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Quand
Dimanche 5 février 2012

Bonsoir, si vous voulez, nous allons commencer par jouer aux devinettes, je vais vous lire un texte et sans doute ceux d’entre vous qui ne sont pas très familiers de la littérature dramatique  - du reste, est-ce qu’on lit le théâtre ? - vont se demander ce que cela peut bien être. Mais rassurez-vous, très vite un certain nom propre, quelques termes ou notions vous mettront sur la piste…et au final vous n’aurez même pas à donner votre langue au chat…

Voici…

 Alors que le public est presque installé, une discussion monte derrière le rideau d’avant-scène entre les comédiens :

Orlane : Qu’est-ce qu’il veut exactement ?

Kate : Je ne comprends rien ! 

Thérésia : C’est quoi cette pièce ? 

Orlane : Improviser, ouais, d’accord, mais je veux savoir ce que je dois jouer ! 

Aurélie : Quoi !? C’est à peu près la même chose que la Commedia dell'arte… 

Eric : Tu me donnes un canevas, je te le fais ! Direct ! 

Kate : Oui, mais un canevas détaillé, alors ! 

Aurélie : Attends ! Moi, j’en ai fait de la Commedia en métropole…

Aliou : Ah, non, pas de masque !

Aurélie : J’ai fait un stage avec un grand spécialiste italien, je connais, moi ! 

Aliou : Pas de masque ! Moi c’est avec le visage ! Tout est dans le visage ! 

Kate : Les expressions et à la rigueur une touche de maquillage ! 

Thérésia : Et elle est où la maquilleuse ? 

Aurélie : Le public a payé, qu’est-ce qu’on fait ?

Eric : Il est où le metteur en scène ? Il est reparti en Métropole ou quoi ? 

Orlane : Le Maître ?!

Eric : Maître ! Comme s’il n’y avait pas de bon metteur en scène en Martinique ?! 

Une voix : (Dans la salle) C’est quoi ce bordel !?

Alice, l’assistante (un travesti) apparaît à la limite du rideau et tape les trois coups. Surgit le metteur en scène qui était dans la salle à sa table de régie et monte sur le plateau

Le Metteur en scène : Ah, non, non, pas les trois coups ! Pas les trois coups ! Qui vous a  dit de ? ... ça ne se fait plus, c’est ridicule, ringard ! N’est-ce pas Mesdames  et Messieurs. Les trois coups, le brigadier, c’est la marque du vieux Théâtre ! Cher public, je regrette le désordre momentané que vous avez pu percevoir derrière le rideau et je vous présente mes excuses...bien qu'après tout, on pourrait voir dans cette effervescence spontanée de la troupe une sorte de prologue, disons, involontaire.

H (un spectateur depuis la salle) : J’en étais sûr !

Le Metteur en scène : Une remarque, monsieur ?

H : Je ne me permettrais pas ! Mais, j’avais tout deviné.

Le Metteur en scène : Deviné quoi ?

H : Que le coup du chahut, c’était dans votre pièce.

Le Metteur en scène : Ah oui ? Vraiment ? Et vous Mesdames, Messieurs, vous avez pensé que c'était un truc ? Il est vrai que cette confusion n'est pas si mal accordée au spectacle insolite qui vous attend. Mesdames et Messieurs, regardez.

Il montre un petit fascicule

Tout part de cette petite brochure de quelques pages, j’ai là tout ce qu’il me faut, absolument tout. Attention, ce n'est pas une pièce de théâtre, avec des dialogues, des indications scéniques etc. C’est juste un petit récit, à peine dialogué par-ci par-là, qui se déroule sur une île, en fait la Sicile. Mais j’ai pensé qu’il serait intéressant de l’adapter pour les Antilles. L’auteur de cette nouvelle ne vous est pas inconnu.

H et N, spectateurs récalcitrants, s’expriment le plus souvent en créole lorsqu’ils adressent leurs commentaires au public, en français lorsqu’il apostrophent le metteur en scène. 

H au metteur en scène : C’est là qu’on fait le public ?

Le Metteur en scène (clin d’œil goguenard) :Oui, allez-y, allez-y !

N : Son nom ! Son nom  !

H :  Mais taisez-vous donc !

N : J'ai bien le droit de savoir qui à écrit la pièce ! On a le droit de la savoir non?

H : On a payé nos places tout de même !

N : Qui c'est ? Qui c’est ?

Le Metteur en scène : Un peu de silence s’il vous plaît ! C’est quand même du théâtre, pas une réunion électorale !

H : Réunion électorale ?

N : Si c’était une réunion électorale, vous auriez déjà reçu des cailloux.

H : Mais je ne comprends rien, le spectacle, il est commencé ou pas ?

Le Metteur en scène : Justement oui monsieur, c'est commencé.

H, congestionné : Moi je veux du spectaculaire !

N : Du spectaculaire !

H : Nous ici, en Martinique, il nous faut du grand spectacle !Je ne suis pas venu de Saint-Pierre pour écouter une conférence.

Le Metteur en scène : Une conférence !?

H : Puisque c'est comme ça, je m'en vais !

Le Metteur en scène : Parfait ! Vous pouvez partir. Personne ne vous retient.

H : Puisque c'est comme ça, je reviens !

Le Metteur en scène : Eh bien, puisque c’est comme ça, revenez ! Mesdames et messieurs, si je me donne toute cette peine, c’est pour vous préparer à ce qui pourrait vous surprendre et même vous décontenancer dans le spectacle de ce soir. Alors, vous voulez savoir qui est l'auteur de la nouvelle ? Pourquoi je ne vous le dirais pas ?

N : Mais enfin, tout le monde peut le savoir qui est l’auteur, ça doit bien se trouver quelque part dans le programme.

H : Non, non, nous on joue le public qui dans son histoire est censé ne pas le savoir.

N : Ah ouais d’accord ! Eh bien, dites-le, dites-le, le nom de l’auteur !

Le Metteur en scène : Vous voulez le savoir ?

H : Ouais, c’est qui ?

Le Metteur en scène : C'est Pirandello.

H et N : Ouh la la, Pirandello…

N : Pirandello !!! Ah, ouais, le coup du théâtre dans le théâtre ! Les personnages qui cherchent l’auteur !

H : Pirandello !! N’importe quoi !...

Le Metteur en scène : Eh oui ! Pirandello! Mais rassurez-vous, le responsable, le seul véritable responsable de cette soirée, le maître d’œuvre, c'est moi, moi, moi, moi!J'ai pris une nouvelle de Pirandello comme j'aurais pu prendre celle d'un autre, mais je l'ai choisi, lui, parce que, il faut lui reconnaître cette qualité, de tous les auteurs de théâtre, il est le seul, je dis bien le seul qui semble admettre que le rôle de l'écrivain se termine avec le point final, au moment où il pose son stylo.

N : C’est la meilleure !

H : S’exprime en créole, le metteur en scène ne le comprend pas

Le Metteur en scène :  Attendez, attendez, je ne comprends rien, là ! Je vais appeler ma collaboratrice artistique. Alice, Alice, s’il vous plait ? Vous pourriez me traduire ce que dit votre compatriote ?

