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Jeudi 17 septembre 2015

"Des principes de la psychopathologie"le 17 septembre 2015 

                Nous allons donc, pour ouvrir l’année, aborder la question du domaine de la psychopathologie, ce pourquoi nous sommes rassemblés, ce qui nous concerne et, je vous dirais, que pour aborder un domaine quel qu’il soit, il conviendrait d’abord d’en apprécier la valeur, l’intérêt, ensuite bien sûr les limites, dans un troisième temps, quel est le trait spécifique des éléments concernés dans ce champ et enfin ce qui serait la méthode utilisée dans ce domaine. 

                Ces conditions pour aborder un champ d’études sont celles-là même d’Aristote. D’Aristote qui, comme vous le savez, était avant tout un biologiste, c’est-à-dire que le modèle de son savoir était celui de sa nature, et qui, vraisemblablement, serait aujourd’hui plutôt surpris, sinon horrifié, de voir que le triomphe actuel de ce qui fut sa discipline, c’est-à-dire le biologisme, se dispense de tous ces préalables que je viens d’énoncer, de rappeler, et que sans aucun préalable ni réflexion, ce biologisme fait basculer le pouvoir de décision d’un sujet du côté de son corps alors que le propre de notre espèce dans le champ animal - c’est un très ancien problème et en particulier celui des philosophes de l’Antiquité - le propre de notre espèce dans le champ animal est d’exercer sur ce corps un pouvoir de domination et qui est, justement, ce pouvoir, exercé par la psyché. Et de telle sorte que pour Aristote et afin de rester à lui - qui comme on le voit,  était tout à fait en progrès par rapport au biologisme actuel - l’étude de la psyché était investie de la valeur suprême, suprême sur toutes les autres sciences puisque cette étude concernait l’instance de ce qui fait la domination de celui qu’on appelle l’humain, domination sur le corps, domination sur la femme, sur l’esclave, sur les enfants, sur le prisonnier de guerre etc.

                Cette domination propre à la psyché s’exerçait donc avant tout sur le corps, était supposée devoir s’exercer avant tout sur le corps, au nom de cette valeur spécifique de l’espèce humaine, la «sophrosyne» que nous traduisons par «tempérance», et je ne saurais assez vous recommander le livre d’Aubenque sur la question de la tempérance chez Aristote... la tempérance. Ce qui veut dire que le maître ne se laisse pas aller à ce qui lui viendrait, entre autre, du corps et cela jusqu’à renoncer du même coup à la jouissance, ce qui trouve son apogée chez les Stoïciens. Alors que l’esclave, lui, est à proprement parler l’instrument du maître, ce qui est écrit en toutes lettres dans cet ouvrage d’Aristote «Le Politique». Maître qui lui laisse à l’esclave, qui lui délègue la jouissance. L’esclave a à jouir de son corps au bénéfice du maître.

                Evidemment il n’y a pas d’approche chez Aristote de la moindre psychopathologie mais si l’idéal tel qu’il figure dans ses propos, si l’idéal du maître c’est donc l’insensibilité, l’état à proprement parler d’apathie - on prendra pour exemple ce malheureux Sénèque que Néron avait condamné à mort parce qu’il en avait assez de celui qui voulait justement lui conseiller quelque contrôle pour corriger son intempérance, le malheureux Sénèque assiste, impassible, au sang qui coule de ses veines alors qu’il exécute l’ordre, la sentence de mort donnée par Néron -

 si l’idéal du maître c’est l’insensibilité, la pathologie, donc, voilà, nous entrons enfin dans la question de la pathologie, eh bien c’est, comme son nom l’indique, la pathologie - c’est de «pathein», «pathein» c’est pas d’abord souffrir, c’est tout simplement de recevoir des sensations, d’être sensible, autrement dit de recevoir son message non plus de l’âme, de la psyché mais de l’environnement, du corps et donc d’être exposé à des passions et d’être en mesure d’y répondre à ces passions. Voilà ce qu’est pour Aristote la pathologie, telle en tout cas, qu’on peut la déduire de son propos.

                Ce qui est remarquable c’est que le corps apparaît donc clairement comme séparé du sujet au même titre que l’environnement dont il fait partie ou de la nature et, si doit s’exercer sur lui une domination qui laisse entendre à tout propos, à tout moment son caractère viril, on voit bien que le corps finalement, chez chacun, se présente comme féminin, le corps comme féminin et sur lequel doit s’exercer ce pouvoir de domination propre à l’homme et qu’il doit à cette instance qui s’appelle la psyché.

