Comité Freud, Tel Aviv le 28/02/2016
Le virage théorique de Freud en 1915, s’inaugure par un écrit tant sociétal que subjectif :
Considérations sur la guerre et sur la mort
Freud commence par y questionner sa naïveté ainsi que celle des intellectuels européens, qui n’avaient pu prévoir la violence dévastatrice de cette « drôle de guerre », où, dans les pays dits avancés, tout progrès civilisationnel a volé en éclats, mettant à jour les illusions, sur lesquelles étaient bâties les idées d’un gain acquis de la sublimation sur le pulsionnel.
Illusions, dit-il, car « Les Etats ont laissé tomber les restrictions morales pour accorder une satisfaction transitoire à leurs pulsions réfrénées »
Il constate que « dès lors que l’on réunit une multitude, il ne reste plus que les attitudes psychiques les plus primitives » et force nous est de constater que c’est seulement sur le remaniement du pulsionnel que repose la civilisation, sans qu’aucun gain ne soit acquis.
Les mêmes mécanismes se retrouvent à l’œuvre dans les comportements individuels et « le psychisme primitif, entendons l’Inconscient infantile, est impérissable ».
Il s’y ajoute un autre facteur subjectif : si nous nous sommes laissés berner par nos illusions sur la guerre, c’est que nous n’avons pas voulu reconnaître l’incidence de la mort.
Nous l’avions éliminée pour n’en rien savoir car, dans l’Inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité, bien « qu’il soit plein de désirs meurtriers sanguinaires à l’égard de l’étranger mais aussi des mêmes désirs ambivalents à l’égard des personnes aimées ».
Etat ou sujet, nous nous découvrons le même refoulement de nos penchants inconscients belliqueux, mais : « cela n’empêche pas d’exister » et de ressurgir dès que nous sommes moins vigilants.
Bien que Freud ait toujours maintenu sa croyance en des scènes de séduction responsables du traumatisme psychique à l’origine de la névrose, et ce, jusque dans ses derniers écrits, depuis l’abandon de sa Neurotica, sa réflexion analytique l’a conduit à apporter à ce concept de traumatisme, les ajouts que sa clinique, et les avancées de son auto analyse lui imposent.
Il va prendre appui sur l’Esquisse, pour démontrer que l’Inconscient est le siège d’une mémoire indestructible, structurante et aussi le lieu d’un refoulement originaire, inaccessible, dont il dit d’ailleurs que nous ne savons rien, sinon qu’il est antérieur à la fonction particulière des processus psychiques de la Conscience.
Il en déduit et affirme que l’Inconscient, et ses mécanismes psychiques, prévalent sur ceux de la Conscience et sur ses effets de mémorisation ou de reconnaissance.
D’autre part, son exploration et le déchiffrage des mécanismes langagiers inconscients impliqués dans l’interprétation des rêves, dans les mots d’esprit ou dans la psychopathologie de la vie quotidienne, lui permettent de soutenir qu’ils régissent, à l’insu du sujet, sa vie psychique, tant affective que volontaire. Ce que le travail de la cure dévoile.
De plus, avec son travail sur les névroses de guerre effectué durant la première guerre mondiale, qui déciment par le même fléau les rangs des armées ennemies,
Ces trois éléments,
- antériorité des mécanismes de l’Inconscient sur ceux de la conscience, - déchiffrage de la structure du langage, - réflexions sur les dommages causés par la guerre,
Ces 3 pôles de réflexion seront les temps forts de sa recherche qui va déboucher sur une nouvelle réarticulation des enjeux de l’économie psychique. Il en dégage la suprématie de l’automatisme de répétition, qu’il isole dans la pulsion de mort, dont il reconnait la puissance et l’antériorité, sur celles des principes de plaisir et de réalité qui gouvernaient jusque là, sa première topique.
De cette compulsion de répétition, Freud nous dit, qu’au départ, il ne sait pas trop comment s’en débrouiller, tout comme avec les névroses de guerre, mais c’est ce concept qui sera le pivot du remaniement qu’il met en place en 1920, avec l’Au -delà du principe de plaisir.
C’est dans ce temps qu’il confirme la différence radicale entre :
- Le traumatisme qui se réfère au sexuel et qui relève de la théorie de la séduction - la Verführung - par un adulte ou par un enfant plus âgé qui aurait détourné le sujet du bon chemin, Verführung conditionnant l’organisation de la névrose,et
- Le traumatique, qui lui, relève du réel de l’effraction, de la compulsion de répétition.
Cette distinction primordiale va modifier la direction de la cure, dans ces deux pathologies qu’il distingue maintenant cliniquement.
Par ce changement de topique, il tente d’expliquer pourquoi, dans les névroses de guerre, le soldat est habité par une compulsion de répétition qui fait de lui, je n’ose pas dire un sujet dans la mesure où il est coupé de sa subjectivité dans ce temps, mais un homme, qui éveillé, répète en boucle et à l’identique les épisodes morbides qu’il a vécus, et qui les revit sur le même mode, dans des cauchemars quand il a réussi à s’endormir. Répétition d’où toute subjectivité est exclue et ce dans une finalité qui s’avoue : la recherche de la mort.
