ALI-EPHEP, Journée "du bon usage du traumatisme", le 23/06/2018
Je vais prendre appui sur ce que vous avez apporté au cours de ces journées, et en particulier à partir de ces deux excellentes contributions de Marie-Charlotte et d’Omar, pour vous proposer rapidement quelques formules.
La première consistera à faire remarquer que nous fonctionnons dans un monde fait de semblants. Et que ce qui caractérise le traumatisme, et à mon sens d’une façon que je proposerai comme générale, c’est l’irruption dans ce semblant de cette dimension qui est celle du Réel. Le semblant est évidement une protection contre le réel, puisque c’est d’une certaine manière le réel qui en entretient le mouvement, le mouvement du langage, qui entretient le désir, qui entretient le sens à la condition justement qu’il reste à sa place et ne vienne pas faire irruption dans le champ de la réalité, c’est-à-dire celle du semblant.
Ce qui est étrange, et c’est sans doute la difficulté que nous rencontrons, c’est que le traumatisme, les effets du traumatisme peuvent difficilement être attribués à des conséquences organiques. Je ne vois vraiment pas pour quelle raison l’afflux d’excitations qu’évoque Freud aurait un effet traumatique, l’organisme a ses manières à lui de s’en débarrasser. Nous sommes donc obligés d’invoquer un autre ordre de détermination dans les effets du traumatisme que ces effets sur l’organisme. Or nous manquons pour en rendre compte d’une dialectisation susceptible de nous paraître efficace. Car le propre, comme nous le savons du traumatisme, c’est justement d’effacer la dialectisation, de la rendre impossible. Nous sommes donc là devant un paradoxe, c’est-à-dire d’une part les conséquences qui rendent impossible une dialectisation, alors que c’est, si ce n’est pas organique, c’est manifestement par un effet produit dans le langage que le traumatisme manifeste ses conséquences.
S’il fallait le juger quant aux conséquences, c’est-à-dire justement l’arrêt de toute pensée, la fixation sur image, celle-ci étant éventuellement la dernière qui a marqué une éventuelle éclipse de la conscience, l’état de stupeur, et donc comme celui d’une sortie hors du monde.
La thèse qui paraît vraisemblable, c’est que nous ne pouvons avoir d’autres notions de ce que c’est que le réel qu’en nous reposant sur le seul accès qu’il nous en est donné, c’est-à-dire l’objet cause du fantasme, celui qui est innominé ; pur l’objet cause du fantasme, et dont nous pouvons savoir que son irruption dans le champ du semblant est précisément ce qui le fait choir, ce monde du semblant, le fait tomber, qui du fait d’être innominé (cet objet) se montre rebelle à toute saisie par le S2. Ce qui du même coup affirme l’impuissance à toute référence au S1, ce qui du même coup implique la disparition du sujet entre S1 et S2 ; donc ce qui se présenterait, si ces interprétations sont bonnes, comme donnant une certaine lisibilité aux manifestations autrement surprenantes de ce qu’est le traumatisme. Cela voudrait dire, je me permets de le répéter, que de cet évènement qui pourrait être purement physique, comme par exemple celui qu’évoquait Omar, le séisme, comme si nous ne pouvions en avoir d’appréhension qu’à l’intérieur de ce ready-made qui est le nôtre, du prêt-à-porter qui est le nôtre, et qui fait que cet évènement ne se donne à déchiffrer dans son caractère menaçant, agressif, tueur, destructeur, ne peut se donner à déchiffrer que dans cette économie qui serait donc celle du fantasme.
Si cela est exact, cela nous ramène à ceci, c’est qu’il y a pour chacun de nous un traumatisme que l’on peut appeler originaire. Un traumatisme originaire et qui s’appelle la scène primitive.
