EPhEP, Conférence inaugurale, le 14/09/2017
Bonsoir. Alors nous avons donc la possibilité de parler ensemble. C’est lié, cette possibilité, à une circonstance qui ne semble pas du tout précisée, appréciée et nommée comme telle, qui n’est même pas ladite possibilité enseignée, et qui tient au fait que nous partageons dans l’usage de la parole le respect d’une même limite entre ce qui peut se dire et sur ce qu’il y a à taire. Nous partageons donc tous ici le bénéfice – si cela en est un – de cette dimension qui fait que nous pouvons essayer, je ne vais pas dire du tout de nous entendre, mais en tout cas de le tenter.
Cette limite entre ce qui peut se dire et sur ce qu’il y a à taire, et qui est donc une limite évidemment culturelle, elle est essentielle, cela va de soi, elle est prévalente, et elle permet donc de distinguer ce qui sera dicible et donc ce qui sera tu ou bien refoulé. C’est cette dimension qui fait que peut exister une communauté. Une communauté ne tient que par cette limite. Et si les communautés se distinguent, c’est que cette limite n’a pas le même cureur selon les conditions, la langue, les circonstances, la religion, etc. Mais en tout cas, c’est elle bien sûr qui est fondatrice de l’identité.
Freud l’avait parfaitement repéré comme étant justement un effet de tout langage, en l’appelant le refoulement originel. Donc toute pratique de la langue suppose l’imposition de cette limite entre ce qu’il est permis, licite de dire, et puis de ce qu’il faudra taire ou bien refouler.
Remarquez que la philosophie grecque à son départ, après tout, elle n’est rien de plus que la recherche justement de ce qui serait la limite spécifique de l’espèce humaine. Non pas à telle ou telle culture, non pas à telle ou telle langue, mais quelle serait la limite qui ferait que nos fonctionnerions dans le Beau et dans le Bien de façon assurée.
Ce qui est étrange et risquerait de paraître surprenant, inattendu si on y fait attention, c’est que ceux à qui tous les plaisirs étaient permis et qui ne s’en privaient pas, eh bien ils ont estimé que ce qui convenait justement, c’était d’instaurer, et d’abord dans le langage, cette dimension, cette limite qu’ils appelaient celle de la tempérance. C’est étrange ! Autrement dit, chez ces gens dont la religion était plutôt modèle pour toutes les outrances et tous les dépassements, eh bien ces gens, ces braves gens allaient à la recherche de ce qui était supposé être spécifique de l’espèce, c’est-à-dire la tempérance, cette façon de calmer, de réfréner, de refouler, de se défendre contre l’accomplissement de ses désirs. Et vous savez sans doute, vous savez sûrement que le modèle en était Socrate, dont le fait qu’il ne buvait pas, qu’il ne se tapait pas les petits garçons, et qu’à la guerre il savait ne pas craindre la mort et manifester du courage était vanté.
Comme nous le savons, notre religion est venue pour nous soulager, fixer une limite qui donc désormais mettait hors du dicible ce qui concernait le sexe. Ce qui concernait le sexe, nous conduisant dès lors à cette boiterie consistant d’une part, en public, à venir expurger de nos échanges, de nos propos, ce qui serait sexuel. Quand vous lisez Platon, vous voyez avec quel plaisir nos braves professeurs se rencontraient en évoquant les joyeuses excentricités sexuelles qu’ils avaient pu, la veille, s’offrir… Vous imaginez si ça se passait aujourd’hui à la Sorbonne ? Ce serait un peu surprenant ! En tout cas nous conduisant à cette boiterie entre d’une part cette expurgation de nos propos de ce qui relève donc dans nos échanges du sexuel, pour en réserver le lieu dans l’obscurité de l’espace privé et dans ce qui serait plutôt le silence, ou bien des excès oratoires appropriés.
En tout cas cette limite se trouve fondatrice pour chacun d’entre nous de places, puisque ce qui va organiser notre propos pour chacun d’entre nous, c’est la place que nous allons prendre dans ce dispositif. Et pour ceux qui ont déjà approché cette question chez Lacan, eh bien ils savent que les deux plus apparentes et auxquelles je me bornerai bien entendu dans cette circonstance, c’est d’une part justement la place du maître, celui qui se réclame de cette instance phallique pour exercer son action, son impératif sur celui qui occupe l’autre place que – pour simplifier on va dire être – celle de l’objet. Sauf à considérer tout de suite que si cet objet est féminin, cela implique que du même coup il soit écarté de l’espace public, puisqu’au même titre que ce qui est évocateur de la sexualité, il a à en être éloigné ou bien à en être voilé.
