Incidences collectives du parricide à l’œuvre dans la culture occidentale
Conférence prononcée dans le cadre des Mardis de la philosophie, le 16 septembre 2014
Jacques Lacan (1901-1981) a prolongé l’oeuvre de Freud en l’enrichissant des apports du structuralisme et de la linguistique. Il pensait qu’il était possible d’améliorer le fonctionnement des sociétés humaines en en comprenant mieux les rouages et le langage.
Le père introduit l’enfant au registre de la sexualité, le père, puisque c’est bien celui qui vient déranger l’harmonie du couple mère/enfant qui ne demanderait après tout qu’à persévérer dans son agréable harmonie. Et puis il y a ce tiers, volontiers présenté comme brutal, éruptif, et qui vient fracturer cette relation privilégiée d’une mère avec son enfant, et au nom justement de cette sexualité. La sexualité, dès lors envisagée, et volontiers vécue non pas comme la faveur qui serait ainsi accordée, mais comme étant marquée de cet aspect traumatique, puisqu’il vient déranger cette harmonie que j’évoquais à l’instant, et qui peut sembler toujours souhaitée, voire exposée au souci de pouvoir la ressusciter, la recréer, la retrouver. C’est donc ce que Freud, comme nous le savons, a appelé le complexe d’œdipe, et qui est une référence étrange… elle est entrée bien entendu dans notre culture, dans les mœurs, on s’en sert facilement …et c’est une référence étrange, d’abord parce que les Grecs eux-mêmes n’accordaient pas à ce mythe quelques valeurs particulières : il figurait parmi les nombreuses histoires qui agrémentaient leur existence. Et puis ensuite, il avait à sa disposition d’autres textes de références, et justement religieux, que les mythes grecs. Et il sera bien en peine de trouver dans notre ouvrage de référence qui reste l’ouvrage de référence, c’est-à-dire la Bible, la trace donc de ce qui serait le vœu de meurtre exercé à l’endroit du père. Certes la contestation éventuellement, voire la révolte, voire la tromperie, la façon de le tromper, de ruser avec lui... certes ! Mais en tout cas, rien dans ce texte majeur de notre culture, rien qui ne porte la plus petite trace de ce qui aurait été le vœu d’un meurtre du père.
Ce qui est pour nous, enfin peut-être pour moi impressionnant, c’est qu’il envisage la fin de cure, ce qu’il appelle donc le moment de liquidation du transfert, autrement dit ce qui se produit sur un divan comme manifestation d’amour à l’égard d’une instance qui n’est pas forcément identifiée mais dont l’analyste se trouve – même si c’est abusif – être le support, et qui est un amour toujours dirigé, en fait, à l’endroit de l’instance paternelle, amour et haine aussi bien ! Lacan se servait à ce propos d’un mot-valise : hainamoration, qui dit assez bien ce qui pouvait naître de ce qui se manifestant sur le divan illustrait les sentiments de l’analysant quel que soit son âge – c’est bien surprenant ! – à l’endroit de l’instance paternelle. Et il estimait que la fin de la cure était liée au détachement à l’endroit de cette instance. Autrement dit, l’acceptation de désormais se conduire sans plus chercher la référence de sa conduite dans l’adresse phallique au père. Autrement dit, c’est quand même lourd de conséquences : liquidation du transfert est équivalente ici à la liquidation de la figure paternelle, c’est-à-dire meurtre de cette instance idéale. Comme si le passage à l’âge que l’on appelle adulte, et dont chacun de nous pourra vérifier qu’il est rarement actualisé… Moi je demande souvent : « est-ce que vous voudriez bien me dire ce que veut dire adulte ? » Ce n’est pas facile ! Si on accepte cette définition, de dire que l’adulte est celui qui prend les risques en s’autorisant de lui-même, c’est-à-dire sans avoir le besoin d’être constamment guidé, et guidé comme un enfant par rapport à l’instance paternelle, on pourrait effectivement croire Freud dans cette évaluation qui ferait de la fin de la cure le passage à ce renoncement à cet amour filial. Pourquoi amour ? Disons plutôt pour être plus précis : à cette sujétion filiale, ce serait plus exact. On ne voit pas pourquoi la suppression de cette sujétion viendrait du même coup éteindre l’amour qui est ici en cause. Le fait est que la mutation, dans le champ psychique et pas seulement dans le champ familial et social, opérée par la religion, tient cette introjection, dont nous commençons seulement à mesurer qu’elle est périssable au vu justement et à la fréquentation des jeunes aujourd’hui, et à la vérification donc de ce fait, qu’après tout, cette introjection n’est nullement obligatoire, et que son défaut entraîne évidemment d’autres conséquences, d’autres effets, sur lesquels je serai amené au cour de propos ultérieurs à venir ou à revenir.
