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Quand
Samedi 9 juin 2012

Intervention de Charles Melman lors de la journée Wittgenstein le 9 juin 2012

Alors il se trouve que tout à l’heure, une main amie m’a glissé un volume, qu’en feuilletant m’a tout de suite éclairé sur ce qu’il vous aurait lu. Il vous aurait lu ce texte, et puis il se serait levé, et il se serait tiré. C’est un texte qui est tout à fait au centre de notre questionnement, puisqul s’appelle Le mot et la chose. Vous voyez !

Madame…

C’est bien de commencer comme ça ! C’est bien parce qu’il ne dit pas : «  eh toi l’objet…  » Il s’adresse. L’objet, est-ce que nous n’avons jamais rapport à un objet ? À part quelques cas précis, évidemment, qui sont de l’ordre cliniquement bien repéré de la perversion, mais en dehors de ce cas clinique fort intéressant je dois dire, est-ce que nous n’avons jamais rapport à un objet, nous n’avons jamais rapport évidemment qu’à une représentation de l’objet. Mais enfin, ici, ça commence très bien :

Madame quel est votre mot

Et sur le mot et sur la chose

On vous a dit souvent le mot

On vous a souvent fait la chose

Ainsi de la chose et du mot

Vous pouvez dire quelque chose

Et je gagerais que le mot

Vous plaît beaucoup moins que la chose

Pour moi voici quel est mon mot

Et sur le mot et sur la chose

J’avouerai que j’aime le mot

J’avouerai que j’aime la chose

Mais c’est la chose avec le mot

Mais c’est le mot avec la chose

Autrement la chose et le mot

À mes yeux seraient peu de chose

Je crois même en faveur du mot

Pouvoir ajouter quelque chose

Une chose qui donne au mot

Tout l’avantage sur la chose

C’est qu’on peut dire encore le mot

Alors qu’on ne fait plus la chose

Et pour peu que vaille le mot

Mon Dieu c’est toujours quelque chose

De là je conclus que le mot

Doit être mis avant la chose

Qu’il ne faut ajouter au mot

Qu’autant que l’on peut quelque chose

Que pour vous la chose et le mot

Doivent être la même chose

Et vous n’avez pas dit le mot

Qu’on est déjà prêt à la chose

Et que pour le jour où le mot

Viendra seul hélas sans la chose

Il faut se réserver le mot

Pour se consoler de la chose

Pour vous…

Ça se termine bientôt, n’ayez pas peur !

 

Pour vous je crois qu’avec le mot

Vous voyez toujours autre chose

Vous dites si gaiement le mot

Vous méritez si bien la chose

Mais quand je vous dis que le mot

Doit être mis avant la chose

Vous voyez, est-ce qu’il est nominaliste ou réaliste ? Hein, c’est pas commode cette affaire !

Mais quand je vous dis que le mot

Doit être mis avant la chose

Vous devez me croire à ce mot

Bien peu connaisseur en la chose

Eh bien voici mon dernier mot

Et sur le mot et sur la chose

Madame passez-moi le mot

Et je vous passerai la chose  !

Alors là, Lacan se lève et il s’en va (rires). Mais comme je n’ai pas sa force, je vais forcément y aller de quelques commentaires, de quelques remarques sur ce poème tiré de ce volume remarquable donc qui s’appelle Anthologie de la poésie érotique française, et l’auteur de cette affaire, je vous le retrouverai tout à l’heure… ah, il est là !… étant Gabriel-Charles de Lattaignant. Hein, vous n’en avez jamais entendu parler ! Voilà l’occasion ! De Lattaignant, oui ! Hein, vous voyez ! Maintenant vous avez l’oreille exercée ! Vous atteignez la chose,  là ! (rires)

