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Quand
Jeudi 19 mars 2015

Je voudrais d’abord vivement remercier notre conférencière et notre conférencier pour ce qu’ils nous ont apporté et qui m’a personnellement beaucoup appris, mais je dois le dire, pas tout à fait de la façon dont je l’espérais.

Je commencerai peut-être en rappelant cet adage latin : rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Autrement dit, ces manifestations que nous étudions ne sont pas le fait d’extraterrestres, mais ils sont le fait de gens en majorité quelconques, simples. Les frères Kouachi, c’était vraiment des gens quelconques : ils n’avaient rien de spécial, rien de particulier , et qui vont donc s’avérer susceptibles d’être agités par les mécanismes qui, du même coup, sont aussi les miens. Le seul problème, heureux d’ailleurs je m’en félicite, les miens, pour le moment, n’ont aucunement besoin de s’exprimer de la sorte.

Les phénomènes de la psychologie collective, c’est-à-dire – pour faire cette remarque à Louis Sciara – le moment où la subjectivité individuelle s’abolit au profit d’une pensée commune et heureusement partagée, sont parfaitement connus. Ils sont connus depuis les travaux d’un français – je ne sais pas s’il est nécessaire de le rappeler – qui aux premières agitations des années 20 en Allemagne a écrit La psychologie des foules. Gustave Lebon donc ; et il faut croire que son livre a été bien reçu puisqu’il a eu un tirage de 500 000 exemplaires. Il faut croire que c’était un sujet d’actualité. Freud va reprendre ce travail de Gustave Lebon et malgré leur grande différence d’appartenance politique, ils seront en correspondance, pour montrer qu’une foule (c’est-à-dire un ensemble constitué d’individus qui ont perdu leurs repères identitaires et qui se trouvent constitués de façon non pas hasardeuse, mais précisément à partir de cette déréliction), que cette foule est dans l’attente du chef qui va d’abord restituer à chacun de ses membres une dignité perdue et organiser entre ces membres un système d’échange stable et fixe, et tout ceci dans une communauté isolée par une frontière

du reste de la communauté humaine, dès lors non-reconnue comme telle, et désignée comme ennemie. Et à l’intérieur de cet ensemble, règne ce phénomène qui nous intéresse ce soir au premier chef, c’est-à-dire le fait que chacun des appartenants à ce nouveau groupe qui s’est ainsi créé, constitué, et qu’on a vu se constituer en Europe, comme on le sait très bien, justement à partir des années 1925, aussi bien en Italie qu’en Allemagne, chacun de ces membres se sent accompli. C’est-à-dire que contrairement à son statut civil, banal, commun, qui est celui d’un certain retrait par rapport à sa propre présence au monde - à une analyse critique des événements, à une analyse de la politique, à une analyse des faits sociaux, économiques - eh bien contrairement donc à ce retrait, ce que les psychanalystes appellent la division propre au sujet, ils sont intégraux, complets, entiers. Et du même coup, entièrement dévoués à leur chef. Je crois que rien qu’à le présenter de la sorte, on voit bien de quelle manière ils sont déjà morts pour leur chef, alors que pour le moment ils sont encore vivants, mais en tant que sujets ils sont abolis, il n’y a plus de sujet individuel, il n’y a plus de pensée individuelle, il n’y a plus de réflexion politique critique, il n’y a plus que ce qui est l’amour et la fidélité pour le chef et la reconnaissance dans son semblable d’un autrui dont il est exigé qu’il soit strictement semblable.

Je sais – je le rencontre à l’occasion de ce que l’on appelle des dîners en ville – l’extrême difficulté à faire entendre à des convives qui sont cependant ouverts, cultivés, la différence entre la société politique et la société tribale. Dans une société politique, les citoyens sont réunis par le souci de délibérer ensemble sur leurs conditions communes d’existence et de choisir avec cette règle qui est celle de la majorité. Dans une société tribale, on se reconnait du fait de sa naissance, qui dès lors donne le droit d’appartenance, qui dès lors distingue du reste de l’humanité, et qui implique évidemment le sacrifice et l’obéissance au chef. Cette affaire, elle est tellement ancienne que je crois, elle pourrait nous accompagner en permanence. Le problème s’était déjà posé à l’aurore de ce qui est la pensée occidentale, s’est posé dans les mêmes termes qui aujourd’hui nous obsèdent. Ils nous obsèdent, puisque comme nous l’évoquions tout à l’heure, nous saurons dimanche si nous-mêmes sommes encore à Athènes ou à Sparte ! C’est donc bien toujours un problème d’actualité. Mais il est évident que si nous nous retrouvons du côté de Lacédémoniens, il est clair qu’à ce moment-là apparaîtra au grand jour que nous ne sommes pas fondamentalement différents de ceux dont nous parlons aujourd’hui. Évidemment, pas tout à fait de la même manière pour le moment, mais je dirais structurellement, fondamentalement, spirituellement, absolument.