Une remarque encore et qui concerne de façon plus précise ce qui justifie notre travail dans cette Ecole, et qui concerne la façon dont les névroses et les psychoses prennent position à l’endroit de cette limite. Comment les distinguer ? Qu’est-ce qui les définit les unes et les autres ? Je suis sûr que si je vous posais la question, s’il y avait parmi vous une bonne volonté pour me répondre, je suis sûr qu’elle serait éventuellement embarrassée. Qu’est-ce qui vous fait dire d’untel ou d’une telle qu’il est névrosé ? Untel ou une telle qu’il est psychotique ? Eh bien cette approche que je prends ce soir, nous donne la faculté de très vite, de presque dire trop vite, décider, puisqu’il est avéré que le névrosé est celui qui va se défendre contre l’impératif sexuel commandé par ce discours, commandé par ce dispositif, commandé par ce qui vient de cet espace désigner ce qui est à accomplir : la jouissance sexuelle. Donc celui qui s’en défend, ça ne l’arrange pas. Cela ne l’arrange pas pour toutes les raisons que l’on voudra, peu importe d’ailleurs ! Il a sûrement ses raisons.
Et le psychotique ? Eh bien pour le psychotique, cette approche nous permet de voir comment c’est encore plus simple, puisque le psychotique est celui qui, a priori, dans son propos, ne bénéficie pas de la limite qui viendrait lui donner son sens et encore bien moins le sens commun. Et lorsqu’il y en a une limite dans certaines formes de psychoses, comme par exemple la paranoïa, elle devient frontière, c’est-à-dire non pas une invitation en quelque sorte à la possibilité de jouir de ce qui se trouve ainsi mis hors limite, mais voilà qu’il a affaire à une frontière qui le sépare d’une instance, de l’instance, celle dont j’ai parlé tout à l’heure qui se trouve là, menaçante, parce qu’elle attend de lui au titre du sacrifice (comme elle l’attend de chacun), ce fameux refoulement originaire, cette fameuse tempérance, ce à quoi il y a à renoncer. Et donc le psychotique se trouve ainsi avoir le choix : la disponibilité entre ce qui est d’une part le pas-de-limites et, dès lors, c’est le n’importe quoi, la tentative de guérir par la construction d’un délire, c’est-à-dire de donner sens, et du même coup une certaine forme de limite au phénomène qui l’assaille ; ou bien d’avoir affaire à cette frontière qui le sépare de l’ennemi exigeant et menaçant.
Ce qui est à mon sens remarquable, c’est que ce que nous appelons progrès. Vous savez qu’il est légitime de s’interroger sur ce qu’est le progrès ? À quel moment peut-on dire que nous avons effectivement progressé si l’on veut bien considérer qu’il ne peut être exclusivement celui de la technologie ? Eh bien le progrès qui effectivement relève pour nous de la science, ne prend son prix que de venir à chaque fois faire reculer cette limite dont je viens de parler à l’instant, et donc de rendre licite, faire basculer dans l’espace public la jouissance qui hier encore était barrée, refusée, refoulée, voire dénoncée. Et donc le progrès considéré comme étant ce pouvoir étrange, étrange puisqu’il est anonyme : il ne se fait au nom de rien d’autre que d’une écriture. Mais cette écriture qui rend possible que cette limite soit ainsi reculée au point – et c’est ce qui nous intéresse et que j’entendais vous exposer ce soir – au point d’être abolie.
On en a évidemment le témoignage criant, si j’ose dire, dans ce qui est aujourd’hui ce domaine constitué par les techniques de la procréation qui nous rendent parfaitement maître(s) de procédures, de procédés, auxquels jusque-là il fallait s’en remettre, dans la mesure où ils étaient dits naturels, physiologiques, spirituels, et qui sont maintenant les produits de laboratoire. Il est évidemment impressionnant de voir de quelle façon, ce qui peut constituer la fondation traditionnelle des cultures se trouve ainsi déplacé sinon annulé par des avancées que nous appellerons donc progrès et qui sont celles purement de la technique.