Quoi qu’il en soit, quel est le type de sacrifice que cette loi morale imposée par la religion attend de nous, puisque toute loi morale implique un sacrifice de jouissance et qui n’a pas besoin d’être autrement matérialisée ? On sait que chez les anciens, le sacrifice [consistait] éventuellement, y compris dans ces peuples cultivés, à expédier vers Delphes douze des plus beaux jeunes de la cité pour qu’ils soient sacrifiés, comme si c’était supposé faire plaisir aux dieux. Ce sacrifice tendu par la religion […]… je ne vais pas m’engager là-dedans, je ne le prends que de façon purement occasionnelle …ce sacrifice de jouissance concerne la sexualité. Non pas à la manière vague des anciens, c’est-à-dire dans le registre de ce qui serait la tempérance, mais par ce qui est l’exercice de la sexualité au service du père. La sexualité, désormais encouragée, à la condition de s’exercer au service du père, c’est-à-dire, puisqu’il s’agissait comme nous le savons d’un père à figure pastorale, mise au service de la procréation. Et donc, ce qui serait l’aspect rendu illégitime d’une sexualité vouée à ce qu’il en serait banalement et naturellement la satisfaction propre à son porteur, puisque c’est Dieu qu’en l’occurrence il s’agit de faire jouir par ce sacrifice même.
Ce que je raconte est tellement simple et je crois trivial, mais s’il fallait en quelque sorte l’illustrer : on sait de quelle façon était autorisée la répudiation de la femme stérile ou bien le péché d’un mésusage de la liqueur séminale par exemple. Il s’en est suivi évidemment un certain nombre d’effets, et en particulier dans l’organisation du couple, sans que l’on sache très bien – et c’est bizarre que pour ma part, mais peut-être que vous-même pourrez m’éclairer là-dessus si vous avez de meilleurs aperçus –, comment s’est fait le passage du monothéisme à la monogamie ? Puisque, comme nous le savons, il s’agissait d’une famille élargie, et que la polygamie était ordinaire. Comment s’est fait ce passage avec un type d’inconvénient inattendu, et qui ne relève aucunement des banalités que serait l’accoutumance, ce que l’on voudra…, mais qui serait plutôt lié à ceci qui est aisément vérifiable, c’est que dans la mesure où le désir est forcément entretenu par ce qui est toujours autre chose, par ce qui est manqué, par ce qui est raté, par ce qui échappe, et qui donc je dirais par cette qualité spécifique entretient le désir, il est bien clair que l’organisation voulue du couple par la religion, et pour le bien évidemment de ses participants, a eu pour conséquence d’entraîner aussi bien pour l’un que pour l’autre ce que l’on peut appeler un tarissement du désir sexuel, du fait dès lors de venir rompre, casser ce qu’il en est de la mécanique imparable propre au désir d’être toujours désir d’autre chose, et de conduire à ce que l’on appelle à juste titre, bien qu’il puisse néanmoins surprendre, à l’infidélité conjugale. L’infidélité, comme si justement le mécanisme même du désir amenait en quelque sorte à se montrer infidèle à l’égard de celle qui tient dans le foyer la position de mère, et qui à ce titre… et je ne sais pas si la remarque que je vais vous faire va vous paraître encore un truisme ou peut être vous heurter, je n’en sais rien …mais celle qui en tout cas, en tant que mère, se trouve fonctionner comme une incarnation de Dieu. Et j’ai facilement à l’esprit, quand j’évoque ce point, ce que racontait un brave curé – ça se passait en Martinique –, et qui racontait comment, lorsqu’il avait affaire à ces femmes qui venaient se plaindre auprès de lui de l’infidélité de leur mari : il court, il court..., et il leur disait avec sérénité : Soyez tranquilles, les hommes sont de grands enfants. Et vous verrez, il vous reviendra ! Autrement dit, laissez le vivre ses expériences de galopin, et vous verrez qu’il reviendra à celle qui, au foyer, occupe cette position de mère.
