Qu’entendons-nous par éducation ? L’éducation, dans notre tradition, a une longue histoire que nous n’aurons bien sûr pas le temps de détailler dans ce court exposé. Ce terme cependant, pour le dire rapidement, trop rapidement, se rapporte d’abord à une invention grecque qui date du Vème siècle avant J-C, nommée Paideia. Fait remarquable, la visée de la Paideia, se situait au-delà, à la fois de l’élevage des enfants, la Trophé, confiée à la mère et aux femmes de la maisonnée, de leur éducation, souvent assumée par le père de famille, mais également de l’acquisition de connaissances théoriques et pratiques à l’aide de méthodes et de techniques particulières. Sa finalité était de former des hommes libres, égaux et vertueux afin qu’ils deviennent des citoyens. Seul le statut de citoyen permettait en effet l’épanouissement de la personnalité individuelle. Autrement dit, l’éducation grecque, la Paideia, qui sera reprise différemment sous le terme d’Humanitas par les Romains et plus tard sous celui d’Humanisme à la Renaissance, était indissociable de la référence au fonctionnement politique de la cité, quelle que soit la nature de sa constitution, et inséparable de ses idéaux éthiques.
Nous verrons plus loin comment les Grecs tentaient de résoudre l’asymétrie constitutive de la situation d’éducation entre adultes, entre maître et élève, tout en respectant la stricte égalité entre les Maîtres dégagés de leurs contraintes domestiques, oïkos, afin de se consacrer à la vie politique d’une part, Bios politikos, et à la skolé d’autre part, c’est-à-dire, depuis l’avènement de la philosophie Socratique, le temps libre consacré à la recherche théorique et éthique de la vérité et du Souverain Bien.
Les Romains résoudront cette question de l’asymétrie des places en se référant à ce qu’ils appelaient l’autorité, auctoritas, inconnue des Grecs. L’autorité, distincte du pouvoir, était dévolue aux anciens, incarnée à Rome par le Sénat comme le souligne Cicéron :
Tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au sénat
Il convient d’apporter ici deux précisions concernant la Paideia.
La première est qu’à partir de la reconnaissance d’un bien commun universel et partagé, le Logos, c’est-à-dire à la fois le langage et la raison, l’éducation prenait pour point de départ, non pas l’individu, mais un idéal, celui de l’homme vertueux. Cette vertu éthique (arété) était une conduite acquise par l’habitude, ainsi que le suggère le jeu de mots d’Aristote, entre éthos (conduite) et êthos (habitude). C’est ce modèle, fondé sur l’homo loquax, le parlêtre dira Lacan, que les poètes, les artistes et les philosophes visaient à atteindre, grâce à l’éducation de chaque individu, façonné à l’image de la communauté. L’homme grec, en tant qu’idéal, se situait au-dessus de l’homme membre de la horde ou de la tribu, et de l’homme personnalité soit disant indépendante, voire autonome, tel qu’il est conçu aujourd’hui.
La seconde est que la conception de l’âme, de la psyché, a évolué dans l’histoire de la Grèce antique. Chez Homère, qui, même si le terme de Paideia, n’existait pas à son époque, fut le premier des éducateurs grecs, la psyché est le simple reflet de la personne physique qui vient de mourir, une ombre habitant dans l’Hadès, un rien qui ne saurait caractériser une quelconque identité. Les premiers Grecs ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Un homme était mort dès que son corps périssait. Il faudra attendre les poèmes élégiaques du VIIème siècle, pour avoir le témoignage de l’émergence, dans la Grèce de l’Antiquité, d’une personnalité individuelle, mais toujours indissociable de la Polis, de la Cité-État, de la vie politique. Certains de ces poèmes rapportent que si un individu dépassait la norme ordinaire d’une vie humaine et si, en se sacrifiant pour la patrie, il s’élevait à une vie plus haute, alors la cité pouvait lui conférer l’immortalité en préservant le souvenir de sa personnalité idéale, de son nom. Il faudra attendre Socrate et Platon pour que soit conceptualisée de manière consistante une doctrine de l’immortalité de l’âme. Il semble que la subjectivité moderne, qui se manifeste le plus souvent sous la forme d’une position d’extériorité au monde et à la vie politique, ou d’une exaltation des passions de l’âme, ait été, sinon inconnue des Grecs, tout au moins dépourvue de la moindre valeur éthique.
À la suite de ces précisions, il convient de se poser la question suivante : les Grecs ont-ils réussi concrètement, et pas seulement dans La République idéale de Platon, grâce à leur Paideia, indissociable de leur art de gouverner, à résoudre la difficulté que Freud soulève dans Malaise dans la civilisation, à savoir l’opposition entre les intérêts de l’individu et ceux de la communauté ?
Pour essayer de répondre à cette question, il convient de se demander sur quel fondement reposait l’éducation, tout au moins dans la classe aristocratique de certaines régions de la Grèce. Avant même Le Banquet de Platon et la tirade explicite d’Alcibiade à l’endroit de Socrate, nous avons le témoignage que dès la moitié du VIème siècle, dans l’éducation dorienne, les liens qui se nouaient entre le Maître et l’élève, étaient marqués du signe de l’amour au sens d’Éros. Ils devenaient des liens entre amant et aimé. Nous trouvons ainsi dans la dernière partie du livre de Théognis, intitulé Dits à Cyrnos, le passage suivant, écrit dans un style élégiaque:
Je t’ai donné des ailes, Cyrnos, qui te permettront de survoler les terres et les mers… À chaque fête, à chaque banquet, ton nom sera sur les lèvres de maints convives, chanté par d’aimables jeunes gens aux accents clairs et magnifiques des flûtes ; et une fois descendu aux abîmes de la mort, tu te promèneras encore dans tout le pays de Grèce, dans toutes les îles de la mer, célébré par les hommes des générations futures aussi longtemps que dureront la terre et le soleil. Mais tu ne me témoignes aucun respect, car tes paroles me déçoivent comme feraient celles d’un petit enfant.