Alice : Des bêtises, Maître, des bêtises ! (En créole) Vous mes petits enfants, là, taisez-vous !

Le Metteur en Scène : Mais oui, messieurs, au théâtre la littérature, le texte, vous voulez que je vous dise ce que c’est ?

Alice : Rien !

Le Metteur en scène (à Alice) : Comment ca, rien ?

Alice : Absolument rien !

Le Metteur en scène : En effet, absolument rien !

N : Mais alors, qu'est-ce qui reste?

Le Metteur en scène : Qu'est-ce qu'il reste ?

Alice : Il reste l'acte scénique.

Le Metteur en Scène : Et l'acte scénique, c'est moi! (d’un geste impérieux, il renvoie Alice) L’œuvre, la voici ! (il montre sa brochure) Rien ! Ou pas grand chose ! Ce qui compte, c’est ce que je vais en  faire ? Et qu’est ce que je vais en faire, eh bien tout simplement la matière de l’acte scénique, mon acte ! Je vais m'en servir…

H : Quelle prétention…Plutôt que se servir lui même il ferait mieux de servir l'oeuvre et son auteur !

Le Metteur en scène : Oui, oui, je n’ai pas honte de le dire, je m'en sers, de même que je me sers des qualités des acteurs que j'ai choisis. Oui, au théâtre, ce que vous appréciez, ce n'est jamais l'oeuvre littéraire, mais telle ou telle représentation. Le texte ne vous parvient qu'à travers nous, à travers eux... et moi, ma conception, ma vision... Au fond, ce qui nous importe au plus haut point, c’est la vie. Or, la vie, obéit à deux nécessités contraires : Le mouvement et son suspens. La vie ne peut ni s'arrêter durablement, ni toujours se mouvoir. Il faut les deux. Le poète, l'artiste créateur, croit trouver la paix quand il aboutit et donne à son œuvre sa forme finale. Erreur ! En fait, cet achèvement c’est la mort de l’œuvre elle-même. Si au théâtre, une œuvre a une chance de survivre, c'est dans la mesure où nous parvenons à l’arracher à la fixité de sa forme écrite et à lui rendre la vie.

H : La vie, la vie, mais pourquoi il faudrait que l’art soit comme la vie ?

Le Metteur en scène : Mais oui, vous avez raison, il a raison, l’art diffère de la vie ! Il n’est pas : la vie.  Mais moi, j’imagine toujours que tout sculpteur, sitôt créée une statue, n'a qu'un espoir : qu'elle quitte son attitude, qu'elle bouge, qu'elle parle, qu'elle cesse d'être statue, pour devenir un être vivant. Ce que l'art a figé peut-il retrouver le mouvement et la vie ? Et comment y parvenir? C’est précisément ma question et c’est aussi celle du théâtre aujourd'hui. Après une journée de soucis, de difficultés, d'épreuves de toute sorte, le soir, au théâtre, les spectateurs, c’est bien normal, ils veulent se divertir.

H : Tu parles ! Avec Pirandello, c’est pas gagné! Un rien de créole si vous voulez : Sé pa missié ki ké fè nou ri !

Le Metteur en scène : N'ayez crainte. Je suis là et je m'occupe de tout. Je me flatte de vous avoir préparé un spectacle agréable, pourvu que les tableaux et les scènes s'enchaînent avec fluidité et rigueur. Pourvu aussi que mes acteurs répondent à la confiance que j'ai placée en eux. Une improvisation, bien sûr, mais une improvisation maîtrisée ! Tenez, regardez ! Top !

A l’étage, à la limite du premier balcon, une loge s’allume.

Vous voyez, on m’obéit au doigt et à l’œil ! Il y aura aussi un entracte. Mais je ne vous dis rien.

Le Metteur en scène (écarte légèrement un côté du rideau et appelle) : S'il vous plaît, monsieur Delor !

Delor  (derrière le rideau: Mais quel con !!! Quel emmerdeur...

Le Metteur en scène : Alice ? Qu’est-ce qu’il a dit, là… votre compatriote ?

Alice : Heu, il dit que c'est peut-être pas le bon moment.

Le Metteur en scène (répète) :Allons, s'il vous plaît, venez, monsieur Delor…

Delor :Encore un peu de créole Man pa ka allé pièce koté merde !

Alice : J’aimerais autant pas... crotte !

Le Metteur en scène : Je vous en prie, en présence du public, arrêtez de  protester.

Le Premier Acteur, habillé et grimé en Victor Gratiant, tenue d'officier d’aviation, apparaît devant le rideau très excité. Je m’en fous, vous m’entendez !

Alice : Je m’en fous, vous m’entendez !

Le Premier Acteur : Je proteste d'autant plus que vous osez, en présence du public, m'appeler par mon nom propre.

Le Metteur en scène : Je vous ai offensé ?

Le Premier Acteur : Oui, et vous continuez à le faire sans vous en rendre compte, en me gardant ici à discuter, après m'avoir forcé à paraître en scène.

Le Metteur en scène : Qui est-ce qui discute ? C'est vous qui discutez, pas moi. Je vous appelle pour que vous fassiez votre travail.

Le Premier Acteur : Mais j'y suis prêt. Quand ce sera mon tour.

Le Metteur en scène vexé : Je voulais vous présenter. Au public Je voulais vous le présenter.

Le Premier Acteur, réapparaissant : Non monsieur, vous n’avez pas à me présenter au public ! Ce n’est pas la première fois que je joue à l’Atrium ! Le public me connaît. Il sait que je ne suis pas une marionnette, moi, entre vos mains, que vous puissiez m'exhiber comme cette loge. « Vous voyez, on m’obéit au doigt et à l’œil ». Comme cette loge ou comme une chaise que vous auriez disposée ici plutôt qu'ailleurs pour un de ces effets de magie scénique dont vous raffolez.

Le Metteur en scène, les dents serrées, frémissant : Ne profitez pas de la situation. Ma patience...

Le Premier Acteur  l'interrompant :Quelle patience ? Il faut seulement vous mettre dans la tête que là, sous ce costume, Eric Delor n'existe plus, car Delor s'est engagé, ce soir, à improviser le rôle de Victor Gratiant. Pour trouver les mots qui doivent naître, naître du personnage que j'incarne, pour que mon action soit spontanée, pour que mes gestes soient naturels, il faut que Delor vive vraiment le personnage de Victor Gratiant, il faut qu’il devienne Victor Gratiant en vrai... et il l'est, oui, il l'est déjà ! Et c'est pourquoi, comme je vous le disais à l'instant, je ne sais pas s'il pourra s'adapter à toutes vos combines, vos surprises et autres petits jeux de lumière et d'ombre. Tout ce que vous avez concocté pour soi-disant divertir le public. Vous comprenez !? »

(fin de la lecture)

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Je ne vais pas vous lire toute la pièce. Vous avez bien sûr deviné, c’était le début de « Ce soir on improvise… » de Pirandello. Oui, je viens de monter cette pièce en Martinique, à Fort-de-France, d’où bien sûr le créole dont je vous ai donné il faut l’avouer une bien piètre idée.