Il y a évidemment un autre effet que l’introduction à la sexualité opérée par cette instance paternelle qui est de servir d’idéal, de modèle, et avec le drame qui se produit pour chacun d’entre nous, de constater, de vérifier, que celui qui se trouve le représentant de cet idéal au foyer n’est pas forcément, comme on le sait, à la hauteur de sa tâche. Et comment le serait-il toujours ? Et remarquez ceci : c’est que si l’on devait aujourd’hui essayer de dresser le portrait de celui qui serait le père accompli, je crois qu’on serait bien embarrassé ! Et lui aussi d’ailleurs, parce que ça l’encombrerait sûrement. Mais en tout cas, sans la subjectivité, il fonctionne comme instance idéale à l’endroit de laquelle on se vit constamment comme insuffisant, comme étant toujours en défaut. Et remarquons qu’à défaut de l’assomption qu’il est en mesure de réaliser, cet idéal, c’est aussi bien une mère qui est susceptible de le représenter, avec d’autres effets, mais sur lesquels je ne m’engagerai pas.
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit plus maintenant de veiller à être ni beau, ni bon, il s’agit simplement maintenant d’être bon fils et bonne fille, encore que ce sera un autre chapitre. Et être bonne fille, c’est un petit peu plus compliqué que celle d’être un bon fils.
Remarquons ceci qui a des incidences immédiates sur notre actualité, c’est que c’est cette référence à la figure paternelle qui donne un caractère sacré à la distinction des sexes. Distinction des sexes, qui peut paraître après tout, un dispositif organique, anatomique, physiologique, et puis c’est tout, comme ça l’était assurément dans le monde antique. Car la valeur, par exemple de virilité chez les romains, elle était indépendante du sexe. Si vous cherchez les éloges que les romains pouvaient faire des femmes, Lucrèce par exemple, eh bien c’était toujours leur côté viril, il n’y en avait point d’autres ! Mais quoi qu’il en soit, avec la religion, la distinction des sexes prend un caractère sacré, puisqu’elle est la mise en acte de ce qui doit maintenant se trouver être mis au service du père, et donc d’une identité sexuelle à assumer, et en tant que, là encore, c’est cette assomption qui répond à la finalité de la vie. Qu’est-ce que vous avez affaire dans la vie ? Eh bien à assumer cette identité.
Remarquons que dans ce cas de figure, la privation de satisfaction, et en particulier sexuelle, est compensée par une satisfaction, hélas majeure, et qui est la satisfaction narcissique. On est bien avec soi-même, on a consenti au sacrifice de ce qu’il fallait, et évidemment on en souffre. Mais en tout cas on est tranquille avec l’image de soi. En vous faisant remarquer, là encore, que ce dispositif, celui que j’évoque, va mettre en place, outre le rapport à cet idéal, une triangulation permanente et irrécusable (sauf cas pathologique) dans le rapport à autrui, au monde et aux choses. Une triangulation : désormais on n’est plus en face à face, on est toujours trois. Il y a disons le sujet, il y a autrui, et puis entre eux deux il y a ce tiers, ce tiers régulateur de leur rapport. Et je vous ferai remarquer à cette occasion, qu’un dispositif majeur du lien social, c’est-à-dire de notre rapport à autrui, se trouve accompli par ce que Lacan appelait le discours, c’est-à-dire l’adresse que l’on est susceptible de tenir à autrui du fait que cette adresse, (tenue donc à autrui), implique nécessairement la participation de l’un et de l’autre à ce tiers de référence, et qui vient réguler le rapport, étant supposé que dans certains cas, il peut aboutir à ce qu’il en serait d’une relation sexuelle.