Tout à l’heure, dans son introduction, Stéphane Thibierge nous a parlé, nous a dit que Wittgenstein avait habité une méchante soupente. Dans la mesure où nous sommes concernés ici par l’analyse du langage, il faut bien que nous appliquions à notre propre langage des principes de cette analyse, une méchante soupente ! Non, c’est sérieux de parler comme ça ! Une méchante soupente ! Est-ce qu’on peut vraiment attribuer à une soupente… Wittgenstein s’arrête évidemment là-dessus !… Est-ce qu’on peut attribuer à une soupente ce type de qualité ? Est-ce qu’on peut dire que ce substantif, la méchanceté, viendrait se loger, habiter des lieux spécifiquement comme ceux-là, comme la soupente ? Alors on dira : oui, mais enfin, c’est de l’anthropomorphisme ordinaire, habituel. Mais attention, l’anthropomorphisme, est-ce que ça veut donc dire que mon rapport au monde est médié comme ça, mon rapport aux objets, mon rapport au monde est médié par cette image d’un autre et auquel je pourrais ainsi, même lorsqu’il s’agit d’un lieu, attribuer cette qualité qui est évidemment une qualité spécifiquement humaine ? Mais donc, si mon rapport au monde est médié ainsi par ce type d’anthropomorphisme, le solipsisme d’emblée ça n’existe pas bien sûr ! Il n’y a pas de solipsisme, puisque c’est d’emblée dans le rapport au monde, ce rapport à un autre, serait-ce en l’occasion je dirais une soupente, à moins que l’on en conclut aussitôt que ce rapport à cet autre doit forcément être médié pour qu’on se comprenne ! C’est présent tout du long dans la spéculation de Wittgenstein. Ce doit être médié, médié par qui ? Médié par quoi ? D’où sort cette médiation ? Est-ce que ce sont seulement les jeux du langage ? Je reviendrai tout à l’heure là-dessus.

Une remarque encore, toujours pour me servir de cette excellente introduction que nous a faite Stéphane. Wittgenstein ayant construit pour sa sœur une maison minimaliste, minimaliste ! Ça c’est un terme ici évidemment adéquat, on sait très bien que ce n’est pas une métaphore, on sait tout de suite ce dont il est question. Minimaliste, autrement dit, une maison, une architecture réduite à sa fonctionnalité pure. Autrement dit nettoyée, épurée. C’est un terme important je dirais quand on parle de Wittgenstein. C’est un lieu épuré de tout le superflu. Et comme on le sait, dans l’opération logique, épurer le superflu est une démarche nécessaire. Elle commence, je crois bien que c’est donc Le Sophiste avec la définition platonicienne du pêcheur à la ligne. Autrement dit, pour savoir ce que c’est que le pêcheur à la ligne, il faut que je commence par faire tomber tout le superflu pour finalement arriver de la sorte à définir ce qu’est le pêcheur à la ligne. Sauf que dans le cas de Wittgenstein, comme je vais rapidement le montrer, c’est le pêcheur lui-même qui disparaît. Il n’y a plus de pêcheur, c’est une belle affaire ! C‘est tout bénéfice si je puis dire. Minimaliste donc cette architecture, autrement dit débarrassée de tout élément de décor, avec cette question qui ouvre aussitôt : est-ce qu’en l’ayant ainsi réduit – ce lieu d’habitation – à ce qui serait son essence, sa pure fonctionnalité, est-ce que j’ai pu enfin atteindre à son essence ? J’ai enlevé tout le superflu, est-ce que je peux enfin dire que là je reconnais bien la fonctionnalité, l’essence du domicile ? C’est assurément une ambition métaphysique ! Ça ne sort pas de n’importe où cette idée. Mais cependant, dès lors ce lieu s’apparente évidemment à la disposition minimaliste de la geôle, de la prison. Autrement dit, brusquement, c’est le décor qui risque d’apparaître comme celui que j’avais ainsi écarté, qui risque d’être essentiel (c’est le cas de le dire !), à la constitution, à la reconnaissance de ce lieu, parce que ce que ce superflu, ce que ce décor vient ici représenter, c’est bien évidemment que… décor c’est un joli mot ! Il dit bien d’une certaine manière ce que ça veut dire, puisque vient spécifier que ce lieu me rappelle que je l’habite en tant que m’intéressant justement à ce superflu, à ce décor, et que comme pour la dame de tout à l’heure, c’est lui qui constitue l’essentiel – l’essentiel ! Autrement dit, c’est lui qui va donner son prix, sa reconnaissance, je dirais comme lieu humain, à cet espace.