La pièce a été écrite au début des années 30… Elle m’a toujours fasciné : cet aspect de prise directe entre le plateau et la salle, le metteur en scène, la troupe et le public, cette soi-disant improvisation si convaincante du fait qu’elle nous paraît frôler sans cesse la panne et que ça repart à chaque fois, ce mouvement par lequel on passe constamment d’un plan à l’autre nous apparaît d’emblée extrêmement dynamique.

J’ai toujours pensé que c’était là un traitement de choc susceptible de réanimer le mode de relation conventionnelle que le théâtre semble imposer au point que certains le revendiquent comme étant le seul qui tienne. Pour ma part - est-ce déjà la posture en question ? - je ne saurais adopter sans résistance ce régime de convention.

Artaud parle de danger. Les comédiens disent cela aussi : je sens que je dois me mettre en danger. Là, avec cette proposition de Pirandello, cette mise en abyme de la pratique théâtrale à travers une fiction de représentation improvisée, c’est le théâtre qui se trouve mis en danger. J’aime bien.

En effet, me faut-il l’avouer alors que je suis attendu ici comme homme de théâtre, eh bien, je n’aime pas le théâtre, je n’aime pas son caractère de pratique voire de cérémonie réglée ! La tradition, la convention, les genres, le classique, le contemporain… Bien sûr je fais du théâtre - comme pas mal d’autres et pas de façon si différente - mais j’ai toujours tendance à chercher le défaut, la faille… ou l’accident.  

Voilà, ce qui m’attire singulièrement dans « ce soir on improvise », c’est qu’on est au théâtre mais ce qui s’y passe est absolument inédit. Le public est censé participer à une expérience nouvelle, une tentative de création dramatique immédiate. Oui, mais en fait, tout a été écrit par Pirandello et vraisemblablement aussi, tout a été soigneusement mis en scène par un homme de l’ombre et bien sûr dans la fiction de cette représentation improvisée, un comédien joue le metteur en scène Hinkfuss, qui se conduit comme s’il dirigeait sur le vif.

Pirandello avait-il un compte à régler avec les metteurs en scène de ses œuvres ? Directement, je ne crois pas. La seconde présentation de la pièce à Berlin fit scandale, les Berlinois ayant voulu y voir une attaque sacrilège contre Max Reinhardt dont la figure dominait alors la scène allemande. En fait il est probable que Pirandello visait plutôt Erwin Piscator et sa technicité (« toutes vos combines, vos surprises et autres petits jeux de lumière et d'ombre ! »).  Surtout, je crois qu’il  poursuivait une analyse à la fois rigoureuse et pleine de fantaisie, des procédures qui fondent la pratique du théâtre et la représentation. Pour autant, il est évident que sa position n’est pas neutre…

Les dialogues de « Ce soir on improvise… » reflètent une formidable ironie à l’égard de ces égos hypertrophiés qui caractérisent le personnel artistique du théâtre, bien sûr le metteur en scène, ce grotesque, avec ses prétentions d’auteur, son goût de bricoler le texte original sans le moindre scrupule… et aussi les comédiens, chacun d’eux étant conditionné dans ses réactions par le souci majeur de soi-même. Oui, sous la revendication d’une authenticité intérieure dans l’épreuve du jeu, Pirandello nous suggère qu’il s’agirait plutôt d’une combinaison de frivolité et de narcissisme.

De quoi est-il question et comment Pirandello s’y prend pour mener à terme son entreprise ? Deux plans :

1° celui de la représentation improvisée qui sans doute a été répétée – jusqu’à quel point ? – et qui se déroule, sous la surveillance et les injonctions du metteur en scène avec les aléas inhérents à une telle entreprise : erreurs, cabotinage, discussions, conflits ouverts, mais aussi nombre de cas où transparaît que tel ou tel des comédiens navigue à vue ne sachant plus où en sont ses partenaires et cherchant à les rejoindre sur leur terrain.

Et puis :

2° la fiction, issue de la nouvelle intitulée Adieu Léonore. C’est l’histoire de Madame Ignazia, de Monsieur Palmiro, de leurs filles et de leurs relations avec de jeunes officiers d’aviation. Pour finir, après que Palmiro soit mort accidentellement, Victor Gratiant épouse Mommina. S’ensuit un épilogue qui met en scène ce qu’est devenu le couple dix ans plus tard.

Ces deux plans coexistent tout au long de la représentation se mêlant sans cesse de manière absolument jubilatoire.

Mais c’est quoi cette famille ?

À la base un père défaillant et une mère tyrannique. C’est elle qui porte la culotte. Elle ne cesse de faire état d’une frustration sans autre remède que la réussite de ses filles. Et comme la petite ville est toute proche d’un camp de formation d’officiers d’aviation, elle ouvre toutes grandes les portes de sa maison à ces jeunes gens qui viennent s’y amuser avec les filles. C’est parfaitement équivoque.

Comme elle le crie, alors qu’elle souffre d’une terrible rage de dents :

« Oh ! Mon Dieu ! Comme ça fait mal ! Oui, mon Dieu, frappe-moi, frappe-moi encore! Mais que je sois la seule à souffrir! Que l’expiation soit pour moi seule et tout le plaisir pour mes filles ! Oui, jouissez, jouissez mes petits canards et mes petites poulettes ! »

…Une scène inouïe, cette femme qui a tout de la mère maquerelle, le regard fixe, le visage emmailloté dans une serviette et qui sous le coup de la douleur se met à délirer sa position sacrificielle, c’est littéralement à mordre le tapis.

Il ne faut pas oublier que le metteur en scène conformément aux indications de Pirandello a d’emblée annoncé la couleur, en l’occurrence : « L’action se déroule ici à Fort-de-France ! » C’était pour moi un très bel enjeu de conduire les spectateurs à penser que cette pièce ou plutôt cette tentative d’improvisation était tout spécialement conçue pour eux et d’une certaine façon, les mettait en scène.  

Quant à l’ensemble, c’est un patchwork composé de morceaux assez hétéroclites qui mêle des théâtralités très contrastées. En quelques cas, Pirandello choisit d’excéder toute convention de genre pour toucher à l’essentiel, par exemple lorsqu’il fait entrer en scène le père blessé, ensanglanté, avec ses boyaux dans les mains et qui, tout en se plaignant d’avoir raté son entrée faute d’avoir été annoncé par la bonne, se met à jouer sa scène sur un mode épique – oui, à la Brecht - racontant tout ce qu’il avait prévu de faire, pour finalement réussir à nous toucher ainsi que ses partenaires. Il leur pose la question en aparté : « Et comme ça, ça va ? » Par où Pirandello marque au zénith de l’émotion jouée par l’acteur qui figure le père, la distance que tout interprète garde au théâtre avec les sentiments du personnage qu’il représente.