Cela nous donne à entendre que, dans le traumatisme réel, le patient est condamné à répéter au lieu de se remémorer, et cette répétition toute puissante le conduit à un équivalent de mort du sujet.
Nous savons que Freud était très mobilisé par la thérapie des névroses de guerre puisqu’il a été jusqu’à défendre la pratique des chocs électriques pour sortir les soldats de leur névrose traumatique, ce qui les sortait effectivement de leurs cauchemars stuporeux, mais qui avait pour conséquence, attendue par les militaires, « de les rendre à nouveau aptes à retourner au front » de cette guerre dévastatrice.
Deux de ses fils s’étaient portés volontaires au front, et son gendre, mari de sa fille Mathilde, en était revenu avec cette pathologie qui l’avait rendu longtemps étranger à lui-mêmeme.
Cette révolution métapsychologique n’avait toujours pas trouvé l’appui nécessaire de toute la communauté analytique, puisque certains de ses plus proches et innovants élèves, dont Ferenczi et Rank, étaient entre autres, revenus à la pratique de la Neurotica, avec hypnose et suggestion.
Et si l’abandon de la Neurotica signa la fin de sa relation avec Fliess, la reprise de cette même Neurotica par Ferenczi, consacra leur divorce alors qu’il lui était pourtant très cher.
Nous mesurons que pour défendre sa pratique de l’analyse Freud pouvait être excessif et sans concessions, mais l’explication de cette position il la soutenait par la crainte du tort qu’elle pouvait porter à l’analyse et par un renforcement de son travail sur les concepts analytiques.
Ce qui ressemble à une querelle de personnes me paraît plutôt relever d’une position Ethique de Freud, fut-ce à son insu, soit, de se déplacer de la position de Maître à celle d’analyste.
Position qui met et l’analyste et l’analysant sous la dépendance d’un tiers, le radicalement Autre.
Ainsi, il insiste encore, en 32, dans ses Nouvelles Conférences, pour soutenir, que : « le facteur traumatique ne peut être liquidé selon la norme du Principe de Plaisir. Par le Principe de Plaisir, nous n’avons pas été assurés contre les dommages objectifs mais seulement contre un dommage de notre vie psychique ».
Entendons, pas tout n’est sexuel.
Rajoutons que dans ce même écrit, Freud reprend le concept d’Hilflogiskeit, qu’il avait mis en place en 1920, pour en faire le paradigme de cette même angoisse par débordement, à l’œuvre également dans le traumatique et les névroses narcissiques.
Cette angoisse par débordement qui lie, pour l’enfant en détresse, le traumatisme de l’abandon à la perte de l’objet, temps reconnu fondamental pour la compréhension des pathologies infantiles.
Nous l’appuierons, en soulignant que c’est aussi le temps où un enfant commence à s’inscrire dans le langage, temps où l’enfant bascule de l’univers du 1 ou du 2 qu’il fait avec la mère, à celui du trois, incarné par un autre, le Père. Ce trois qui inaugure que ça compte, ou pas, pour un sujet.
Loin donc d’être organisée par la prévalence du Principe de Plaisir qui inaugura sa conceptualisation, la pulsion la plus archaïque pousse donc l’humain à retourner à l’inanimé et pousse toute vie à rechercher la mort,
Et pour lutter contre cette compulsion de répétition et cette tentative de forcer au retour à l’inanimé, seules les pulsions sexuelles, les pulsions de vie, affirme Freud, ont ce pouvoir.
En 1938, Freud va encore nous surprendre avec son Moïse. Il en fit l’anti-héros d’Œdipe, celui qui tua son père pour coucher avec sa mère et qui fit du traumatisme son point de butée psychique indépassable,
Moïse, sera celui qui sortira non seulement les siens mais tout son peuple, du traumatisme réel de l’esclavage, pour l’emmener en un lieu où ce seront les dix paroles, ces Vorstellungen qui feront Loi pour organiser sa nouvelle humanité.
Et, cliniciens, nous entendons combien ces concepts freudiens sans cesse remaniés, transformeront la direction de la cure, la sortant de la pratique de la stricte répétition à l’infini, pour mettre chaque analyste au travail d’avoir à ré-interroger comment, pour chaque patient, une autre lecture de ce qui insiste est possible.
Les progrès de la linguistique, avec les apports de signifiant, signifié, sens, non-sens, signification, permirent d’autres pas décisifs et Lacan s’en servit pour explorer les champs de la parole et du langage, si riches de conséquences pour le traitement de la psychose, les névroses narcissiques que Freud pensait incurables.
Ces nouveaux apports ouvrent une autre voie à un patient aux prises avec un traumatisme réel, celle de déconstruire, par le langage, l’Imaginaire qui le mortifie dans une scène indépassable, et ainsi, de ne pas laisser obligatoirement à la pulsion de mort, le dernier mot.
Des interventions qui vont suivre maintenant vont nous exposer comment, aujourd’hui, nous nous débrouillons pour permettre à nos patients, qui sont traversés par ce traumatisme réel, de reprendre pied et de renouer avec leur histoire, dans une projection à nouveau possible pour eux de leur avenir, qui soit non seulement vivable, mais à construire.
C’est ce désir qui a présidé à la tenue de ce Congrès, à Tel Aviv.
Choula Emerich