Ce qui est étrange dans la scène primitive, c’est que pour qu’elle fonctionne comme telle, il faut à l’oreille de l’enfant, non pas un échange de paroles qui seraient trop significatives – c’est ça qui est curieux ! – mais il faut des bruits, et que ces bruits soient laissés à une interprétation qui va aller dans le sens que nous savons, c’est-à-dire qu’il y a là entre ses parents une jouissance sexuelle qui l’exclut, qui fait tomber son narcissisme, qui arrête le cours de ses pensées, et voire se montre offensif à l’endroit de sa subjectivité. Il n’est plus rien à ce moment-là. Et à une condition, je dis bien non pas que ce soit des paroles, mais qu’il s’agisse de bruits. Je crois que ceci nous donne l’accès à ce qui est d’une façon plus générale notre relation au bruit ; nous savons que les physiciens, les astrophysiciens sont toujours dans la recherche d’une interprétation des bruits qui nous viennent de l’univers et dont on voudrait qu’ils soient des messages. Disons qu’effectivement les bruits sont porteurs de messages, mais hors parole, hors signifié, dans l’énigme, dans ce qui restera l’énigme de ce que ça signifie.
La grande question qui a été également très bien abordée avec Marie-Charlotte et Omar, c’est que si la psychanalyse a commencé avec la notion de traumatisme, du sexe comme traumatique, et en particulier pour la fille, le problème est de savoir quelles sont les conditions qui font que cet état d’abord ait été possible et s’avère aujourd’hui d’une certaine actualité, puisque le moins qu’on puisse dire est que les mouvements féministes défendent ce qu’il en serait justement du caractère traumatisant en permanence de la sexualité.
La réponse, je dirais peut-être trop rapide, trop évidente, ce serait que si la fille, comme le garçon, se trouve du même coup introduite, menée à une identification, elle pourra toujours estimer que la sienne est marquée par un défaut fondamental, puisqu’elle laisse supposer ne pas être porteuse de l’instrument donnant son sens, donnant une promesse de jouissance à l’opération qui vient de s’effectuer, à ce traumatisme originaire. C’est évidemment la pente spontanée que l’on serait amené à prendre, si ce n’est que l’on pourrait également imaginer que c’est de se trouver investie comme l’objet cause du fantasme, et comme on le sait, cet investissement par l’entourage ne manque pas de se produire. Du même coup, d’être investie comme cause du fantasme, elle ne s’éprouve elle-même comme menacée et menaçante dans ce qui serait une extériorisation réelle, en tant que réelle, non plus en tant que semblant. On sait de quelle façon elle va se défendre contre la transformation de son corps par les caractères sexuels secondaires ; ne serait-elle pas alors dans la crainte justement de paraître dans le champ du semblant, dans le champ de la réalité comme un petit peu trop réelle ?
Les effets du traumatisme ont évidemment été principalement étudiés par les médecins militaires confrontés à des problèmes pratiques à résoudre, puisqu’il semblerait qu’à l’occasion des conflits divers, les statistiques révèlent que 20 ou 25 % du corps combattant se trouvent invalidés par des névroses traumatiques, ce qui n’est pas évidemment sans conséquences.
Il y a, et j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer me semble-t-il, une mesure qu’ils ont parfaitement perçue pour pallier les conséquences du traumatisme. C’est qu’il est opportun, lorsqu’ils ont affaire ainsi à quelqu’un qui est affecté par cet état, qu’il est important de l’engager aussitôt dans le récit et sa réitération. De sorte que cet événement soit en quelque sorte artificiellement métabolisé pour lui, réintroduit dans l’ordre du langage avec des effets, à la condition donc, disent-ils précisément, ne pas attendre que le blessé soit envoyé à l’arrière-poste, mais que tout de suite, immédiatement, alors qu’il est encore sur le brancard, commence la verbalisation de ce qui a pu se produire pour lui et de ce qu’il sait à ce moment-là encore à ce sujet.
On l’a entendu tout du long de ces deux journées, chacun a été sensible à l’évocation de cette jouissance que j’allais qualifier de sacrée qui semble marquer cet évènement, dès lors que l’on a commencé à pouvoir le verbaliser : une jouissance, malgré le prix de ses conséquences, ne semble néanmoins pas facile à abandonner.
Ceux qui se sont intéressés, ne serait-ce que dans la littérature aux survivants des camps, savent combien un certain nombre d’entre eux, quoique libérés, ne sont jamais sortis du camp. Et qu’ils ont vu passer les dernières années, parfois longues de leur existence, dans une chambre obscure aux volets fermés, seuls, dans l’éloignement des relations familiales, et en se tenant avec la pérennité de cet évènement qui les avait ainsi marqué.