Au fond, toutes ces histoires sur la possibilité d’un théâtre qui en quelque sorte naîtrait de lui-même, Pirandello n’y croit pas, même s’il en fut, tout au long de son expérience, littéralement obsédé. Différents aléas que le metteur en scène ne parvient pas à éviter à la troupe, son souci de la fluidité et du rythme de la représentation, sa décision, ici et là, d’interrompre ou de couper, déclenchent une révolte des comédiens, quasiment une révolution. Le metteur en scène est démissionné et quitte la salle.

Ah ah !... « Enfin le théâtre ! Le vrai théâtre, le théâtre du vrai ! » Les comédiens restés entre eux refondent le pacte de l’acteur moderne. Ce pacte qui n’a qu’un seul tort à mes yeux, celui de confondre la sincérité et la vérité.

En fait, le personnage n'est pas à croire sur parole ; ce qu'il manifeste le plus souvent, c’est bien sûr son aveuglement. La vérité naît de cette division qu'il ignore et que la mise en scène a pour fonction de mettre en lumière.

Mais justement, les comédiens sont alors livrés à eux-mêmes. Suite à ce moment d’exaltation partagée, on revient à la fiction dont le projet n’a pas été abandonné. Dix ans sont passés. La mère et les sœurs – mais aussi bien les actrices - mettent à mal la beauté de Mommina pour qu’elle puisse aller au bout et du rôle et d’elle-même : cela passe par une terrible scène de ménage. Le motif en est la jalousie, et plus précisément la jalousie rétrospective de Victor concernant la période où les filles, du fait de la complaisance de leur mère, passaient, en tout cas aux yeux du jaloux, quasiment de main en main.

J’avais déjà travaillé cette pièce au Conservatoire, il y a une quinzaine d’années, et j’avais alors buté sur ce passage. Je sentais bien qu’il ne suffisait pas d’indications de jeu en contradiction avec la trivialité apparente de la dramaturgie, qu’il fallait trouver moyen d’opérer une rupture.

M’étant donné le temps de réfléchir – quinze ans, ce n’est pas mal - j’ai demandé à Erhart Stiffel – un des très grands créateurs de masques au monde – s’il voulait bien me faire des masques, un pour l’homme, un pour la femme.

Erhart Stiffel… son atelier se trouve quasiment sous les fenêtres du Théâtre de la Tempête, dans ce grand bâtiment où le Théâtre du Soleil a une salle de répétitions, une réserve et un atelier de costumes. Souvent lorsque j’arrive, après avoir garé la voiture, si sa fenêtre est ouverte, sachant qu’il est là en train de travailler, modeler ou sculpter, je vais le saluer à travers les barreaux qui protègent son rez de chaussée. Sans doute, la concentration que réclame ce qu’il fait, cet artisanat d’Art, me fait du bien.

Je lui ai bien sûr donné le texte à lire, lui ai parlé de ces comédiens martiniquais, montré quelques photos. Le surlendemain, je crois, il avait déjà élaboré une première proposition, deux modelages pour une option de masques expressifs, « la pauvre femme torturée et son tortionnaire », c’était très parlant. Mais je lui expliquai à nouveau que cette scène se situant au sortir de la révolte des comédiens, mon idée d’un retour au mode traditionnel du masque, devait dans l’esprit produire une rupture radicale. Il me fit alors la proposition de deux masques abstraits, voire « cubistes », dont il me présenta la maquette le lendemain. Pour ma part, je ne connais qu’un mode d’approche, l’expérimentation sur le plateau. Je dis souvent, si le théâtre est une science, c’est une science expérimentale. Bon, mais nous partions en Martinique où il était prévu de prendre les empreintes des visages et de les envoyer par la Poste pour que la fabrication puisse effectivement s’engager.

Je dis nous, c’était une des curiosités de cette aventure : François Raffenaud, comédien très subtil et joueur, mais aussi, parfois, décorateur costumier, avait accepté de m’assister et de jouer précisément le rôle d’Hinkfuss, le metteur en scène. Effet de double.

À peine arrivé à Fort de France,  pour attaquer, nous avons travaillé avec des masques en papier faits avec des photocopies - oui on applique le visage sur la vitre de la photocopieuse -… photocopies des visages des comédiens eux-mêmes… Ce fut d’emblée avec ces moyens pourtant si rudimentaires un événement très intéressant. Le masque nous met en prise sur de grands mystères et ce fut une chose magnifique : la découverte par ces comédiens qui n’en avaient pas l’expérience du pouvoir du masque.

Tenez, je pense à cette formule de Peter Handke qui me paraît toujours éclairer ce que nous faisons et ce qu’il y a justement à mettre en scène, il parle de « l’extérieur de l’intérieur de l’extérieur » Donc, Handke distingue « l’extérieur » – mettons que ce soit le visage – et « l’intérieur », mettons que ce soit l’âme… eh bien, le masque vient manifester à l’extérieur, oui extérioriser cet intérieur de l’extérieur.

Puis les masques, les vrais, sont arrivés, j’avais peur : « … Et si leur côté abstrait n’allait pas convenir !? Mais si, justement, l’expérience et l’intuition d’Erhart Stiffel avaient tapé dans le mille.

En quelques séances de travail, les deux comédiens ont apprivoisé leurs pouvoirs et cette effroyable scène de ménage a dès lors bénéficié d’un traitement, disons le mot, « artistique » qui par certains de ses accents n’était pas sans évoquer la commedia des origines…

La mythologie d’un théâtre de génération spontanée ne date pas d’hier, c’est un serpent de mer qui sans cesse réapparaît pour remettre en cause et redonner de la vie à la pratique, aussi bien cela peut-il aller jusqu’au désastre. Avec son metteur en scène intello et féru de technique, Pirandello stigmatise cette tendance.

Vous savez les comédiens sont toujours prêts à jouer. Je me suis fait cette remarque précisément dans des circonstances où moi-même j’ai pu conduire des travaux du même genre : on discute, on cherche, on improvise... Oui, les comédiens sont faits de telle façon qu’ils pourraient ne jamais s’arrêter de chercher en jouant. Ils n’ont pas le souci de celui qui regarde et écoute précisément à cette place du metteur en scène. Lui, il sait bien qu’il faut que ça s’arrête un jour. Mais enfin cette disponibilité des comédiens et quelque chose qui est de l’ordre du transfert permettent à des entreprises pareilles de naître et de se développer malgré une relative indéfinition du but et des objectifs.

Toujours dans cette scène finale, alors que Mommina se souvient de son goût pour l’art lyrique et qu’elle se risque à chanter, pour sa petite fille, comme autrefois, elle est si bouleversée que le cœur lui manque, ses jambes se dérobent sous elle, elle tombe… Ainsi meurt Mommina comme dans le plus pathétique des mélos. Mais Pirandello suppose que la comédienne elle-même par trop sollicitée s’est effectivement évanouie. Toujours ce procédé qui met en coïncidence la fiction et la réalité. Court-circuit, panique générale, effet de réel ! On allume les services et la comédienne revient à elle… Jusqu’au bout Pirandello aura joué ainsi entre réalité et simulacre.