Le corps féminin, partie de l’environnement est de telle sorte qu’il a pu arriver à un peintre, je n’ai pas retrouvé lequel, de pouvoir dire que «tout paysage est avant tout une femme». Voilà qui ne peut qu’encourager les paysagistes !

On voit bien dans cette démarche que l’idéal concerne la virilité en tant qu’identifiée à la maîtrise sur l’entourage, sur la périphérie, sur l’environnement dont le corps, maîtrise ininfluençable, insensible, froide ; et de telle sorte que cet idéal rencontre les autres, ceux qui n’en relèvent pas, c’est-à-dire les femmes, les enfants, les esclaves, le corps comme on vient de le voir, toutes catégories qui ont, le maître, qui ont, ce maître, à le servir, servir à vérifier ce qu’il en est de sa réussite, autrement dit le devoir de jouir pour lui.

                Le travail de Freud vient de façon intéressante confirmer, s’il le fallait ce type d’avancée que je vous propose et qui concerne le mécanisme de la Verneinung, la dénégation. Ce que dit Freud c’est que dans un premier temps l’enfant est dans un état de Bejahung, c’est-à-dire que ce qui lui vient de l’environnement, il le goûte et soit l’incorpore, soit le rejette. Il n’y a pas de grands efforts à faire pour vérifier que ce que l’enfant ainsi dans ce temps premier incorpore, ce sont les éléments qui lui paraissent rattachés à la virilité alors que les autres semblent justement la défier ou la contrarier ou la nier. Opération de Bejahung, façon de dire «oui», de n’accorder l’existence qu’à ce qui se trouve porter une marque phallique.

                Le point qui nous concerne plus précisément, le point sensible, délicat, fragile est celui de la limite entre le maître et l’environnement, l’endroit où se fait la transmission de l’impératif afin de montrer que cette limite est d’une qualité spécifique, originale. En effet, elle n’est pas de l’ordre d’une frontière comme on pourrait facilement l’imaginer puisqu’une frontière sépare d’un espace étranger, d’un territoire étranger. Or, le corps, il est préférable de supposer qu’il ne serait pas trop étranger au sujet auquel cas il se manifesterait sous cette forme clinique remarquable et qui s’appelle l’hypocondrie. Mais pour que ce corps soit dans un rapport convénient avec la maîtrise qui est censée s’exercer sur lui, il est supposé un type de limite que Lacan a signalé, introduit en disant que loin de constituer la linéarité d’une frontière, elle était fondée sur la spécificité d’une frontière, d’une ligne moebienne. Comme sûrement certains parmi vous le savent déjà ou peut-être pas encore, une bande moebienne se distingue d’avoir, certes, comme toute bande, deux côtés mais une seule face puisque le retournement en un point de cette bande permet ainsi  la continuité des deux côtés de telle sorte qu’en chaque point, elle présente un envers, un envers qui néanmoins n’est jamais distinct de l’endroit, est en continuité avec lui.

                Il convient donc de donner à cet environnement un qualificatif spécifique puisque à la fois il est hors de l’espace du Maître, il est hors une limite et cependant il n’est pas dans un territoire étranger. Il est dans cet espace que Lacan essaye d’introduire dans une pensée qui, ordinairement le néglige, et qui est l’espace Autre, pas le même et pas l’étranger, mais Autre, pas le même que le Maître mais néanmoins pas étranger c’est-à-dire n’appartenant pas à un maître différent, tout simplement Autre, de l’autre côté de la bande de Moebius, c’est-à-dire finalement relevant de la même face.

                Il y a chez l’hystérique une interrogation permanente, une provocation faite au père, provocation de ne pas trouver son espace propre à elle, ce qu’elle estime ne pas être un espace propre, cette provocation de devoir donc se référer, se faire adopter par un père étranger. Et si elle ne trouve pas son espace propre, c’est-à-dire l’espace de l’Autre c’est que justement, elle ne peut tolérer que le maître ne soit absolu, puisque justement il se trouve dans l’incapacité de faire ranger sous la bannière de sa maîtrise tous les éléments de l’espace, la totalité du champ et il faut dire que ce défaut, propre au maître, propre à tout maître est apparu très tôt justement aux Grecs en leur ouvrant un abîme d’interrogation concernant l’incommensurabilité de la diagonale du carré avec son côté. Comment pouvait-il se faire que l’unité, celle du côté du carré par exemple, s’avère incapable d’apporter la mesure exacte de la diagonale du dit carré ?