Ceci ne va pas sans conséquences bien entendu, sur justement les moyens que nous pouvions avoir jusqu’ici de nous entendre, ou de ne pas nous entendre, ou de nous disputer, mais en tout cas d’échanger. Et ceci va se trouver doublé par cet autre progrès remarquable que constitue l’intrusion du numérique et les pouvoirs du numérique dans la régulation de nos échanges.
Il est en effet inévitable que les propos qui dès lors vont être soutenus par cette mutation, par cette transformation, vont porter la marque d’une structure qui ne sera plus littérale mais binaire, comme nous le savons.
Le premier point sur lequel j’attirerai notre attention, c’est que le lieu d’émission de la parole, grâce au moyen du numérique, se trouve rendu problématique du fait que jusqu’ici le lieu d’où chacun de nous parle est forcément fixe. D’abord pour des raisons bien entendu subjectives, le locuteur parle depuis la place qui est celle de sa subjectivité, et en outre cette localisation se trouve renforcée par le fait que son émission se fait à partir d’un lieu fixe. Il parle depuis une place qui lui est assignée. Y compris par exemple en ce qui concerne ces deux grandes places que j’évoquais tout à l’heure, celle du maître ou celle de l’objet. Or grâce à ces merveilles technologiques que nous connaissons, le lieu de l’émission aujourd’hui se trouve rendu mobile et cela pour un destinataire qui lui-même est éventuellement mobile, c’est-à-dire que ce fait, cette atopie, ce fait de ne plus émettre sa parole depuis une place assignée, ne peut manquer d’introduire le locuteur à une grande liberté, à une grande disponibilité, voire à une fantaisie, une invention, une création, une disponibilité eu égard à ce qu’il va pouvoir émettre, et cela vaudra aussi, bien entendu, pour le destinataire. De telle sorte que son propos n’aura plus, contrairement à l’habitude, une valeur existentielle, c’est-à-dire d’affirmer la place, la position, la détermination de celui qui là prend la parole, mais que son propos va être essentiellement fonctionnel ; en même temps il peut trouver un plaisir renouvelé à cette disponibilité des rôles que cette mobilité est susceptible de lui conférer. Mobilité subjective, mobilité moïque, mobilité d’identification dans la mesure où dans ce système binaire il n’y a plus de tiers, il n’y a plus cette dimension que j’évoquais tout à l’heure en tant que fondatrice et régulatrice à la fois. Il n’y a donc plus de tiers régulateur, il n’y a plus entre les deux interlocuteurs de lois qui viennent régir leur propos, mais à la place le contrat de ce qu’ils vont pouvoir à chaque moment éventuellement inventer, conclure, proposer dans ce qui est dès lors – on va facilement le vérifier – une relation duelle qui peut se dispenser de ce clivage, de cette séparation, de cette limite dont je parlais et qui venait séparer les interlocuteurs.
Ce qui est peut-être plus original qu’au fond ces manifestations élémentaires que j’évoque pour nous, c’est que dans ce code binaire, le oui et le non, le blanc et le noir, le ça marche, ça passe et ça ne passe pas, cessent de perdre leur caractère contradictoire pour au contraire inaugurer une solidarité, une originalité absolue. La binarité a été évoquée dès le XVIIe siècle comme système de numération, mais aucunement comme système susceptible de régir la communication. Eh bien dès lors, le oui et le non perdent leur caractère contradictoire pour devenir les seuls solidaires dans une expression unique, et qui rend compte, du fait que l’exigence de cohérence des propos se trouve levée, et en même temps que l’affirmation d’une négation nécessaire pour assurer le rassemblement des locuteurs qui ne vont plus donc se rassembler sur ce qui était un ancêtre dont ils peuvent se réclamer à quelque titre que ce soit, mais pour les rassembler maintenant contre ce qu’il y aurait à dénoncer. Donc assurer leur communauté là où la dualité risquait de les laisser dans un affrontement en miroir, un affrontement moïque. Eh bien l’exigence donc d’une négation, ne pourra se réclamer que de l’élimination, de la mise en dehors, en dehors du champ des représentations, de l’élimination de celui dont le refus va assurer ainsi la solidarité de ce groupe constitué sur le moment, sur le champ, et qui va donc trouver par ce moyen et par l’usage d’une négation qui ne sera effective que par l’élimination de celui qui semble ne pas convenir, qui trouvera là son rassemblement, et la sédation des tensions individuelles qui pouvaient jusque-là entre les membres se produire.