 « Eh bien, voilà, c’est trop dangereux !!! » s’exclame le chef de troupe et les comédiens exigent sans tarder un retour à la norme : des rôles écrits et même un auteur. Le metteur en scène, catégorique, évacue sans ménagement cette éventualité : Ah non ! Pas d’auteur, et surtout pas vivant ! Tout cela, cette comédie sur le théâtre, étant encore une fois écrite, avec quel soin, quelle précision et quelle ironie par Pirandello lui-même. CQFD, le véritable maître d’oeuvre de la représentation, c’est l’auteur, ou comme on dit aussi, le poète dramatique. Le metteur en scène, celui qui semble détenir le pouvoir sur le plateau, sur les acteurs, n’est donc qu’un usurpateur.

C’est de cette  façon que Grotowski, qui, dans les années 60, voulut fonder un théâtre différent, un théâtre autre, stigmatisait la posture. Posture d’imposture !!!

La mise en scène n’est donc pas sans rapport avec l’art de gouverner. Partant de là, c’est aussi un acte artistique dont le metteur en scène doit avoir la passion, la force et le courage.

Ce que j’essaie de fuir.

En regardant mes mails, je suis tombé sur l’annonce d’un spectacle qu’on peut certainement encore voir :

Je cite cette annonce : « Sur la scène d'un Centre dramatique national, une entreprise culturelle de l'État français », un jeune auteur d'ouvrages dramatiques – je ne suis plus tout à fait un jeune auteur donc ce n’est pas moi – doit tenir une conférence – là c’est quand même moi. Seulement avant même qu'elle ne débute, il regrette d'avoir accepté cette compromission : « Une erreur fatale » qui sera le point de départ d'un long monologue... Ce texte a reçu en 2009 « le Grand prix de littérature dramatique. » (Fin de citation).

Voilà, il y a dans cette pub à peu près tout ce que je ne suis pas ou plutôt tout ce que je fuis comme la peste.

Je passe sur les Centres dramatiques nationaux, « entreprises culturelles de l’État français », ils n’appartiennent pas à l’État.

Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire de compromission ?

Ce ne serait pas si grave si cela ne devenait le point de départ « d’un long monologue. » Mais oui, bien trop long !!! Et raison de plus si ce texte a reçu un grand prix de littérature.

Voilà, j’ai retenu d’Antonin Artaud la rupture du théâtre et de la littérature…

J’ai toujours cherché ailleurs. Et justement à l’instar d’Hinkfuss dans la pièce de Pirandello, je me suis aventuré du côté de l’improvisation et de ce qu’on appelait alors création collective… On dit aujourd’hui, création en collectif… travail en collectif… Ca ne doit pas être si différent.

Pas de compagnie, pas de troupe, de groupe, ni même de bande sans chef ou sans leader. Souvent ces aventures collectives se défont pour avoir prétendu nier cette évidence. Mais il est vrai que la pratique théâtrale se prête assez bien à l’expérimentation de ces utopies en acte. Ce fut un temps mon propos, ce ne l’est plus. J’ai le pouvoir et dans le champ où j’opère, il ne m’est généralement pas contesté. Du reste, il me semble aujourd’hui que toute question d’autorité comme de légitimité est tout à fait vaine. Le metteur en scène n’exerce le pouvoir que pour la seule raison de conduire l’acte artistique à son terme. Tous ceux qui l’entourent doivent l’entendre ainsi. Je ne veux pas dire que les metteurs en scène ne sont pas ivres de leur pouvoir, pour la plupart ils adorent ça et en jouissent.

Pour moi, je dirais que je jouis autant de l’exercer que de m’en moquer. C’est quasiment une stratégie. Surtout ne pas aggraver le propos. Étant donné ce que je cherche à faire, disons mon fantasme de la scène, il faut, sans avoir l’air de trop y toucher, il faut tout doucement que je parvienne à libérer les forces vives de mes partenaires de jeu, oui, les comédiens. Je ne le leur dis même pas, mais c’est là tout mon projet. Il nécessite une certaine écoute et d’abord, la mienne…

Écoute des artistes et pour commencer, oui, écoute de l’auteur – entendre et faire entendre la voix du poète, quelle belle idée !… écoute des différents collaborateurs artistiques, scénographe, éclairagiste, musicien et donc les comédiens, au premier chef. Il nous faut entrer en vibration les uns avec les autres, quelque chose comme ça… de telle façon que peu à peu il n’y ait plus de différence repérable entre ce qui se donne comme rationnel et ce qui ne l’est évidemment pas.

Tenez dans Le Dindon, la scène entre Soldignac et Vatelin au deuxième acte, déjà à la lecture, elle apparaît comme totalement « à la masse »… Oui, dans le séquençage névrotique parfaitement réglé du théâtre de Feydeau, il y a un défaut, une faille, un trou. Les deux personnages nous semblent littéralement « hébétés », on ne sait pas quoi faire. La veille, le comédien Écossais qui joue Soldignac propose de se déguiser en lapin, je dis non, assez brutalement, craignant que ça me complique la vie, mais ça me poursuit durant la nuit, « Un lapin, un chaud lapin… Un chaud lapin… » mais oui voilà, ce passage  incompréhensible, c’est un rêve où danse un lapin!

Et alors, il ne reste plus qu’à le faire et ça, c’est mon travail ; mon travail, enfin, mon énergie, parce que je vais surtout m’employer à mobiliser les compétences de toute la bande, essayer de leur faire entendre ma musique, évoquer la qualité des gestes, des déplacements et des rythmes pour qu’advienne enfin, non sans un labeur acharné, la beauté incroyable d’un passage quasi inédit qui pourtant s’inscrit exemplairement dans ce que Witkiewicz, appelait : la logique interne du devenir. Passage inédit, bon, on dit le texte tout de même. Un peu à la manière qu’Artaud suggérait dans « Le théâtre et son double », en donnant « aux mots, oui, à peu près l’importance qu’ils ont dans les rêves. »

En fait de posture, comme vous pouvez vous en douter, il y a dans de tels moments pas mal de mouvement. Il faut être équipé. Paul Claudel parlait de sa « conscience artistique ». Comme s’il y avait, pour se repérer, à entendre la voix de l’Artiste avec un grand « A ». Après tout je veux bien croire qu’en pareille circonstance, le bougre quitte la posture, se métamorphose en petit diable et vous aiguillonne sans ménagement. Mais enfin, il me semble avoir surtout affaire à ce grand « A » lorsque par exemple, je dois envoyer à la décharge un élément de décor qui décidément ne me paraît pas convenir alors que j’ai moi-même demandé au scénographe de faire réaliser ce travail, je vais intervenir au nom de cette instance indépassable, conscience artistique ou maître intérieur. On est bien sûr dans cette dimension.