                De telle sorte que la maîtrise pose aussitôt la question de savoir si la relation à cet espace qui lui échappe, occupé par le corps, les femmes, les enfants, les esclaves, etc, eh bien si cette maîtrise va s’exercer sur cet espace par un effet de tyrannie, de police, de dictature ou bien par l’intermédiaire, par le biais, par le biais tiers d’une convention. Le propre de notre culture c’est bien que entre le Un de la maîtrise et ce champ de l’Autre, entre l’Un et l’Autre, il y a cette médiation exercée par un tiers qui, depuis la religion, se trouve doté des attributs de la paternité ; et en tant que celle-ci a la particularité, une fois dotée de ces attributs, ladite instance, de les mettre l’un et l’autre, le maître aussi bien que l’esclave, de les mettre à son service qui est celui d’avoir à se reproduire. Le maître se voit dès lors légitimé du fait d’être le délégué de cette instance tierce. C’est une opération qu’au quatrième siècle, l’empereur Constantin a parfaitement enregistré et qui, depuis, marque systématiquement les modalités du pouvoir en Occident, légitimité aussi bien du Maître que de l’Autre, de ce qui occupe le champ de l’Autre, du fait d’être ensemble au service de ce tiers. Le Maître effectif se voit ainsi frappé d’une délégation de pouvoir sur cet Autre, destiné comme lui à un service partagé, une collaboration et, ce qui nous intéresse - et c’est bien pourquoi je fais ce détour inaugural - c’est que c’est ce champ-là, c’est-à-dire de la symbolisation du caractère de la maîtrise puisqu’il devient, le maître, le symbole de sa limite et de l’association de ce qui peuple ce hors limite à l’exercice d’un service partagé avec lui, ce qu’on appelle plus ou moins la civilisation, eh bien c’est ce champ, celui de la symbolisation qui se trouve destiné à être le lieu sensible de la pathologie, de la psychopathologie.

                Nous avons, en cours de route, nous avons balisé trois dimensions qui sont liées et que vous aurez l’occasion de rencontrer fréquemment dans les enseignements qui vous seront donnés.

                L’une de ces dimensions et qui occupe, donc, le champ de la psyché, c’est cette dimension du Symbolique. Symbolique en tant que, comme je viens de l’introduire, le signifiant «Maître» se trouve symboliser ce Réel qui lui fait défaut, qui lui manque, qui marque sa limite et qui se trouve habité, peuplé par un certain nombre d’objets et de figures, d’instances et - jusqu’ici je me suis contenté de situer le corps, la femme, les enfants, les esclaves etc.. - le signifiant «Maître» devenu donc le symbole de la limite de son pouvoir, mais en même temps du lien qui noue Réel et Symbolique mis au service d’une commune jouissance.

                Deuxième dimension et que je viens de faire intervenir et qui est celle du Réel, ce Réel qui donc se montre résister à la prise par le signifiant Maître, par le Symbolique, opération qui est le propre de tout système formel au grand étonnement des algébristes comme Hilbert ou des logiciens comme Gödel . Ceux-ci ont rencontré le fait qu’il n’est pas de système formel qui puisse se clore ; tout système formel se conclut sur un impossible, un reste impossible à formaliser. Deuxième champ, donc, qui est celui du Réel.

                Et enfin le troisième qui est le champ de l’Imaginaire, celui de la représentation, celui de ma silhouette dans l’espace et dont il est remarquable - puisqu’il y a une clinique de la difficulté ou de l’impossibilité à se faire représenter dans l’espace et qui s’appelle la phobie - eh bien, représentation qui stipule que je sois marqué par l’instance phallique pour avoir droit, le droit d’y figurer. Ceci ne manque jamais d’interroger bien sûr les femmes dans la difficulté où elles vont se trouver à devoir à la fois être en mesure par leur présentation, à être en mesure de susciter le désir c’est-à-dire de venir s’inscrire dans la périphérie phallique sans pour autant tomber dans l’excès qui les ferait provocatrices et de mauvaise réputation.