Je ne fais ces quelques remarques que pour dire la façon dont notre argumentation est démunie actuellement face aux phénomènes que nous rencontrons, inquiète ; le fait que nous soyons à ce point intellectuellement et spirituellement désarmés devant ce phénomène, alors que nous disposons… c’est là dans nos livres, dans nos bibliothèques, dans nos savoirs, dans nos mémoires ! Nous disposons d’éléments, et qui permettez-moi de le dire n’ont rien de scandaleux, ni d’obscène et je suis pour ma part absolument étonné de voir que les phénomènes d’identification qui sont tellement primordiaux dans cette histoire, et qui actuellement sont causes de ce grand malaise, et au premier chef, bien sûr d’abord chez les natifs, ces phénomènes concernant l’identification sont parfaitement connus. On sait comment ça marche. On sait comme ça se reproduit. On sait comment ça peut nous rendre dingue. Et quand je dis dingue, c’est un terme qui n’est pas moral mais qui est clinique. Parce qu’à partir du moment où on obéit sans restriction, aveuglément, absolument au savoir qui vous est imposé, qu’il soit religieux ou politique, on se comporte absolument comme le fou qui est bien obligé de suivre le discours qui s’impose à lui dans sa tête et qui n’a pas d’autre recours que d’agir en conséquence de ce discours. Il y a chez chacun d’entre nous ce qui peut le rendre fou, dingue, stupide. Est-ce que tout ceci ne mérite pas une approche plus collective, plus commune, plus répandue, plus éclairée ? A mes yeux sûrement ! Et il est certain que je me demande comment il se fait que nous soyons malgré notre érudition, notre attention, notre vigilance, notre intelligence, comment il se fait que nous restions tellement timides vis-à-vis de ce savoir qui est là ?

Et je termine sur cette remarque dont les conséquences pratiques sont immédiates. Je veux dire combien pour ma part je voudrais souhaiter que dans nos écoles où l’on se bat pour des questions de voile, de savoir s’il y aura du porc au menu ou pas etc., je pourrais souhaiter que les phénomènes concernant les identifications fassent partie du programme. Que l’on enseigne comment ça se passe pour chacun d’entre nous. Comment c’est vécu. Comment se fait-il qu’il y ait cette énorme lacune ? Ce n’est pas intervenir politiquement ou religieusement, c’est faire état de ce qui existe et qui concerne de façon essentielle notre vie collective.

Alors il se trouve que l’École Pratique est engagée justement dans une première action  à l’endroit de l’UNESCO pour faire que tout ceci puisse entrer dans le savoir commun, soit partagé dans la doxa, c’est fondamental le savoir commun. Autrement dit qu’on ne puisse plus agir en aveugle ! Que si l’on entre là-dedans, on sache au moins comment ça se passe et pourquoi on le fait. Et nous aurons donc à la rentrée, au mois de septembre, un colloque à l’UNESCO, où ces questions seront abordées et traitées, avec d’autres développements bien sûr que ceux que j’apporte. En décembre, aura lieu un colloque organisé à New-York avec les Américains pour comprendre avec eux ces problèmes, car ils sont éminemment bien entendu concernés et sollicités. On le voit avec toutes leurs affaires, Ferguson, enfin… c’est d’une actualité prenante. Le prochain colloque devra avoir lieu dans ce qui est l’Université libérale d’Israël, c’est-à-dire à Haïfa. Moi-même je dois partir dans quelques jours au Maroc, avec le projet qui est déjà en route, de faire avec nos amis soufis marocains le Centre d’études des conditions de formation de l’identité, et afin que depuis le monde arabe se dégagent ces tentatives d’éclaircissement, d’élucidation des problèmes de l’identité. Autrement dit, avec nos modestes moyens, nous essayons de répondre à une certaine urgence. J’espère que dans cette élaboration, dans ce travail, nous aurons le plaisir de vous entendre Madame, de vous réentendre Monsieur, à partir de ce que, de votre côté et à votre manière, vous tracez et vous poursuivez.

Charles Melman

Notes