Nous sommes là réunis dans ce qui est donc une école de psychopathologie. La psychopathologie à entendre pour nous, non pas seulement bien sûr comme le logos du pathos, comme la science du pathique, mais comme étant - comme ça a été très bien rappelé –, l’effet pathique du rapport au logos. C’est très précisément je dirais ce qui concerne notre rapport à l’écrit. Nous sommes les uns et les autres, et nous en donnons sûrement l’exemple aujourd’hui avec la meilleure volonté et les talents, les manques de talent que nous pouvons à cet égard déployer, nous montrons de quelle façon nous sommes je dirais des victimes de l’écrit, des victimes. Autrement dit, comme Wittgenstein lui-même, à la recherche de cette écriture épurée qui nous assurerait enfin du sens et de la vérité. Encore qu’on le voit tout de suite et tout du long, ce qu’il en est du sens et de la vérité, eh bien ça varie bien entendu selon les lecteurs et selon les écritures. Nous en sommes ainsi les victimes, sans doute pour deux raisons, c’est que malgré les Sprachspiele qu’évoque Wittgenstein, les jeux de langage, nous ne savons en aucun cas nous référer à ce qui serait l’écrit commun ordonnateur pour nous du sens et de la vérité. Et que d’autre part, chacun de nous - et c’est bien ce que la psychanalyse est venue mettre au jour -, chacun de nous est la victime d’un écrit, d’un texte qui est celui à son insu gravé dans son inconscient, et qui, quoiqu’il puisse en être de sa raison, de ses motifs, de ses croyances, de ses abjurations, de sa morale… eh bien quoi qu’il puisse en vouloir, le commande, commande son rapport au monde, commande son rapport au semblant d’objet et aux objets, commande son rapport à lui-même, et que donc, nous voyons d’emblée ici de quelle manière ce qu’il en est du privé et de l’universel, se trouve immédiatement interrogé, sollicité, puisque nous n’avons affaire dans ce qui est donc définitivement ce langage privé, pour chacun d’entre nous, avec ce texte spécifique qui est celui donc qui est inscrit dans sa mémoire, nous avons affaire à une disposition générale, c’est-à-dire le rapport collectif, général à cette instance dont tout le progrès de l’humanité consiste à vouloir se débarrasser - nous y parvenons de mieux en mieux -, et qui est cette instance hors monde qui ne peut être dite, que Freud a appelée la libido, que Lacan a appelée l’instance phallique de façon plus précise.

Lorsqu’on lit Wittgenstein, on est… comment dirais-je ?… enfin, je suis pour ma part interrogé par le fait qu’il n’y a rien à lire entre les lignes ! Et ça me parait à cet égard un texte justement tellement logique, que de façon originale, étrange, il n’y a rien à lire d’autre que le sens qui se trouve ainsi proposé, rien à lire entre les lignes, ce qui se trouvera d’ailleurs justifié par lui-même en ceci, lorsqu’il dira : il n’y a pas de métalangage, ne cherchez aucune profondeur, il n’y a même pas je dirais de métalogique, il n’y a pas de logique sur la logique. C’est unilinéaire ! Et avec je dirais cette conclusion centrale qui a été très bien rappelée, étrange, et qui est donc «  ce qui ne peut être dit il faut le taire  ». C’est une locution très étrange ! Une locution étrange, puisque ce qui ne peut être dit semble relever, comme c’est le cas, d’un impossible logique, et il faut le taire, relever d’un impossible moral, car si on ne peut pas le dire, je ne vois pas pourquoi nous pourrions avoir le moindre souci de le taire !  Alors on dira : oui, mais quand il dit : «  il faut le taire  », il se réfère justement à ce qui échappe à la logique, c’est-à-dire la religion, l’éthique, l’esthétique, etc. Ben, il est bien clair que par lui-même, ça n’est aucunement tu ! Et donc la mise en place par lui de cet idéal d’un réel purifié, d’un non-dit, où il n’y aurait strictement rien ! Moi ce qui me frappe aussi quand je le lis, c’est l’absence chez lui je dirais de références transférentielles à quelque texte que ce soit. Je ne sais pas, Hubert, vous me démentirez si là-dessus je m’avance trop vite, mais il semble vraiment fonctionner  table rase.