Dès lors qu’il y a cette échéance de création scénique, qui est ma raison d’être, je ne suis plus seul, j’ai à répondre de ce que je pense, décide, agis auprès de…

                                        Geste…

Artaud, encore lui ! Il y a tout de même chez moi une ambiguïté ou une contradiction dont il serait temps que je sorte. C’est justement une lettre d’Artaud à Marcel Dalio qui m’a mis la puce à l’oreille :

Je cite :

« Je t’ai demandé l’autre jour les yeux dans les yeux si tu croyais à cette affaire, car elle est d’une nature que l’on doit s’engager à fond ou pas du tout. Il s’agit en somme de faire table rase. Et j’ai trouvé assez humoristique que tu me demandes si j’avais l’intention de faire un théâtre d’art, car il me semble que par définition même ce risque est écarté (…)

Un théâtre qui vise à tout démolir pour en revenir à l’essentiel, pour chercher par des moyens spécifiquement théâtraux à réatteindre l’essentiel, ne peut pas être un théâtre d’art et cela par définition. Faire de l’art, faire de l’esthétisme, c’est viser à l’agrément, à l’effet furtif, extérieur, passager, mais chercher à extérioriser des sentiments graves, rechercher des attitudes essentielles d’esprit, vouloir donner aux spectateurs l’impression qu’ils risquent quelque chose en venant écouter nos pièces, et leur rendre sensible une nouvelle idée du Danger, je crois que ce n’est pas faire de l’art, cela. »

Tout démolir… Me suis-je jamais réclamé de cette radicalité tragique ?  Je ne crois pas en fait, même si elle fait écho dans mon esprit à la mystique de Jean de la Croix :

« Pour la beauté jamais ne me perdrai mais pour un je ne sais quoi qu’on atteint d’aventure » Ces vers m’accompagnent depuis toujours, oui, curieusement, même quand je mets en scène Le dindon.

Miracles scéniques

L’autre soir, je suis allé voir Hamlet dans la quatrième ou cinquième version de Daniel Mesguich. Il y a un moment extraordinaire : Polonius est mort et, c’est presque une tradition, Hamlet le sort en le tirant par les pieds. Bon, là il ne va pas au bout et le cadavre est encore là quand le changement de décor s’engage. A un moment le comédien se redresse, il se lève et franchit le plan du rideau au moment où il commence à se fermer. Il est fermé. Polonius, comme quelqu’un qu’on aurait mis dehors se met à frapper le rideau de ses poings, mais sans bruit… Personne ne lui ouvre. Il renonce et descend dans la salle par le petit escalier de service au bord du plateau puis gagne lentement  le fond de la salle … Et nous réalisons que nous sommes nous aussi, les spectateurs, déjà morts.

Dans un autre genre, je me souviens aussi d’un certain passage du spectacle de Peter Brook « L’Homme qui... » L’acteur japonais Yoshi Oïda y incarnait un de ces malades étudiés et soignés par le professeur Sachs. Le symptôme de ce pauvre homme, si je me souviens bien, tient à ce que la partie gauche de son champ de vision est, pour des raisons neurologiques, comme abolie. Il n’y voit rien de ce côté-là. Par conséquent, s’il veut se raser et pour ce faire, place devant lui un miroir, il ne se rase que la partie droite du visage et laisse la gauche intacte. Dans l’hypothèse de provoquer un choc thérapeutique on le filme en train de se raser, la joue droite donc, et on le confronte à l’image vidéo de cette opération. Sa joue droite se trouvant alors dans la partie gauche de l’écran, il ne la voit plus, et ce qu’il croit être sa joue droite, qu’il vient de raser, étant en fait la gauche, il constate qu’elle est encore couverte de barbe. Il reçoit alors le choc de la révélation de son symptôme et son visage, le visage de Yoshi Oïda donc, reflétait un immense désarroi, une sidération sans mesure.

Je n’oublierai jamais ce moment, c’est pour moi le théâtre, un sommet de théâtre, essentiel. Je dirais que j’y reconnais la qualité d’énigme, de mystère, de secret qui serait une des visées ultimes d’une pratique théâtrale conséquente.

Dans ces deux cas, le théâtre est hors texte, ce dont il s’agit est évidemment de l’ordre de la scène, de la mise en scène.

C’est ce qui est frappant.

Il faut que je vous parle de Kafka…

Oui, notre rencontre avec Kafka. C’est avec Kafka que s’est engagée une des plus belles aventures de mon parcours de metteur en scène. Celle des Rêves.

Au fond est-on bien sûr de savoir ce qui a lieu dans la représentation théâtrale et d’abord ce qu’on y vient chercher ?

Il se trouvera toujours quelqu’un pour répondre : “le théâtre c’est la vie”, mais grâces soient rendues à Tadeuz Kantor d’avoir inventé le théâtre de la Mort !

À propos d’Amerika Janusch dit à Kafka :

- Le personnage du jeune Rossman et celui du soutier sont si vivants !

Alors la mine de Kafka s’assombrit :

- Ce n’est là qu’un sous-produit. Je n’ai pas dessiné des êtres, j’ai raconté une histoire. Ce sont des images, rien que des images.

- Mais il faut bien qu’il y ait un modèle. La condition préalable de l’image, c’est la vue.

Kafka sourit et répond :

- On photographie les choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux.

Curieux dialogue… A la fois énigmatique et lumineux...

Précisément quant à ce débat sur ce que met en jeu la représentation théâtrale, c’est à ce style de pensée paradoxale qu’il faut se référer.

Bien sûr le théâtre fonctionne à coup d’effets de réalité, coups de théâtre, événements, surgissements, mais Kafka a encore raison lorsqu’il dit à Janusch à propos de tel spectacle -Tania de Ernst Weiss :

“La plus belle scène est la scène du rêve, avec l’enfant de Tania. Là où le théâtre est le plus fort, c’est quand il rend réelles des choses irréelles. Le plateau alors devient un périscope de l’âme, il éclaire la réalité par l’intérieur.”

Avant de faire en 84 les Rêves de Kafka , je ne connaissais pas ce texte, mais j’étais depuis longtemps guidé dans mon travail théâtral par une intuition de ce genre qui souvent me faisait dire : “faisons comme si c’était un rêve”. Ce qui ne manquait pas d’opérer de façon tout à fait productive. Il faut dire que comme artiste, c’est tout de même ce que nous avons de mieux à faire : non pas nous efforcer de coller à la soi-disant réalité, mais justement faire place à la dimension imaginaire, le leurre, le double, le réel du psychisme.

Pour ma part j’ai toujours eu ce sentiment que je ne verrai jamais le monde que de ma fenêtre. Kafka me l’a fait éprouver avec une acuité indépassable.

J’aurais pu me contenter de cette vague intuition « artistique », en déduire quelques trucs esthétiques, mais j’ai voulu prendre l’affaire au sérieux en proposant dès la fin des années 70 au Conservatoire où je n’étais pas encore professeur d’interprétation, un atelier de recherche sur le « traitement scénique des rêves ». Au fil des ateliers et rencontres, le point de vue et le mode d’approche se sont précisés. Entre autres, l’identification de ce que nous avons appelé « la position du rêveur » qui consiste à être à la fois dedans et dehors, acteur et spectateur, auteur et metteur en scène, mais dépossédé, impuissant à contrôler la représentation en cours qui pourtant vous concerne au premier chef. Nul mieux que Kafka n’a illustré dans la littérature ce mode d’être en quelque sorte à côté de soi dont ses rêves portent bien sûr la marque.