C’est cette remarque, qui d’une certaine façon reprend une notion antique que nous avons radicalement perdue, sauf un philosophe moderne – quoiqu’il ait pu être critiqué pour d’autres raisons – c’est-à-dire Heidegger. [Il] est venu réintroduire dans la démarche de notre pensée, c’est-à-dire le rapport au logos comme déterminant, donnant place de nos relations, de notre destinée, et en tout cas, venant, religion ou pas, introduire entre locuteurs ce tiers qui à la fois les rassemble et les sépare. Si on en voulait un témoignage, il suffirait de voir la difficulté qui se présente dans l’adresse faite à un autrui qui ne relève pas de la même culture. C’est une difficulté physiologique, il ne s’agit pas là… comment dirais-je ? …d’une mise en acte d’un mauvais sentiment, d’une xénophobie, de ce que l’on voudra, etc., il s’agit d’un fait banalement physiologique, et qui est, qu’il faut le partage de la même référence morale pour que le lien qui puisse s’établir par le discours entre locuteurs et à des fins bien entendu…, qu’ils puissent venir servir leur jouissance réciproque. Triangulation donc désormais de notre rapport au monde, et précisément, pour ceux qui s’intéressent à la psychopathologie, se trouvent concernés par elle, savent que la conservation de ce lien magique entre une mère et un enfant, qui est une relation duelle, eh bien que le bonheur de cette relation se trouve avoir malheureusement la capacité de nuire à cette possibilité d’un rapport correct au monde et à autrui, dans la mesure où elle est faite d’un lien duel et non plus triangulé. Je crois que tous ceux qui pratiquent dans le champ de la psychopathologie sont sensibles à ces effets, à cette conséquence.
Remarquons la chose suivante : c’est que si le père donc a accepté ce bonheur […] d’être dans sa famille, en tant que vivant, lui, il est le représentant de l’instance paternelle idéale que j’évoquais, mais en tant qu’elle-même, cette instance, elle est morte, c’est-à-dire qu’elle est hors du champ des représentations. Et s’il ne s’agit plus de religion mais de sécularisation de cette famille, eh bien cette instance idéale sera figurée aussi bien par l’ancêtre de la lignée lui-même évidemment disparu, voire s’il s’agit d’un milieu rationaliste comme il en est, eh bien cette instance ne sera pas moins invoquée, mais comme étant une instance idéale purement morale. Quoi qu’il en soit, le père se trouve être le représentant de cette figure de cette instance morte, avec la culpabilité qui s’en déduit pour le vivant de s’estimer responsable, qu’il le veuille ou pas, de sa mort, et dès lors, d’avoir à en maintenir la présence par son amour, par ses sacrifices, par ses devoirs, vérifier qu’il est bien là. Papa, où es-tu ? Il faut quand même que tu sois bien là ! Lacan cite à ce propos, rappelle la parole de Dostoïevski : Si Dieu est mort tout est permis, en la reprenant de la façon suivante : Si Dieu est mort tout est refoulé.
Ce préambule, pour nous introduire plus rapidement à la mutation contemporaine qui nous intéresse, dans la mesure où il nous sollicite au niveau de nos choix, de nos décisions, de nos partis pris, de nos conduites, y compris à l’endroit de nos propres enfants. Mutation contemporaine du rapport à ce père ancestral qui vise (je dirais cette mutation) à effacer sa tombe. Et si vous le permettez, et si je ne vous parais pas trop lourd… je n’en sais rien, ça ne me paraît pas trop pensant …vous faire remarquer que l’extension de la pratique de la crémation est sûrement l’une des modalités par cette rupture dans l’inscription jusque-là régulière de la lignée, de marquer sa fin au moment de sa disparition.
Quelles sont les raisons de la mutation à laquelle nous sommes en train d’assister et dont nous sommes, qu’on le veuille ou pas, partie prenante ou partie prise comme on voudra ? Il y en a deux raisons, au moins, ou en tout cas celles que pour ma part je distingue, j’individualise.