Hubert Ricard : C’est l’impression fondamentale

Charles Melman : C’est l’impression n’est-ce pas ? Pas de transfert ! Rien à attendre de quelque autre. Et même je dirais ses discussions avec Russell, dont il faut bien dire que c’est grâce à Russell qu’il a connu le succès que l’on sait, parce qu’après tout, on pourrait se dire que tout ça aurait pu très bien passer dans les oubliettes ! Mais très vite, il est amené à désavouer Russell et en particulier la préface que fait Russell à son Tractatus et à dire que ce n’est pas ça. Et d’ailleurs, vous avez tous remarqué que dans ce Tractatus - et c’est le sens du tire de ces quelques remarques -, c’est qu’il dit ceci : pourquoi je publie ce livre ? Alors vous vous dites qu’il veut enfin guérir, traiter, enseigner, informer, amener à réfléchir... Ah pas du  tout ! Pas du tout ! Il vise l’éventuel plaisir de quelques lecteurs – plaisir ! Alors je demande pardon, peut-être qu’Élise sait si c’est Lust ou Genoss, je ne sais pas, je ne suis pas allé rechercher le terme qu’il utilise. Mais en tout cas, voilà une préface où brusquement apparaît, je dirais, l’appel au plaisir qu’il pourrait susciter chez le lecteur, alors qu’on ne peut pas dire que le Tractatus traite spécialement du plaisir !

Si je devais m’aventurer à partir de ces quelques remarques et sur le fait qu’il a absolument refusé ce qu’il pouvait devoir à son nom propre, je dirais qu’il est bien évident que toute son œuvre il n’a jamais cherché à la faire connaître, à se faire valoir ! Il a toujours vécu comme un SDF, au point d’aller se construire une petite baraque lui-même d’ailleurs au bord d’un fjord en Norvège, etc. enfin les choses les plus… bon. Et comme vous le savez, il a refusé, il a distribué l’héritage de son père, héritage considérable ! Ça ne l’intéressait pas ce qu’il pouvait en attendre et en recevoir. Il faut croire qu’il n’était pas le seul dans cette position ! Ça, moi je suis désolé, mais je suis bien obligé de le rappeler : ils étaient cinq frères, et comme vous le savez, il y en a trois qui se sont suicidés. Donc il faut croire que du côté de l’héritage de ce qu’ils pouvaient recevoir, ils n’étaient pas très intéressés. Il y en a un qui est revenu de la guerre avec le bras droit en moins, brillant pianiste, et puis lui. Cela d’une famille dont je ne peux pas non plus méconnaître le fait qu’elle n’était pas quelconque, puisque c’était non seulement une famille fort riche et fort puissante, mais qui d’origine juive s’était convertie à la fois, semble-t-il, et au protestantisme et puis au catholicisme, ou dans l’autre sens, je ne sais plus très bien. Et de telle sorte - alors là je vous livre une petite chose qui m’est personnelle -, de telle sorte qu’il s’est trouvé qu’un jour, c’était en automne 68, il y avait une réunion à Magnan de l’école freudienne et où il s’agissait un peu de voir où en étaient les membres de l’école après le joyeux mois de mai, c’est-à-dire où ils en étaient de leur analyse de la situation et en particulier de leur rapport au savoir. Et il y avait donc dans l’assemblée les membres de l’école, et puis il y avait un type qui était rentré, qui était là sans doute pour s’informer par curiosité, peut-être un journaliste, je ne sais pas du tout, et Lacan avait essayé vainement de le faire sortir, témoignant que c’était une réunion privée. Et lorsque j’arrive dans la salle, Lacan m’interpelle et me dit : «  Vous savez, il y a un “tove” dans la salle  ». Alors évidemment, il y en a parmi vous qui savent ce dont il est question, c’est-à-dire cet exemple que donne Wittgenstein, alors je ne sais plus si c’est dans les cahiers bruns ou dans les cahiers bleus, et que si au mot «  stove  » (le fourneau), j’enlève la lettre «  s  », eh bien je me trouve devant un signifiant qui ne veut plus rien dire. Lacan retenant évidemment l’exemple pour faire valoir de quelle manière finalement le sens (puisque nous parlons de sens) est attaché à la lettre, et qu’il suffit justement de faire tomber une lettre pour que, plus de sens. Il se trouve malheureusement que, comme j’avais hélas lu ce truc de Wittgenstein, j’avais forcément été frappé sur le fait que “tove”, pour lui, sans qu’il le sache, c’était riche de sens. Et donc, j’étais très embarrassé par cette interpellation que me faisait Lacan sur le fait qu’il y avait dans la salle un individu innominé, ce qui n’était pas le cas en l’occurrence dans cet exemple. 