                A ce propos du champ de la représentation et qui se trouve ainsi comme on le voit, dûment limité puisque n’y figure que ce qui est digne en quelque sorte de se trouver représenté, il nous faut, à cet endroit, convenir que le champ de la vision est systématiquement marqué par une erreur. Une erreur fondamentale d’abord, puisque la forme y est toujours perçue comme totale ; nous avons une difficulté interne à accepter des formes qui soient entamées. S’il fallait en donner un exemple, j’évoquerais par exemple les sensations du membre fantôme ou encore l’agnosie des hémiplégiques dans l’incapacité où ils se trouvent de se représenter eux-mêmes comme étant amputés ou divisés. C’est une représentation impossible puisque le propre justement de la vision est de ne concevoir la forme que comme totale. Et puis, pour une raison qui, elle, est en général plus facilement méconnue ou ignorée, c’est qu’on ne retrouvera dans le champ de la représentation que des représentants de l’instance tierce, mais jamais l’instance tierce elle-même dont la propriété est d’être hors champ, supposée au sommet d’une montagne volcanique et orageuse par exemple, mais en tout cas jamais dans le champ lui-même. Et de même que on ne trouvera jamais dans le champ de le représentation la cause de l’objet du désir dans la mesure où sa propriété est d’être non spécularisable, c’est-à-dire de n’avoir ni droite ni gauche et vous ne pouvez faire figurer dans le champ de la représentation un tel objet.

                Ces très rapides remarques concernant le champ de la vision sont faites pour souligner combien l’observation clinique qui, étant médicale, est fondée essentiellement sur la vision rate, manque ce qui est ici essentiel tout en restant bien entendu persuadée de son bon droit. Ceci est encore plus aigu dans le champ de la psychopathologie où là encore la prévalence accordée à la vision va s’attarder sur les troubles du comportement, c’est-à-dire visibles, mais risquera, je dirais, de tenir à l’écart que la méthode propre au champ qui nous concerne c’est l’écoute, le propos du patient.

                Alors que j’étais jeune interne en psychiatrie, un psychiatre qui, à l’époque, avait un nom, un professeur de psychiatrie, m’avait interpellé alors que jeune interne en médecine, j’errais dans les couloirs ne sachant pas très bien quel mode d’abord avoir avec ces malades de psychiatrie, ce professeur m’a demandé si je savais prendre une observation en psychiatrie. Bien sûr, je ne savais pas, je connaissais un peu de médecine, un peu, moyennement, beaucoup, comme on voudra, mais enfin c’est ce que je connaissais et donc il m’a demandé de le suivre et voilà la leçon qu’il m’a donnée : nous nous sommes assis au chevet d’une malade, il m’a demandé de prendre un papier, un stylo et de noter tout ce que la malade dirait. Alors avec fébrilité je me suis livré à cet exercice, j’ai accumulé les pages de tout ce qu’elle disait et puis, au bout d’une heure, à la fin, il m’a dit : «Bon, bien voilà, vous avez l’observation de cette malade.» Ce n’était pas mal, ce nétait pas idiot.