Il y a d’une part, la participation devenue généralisée de la femme au processus économique et de production, c’est-à-dire le fait qu’on la sorte du foyer, qu’on la sorte du domicile pour la propulser dans le milieu du travail. Vous savez, à cet égard, je trouve que les femmes sont à l’épreuve d’une gentillesse et d’une docilité assez remarquables, parce que tantôt on leur demandait d’être uniquement les reproductrices, donc elles restaient au domicile, et dont elles étaient les matrones, elles avaient les clés de la maison. C’était leur territoire, on laissait à l’homme le territoire social, il allait blablater sur l’agora, ça lui faisait plaisir, il était content, et puis il allait s’amuser aussi, les affranchis, les esclaves, etc. tout ça…, pendant que la femme, elle s’occupait de cet espace restreint qui était celui du domicile, mais dont elle était le maître. Et puis, allons vite dans le temps, la première guerre mondiale où il faut mettre la femme à l’usine et à la charrue. On la sort du domicile, pan ! Allez ! Et où elle se montre je dois dire tellement remarquable, tellement dévouée, et où elles tiennent les bras de la charrue, et puis où elles tiennent les manettes comme ça des machines. Elles font le travail. Et puis heureusement la guerre se termine, et ah il faut repeupler. Eh bien oui ! Un million et demi de morts ! Un million d’hommes disparus, il faut repeupler ! Retour au domicile. Et puis, ce qui est aujourd’hui notre affaire, c’est-à-dire la nécessité pour le développement de notre économie d’une main d’œuvre qui est là immédiatement sous la main, et je dirais beaucoup plus docile que celle des travailleurs immigrés, c’est-à-dire les femmes. Et que donc, on l’introduit dans le milieu de la production et des échanges économiques, et avec bien entendu le fait que dans ce cas de figure… chacun aura le droit de le contester, mais c’est en tout cas comme ça que pour ma part je le présente, que je prends le toupet, le culot, le risque de le présenter : dans ce cas de figure, la grossesse constitue facilement un accident, et qui est susceptible de contrarier une carrière, voire de mettre en cause le poste que l’on occupe. Je dis des banalités, mais c’est vrai ! Et donc, l’apparition de l’I.V.G. inscrite sous la rubrique de l’affranchissement de la liberté accordée à la femme. Apparition de l’I.V.G., c’est-à-dire cette rupture avec cette loi qui était susceptible jusque-là de lier la société à l’instance paternelle. Non pas du tout, je fais comme je veux de ce produit que je serais supposé te devoir, eh bien je ne peux pas ou c’est pas le bon moment, ou ça ne me convient pas, ou je ne suis pas en état. Donc ces […] sont assurément à retenir.
Le second élément, à mon sens, qui est générateur de cette mutation que nous connaissons dans la relation à la figure paternelle, se trouve lié bien entendu au pousse à la consommation à notre économie de marcher. Il y a un pousse à la consommation tout à fait évident. Et je dirais même un pousse à la consommation qu’on pourrait presque dire nécessaire, puisque si l’on veut que la machine tourne, eh bien il faut qu’il y ait de la consommation.
Alors je ne vais pas m’étendre à ce moment-là, ce serait trop facile, sur l’extension de l’obésité dans tel pays ou tel pays, ou encore l’extension de l’usage de toxiques, je ne veux pas rentrer dans les détails, mais en tout cas, ce pousse à la consommation, comme nous le voyons, va à l’encontre de toute loi morale, puisque celle-ci nécessairement se soutient de prescrire la tempérance. Comme vous le savez, c’est devenu l’une de nos questions, on va dire sociétales, la tempérance, et aussi bien sans aucun doute pour nous-mêmes que pour nos enfants, d’autant que l’argumentation à cet égard est devenue particulièrement délicate, la force de l’argumentation, le dernier argument restant, étant celui de la tolérance du corps. Argument purement physiologique, purement organique. Je veux dire que quand il tient le coup, eh bien ça va. Au moment où la vigilance et la conscience baissent, ça veut dire qu’on est allé jusqu’au bout. Enfin, on peut bien y trouver, estimer que ce n’est pas satisfaisant. Donc du même coup, caractère intermittent reconnu de la distinction des sexes, ce qui était autrefois la sacralisation de l’identité sexuelle se trouve en quelque sorte ramené à un jeu de rôle. Je n’ai pas dit drôle, j’ai dit un jeu de rôle ! (rires) Un jeu de rôle, puisque désormais chacun se trouve autorisé à revêtir à cet égard le vêtement qui lui convient, et tenir la place qui l’arrange, et qui peut être purement intermittente et occasionnelle. C’est en tout cas ce qui est clairement et très sérieusement abordé avec les études de Genre qui nous reviennent des Etats-Unis par des travaux inspirés de Michel Foucault. Tout ça vient de chez nous. Et comme vous le savez, le travail des philosophes français, dont Foucault, pas seulement, tient toujours une place prévalente dans le milieu philosophique américain.