Donc, pour vous dire qu’à mon sens le travail de Wittgenstein dans le Tractatus, dont le dispositif évidemment retient notre attention puisqu’il est organisé sur un mode strictement déductif, autrement dit jamais il ne s’écrit comme je dirais supposant le terme conclu de ce qui ensuite rétroactivement vient ordonner le texte, mais comme étant entièrement constitué par un réseau qui sans cesse je dirais se tisse depuis l’antécédent. C’est ça la disposition du Tractatus. Donc l’effort dans le Tractatus pour Wittgenstein qui, il faut le souligner aussi, c’est pendant la Guerre de 14-18, c’est-à-dire au moment où s’affichait très clairement je dirais l’incidence meurtrière du rapport à cette instance hors monde qui en l’affaire prenait…, qui en l’occurrence prenait une allure patriotique et nationale, privée, puisqu’elle ne parvenait à être universelle, c’est bien ce qui provoquait les guerres en cause, dont il n’y avait rien à attendre si ce n’est justement le spectacle auquel on assistait. Et puis, dans le décours de la guerre, le Cercle de Vienne, c’est-à-dire là aussi la tentative d’organiser je dirais la dépendance du parlêtre à l’endroit d’un texte dit scientifique, c’est-à-dire l’expurgeant de toute référence à quelque autorité extérieure à ce monde, hors monde, hors espace, tentative, comme nous le savons, vaine, puisqu’elle a été elle-même contemporaine je dirais de la montée des nationalismes, et avec le fait que les honorables membres du Cercle de Vienne ont dû rapidement, je dirais, s’exiler.

Ceci pour vous dire de quelle manière toute cette spéculation de Wittgenstein vient s’inscrire dans un contexte aussi bien privé que collectif, c’est le cas de le dire, qui forcément nous retient, mais que pour ma part, j’interprète comme la tentative désespérée, personnelle de Wittgenstein, d’écrire pour lui-même un texte qui le ferait tenir par le recours à la logique, quitte justement à… est-ce que c’est refouler ou est-ce que c’est forclore ? Est-ce que c’est récuser ? Je ne sais rien !… justement cette instance organisatrice pour chacun d’entre nous de son rapport au langage, cette instance libidinale, cette instance phallique, Nom-du-Père, ce au-moins-un, etc., tout ce que vous voudrez… et venant  lui permettre d’avoir vis-à-vis du réel qu’il pensait ainsi avoir expurgé, cette pulsion homosexuelle dont on sait qu’elle a pourri son existence puisqu’il a, par sa conduite, manifestement cherché sans cesse à s’en défendre, ne serait-ce que par la recherche de l’isolement, de la solitude, et cette pulsion homosexuelle qui malgré lui donnait du sens, le sens qu’il cherchait dans le texte, mais qui donnait du sens à sa vie. Il me semble que ce type d’assertion - et je ne prétends pas à plus -, ce type d’assertion que je vous propose, nous permet ensuite très facilement de déplier la suite.

