanalyse !
L’identité spécifique de l’Evolution Psychiatrique
Je suis très fidèle à ce sous-titre : « Cahiers de psychologie clinique et de psychopathologie générale ». Ce qui est caractéristique de la revue, c’est que le contenu est très centré sur la clinique et la psychopathologie générale. Parfois, je lis des articles qui sont très éloignés de la clinique, ou d’autres qui ne sont plus de la psychopathologie générale mais une psychopathologie très limitée - j’entends « Psychopathologie générale » au sens de Jaspers, qui n’est pas forcément un sens partagé par les auteurs. Pour les articles qui sont soumis par les auteurs, on est étonné de voir qu’à certains moments, certains sujets sont dans l’air du temps.
Les évolutions récentes de la psychiatrie
Lors de l’organisation du congrès du Jubilé (Association Mondiale de Psychiatrie en 2000), quand on s’est adressé aux différentes sociétés par le monde, nous avons été très étonnés du nombre de réponses que nous avons reçu. Avec des sociétés dont on ignorait l’existence ou des sociétés qui réunissaient trois membres : parce qu’effectivement, il y a des pays où il y a trois psychiatres. (rires) C’était sur des milieux culturels extrêmement différents. Je peux évoquer que j’ai été très en contact avec le Japon où existe une psychiatre extrêmement moderne qui a une histoire très agitée, et qui est tout à fait différente de la psychiatrie japonaise traditionnelle des psychiatries occidentales. Il y a eu le fameux phénomène de la psychiatrie soviétique qui a donné lieu à une littérature abondante par exemple avec Cyrille Koupernik. C’est assez récemment que je viens de découvrir que beaucoup de ses dissidents, qui avaient été expertisés atteints de « schizophrénie torpide » et internés dans les hôpitaux psychiatriques du KGB étaient ukrainiens. Je les ai découverts à la faveur des événements de Kiev. Du coup, je crois qu’il faut tenir compte de cette grande variété de psychiatrie correspondant à d’autres cultures. À un moment donné, j’étais très en contact avec Driss Moussaoui, qui est marocain, formé en France qui défendait beaucoup une psychiatrie de langue arabe, sans que personnellement j’arrive à comprendre cette psychiatrie particulière. C’est l’intérêt de ces congrès mondiaux : nous avons peut-être un peu tort, en France de rester franco-français et de ne pas aller voir ce qui se passe ailleurs. J’ai beaucoup été en Amérique latine et au Japon et j’ai été très surpris de voir qu’au Japon, il y a deux mouvements psychanalytiques qui se sont développés : l’un affilié à l’IPA et l’autre lacanien. Alors ce qu’est qu’être lacanien… c’est déjà difficile en France mais au Japon ! (rires) Il sera très intéressant de voir ce qui se passera lors du prochain Congrès Mondial de Psychiatrie qui doit se tenir à Berlin en septembre prochain au cours duquel plusieurs sociétés françaises, dont l’Evolution psychiatrique, organisent des symposiums, et où le dernier numéro de notre revue « Pour l’histoire de la psychiatrie » sera présentée au stand de librairie de l’éditeur.
Les traités de psychiatrie
Si vous me demandez, pour conclure, quels sont les traités de psychiatrie que j’emmènerais sur une île déserte, je vous citerais volontiers 8 textes en français :
- Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie de Ph. Pinel (An II)
- Séméiotique ou Traité des signes des maladies de A.-J. Landré-Beauvais (1809)
- Traité de pathologie mentale dirigé par Gilbert Ballet (1903)
- Thèse de médecine d’Eugène Minkowski, La schizophrénie. Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes (1927)
- Thèse de médecine de Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932)
- Manuel de psychiatrie de H. Ey, P. Bernard, Ch. Brisset (6ème édition), Paris, 1960.
- Traité de psychopathologie de E. Minkowski, Paris, 1966.
- Dementia praecox ou groupe des schizophrénies de E. Bleuler, traduction française (1911) Paris, 1993.
[1]Contribution à l’étude de l’encéphalographie gazeuse en psychiatrie., thèse de 1958.
[2]Colloque international sur la Chlorpromazine et les médicaments neuroleptiques en thérapeutique psychiatrique. Colloque du 10, 21 et 22 octobre 1955. Les 147 Communications ont été publiées en 1956 dans un numéro spécial de la revue l’Encéphale et ensuite édité en un volume chez Douin.
[3] « Schizographie », présenté par J. Lévy-Valensi, Pierre Migault et Jacques Lacan, Les Annales Médico-Psychologiques en 1931 t. II, p. 508-522.
[4] Quatre CTRS ont été créent : P. Sivadon à Ville-Evrard pour les malades de la Seine, Le Guillant pour les femmes de la Seine à Villejuif, Tosquelles à Saint-Alban et un dernier par H. Ey à Bonneval. Quatre médecins qui étaient aussi bien actifs aux Annales qu’à l’Evolution (Ndlr).
[5] Bert, J.-F., Basso, E., Foucault à Münsterlingen. A l’origine de l’Histoire de la folie, Paris : EHESS, 2015. Ce livre a reçu le Prix 2016 du jury de l’Evolution psychiatrique.