Comme on peut aisément le penser, une telle situation où la limite est ainsi artificielle et de pure nécessité évidemment ouvre la porte aux surenchères de l’extrémisme, qu’il soit narcissique ou bien objectal, c’est-à-dire dans la quête d’une relation avec l’objet qui soit totale, achevée, complète, réussie.
Il y a un point que je n’ai pas préparé dans mon propos, mais qu’à l’occasion je pourrais évoquer et qui concerne la fonction de représentation. Grâce à ce nouveau moyen de communication, la fonction traditionnelle de représentation cède, de telle sorte que les partenaires n’ont d’autres réalités que celle du rôle par lui-même variable qu’à tel ou tel moment et dans les interlocutions ils vont assumer. Et cette abolition, cette mise en cause, cette suspension de la fonction de la représentation ne peut manquer bien sûr d’avoir des effets dans d’autres champs, et y compris dans le champ politique.
Il y a enfin une dimension plus délicate et difficile à aborder, et sur laquelle il y aurait à réfléchir, et qui est la modification qui intervient dans la valeur de l’écriture. Un écrit sur l’écran ne raye pas. Il apparaît, il s’efface, il s’évanouit, il s’abolit, et éventuellement sans laisser de traces. C’est-à-dire que c’est notre rapport traditionnel à l’écrit qui se trouve renouvelé. Voici donc en effet une inscription sur l’écran qui est hétérogène eu égard à l’instance qui en chacun d’entre nous est ordinairement référente, est en quelque sorte l’inscription originelle, le trait originel, le trait premier, et qui va légitimer les lettres qui vont ensuite s’en trouver validées.
Je sais, je m’exprime par métaphore, mais disons que pour l’instant je ne saurais pour nous faire mieux, si ce n’est pour dire que le rapport du même coup à la vérité de l’écrit se trouve suspendu.
En tout cas, il n’y a pas besoin d’être savant, ni d’avoir une longue réflexion pour être déjà bien sensible au fait que l’écriture sur l’écran supprime cette dimension pourtant essentielle qui est celle du lapsus. L’appareil corrige de lui-même.
De quoi suis-je en train de parler ? Je suis en train de parler de la clinique, puisque c’est ce qui nous rassemble dans ce lieu, la clinique telle que nous commençons à la voir apparaître avec ces jeunes et moins jeunes qui viennent nous voir et dans des dispositions qui sont parfaitement originales eu égard à ce que jusqu’ici nous connaissions. Puisque ce que nous connaissions, et en particulier avec les névroses, était toujours des manifestations de défense contre cette limite imposée par ce qui était attribué à l’intervention d’une instance religieuse paternelle ; elle en était supposée responsable, et donc ce à quoi nous avions affaire étaient des pathologies liées à la défense, au refus, à l’éloignement, aux conditions de restriction, de sacrifices, d’identification, d’identification à un sexe, de différence(s), d’inégalité(s), d’injustice(s), de haine. Je veux dire toutes ces conditions qui se trouvaient nous être imposées par la relation à cette autorité supposée en ce lieu défensif, organisateur d’une défense de l’imposition d’une limite. Et voilà que maintenant, la pathologie à laquelle nous avons affaire est liée au fait que cette instance fait défaut, et que cette limite, la privation de toute limite, eh bien prive de l’engagement dans une activité aussi bien spirituelle que professionnelle, que relationnelle qui aurait quelque stabilité et qui aurait du sens, et en même temps se développe une atopie qui est assez remarquable de la part de ces, comment les qualifier, de ces nouveaux citoyens, et en tant justement que ce ne sont plus des citoyens ; ce sont les membres de collectivités éventuellement éphémères et souples, aux limites éventuellement indécises, et où la question de l’identité sexuelle peut se trouver comme nous le savons, transformée en jeu de rôle, où l’exigence de la parité, de l’égalité, se trouve forte. S’y trouve également partagée, grâce souvent à des moyens adjuvants, une jouissance qui n’est plus qu’accessoirement sexuelle, une jouissance qui doit être accomplie, extrême, c’est-à-dire aboutir éventuellement à une obnubilation de la conscience. Ceci je dirais sur le plan singulier.