Donc annulation du caractère discriminatoire de la différence des sexes, désinvestissement bien sûr de la famille et de ses contraintes, annulation du pouvoir paternel… C’est inscrit dans le code de la famille, et comme vous le savez, grâce à l’initiative d’une dame éminente et fort cultivée, mais par ailleurs militante féministe, et qui s’appelle Irène Théry, eh bien le code de la famille a substitué à l’autorité paternelle l’autorité parentale, c’est-à-dire l’autorité donc également partagée. Il est difficile de vérifier comment ça peut marcher et comment fixer l’évaluation d’un juste partage, mais la question n’est pas là. J’ai toujours en mémoire ce garçon très sympathique, fils de paysans de la région lyonnaise qui était devenu instituteur, et qui me racontait longuement, le temps passé avec sa femme pour discuter de ce qu’il en serait d’une juste répartition des tâches, et comment faire pour que les tâches soient justement réparties. Ce n’est pas facile hein ! Donc il passait un certain temps à ça, alors que l’on pourrait penser que dans un couple il y a d’autres façons de passer le temps. Mais c’est en tout cas ce qui leur arrivait, et je dois dire j’étais très touché par ce qui leur advenait ainsi et qu’ils n’inventaient pas. Sur le code de la famille et avec l’autorité parentale, il y a des projets pour le modifier et pour substituer au terme d’autorité parentale le terme responsabilité parentale. Déjà, quand vous lisez les caractéristiques, les obligations de l’autorité parentale, vous y trouvez des obligations d’éducateur, mais plus rien qui soit à proprement parler ni paternel, ni maternel spécifiquement. C’est-à-dire rien qui soit de l’ordre d’une transmission morale, ni même de ce qui ferait des parents un couple chargé d’assurer une exemplarité. Non ! il s’agit d’assurer des fonctions d’entretien de soi, de soins, et puis de vigilance. Autrement dit, les fonctions d’éducateur.
Eh bien ce qui est en route, ce qui est dans les tuyaux, c’est donc la substitution à l’autorité parentale de la responsabilité parentale. Enfin il n’y aura plus d’autorité, on aura affaire à des responsables, et la nuance compte ! Autrement dit, ce n’est jamais au titre de l’autorité que les parents peuvent se faire valoir aux yeux de leurs enfants. Abolition donc de ce qui serait susceptible de soutenir l’autorité des parents.
Remarquons – et je vais m’arrêter bientôt, parce que je trouve que je vous en assène beaucoup – que la jouissance sans limite, qui a notre faveur, […] concerne primordialement celle du corps propre, autrement dit qu’elle manque la question de l’altérité, de la jouissance du partenaire. Chacun semble ici attaché dans la relation, à garantir, à veiller à sa propre jouissance à l’occasion de la rencontre, puisqu’il est clair que cette animation de la triangulation (que j’évoquais tout à l’heure), aboutit du même coup à méconnaître autrui, si ce n’est à le considérer comme un identique à soi. Il y a un effet, si je puis dire, d’homogénéisation qui est en quelque sorte forcé.