Le passage au second Wittgenstein qui effectivement est radicalement différent, avec je dirais une grande surprise, une grande surprise qui est la manière dont il parle des Sprachspiele. Grande surprise, pourquoi ? Voilà, on peut très bien ne pas vouloir écouter Freud, on peut le citer, on peut le discuter, tout ça, très bien, mais enfin, Freud, il n’a pas cessé de faire remarquer que ce qui ne pouvait être dit ne cessait non pas de se donner à entendre, mais ne cessait pas de se donner à lire dans le texte parlé. De telle sorte que l’écriture elle-même, pouvait finalement n’apparaître que comme justement l’effet, le résultat de ce qui de la parole vient se déposer dans le réel et faire immanquablement pour un sujet cette écriture privée dont il dépend, et qui va ensuite pour lui, venir parasiter ses conduites et sa parole. Alors donc la surprise de constater avec quelle légèreté, lui qui est un scientifique, parle des Sprachspiele. Passons sur le fait que de Saussure il n’en est pas question, il était évidemment tout à fait accessible, à sa portée. Passons sur le fait que la théorie des jeux, elle était écrite à l’époque où il en parlait, et que le jeu, on ne peut plus en parler de façon purement comme ça intuitive et en opérer un rassemblement je dirais comme ça à partir des occurrences qu’a le mot dans la langue, et d’autant que le jeu c’est quelque chose d’extrêmement précis, quelle que soit la diversité qu’il puisse prendre et quelles que soient les passions d’ailleurs qu’il puisse déclencher. Le jeu, pour le dire en un mot, et comment peut-on accepter que quelqu’un du calibre de Wittgenstein puisse manier l’affaire de la sorte, le jeu c’est le maniement d’un ordre symbolique qui va déterminer soit entre deux ou plusieurs partenaires, soit dans le rapport du partenaire à un ordre auquel il s’affronte, voire simplement à un mur, mais en tout cas à quelque chose qui fait obstacle, qui résiste, va permettre de déterminer par une distribution soit égale je dirais des pièces entre les partenaires, soit une distribution liée au hasard, de déterminer qui dans l’affaire est le gagnant et qui est le perdant. Et comme nous le savons - et ça a été si bien rappelé par Lacan -, le problème est bien antécédent, puisqu’il a déjà hanté Pascal, c’était déjà là.

Ce qui fait donc que cette remarque… comment dirais-je ?… tellement primitive que je suis en train de faire, aurait sans doute permis je dirais de reconnaître dans ce que Wittgenstein appelle les jeux du langage, le fait que ce qu’il y avait, c’était du discours. Il aurait pu le faire avant Lacan ! Autrement dit, ce qui vient déterminer des places différentes entre les partenaires, place qui sont je dirais dépendantes justement non plus là d’un destin, et en particulier anatomique, mais de leurs capacités, de leurs talents. Et comme on sait, le jeu peut être l’une des choses les plus sérieuses et des plus graves qui soit puisqu’il n’est pas exceptionnel que ceux qui en sont les mordus y engagent leur vie.

Au problème de la vérité, s’il y avait une vérité - j’aurais encore un mot là-dessus -, il est évident que nous serions tous d’accord pour la reconnaître, il n’y aurait pas de problème. Comment se fait-il que ce terme puisse, dans des circonstances et dans des formulations différentes, prendre tellement d’incidences différentes. Voilà que surgit le terme de certitude, avec parait-il ce qui a donc heurté Wittgenstein à partir de formulations de son copain Moore, voilà cette main, je ne peux nier, j’ai la certitude qu’elle est la mienne, et d’autre part j’ai la certitude que la terre a existé longtemps avant moi. Voilà, certitude ! Je suis désolée, moi qui suis profane, mais j’ai l’impression d’une blague ! Et c’est pourquoi je suis forcé de m’interroger jusqu’à quel point nous sommes effectivement les victimes et les malades du langage. Parce que la certitude, d’abord la certitude ne peut s’évoquer qu’à propos de ce qui est susceptible de faire doute, premier point. Deuxièmement, à partir de là, je suis bien obligé de constater, qu’en revanche, il peut y avoir des éléments… Descartes avait évoqué cette question de ce qu’il voit passer dans la rue et de savoir si ce sont uniquement de portemanteaux… mais passons, passons là-dessus. Mais en tout cas, la question de la certitude, la notion de certitude ne peut répondre qu’à ce qui fait doute, étant posé qu’il y a des acquis qui ne se trouvent pas discutés. Et quels sont ces acquis qui ne sont pas discutés ? Eh bien ce qui n’est pas discuté dans le corps, à titre d’acquis, ce n’est pas la main ou le pied, c’est toute autre chose comme nous le savons. Voilà, ça ne se discute pas ! Vous êtes de tel côté par votre corps ou de tel autre, ça ne se discute pas ! Il ne faut pas là, au niveau du corps, être métonymique, d’autant que la main, elle peut très bien cesser d’être la vôtre ! Pas parce qu’elle sera amputée, mais parce qu’elle pourra se trouver fonctionnellement inhibée. Et puis l’histoire de la terre longtemps avant moi, c’est pas vrai ! C’est absolument faux ! Moi, je crois à ce qu’on m’a dit, c’est-à-dire qu’en tant que créature humaine, j’ai été conçu en même temps que la terre. Alors, qu’est-ce que vous voulez redire à ça ? Vous me direz que c’est pas scientifique ? J’en ai rien à foutre ! Ce que je veux dire que donc le passage de ce qui a été la notion de vérité et qui n’était jamais, je dirais que l’accord non pas du mot et de la chose, mais l’accord de la proposition avec la chose, la proposition. Au début du Tractatus, vous trouvez un mot qu’on ne retrouvera pas plus tard, c’est le mot Fall (le cas). Le monde est ce dont c’est le cas[1] je ne sais plus la phrase, je ne l’ai plus à l’esprit, je n’ai plus la phrase exactement en allemand, mais c’est ça la traduction exacte. Alors moi j’ai sauté là-dessus, j’ai dit voilà : Fall, c’est-à-dire le monde, c’est l’ensemble de ce qui tombe, parce que le cas (Fall), et c’est repris très bien du latin dans l’allemand, le casus,c’est ce qui tombe, c’est ce qui chute. Ah ben ça commençait très bien, et puis hop ! c’est tout de suite réparé par le Tatsache (le fait), et on ne retrouve pas le Fall dans le texte, ce qui est ainsi tombé.