Je voyais – si je puis dire pour soulager ce propos qui risque de vous sembler un peu lourd – je voyais il n’y a pas très longtemps un jeune homme d’une trentaine d’années, bien sous tous rapports, très sympathique, et dans ce qui était la liberté de sa vêture et du choix de sa pilosité, absolument tellement sympathiquement dans la norme. Intelligent manifestement, ayant fait les études comme tout le monde, sans difficultés, mais sans excès… faut pas exagérer tout de même ! Et pourquoi est-ce qu’il venait ? Eh bien il venait parce qu’à l’âge donc qui était le sien, eh bien il ne savait plus très bien ni où aller, ni comment faire, ni comment vivre. Et quel était le sens à donner à un parcours parfaitement brisé qui avait été le sien jusqu’ici, c’est-à-dire avec des localisations topographiques qui allaient passer aussi bien par l’Amérique latine que par l’Asie, pour se conclure dans ce qui était aujourd’hui provisoirement un lieu parisien, avec des expériences de compagnonnage dont on ne saurait dire qu’elles étaient malheureuses– sûrement pas ! – mais normalement transitoires. Des relations à une famille que l’on va dire tout à fait ordinaire et normale, plutôt intellectuelle, et qui ne s’inquiète pas trop de ce qui est. Pourquoi d’ailleurs y aurait-il lieu de s’inquiéter ? Et donc dans ce qui était la présence de cet homme que l’on va qualifier de charmant, s’exprimant fort bien, et ayant un parcours que l’on va qualifier comme n’ayant plus rien d’exceptionnel aujourd’hui. Il n’avait pas perdu son temps durant ces voyages : il avait appris des langues dont certaines en Asie n’étaient pas évidentes par exemple ! Pas du tout un incapable, ni un imbécile. Et dont il m’était apparu très tôt au cours de l’entretien – et c’est pourquoi je vous en parle – qu’il y avait un risque qui ne paraissait pas au premier abord évident quand on voyait ce garçon modèle, c’était le risque de suicide. À quoi ça servait tout ça ? Pour quoi faire ? Quel sens ? Ce qui ne veut pas dire que dans la névrose classique, il y en avait un qui pouvait s’avérer réjouissant, ce n’est pas du tout ça ! Mais en tout cas, lui, eh bien… Et de telle sorte que je n’ai pas été surpris quand ce que je croyais ainsi devoir soupçonner dans ses problèmes, quand je l’ai entendu les évoquer, mais pas du tout comme une menace ou un chantage, pas du tout ! Mais comme après tout quelque chose qui viendrait- je l’entendrai peut-être comme ça - marquer un point d’arrêt dans un cursus qui n’en avait aucun.
Je parle de cette situation, mais j’en vois bien entendu bien d’autres de ce type, et chez des jeunes évidemment ! Tel celui, par exemple tout autre garçon présentant tout aussi bien, je me servirais de ce terme délicieux, de bonne famille, comme il faut, et qui vient dire : « Mais pourquoi est-ce qu’il faudrait qu’obligatoirement que je m’adresse aux filles ? C’est vrai ! Qu’est-ce que vous lui répondez, vous ? C’est une question après tout au nom de quoi ? Eh bien voilà, c’est que comme celui dont je parlais, c’est que le au-nom-de-quoi pour ce garçon, qui fait des études brillantes et qui lui promettent un bel avenir, ce au-nom-de-quoi il n’est pas là.
Je voudrais bien préciser ceci : ce que j’évoque n’est au nom d’aucune nostalgie et aucunement fondé sur l’idée que le remède ce serait de venir le rééquilibrer si c’était possible. Ce n’est pas du tout mon propos ! Mon propos c’est plutôt d’évaluer ce que sont les incidences de ce que j’isole comme étant le nouveau moyen de communication et ses spécifications en tant qu’elles ne relèvent plus du discours mais du nombre et d’un système binaire de notations, et que ce fait – je vais essayer de vous l’illustrer – ne concerne pas seulement donc la vie privée mais également notre vie publique.