Qu’est-ce qui se passe sur Internet ? Ce qui se passe sur Internet et qui joue aujourd’hui sur les réseaux sociaux, et qui a une incidence importante que pour ma part je connais mal, car malheureusement je n’ai pas une grande pratique de cet instrument devenu aujourd’hui essentiel, ce sont des échanges qui ne sont plus organisés par le discours mais par purement le contrat duel. Et puis, qui n’engage pas la responsabilité, qui n’engage pas quelques fins explicites, mais qui en tout cas ont pour principe le sans-limite recherché avec l’autre. Ce moyen technologique merveilleux joue sûrement un rôle dans ce qui est cette mutation à laquelle nous assistons, et qui amène à la constitution d’ensembles nouveaux, puisqu’ils rassemblent des internautes dont le trait commun est de partager les mêmes goûts. Ce sont des clubs. Voilà de nouveaux ensembles qui se créent, qui ont la structure de clubs, on partage les mêmes goûts.
Une remarque encore concernant la loi à laquelle vient se substituer aujourd’hui si aisément le contrat. La différence est que, si une loi a une portée générale, le contrat se dessine entre deux partenaires qui voient leurs avantages ou leurs désavantages réciproques, qui les situent à leur gré et indépendamment donc d’une référence qui vaudrait pour tous.
Au point où j’en suis, je suis persuadé devant ce tableau que je vous brosse, que vous pensez… j’entends vos pensées… que je suis un décliniste, que je suis – comme mon âge m’y autorise – un vieux réac, que finalement ce sont des positions bien connues et bien traditionnelles, et pas besoin d’être psychanalyste pour ça, pour venir comme ça tracer des aperçus, dont on devine en quelque sorte qu’ils avaient déjà pour préliminaire la condamnation qui viendrait au terme. Eh bien je suis content de devoir vous dire que vous êtes dans l’erreur, parce que… je ne vais pas le faire maintenant, car je crois vous en avoir suffisamment comme ça mis sur le dos… mais vous verrez que la prochaine fois… vous voyez, je ménage un suspens… j’essayerai de développer devant vous, avec vous, toutes les promesses et les premières réalisations mises en place par cette mutation, et comment elle organise effectivement un monde nouveau qui à vrai dire se faisait attendre, dont je dis bien qu’il est plein de promesses malgré bien sûr les difficultés inhérentes à tout ce dont il cause la ruine et qui peuvent avoir jusque-là soutenu nos habitudes, nos façons de penser, nos réflexes, nos réactions instinctives, notre frilosité, notre sensibilité, etc. Donc j’essaierai d’évoquer avec vous toutes les promesses qui sont inscrites dans cette mutation. J’essaierai également de dire pourquoi. Et j’essaierai aussi d’attirer votre attention sur le fait, même si pour beaucoup d’entre nous l’évolution de leurs enfants peut les rendre perplexes ou leur causer quelques inquiétudes, ou quelques soucis, puisque leur évolution est complétement différente de ce qu’eux ont pu avoir à connaître… Eh bien que cette évolution d’un grand nombre de jeunes est assez remarquable dans la recherche en tâtonnant, parce qu’il n’y a aucune prescription nouvelle qui leur soit faite de quelque loi morale qui viendrait se substituer à celle-là. De jouir de tout n’est pas du tout une loi morale, c’est une recommandation hédoniste ! Eh bien la manière dont ces jeunes vont se trouver en rupture avec ce qui fut le familier de notre propre jeunesse, qui se trouvent en tâtonnant à la recherche d’organisations nouvelles aussi bien psychiques que sociales, et qui viendraient donner à leur existence une saveur tout à fait nouvelle, est à mon sens, sûrement plus astucieuse que celles que nous avons dû partager, nous, moi, dans nos propres existences, et avec toutes les difficultés morales précisément que nous avons connues.
Donc je vous prie, si vous le voulez bien, de prendre cette introduction, nullement comme l’expression désolée d’un constat de celui qui se trouve impuissant devant le tableau qu’on lui inflige, mais au contraire je dis bien comme la possibilité d’accorder une attention très précise, soutenue et sympathique à la richesse de ce qui à cette occasion vient se proposer. C’est donc la gageure à laquelle je m’engage, que je prends pour une autre fois prochaine… Je n’ai pas été interrompu, il n’y a pas eu de révolte, ni... Donc je vous remercie pour votre attention.