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Quand
Samedi 5 décembre 2015

Freud ne savait donc pas, disait-il, le trait qui pourtant le rattachait au peuple juif. Si ce n'était pas l'appartenance religieuse ni nationale ni même éthique, quoi ? L’infidélité ?
La question mérite d'être posée non seulement pour les juifs libéraux qui se trouvent rester dans le même cas que lui, mais d'une façon très générale pour la compréhension des mécanismes de formation de l'identité. 
Peut-être est-il permis à l'un de ceux qui ont suivi son enseignement et celui de Lacan de tenter d'y répondre. La spécificité du juif paraît le situer entre un monde dont l'imperfection l'écarte et un texte directeur dont le dernier mot échappe à l'exégèse. Ainsi est-il tenté de se tenir à l'écart du monde ou bien de n'y participer que sur un mode critique, voire révolutionnaire ; tenté également de répondre par le dogmatisme aux incertitudes du texte fondateur, à moins que ce ne soit par un scepticisme résigné.

Le juif est bien ainsi le “luftmensch” planant entre monde et texte comme le représente Chagall, et qui s'écrase contre le sol dès lors qu'il en fait sa loi ou bien se cadavérise dans un texte lorsqu'il décide qu'il est achevé.
L'histoire juive par excellence serait celle de l'homme qui tombe du haut d'un gratte-ciel et qui, tant qu'il tombe, dit : ça va de mieux en mieux.
Lors d'une allocution à l'Alliance Israëlite Universelle, j'ai dit mon regret que les juifs aient renoncé à leur nom d'origine : les Hébreux, Ivri, c'est-à-dire les nomades, ceux qui migrent. Je n'ai jamais été ré-invité.
On peut supposer que Freud était préparé à rencontrer le même dilemme que le sien dans la psyché de chacun de ses analysants, pris entre un domicile étouffant et une loi morale incertaine, et soumis par contre aux impératifs catégoriques d'une identité familiale susceptible de les séparer du reste de l'humanité.
Il est observable que chaque peuple – nous entendons par là ceux qui parlent la même langue – est amené à se supposer un ancêtre ou à se donner un chef, un Père dont le nom devient dès lors le trait identificatoire de ses membres qui y prennent du même coup le statut d'enfants. Freud se plaignait du caractère infantile de la sexualité chez ceux qu'on appelle adultes.

 En 1935 il écrivait un livre qu'il garda dans son tiroir jusqu'en 1939, le dernier moment, son ultime message : L'homme Moïse, roman historique. Publié à regret, il tente de défaire l'idée commune d'un partage du groupe avec l'ancêtre, Dieu, le Père, le chef, puisque celui-ci, du fait de son statut, est hors-champs, est donc Autre, et que seul l'amour est susceptible de pallier la coupure. Une remarque incidente : la haine est supportée par un lien plus fort que l'amour puisqu'elle suppose une identification achevée de cet Autre. La théologie a justement retenu que le gnosticisme était une hérésie. Quoiqu'il en soit chacun vit son identité comme imparfaite eu égard à l'Idéal, le chef de la communauté, et qui en plus est Autre. Peut-être fallait-il aux juifs de vivre comme Autres parmi les peuples – n'ayant le statut ni de nationaux ni d'étrangers – pour se retrouver plus près de Dieu, en son pays même.

Si on tient compte du fait que l'opération est identique pour chacun des peuples – et je renvoie à Psychologie collective et analyse du Moi – le seul trait constant dans la diversité de leurs noms propres est de valoir, chacun de ces traits comme Un – einziger zug. Chacun dans la communauté se distingue et vaut comme un dans le rapport préférentiel et exclusif au Un supposé générateur.

Il faut lire Frege et Peano pour reconnaître que le un a lui-même un ancêtre qui est le zéro. Et déduire que, au zéro universel propre au langage, la diversité des langues positives substitue le Un spécifique qu'elle suppose personnel ou du moins attaché à son groupe. Seules les femmes dont le terrain est précisément l'Autre, comme Dieu, (ce qui leur donne le statut peu reconnu de déesses) ont la faculté d'adopter et de se faire adopter par quelque langue que ce soit.
Chacun dans sa communauté vit ainsi son identité comme inaccomplie eu égard à l'Idéal inatteignable, mais qu'il cherchera à valider en tentant de faire reconnaître sa perfection par ses semblables et ceci éventuellement grâce à une interprétation qui se voudra définitive du texte de référence.

Cette entame permanente de l'identité coincée entre l'imperfection du monde et celle du texte peut être reconnue comme spécifique de l'Hébreu – cet errant perpétuel. Il préfigure le statut de tout sujet, tel que Freud le découvrit dans l'inconscient et rend compte peut-être du fait que la psychanalyse, malgré le vœu de son fondateur fut d'abord une discipline juive, ou bien d'excentriques et de marginaux.
 À aller à Orvieto, voir ce tableau sur Les fins dernières Freud oublie le nom de “l'auteur” dont il voit pourtant la représentation dans un coin de la toile. Comment lui-même, et alors qu'il commence à être publiquement reconnu, pourrait-il figurer dans le champ viennois et catholique des représentations sans perdre son nom propre ? Que Sig ignore Elie (il semble que bizarrement nous soyons premier à en proposer une lecture d'autant plus évidente qu'elle implique pour Freud le recours à une langue étrangère, le français) est pourtant le fait d'une laïcité qui aurait dû lever l'hypothèque de l'origine. Mais il se trouve que la question dépasse pour le sujet les expressions conventionnelles (religion, nation, langue) adoptées.

Et si Freud n'a pas pu conclure que l'identité de chacun est celle d'un luftmensh c'est sans doute qu'il cherchait, comme tout le monde encore, pour sa discipline un sol assuré et une théorie arrêtée que son Abrégé a essayé de résumer. Notre époque est engagée dans des convulsions qui nourrissent les impasses, voire l'impossible d'une identité achevée. Elle le doit à son refus de prendre en compte l'apport de Freud que nous tentons ici de rappeler.

Charles Melman (Psychanalyste, Fondateur de l’Association Lacanienne internationale, membre du Comité Scientifique)

Notes