                En tout cas, avec ces trois instances dont je vous ai tracé les caractéristiques et en tant qu’elles sont au fondement de la vie psychique, nous entrons enfin dans ce qui est le domaine de la psychopathologie. Ce que nous observons en effet comme manifestation psychopathologique repose sur la contestation du sujet à un ordre qui prive le maître de la jouissance et qui prive le serviteur d’être reconnu. Si vous allez dans «La phénoménologie de l’esprit» chez Hegel, vous verrez que c’est ainsi qu’il commence ladite phénoménologie. Avec ce fait que nous pourrions ajouter pour nous distraire, c’est que, lorsqu’il se produit que le maître veut jouir comme l’esclave et que l’esclave veut gagner la maîtrise qui est celle du maître, lorsque ce type d’évènement se produit, nous ne sommes jamais loin d’une révolution. Révolution qui, comme nous le savons, va rétablir l’ordre antérieur si ce n’est que les maîtres auront changé, ce sera le Tiers Etat à la place de la Noblesse, mais en tout cas le dispositif reprendra ses règles antérieures. On ne saurait oublier par exemple que lorsque à la fin du règne de Louis XVI, les nobles de la Cour s’amusaient à jouer les bergères et les bergers, autrement dit, à goûter des jouissances pastorales, paysannes, campagnardes nous n’étions pas loin d’une démission du pouvoir et, je dirais, du même coup, d’un appel d’air qui n’a pas manqué de se produire avec, à la clé, très rapidement, l’exercice d’un pouvoir despotique puisqu’on venait de vivre l’échec de ce caractère, de cette convention de la relation entre le maître et le serviteur et que j’ai évoquée à l’instant. En tout cas il est clair que l’on assiste à un phénomène, à un effet de sécularisation croissant, et sans que la pensée laïque, malheureusement, ne soit en mesure de reconnaître dans cette instance que la religion a doté d’attributs paternels et de qualités paternelles, sans que la pensée laïque - celle que l’on pourrait espérer des philosophes bien sûr - soit en mesure de reconnaître que cette instance, que ce caractère paternel de ladite instance n’est que le nom N - O - M donné pour personnifier, humaniser ce qui, en dernier ressort n’est qu’une instance Une, phallique dans l’Autre et qui nous contraint de penser sans avoir elle-même rien qui soit spécifiquement humain. Cette instance, elle se contente de rester Une dans l’Autre, ce que Lacan appellera l’au-moins-un, c’est-à-dire celle qui échappe à la numération et que personnifie parfaitement le zéro. Si vous souhaitez avoir une notion passionnante sur ce qu’est le nombre un et son importance, il faut vous rendre chez  Frege dans ses «Etudes sur les fondements de l’arithmétique» et sur les questions essentielles pour nous qu’il est amené à traiter.

                Pathologie donc liée à cette contestation dépendante d’un défaut de jouissance, d’une inégalité de jouissance, d’une mauvaise répartition – il y en a qui se rempardent de leur narcissisme et d’autres qui sont là condamnés à devoir jouir de leur corps, jouissance volée puisqu’elle est en plus à son bénéfice, ça s’appelle l’exploitation ! - donc contestation de cet ordre, donc de l’ordre symbolique dont la propriété est ainsi de nouer pour un intérêt, au nom d’un intérêt tiers, l’Un et l’Autre, et venant dès lors introduire, ladite contestation, le discord entre le Maître et l’Autre, entraînant une dis-jonction de leur espace, des conflits d’intérêt et une méconnaissance de l’appartenance à une même communauté. Si nous assistons aujourd’hui à des passions d’appartenance communautaire c’est peut-être d’abord parce que cette communauté là, première, est venue à faire défaut.

                Cette contestation de l‘ordre symbolique se trouve maîtresse de la pathologie des névroses c’est-à-dire du refus de voir sa jouissance entamée par un manque de quelque côté que l’on se trouve, refus de devoir figurer dans le champ des représentations au titre de semblant puisqu’on n’y est jamais que délégué par cette instance, refus de cette aliénation qui consiste à devoir vivre pour un autre et par un autre puisque difficile de vivre si cette instance phallique vient à manquer.

                Quant à la psychose, il se trouve que Lacan est venu poser que les psychoses étaient liées au défaut d’admission, c’est-à-dire à la forclusion ; non pas au refoulement, au déni, au rejet mais au défaut d’admission du signifiant qui indexe, qui est l’index du père, refus du Nom-du-Père et donc de l’instance qui donne son sens sexuel à l’ensemble des signifiants, cette fameuse libido que Freud a eu la surprise de découvrir - quel choc et aussi quel courage de sa part ! - de venir affirmer dans une Vienne démocrate chrétienne que la parole ne parlait que de sexe, que de libido, de cette libido interdite ou refoulée et qui n’est que l’expression de ce pacte, de cette convention que j’évoquai tout à l’heure entre le signifiant maître et le corps, entre le signifiant maître et la femme, entre le signifiant maître et les enfants, etc.