Écoutez celui-ci qui est noté dans le Journal  à la date du 19 novembre 1911.

“Rêve : au théâtre. On joue Das Weite Land  de Schnitzler...” Comme vous savez, Freud admirait Schnitzler ( auteur de la Traumnowelle) en qui il voulut voir son double en littérature. Kafka, lui, le détestait. Je crois me souvenir que dans son Journal, il parle à son propos “d’écrivailleries écoeurantes”.

Mais poursuivons notre lecture :

“Je suis assis tout à fait devant, sur un banc que je crois être le premier... jusqu’au moment où je m’aperçois qu’il est le deuxième. Le dossier du banc est tourné contre la scène de sorte que si l’on voit commodément la salle il faut d’abord se retourner pour voir la pièce. L’auteur est quelque part près de moi... “ Passons sur la manière perfide et si parfaitement humoristique avec laquelle Kafka assassine ensuite Schnitzler. Et poursuivons afin de repérer cet espace du rêve :

“Il y a une grande cohue autour de moi. A côté de moi, derrière moi, des gens que je ne vois pas cherchent à me convaincre, me désignent de nouveaux arrivants, citent leurs noms. On attire spécialement mon attention sur un couple... etc.”

Nous voici en plein dans la polyphonie si chère à Antonin Artaud!

Quel espace, quel théâtre ! “Eine andere Schauplatz”, disait Freud, une autre scène. La voici précisément cette autre scène dans ce rêve du 19 novembre 1911 et on voit parfaitement ce qu’il en est : c’est aussi un théâtre, mais les choses s’y passent de façon très différente de ce que nous connaissons. Le rêve se fiche bien des limites, des séparations, il déborde, il décadre, il est autant dans la salle que sur la scène et dans les coulisses. La position du rêveur participe de cette ubiquité.

De ce que j’évoque concernant l’espace du rêve décrit par Kafka, nous avions tiré les conséquences les plus radicales, choisissant de mettre les spectateurs dans une position si troublée qu’elle vienne à s’apparenter à celle du rêveur.

Cela a été très important les rêves dans ce sens qu’ils m’ont évité pour toujours le vide du formalisme par lequel on prétend échapper à la trivialité réaliste. Il y a un problème dans la pratique théâtrale ici en France : faute de tradition réaliste, on commence toujours par essayer de « transposer », de faire autrement. Les rêves sont très bien pour ça, ils ont un avantage sur les metteurs en scène maniérés, ils font autrement, mais ça leur vient naturellement. L’artiste – oui toujours lui – n’a qu’à laisser le rêve guider sa main.

Le Malade imaginaire et Lear : Argan et Lear 

Oui, je crois bien que c’est la même année, au tout début des années 2000, j’ai monté deux œuvres absolument majeures et qui n’étaient pas sans rapport : Le Malade imaginaire et King Lear. En la circonstance de notre rencontre, je ne pouvais pas ne pas y songer.

… En effet, les personnages, Lear et Argan, ont évidemment quelque chose en commun : tous deux sont touchés, atteints… oui, au plan mental, ou pourrait-on dire à l’instar de Molière, au plan imaginaire. Dans un cas comme dans l’autre, la part de maladie organique n’est pas avérée et la fiction dramatique s’accommode mal des termes cliniques… Je songe à Lacan au sujet d’Hamlet ; il se défend de toute visée diagnostique : Hamlet est un rôle, il n’y a pas de sujet Hamlet et encore moins une pathologie du personnage cliniquement repérable. Mais ici – au moins pour le personnage de Molière – comment résister à nommer le syndrome dont il souffre ? Argan est notoirement un hypocondriaque. Quant àLear – je risque de heurter certains bons esprits, mais il serait temps de débarrasser cette œuvre du pathos et de l’emphase qui l’entourent – curieusement, les choses ne me paraissent pas si différentes : en psychiatrie classique, la folie de Lear relève évidemment de la catégorie des démences séniles, terme peu usité aujourd’hui où l’on parle beaucoup plus couramment – et parfois abusivement – de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’il y a de sûr : l’âge, la sénilité, entraîne une dégénérescence organique susceptible de provoquer différents troubles de l’esprit… et il me semble que Shakespeare s’est attaché très soigneusement à décrire ces phénomènes. Il suffit de consulter un dictionnaire de psychiatrie pour le vérifier.

Les symptômes qui s’y trouvent répertoriés s’apparentent, de manière flagrante, aux aléas auxquels Shakespeare expose son personnage au fil des cinq actes de la pièce : «Dégradation de la mémoire, difficulté d’évoquer les noms propres, fausses reconnaissances, égocentrisme, rabâchage, perte du jugement et de la capacité autocritique, incongruité, puérilisme, fugues et égarements »… Tout y est, jusqu’au choc émotif initial qui dans certains cas déclenche, dit-on, cette sorte de catastrophe de l’esprit.

Mais c’est encore plus évident pour Argan ; il s’est même trouvé un certain Abadie, psychiatre de son état, pour nommer constitution « arganique » les dispositions qui sont à la base de l’hypocondrie, cette « tendance à l’auto observation avec focalisation sur une fonction ou un organe au détriment de tout autre intérêt ». Chez Argan, c’est le fonctionnement digestif, et plus précisément tout ce qui concerne l’excrétion, qui fait l’objet d’une attention privilégiée. Le monologue par lequel la pièce s’engage montre bien comment il s’y prend, partant de troubles probablement bénins, pour se rendre vraiment malade. Il accumule en effet les médications, clystères et autres lavements, destinées, comme il le dit lui-même, à « hâter d’aller » ! Oui, par je ne sais quel rêve de pureté qui tourne à l’obsession et qui à terme ne peut mener qu’au désastre, et d’abord sur le plan de la santé physique. 

La compagnie du 3ème œil

Le malade a été le premier spectacle d’une série que j’ai faite avec la compagnie du 3e œil composée à peu près pour moitié de comédiens handicapés et dirigée du reste par un acteur aveugle, Bruno Netter. Chaque fois que j’assistais à une représentation du Malade, au moment des saluts, plus qu’avec tout autre spectacle, j’avais le sentiment de voir une troupe.

Certes, les différences entre ces acteurs sont très marquées, mais leur solidarité, leur être ensemble en apparaissent d’autant plus éclatants.  

Depuis lors nous avons mené une collaboration régulière pour quatre autres créations :  Le Procès ; Don Quichotte ; Œdipe, et Les Chaises de Ionesco.

Si jamais nous risquions de l’oublier, ces expériences nous rappellent à quel point ce dont il s’agit dans notre pratique est, par nature, hors normes.

Par exemple, quant à « l’interprétation », et je dirais plus précisément en l’occurrence quant à « l’incarnation » : un acteur « différent » (handicapé) est susceptible, comme par accroc, de nous mener plus loin qu’un acteur « ordinaire » (valide). Bien sûr, nous devons être attentifs à la qualité, la beauté, l’exigence de la représentation théâtrale, mais c’est presque toujours dans la marge et comme par accident qu’adviennent les émotions les plus fortes et les plus fascinantes. Il ne faut jamais quitter ce point de vue.