Alors, puisque je vois que je suis un peu plus long que Lacan ne l’aurait été après la lecture de ce poème, je vais quand même rapidement abréger. À quoi avons-nous affaire et qu’est-ce qui nous autorise effectivement à évoquer une lecture croisée de ces trois personnages ? C’est qu’il s’agit de trois incidences remarquables de notre interrogation, de notre questionnement de ce qui est la loi du langage, avec chez Wittgenstein, pour des raisons je dis bien qui me paraissent liées à la sauvegarde de lui-même, une épuration, c’est-à-dire l’élimination de tout ce qui serait ainsi hors monde et dont je suis supposé ne rien savoir et ne rien pouvoir dire, et qui désormais à partir de lui est supposé devoir la fermer, la boucler. Et donc l’évocation de ce monde unilinéaire, sans arrière-plan… le terme est chez lui, sans arrière-plan (Hintergrund), pas d’arrière-plan, ce monde simple. Et je me permets de voir le succès rencontré par son œuvre dans justement un tel programme, dans une telle tentative, désespérée évidemment, mais une si belle tentative, quitte à ce qu’évidemment avec le second, il en soit venu à ceci, c’est que finalement là où il pensait qu’on ne pouvait se référer qu’à la logique, voilà que maintenant c’est la doxa qui fait la règle, c’est-à-dire les jeux du langage en tant que mêlés je dirais à des actions, et donc vérifiés par la pratique. Ça fait problème de savoir si les jeux du langage, si la doxa, c’est le dernier mot. Ça fait beaucoup de problèmes ! Donc Wittgenstein, au même moment Freud qui lui tente à montrer que justement, ce qui ne peut pas se dire ne cesse pas non pas de se donner à entendre, mais ne cesse de venir s’infiltrer comme écrit dans la parole du sujet et commander sa conduite, et sans pouvoir, évidemment chez Freud, en dire beaucoup plus que de faire ce constat et de le vérifier. Et puis chez Lacan, le fait qu’il va reprendre tout ceci en établissant la logique de l’affaire, c’est-à-dire en retrouvant d’une certaine manière ce qui avait été l’inspiration de Wittgenstein, c’est-à-dire en dernier ressort, c’est une structure logique qui régit toute cette affaire et où nous retrouvons évidemment cette épuration que Wittgenstein pouvait souhaiter, et que vous retrouvez, tout en la refusant, dans l’écriture du nœud borroméen à trois. Donc il s’agit de la même problématique, il s’agit du même questionnement, et avec, comme j’essaie de vous le montrer, de Wittgenstein à Freud à Lacan, ce que l’on pourrait peut-être estimer comme un progrès, c’est-à-dire la tentative justement de répondre à ce qui là, pour chacun d’entre nous, reste béant.