                Donc la psychose comme étant liée pour Lacan à la forclusion de ce Nom-du-Père, de ce Nom-du-Père d’ailleurs qui fait du partage des sexes un impératif puisque l’homme et la femme se trouve évidemment fonctionner - ce sont des fonctionnaires -  fonctionner à son service et il est bien évident que les dissertations actuelles sur le genre ne sont que des façons de témoigner, d’illustrer la forclusion exercée, je dirais, par la culture dans des zones limitées et déclenchant la fureur identitaire ou religieuse intégriste dans d’autres, la forclusion dans notre culture du Nom-du-Père puisque hommes et femmes ne deviennent plus, en quelque sorte, que des vêtures occasionnelles, que chacun peut à sa guise, endosser, en changer, abandonner, renoncer, autrement dit relever d’un pur ludisme. De telle sorte que cette récusation de l’ordre symbolique, ce qui est sûrement le plus difficile pour un sujet parlant à admettre, c’est-à-dire cette amputation de jouissance qu’implique la parole, eh bien cette contestation se trouve à la clé des névroses et de la psychose.

                Mais nous nous trouvons aujourd’hui, comme j’essaye très rapidement de l’introduire, devant une nouvelle étape et qui est que cette forclusion du Nom-du-Père, c’est-à-dire cette liberté laissée enfin à la fantaisie de chacun, non pas à son fantasme qui, lui, est très contraignant, mais à sa fantaisie et au point que le lieu d’où il reçoit ses messages, les messages propres à guider sa conduite sont devenus énigmatiques - le plus souvent c’est l’opinion publique comme on dit c’est-à-dire ce qui vient de la part des médias qui jouent un rôle de plus en plus grand dans la façon de penser et d’organiser son style - donc aujourd’hui cette forclusion est à la source d’une pathologie neuve qui est par exemple la passion égalitaire, enfin, répartition égale… Comment obtenir enfin une répartition égale des jouissances et des mêmes jouissances chez chacun. On le met au compte de la devise républicaine alors que l’égalité qui figure sur le fronton de notre mairie a évidemment un tout autre sens que celui-là, mais peu importe, ce n’est pas le problème ici.

                En tout cas donc, naissance d’une passion égalitaire et, pourquoi pas, dirons-nous, tous semblables dans le rapport à la jouissance. Malheureusement en difficulté, ladite passion, avec la discordance qu’introduit la dissymétrie propre au langage, puisque le propre du langage sera toujours d’entraîner un type de découpe de l’espace entre l’un et l’autre, il y aura toujours l’Un et l’Autre quelle que soit notre passion égalitaire et quel que soit le sexe que l’on voudra mettre d’un côté ou de l’autre. Cela n’y changera rien : que l’on aspire à voir des femmes prendre, assumer le pouvoir politique n’en a jamais changé la nature ni même les modalités d’exercice si ce n’est que, en général, elles se montrent d’une fermeté plus grande. On dit «la dame de fer», ou fermeté, de Catherine II ou de Christine de Suède, qui vous voudrez, ou Eva Peron ou Madame Kirchner, etc. se montrent toujours d’une fermeté infiniment, enfin beaucoup plus grande que celle de l’homme qui, lui, sait que le pouvoir du maître est limité. Ce que une femme, et en tant qu’elle occupe l’espace Autre, ignore : car dans le champ Autre, et c’est là une spécificité essentielle, il n’y a pas de limite. Et de telle sorte que, c’est bizarre à dire, c’est toujours depuis le champ.... depuis ceux qui occupent le champ Autre que viendront les pouvoirs qui vont se révéler despotiques et tyranniques.

                Passion égalitaire donc, sans qu’il n’y ait plus de référent tiers pour venir associer l’un et l’autre - puisque ceci ne manque pas de se produire - et éviter donc que le rapport ne soit traumatique. Je dirais volontiers, au vu de mon expérience, que les rapports au sein des couples aujourd’hui sont devenus de type traumatique c’est-à-dire non dialectisable : « Ya rien à dire», «C’est comme ça !».

                Je viens donc de vous dire, en cours de route que si d’abord, à l’étude d’un champ, il faut mesurer sa valeur pour savoir si cette étude vaut la peine, le moins que l’on puisse dire c’est que le champ de la psychopathologie a sûrement la plus grande des valeurs puisque, comme on le voit, elle vient concerner chacun dans son fonctionnement aussi bien intime que social, les deux étant bien sûr indissociables : il n’y a pas un dedans et un dehors comme j’ai essayé de le faire entendre. Il y a l’Un et l’Autre et puis éventuellement le tiers ou sinon le trauma.