Pour dire encore quelques mots là-dessus d’une expérience d’un ordre essentiellement privé, celle d’une jeune femme bien sous tout rapport, et qui vient parce qu’elle souffre d’insomnie depuis toujours malgré les médicaments, les produits qu’elle peut prendre, et malgré dix années de psychanalyse. Elle est donc un peu désespérée sur ce qui pourrait peut-être se faire. Il n’y a aucun mystère, aucune difficulté à situer le fait qu’à l’âge de 18 mois ou 2 ans, elle a été confrontée à la tentative de suicide de sa mère. De sorte qu’au petit matin, elle est restée dans son lit à barreaux, sans que personne ne vienne, et qu’elle a vraisemblablement passé ainsi la journée entière, jusqu’à ce que le père rentre du travail et trouve sa femme dans le coma, et son bébé, son enfant dans un état de détresse évidemment bien justifié.
Ce qui est frappant par ailleurs dans son économie, c’est qu’elle a un mari qu’elle aime, avec lequel elle est heureuse, mais ça ne l’empêche pas d’avoir un amant avec lequel elle est heureuse également. Puis elle a un emploi où elle est favorisée, parce qu’elle est reconnue, elle est appréciée, elle est aimée, de telle sorte qu’elle va demander un changement de poste pour pouvoir avoir un autre emploi et se confronter donc à la difficulté d’avoir à se faire reconnaître, à s’acclimater, à se faire apprécier à nouveau, et en même temps elle change d’amant.
On va très banalement conclure à ceci, c’est qu’elle est toujours dans la crainte d’un abandon, mais en même temps cet abandon, elle le recherche, ce qui va être encore plus manifeste par les manœuvres auxquelles elle va se livrer pour que son mari découvre sa liaison, son mari au demeurant très aimant. Donc elle est dans la crainte d’un abandon et en même temps elle le recherche.
Autrement dit, et là ça a été très bien évoqué là aussi tout à l’heure, ce que l’on ne peut qualifier que de répétition d’une jouissance angoissée ou d’une angoisse source de jouissance de cette situation primitive, première.
Ce qui est notable, c’est que ce je peux être amené à mettre en phrase là-dessus pour elle, ce n’est pas tant des interprétations qu’une mise en récit de tout ceci ; c’est reçu de sa part par un « si c’est vous qui le dites ! », quelque chose, je crois, que vous avez dû entendre de la part de vos patients « si c’est vous qui le dites ! ». En même temps ses insomnies, non seulement ne cèdent pas mais elles auraient plutôt tendance à s’accroître, ce qui je dois dire ne me met pas forcément à l’aise.
Je suis donc tout bêtement amené à lui dire ceci : c’est qu’il n’y a aucun problème, elle peut sans aucune difficulté prendre un autre analyste en même temps que moi, ça ne me fera aucun problème. Et elle revient le lendemain en me disant – « J’ai bien dormi cette nuit ».
Ceci donc, je dirais concernant la tentative que nous pouvons exercer pour restituer à une jouissance acceptable un phénomène qui ne concernait en rien cette tentative de suicide de la mère, suicide qui néanmoins n’a pu s’intégrer, prendre place que dans une économie qui concerne évidemment la perte de l’objet, le fait qu’il pourrait ne jamais réapparaître, l’abandon, la solitude réelle dans laquelle elle s’est trouvée. L’authenticité de ce traumatisme pose la question : comment tenter de réinscrire donc la relation à cet objet dans le cadre légitime de la parole, du discours, et je vous fait encore une fois remarquer que ce que nous appelons le rapport à l’environnement - le rapport à l’environnement on en parle tout le temps- le rapport à l’environnement, nous nous savons ce que c’est, pour nous c’est l’autre. C’est ce qui fait que pour nous le monde nous paraît accueillant, placide, préparé à la jouissance, familier, et ce qui fait aussi bien que certains d’entre nous voudront une jouissance plus forte et se feront explorateurs par exemple, c’est-à-dire voudront se confronter à un réel qui ne soit plus ainsi autrifié, préparé, tranquille. Ils auront envie de goûter cette jouissance. On pourrait remarquer encore, mais c’est accessoire, que ceux qui se sont particulièrement livrés à ce genre d’exploration, c’étaient les botanistes entre autres, c’est-à-dire ceux décidés et capables de mettre un nom sur des éléments naturels et donc réels qui jusqu’ici n’en avaient pas.
Voilà donc ces quelques remarques qui se veulent contributives, et merci pour votre attention.