Et puisque j’ai encore quarante cinq secondes, j’ai été très impressionné par le fait qu’il en soit venu - parait-il que c’est après la lecture de la théorie des couleurs de Goethe -, à écrire sur la couleur. Très impressionné ! Très impressionné pour la raison suivante - c’est présent déjà dans le Tractatus d’une certaine manière -, c’est que la couleur, vous mettez comme ça sur un panneau un échantillon de toutes les couleurs, la couleur ça évolue d’une nuance à l’autre sans que vous puissiez tracer de coupures nettes, définitives, entre elles. Je me suis amusé à voir qu’il y a actuellement cette exposition du dénommé Richter et dont le chef-d’œuvre ce sont des couleurs mais qui, elles, sont soigneusement alignées et découpées. Et comment vous faites avec le concept pour traiter de ce qu’il en est de la couleur ? Comment vous faites ? Parce que la couleur, c’est précisément ce qui va se trouver mis en œuvre par la topologie en tant que ce qui l’organise, ce n’est pas la coupure, mais ce sont des différences sans coupure, et c’est ce que permet la couleur. Et donc le fait qu’il en soit venu à évoquer cette dimension d’un ordre, justement échappant à la coupure réfractaire d’une certaine manière à la délimitation du concept, c’est-à-dire à un espace que nous pouvons reconnaître précisément pour les lacaniens comme étant celui de l’Autre, et avec cette illustration sur laquelle nous sommes déjà intervenus et qui est qu’un rêve en couleur est toujours forcément sexuel et signe le fait que ça vient de l’Autre. On pourrait en dire autant pour ce qui a été l’attachement ou l’intérêt de Wittgenstein pour la musique, c’est-à-dire pour la possibilité de… - ça aussi nous l’avons déjà évoqué, nous l’avons déjà dit -  de notation, d’écriture, je dirais établissant en quelque sorte, fondée sur le continuum sonore, la possibilité d’un continuum sonore même si elle, l’écriture, est forcément faite d’éléments diversifiés, mais en tout cas du langage ramené à ce qu’il en est réduit, et paraissant dès lors évidemment tellement sublime et tellement captivant, qu’elle ne manquera pas d’avoir des effets, je dirais des effets d’émotion et de participation tout à fait étranges. Eh bien, le fait que, là aussi, Wittgenstein ne manque pas d’être, je dirais, captif de cette affaire.

Ceci donc - et je m’arrête enfin - pour dire que voilà, il y a là entre les trois une éminente continuité à partir d’une interrogation, qui elle, est bien plus large que celle de ce ternaire, qui est une interrogation majeure, et nous avons d’une certaine manière la chance de nous trouver à un moment où ces interrogations se trouvent précisées, renouvelées, et où nous voyons à notre grande surprise que le travail de Lacan vient s’inscrire dans la cadre de ce qui a été inauguré par la philosophie analytique anglo-saxonne. Autrement dit, même si lui n’a pas été reconnu à l’égal de Wittgenstein, il est néanmoins je dirais tributaire de cette histoire intellectuelle, de cette pratique qui a été la sienne, et qui dans une école de psychopathologie, si l’on pose je dirais au départ ceci, c’est que notre première pathologie elle est liée, du fait de notre dépendance à l’endroit de textes  : le texte qui va faire de nous ces éternels herméneutes, discutailleurs, pinailleurs, opposants, vindicatifs, dénonciateurs, récusations, etc. etc., et de cela sans avoir encore répondu, je dirais, à la façon que permet la psychanalyse, c’est-à-dire s’il y a une vérité, est-ce que pour chacun, en nous, elle est autre que celle de ce que peut être la mise en accord de sa parole avec ce qu’il en est justement de cette écriture, là, chez lui, dans l’Autre, c’est-à-dire organisatrice de son désir ? Est-ce qu’il y a plus à espérer et à attendre que cette vérité-là, quitte à reconnaître je dirais dans cet aspect éminemment privé de l’affaire de cette vérité, son caractère absolument universel, c’est-à-dire que pour chacun, il en est comme ça.

Bon, eh bien voilà, merci pour votre attention.

Charles Melman

[1]            Die Welt ist alles, was der Fall ist. Le monde est tout ce qui est le cas. The world is everything that is the case.

Notes