Le dépit manifesté ici par l’amant à l’endroit de l’aimé, laisse clairement entendre que la tentative d’éducation, de transmission du savoir a échoué, même si cet échec est également à entendre comme la métaphore du déclin manifeste de la classe aristocratique de cette époque.
Par contraste, le dépit amoureux vibrant de passion qu’exprime Alcibiade à l’endroit de Socrate, est le fait non plus de l’amant mais de l’aimé. Il reproche à son amant, alors qu’il aime les beaux garçons, de s’être abstenu d’exercer ses prérogatives et de pratiquer l’acte sexuel avec lui. Cette abstinence de Socrate n’était pas réservée à Alcibiade. Elle relevait d’un idéal plus élevé de la Paideia, fondé sur la recherche dialectique de la vérité et par voie de conséquence de la primauté de l’âme sur le corps. Là encore, à l’évidence, la transmission du savoir du Maître à l’élève a échoué. Néanmoins, la position de Socrate ouvre des perspectives nouvelles qui devront attendre 2500 ans avant d’être exploitées par Freud et par Lacan dans le repérage de ce que la psychanalyse appelle l’amour de transfert et sa structure. Que dit Alcibiade en effet, lorsqu’il apostrophe Socrate en présence des convives du banquet ? Je cite :
Ne vous arrêtez pas à son aspect étrange, il fait le naïf, il interroge, il fait l’âne pour avoir du son, il se conduit vraiment comme un enfant, il passe son temps à badiner. Mais soyez sérieux, faites-y bien attention… ouvrez-le le silène, entr’ouvert, je ne sais pas si quelqu’un a jamais vu les agalmata qui sont à l’intérieur, les joyaux. Mais personne n’a jamais vu ce dont il s’agit, comme il m’est arrivé de le voir, et je l’ai vu ! Je les ai trouvés, ces agalmata à tel point déjà divins, totalement beaux, si extraordinaires, faramineux, qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire, dans le plus bref délai, par les voies les plus courtes, faire tout ce que Socrate commande.
Plusieurs remarques s’imposent ici.
La première est le constat que la règle d’abstinence que Socrate s’impose et que Freud reprendra à son compte, produit un double effet : une conversion du discours de la passion qui, comme nous l’avons vu, n’est plus du côté de l’amant mais dans celui de l’aimé, Alcibiade, mais également une situation qui maintient Socrate dans la position du Maître parfait, idéalisé.
La seconde remarque est la suivante. Il est tout de même extraordinaire de constater que du fait du christianisme essentiellement, la dimension de l’amour, au sens d’Éros, qui prévaut dans l’ensemble des relations humaines, a été refoulée et ne fut réintroduite dans la culture que par Freud sous le terme de libido.
Il est tout aussi surprenant, et c’est la troisième remarque, qu’il ait fallu attendre Lacan pour que le questionnement qui est adressé à celui ou celle qui incarne le savoir et par là-même le pouvoir, le fameux Ché vuoi ?, soit mis en rapport avec les objets précieux qu’il ou elle est supposé recéler. Ce questionnement de l’Autre pouvant aller, comme le dit Alcibiade, jusqu’à la soumission totale et complète à sa volonté. Ce que Lacan nous enseigne sur ce point est particulièrement précieux. C’est à partir de ce repérage structural de l’objet, qu’est susceptible de s’éclairer la finalité de cure psychanalytique qui consiste à dégager le sujet d’une soumission sans division à la volonté d’un maître ou à la littéralité d’un texte, qu’il soit révélé ou non.
Au terme de ce trop bref exposé, une question se pose : si l’éducation s’est toujours appuyée sur le transfert, dont Freud, lorsqu’il s’est intéressé à la question de la pédagogie, demandait qu’il soit pris en compte dans sa dimension libidinale, est-ce encore vrai aujourd’hui après la révolution Internet ? La réponse à cette question mérite d’être nuancée et nécessiterait une analyse approfondie des effets du développement sans cesse plus important de l’enseignement de masse en ligne, les MOOC (Massive Online Open Courses), auxquels des millions d’étudiants du monde entier sont inscrits. Je souhaite vous donner un exemple qui se rapporte à mon propos d’aujourd’hui. Gregory Nagy, professeur à Harvard, a recruté dix de ses anciens collègues pour participer et faciliter l’interaction pendant le MOOC issu de son cours très apprécié, intitulé précisément: Conceptions du héros grec antique.
Il est cependant difficile de prendre la mesure des effets subjectifs de cette éducation en ligne, par écran interposé. Ce qui est sûr en revanche, c’est que comme les évènements tragiques récents l’ont montré, l’utilisation de sites sur le Web et des réseaux sociaux, peuvent produire chez certains sujets ce qu’Alcibiade énonçait : une soumission totale, sans aucune division, à ce qui est désigné comme la volonté d’un Autre absolu.
Pour conclure, il me semble que la psychanalyse renoue, en l’éclairant d’un jour nouveau, avec ce qui était mis en jeu par l’exercice de la Paideia grecque et en particulier son lien organique avec le discours politique. Si ce constat est juste, il devrait permettre aux psychanalystes de faire des propositions concrètes pour tenter de résoudre le malaise actuel de l’éducation.
Claude Landman