Il faudrait s’expliquer un peu plus précisément sur le principe de la mise en jeu de ces personnes différentes. Il y a certains spectacles où l’on exhibe des handicapés moteurs ou cérébraux. Ils défilent dans des costumes extravagants. Je dirais qu’ils me paraissent alors purement et simplement utilisés. A l’instar d’Hinkfuss le metteur en scène de Pirandello, leur mentor pourrait dire : « Je m’en sers ! » C’est odieux. De mon côté, la première fois où j’ai collaboré avec Bruno Netter, je lui ai proposé le rôle du seul personnage voyant de l’adaptation du roman d’Hervé Guibert, Des aveugles. Tous les autres comédiens étaient des voyants qui jouaient des aveugles. En fait de performance, genre qui comme on sait autorise tout et n’importe quoi, c’en était une : personne ne se rendait compte que ce voyant qui du reste représentait Guibert lui-même était un aveugle. Pourtant Hervé avait souhaité qu’à un moment donné Bruno vienne si près du public que personne ne puisse échapper au trouble de son regard voilé.

Tenez une petite notation au passage. Car vous vous êtes sans doute demandé, quand je vous lisais tout à l’heure le texte de Ce soir on improvise, si il y a quelques limites à la liberté que je m’accorde à l’égard du texte et de son auteur.

J’adore provoquer sur ce thème, surtout, pensez donc, avec l’Université.

Ces jours-ci, à une journaliste qui m’interrogeait justement pour Hachette et L’Éducation nationale : « Quelle liberté prenez vous par rapport au texte ? » Avec quel plaisir je lui ai susurré ma vérité : « Toute liberté, ma chère. » « Et le respect alors !? » « Un peu moins de respect et plus d’amour s’il vous plait ! »

Oui, c’est vrai, si je choisis de monter tel texte, c’est parce que je l’aime, ça ne veut pas dire que je rentre à son égard dans un régime d’obéissance. Je vais au cours de mon travail de création scénique avec les comédiens tout donner à cette œuvre, il faut bien sûr que je dispose aussi de toutes possibilités d’y intervenir : déplacements, montages, coupures et réécritures ponctuelles, etc. Toutes les grandes collaborations entre metteurs en scène et auteurs vivants sont passées par des procédures de ce type.

Je serais tenté de dire : raison de plus s’il s’agit d’un auteur mort,  surtout s’il n’écrivait pas en français. En effet, je ne changerai jamais un mot de Racine. Les traductions en revanche sont la plaie du théâtre, rien de véridique, rien de vif dans la plupart. Du papier. On peut en croire Pirandello :

« Si au théâtre, une œuvre a une chance de survivre, c'est dans la mesure où nous parvenons à l’arracher à la fixité de sa forme écrite et à lui rendre la vie. »

C’est tellement simple qu’on ose à peine formuler les choses ainsi. Tant mieux si comme ici le poète nous prête la main.

Je me référerais aussi bien à Tchekhov, il le dit maintes fois dans ses notes et autres écrits sur le théâtre. Son propos : faire la « vie ». Il ne parle ni de réalisme ni de naturalisme, il n’élabore aucune théorie, il dit une chose concrète : la vie. Toute la question étant de savoir comment un dialogue dramatique peut nous rendre présente cette chose-là. Si le dialogue dramatique, à la lecture nous donne le sentiment de cette présence de la vie, alors malheur au fichu metteur en scène qui va se montrer capable d’en rater « le rendu ».

Partant de là, il va toujours y avoir à peu près le même débat qui tient à la complexité et à l’ambiguïté des effets de l’art. C’est réussi, c’est raté : pour quelles raisons ?  Est-ce pour des raisons techniques ou des raisons sensibles ? J’ai monté La Mouette, sans trop de pathos, si ce n’est le minimum dont les personnages sont porteurs. La deuxième scène de la pièce est un dialogue entre Sorine et Treplev. C’est nostalgique, mais léger, presque conversationnel. Le vieux monsieur est charmant, un peu dérisoire à force d’être désuet. Treplev est nerveux, mais rien ne laisse deviner ce qui adviendra pour finir. Une comédienne de ma connaissance, assistant à la représentation, a pris les choses de telle façon qu’elle a commencé à pleurer et elle n’a plus cessé jusqu’à la fin. Qu’est-ce qui a bien pu l’émouvoir ainsi ? Je vous le demande. En tout cas, ce n’est pas technique, je vous parie que c’est autre chose.

Encore l’artiste bien sûr et ce que j’ai appelé : « le toucher Tchekhov »

Revenons à Lear et au Malade… Oui, quel rapport entre ces deux pièces ? La mort bien sûr ! Dans un cas comme dans l’autre, elle est singulièrement présente : Cordélia expire dans les bras de Lear avant que lui-même s’éteigne, tandis que la petite Louison joue la morte pour Argan, anticipant ainsi le stratagème de Toinette : qu’Argan joue au mort pour sa femme. Béline se laisse prendre à ce piège, tandis qu’Angélique y trouve l’occurrence de faire la preuve de son amour filial. Tiens, il y a là encore un point commun entre le Malade et Lear, les filles : Argan, comme Lear, a deux filles, très différentes il est vrai de Goneril et Régane ; d’un côté l’affection et la tendresse, de l’autre une haine sauvage. L’épouse, la mère, dans un cas comme dans l’autre, est absente, morte probablement… Qu’il n’y soit fait aucune allusion est comme la marque d’un malheur sans remède.

Les deux pièces sont parentes… Lear périclite du fait de ses relations avec ses filles. Il fait cependant preuve jusqu’au bout d’une belle vigueur alliée à un courage viril indéniable puisqu’il trouve la force de tuer l’homme qui voulait pendre Cordélia.

Argan, lui, n’a pas tant de symptômes. Comme je vous le disais en commençant, son seul problème est l’excrétion. Mais c’est un pauvre homme qui a épousé une femme jeune et craint de ne pas être à la hauteur.

La pièce touche au rapport que nous entretenons aujourd’hui avec la médecine, les médicaments, et autres compléments alimentaires destinés à compenser telle ou telle défaillance réelle ou imaginaire. Pour tout vous dire, j’ai eu longtemps le projet d’une adaptation à notre époque : je vous laisse imaginer l’armoire à pharmacie d’Argan.

À l’heure qu’il est, cette pièce existe. C’est « Le Malade e-maginaire ». Nous l’avons faite avec Jean-Louis Bauer et nous pourrons vous en dire un mot tout à l’heure.

Je pense au séminaire XI où Lacan raconte la jolie fable de Zeuxis et Parrhasios dont il déduit l’idée du tableau comme piège à regard. Oui comme Hamlet le dit expressément, le théâtre aussi est un piège.

Vous dire... En me souvenant pour vous ce soir, j’ai bien sûr éprouvé la sensation d’être moi-même... pris.

Notes