                Avec ce regret - pour que je ne sois pas entendu, je dirais, comme nostalgique, ce qui n’est en aucun cas le sens de mon propos - le regret que le milieu dit des intellectuels soit aussi imperméable. Mais comment cela pourrait-il être autrement et différent ? Etre aussi imperméable à la nécessité de prendre la mesure du rôle décisif de cette instance tierce laïcisée et présente, je dirais, sous ce nom dont Lacan dit qu’il est déjà excessif de le prononcer et qui est celui de «phallus».

                En tout cas, la valeur de notre champ ne fait pas de doute. Ces limites n’en font pas non plus puisque ce sont celles finalement de notre spécificité humaine dans le champ animal. On n’a jamais vu d’animal être psychopathologique sauf à avoir une lésion organique ou être un animal domestique, alors ceux-là ils attrapent de l’eczéma bien sûr, le nôtre.

                Quel est le trait spécifique des éléments qui constituent ce champ si ce n’est celui de la discordance qui fonctionne entre l’un et l’autre et que la convention, je dirais, liée à une éventuelle référence tierce ne permet pas de parfaitement résoudre ? La guerre au sein des couples a toujours existé malgré, je dirais, cette ternarité reconnue et peut-être aussi bien à cause d’elle. Disons donc que le trait spécifique si situe au niveau de cette frontière, de cette limite entre l’un et l’autre et de ce que pourront être leurs rapports. Est-ce qu’il pourrait y avoir entre eux un rapport dont Lacan dirait «qui soit inscriptible» - ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour des raisons qui vous seront éventuellement développées - ?

                Enfin, toujours pour suivre Aristote, notre maître, il y a la question des méthodes : non pas négliger la vision, mais en tout cas renoncer à ce qu’elle soit maîtresse du domaine  - nous ne sommes pas dans le champ médical, l’analyse des troubles du comportement nous permet de dresser un catalogue, mais de ne rien saisir - mais d’être à l’écoute puisque, et cette conclusion, je dirais, dans sa simplicité, est sûrement la plus lourde de conséquences puisque c’est du rapport de cette espèce animale que nous sommes au langage que nous devons à la fois cette vie psychique bizarre - qui n’a pas spécialement à s’enorgueillir si on y fait un peu attention, si on suit un petit peu le fil des réactions ou des pensées qui viennent, il y a vraiment pas de quoi se vanter - et à qui nous devons la psychopathologie, c’est-à-dire ce qui reste le caractère très primitif, il faut bien le dire, de la relation que nous avons à notre propre corps et aussi bien à la relation que nous avons dans le couple.

                Cette relation dans le couple, ce défaut propre à la relation, Freud en situait le malaise dans la civilisation. Il est clair que l’affranchissement des règles de conduites, des règles dites morales, la liberté des moeurs n’a jamais garanti le bonheur. Le propre du travail de celui dont nous nous inspirons, c’est-à-dire Lacan, le propre de ce travail était de se focaliser sur l’impossibilité, comme il le disait, du rapport sexuel ; que le rapport entre un homme et une femme ne soit pas inscriptible puisqu’il ne peut y avoir de rapport qu’entre ce qui est écrit. Et peut-être, dans cette approche très succincte que j’en ai donnée, en devinez-vous les possibles linéaments. Donc, lui, son travail était focalisé sur ce malaise propre à la vie de couple et dont jusqu’au dernier moment il a gardé l’idée que d’autres écritures pouvaient peut-être en permettre la résolution. Non pas nous guérir de tout impossible puisque c’est le propre de tout système formel..., il n’y a que le délirant qui croit que tout est possible. Mais en tout cas déplacer cette impossibilité que nous vivons dans le  langage au niveau des sexes, dans le rapport sexuel, la déplacer sur quelque autre relation, je ne sais pas, à dire vrai, dans laquelle ce pourrait être, mais en tout cas d’estimer que ce type de malaise dans la sexualité pouvait rendre compte de ce qui avait scandalisé les élèves de Freud quand il avait sorti son idée de pulsion de mort, d’un Thanatos, qui venait, je dirais, combattre Eros, mais dont on peut peut-être mieux situer l’importance de ce Thanatos, c’est-à-dire, de ce voeu collectif que ça s’arrête enfin, dans la mesure où Eros se trouverait, pour nous, marqué de difficultés qui pourraient finir donc par le rendre assez insupportable pour faire espérer que ça en finisse. C’était en tout cas le sens du travail que, entre autre, dans notre école, nous poursuivons.

Notes