Je dois à une amie de m’avoir transmis hier - c’était un peu court mais - un petit livre que je vous invite à lire pour que vous n’ayez pas trop le sentiment que ce que j’évoque ainsi de façon discursive, en une soirée inaugurale, je brasse tout cela qui des conséquences tellement lourdes - un petit livre qui a été écrit en 2013 par un philosophe allemand. Ça a été traduit en 2015, édité chez Actes Sud dans une collection qui s’appelle « Questions de société ». C’est écrit donc par un philosophe allemand d’origine coréenne, dont le nom ne vous dira sans doute rien puisqu’il s’appelle Buon-Chul Han. Buon Chul Han qui a écrit un petit livre de 100 pages qui s’appelle Im Schwarm c’est-à-dire Dans la nuée : Réflexions sur le numérique.
Les références de ce philosophe sont bien entendu Heidegger, bien entendu Foucault, bien entendu Barthes, bien entendu Hannah Arendt, et Lacan. Et quand vous le lirez, vous soupçonnerez volontiers que le soutien qu’il prend de Lacan est beaucoup plus important que les citations qu’il en donne. Néanmoins c’est un petit livre stupéfiant pour la raison que je vais vous dire. Il y a évidemment, comme c’est légitime, des éléments qu’on n’est pas forcé de partager, mais il est stupéfiant en ceci : c’est qu’il vous donne dans l’analyse des incidences du numérique sur la communication aujourd’hui des êtres parlants, il vous donne ce qui va être – c’est écrit en 2013 – le programme de Trump. Lisez-le ! Et ce qui vous permettra de penser que loin de pouvoir être attribué à ce qui serait des singularités de caractère, la rhétorique trumpienne est le produit d’un think tank qui sait parfaitement ce qu’il fait, c’est-à-dire qui traite le citoyen comme étant l’abonné sur Internet. Internet qui bien évidemment distingue ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, de telle sorte que pour parler à tout le monde aujourd’hui, et compte tenu de la variabilité des positions entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, eh bien il faut dans son propos mêler le pour et mêler le contre. Ce n’est pas compliqué ! Il y en a qui sont pour et il y en a qui sont contre. Si moi je parle pour être élu, il est très facile de les rassembler ! Il n’y a pas de problème ! D’autre part il est bien évident que la dimension de la vérité, il n’y a plus rien à en faire quoi que ce soit ! Mais en revanche, le fait que le propos soit sans limite, soit toujours au superlatif, extrémiste, eh bien c’est celui des abonnés d’Internet ! Et moi je m’exprime comme eux, je suis bien comme eux, de telle sorte que c’est magique qu’ils me reconnaissent aussitôt comme étant des leurs, parlant comme eux un langage qui bien évidemment se passe de la syntaxe, et puis aussi de toute référence à quelqu’autorité tierce que ce soit. Rien d’autre que la nôtre ! Et comme vous le savez sûrement, malgré des résultats qui ne semblent pas au rendez-vous, et malgré la critique de tout instant que lui font les médias et l’élite - qui se trouve tout simplement annulée, mise hors champ par son propos puisqu’il tweete, c’est comme ça qu’il communique - eh bien dans les sondages, et malgré donc je dis bien les résultats qui ne sont pas probants, il se maintient avec une stabilité remarquable : il est toujours très populaire.
Pour ne pas aller si loin et pour rester un petit peu chez nous : on est bien obligé de vérifier que le couple politique dont l’opposition traditionnelle assurait le fonctionnement de notre démocratie, les pours et les contres qui se passaient successivement comme ça le pouvoir, eh bien ceux-là qui jouaient de l’antagonisme, de la contradiction entre le oui et le non, ceux-là ils ont fait plouf ! Et au profit de quoi ? Au profit d’un ordre qui les associe pour un objectif commun et de façon absolument indifférent au fait que jusque-là certains disaient « oui », certains disaient « non ». Quelle importance ça peut avoir ? Et de telle sorte qu’aujourd’hui, dans le jeu politique, la négation, le non est réservé à des extrêmes, et à des extrêmes qui ne trouvent le moyen de s’affirmer que par le principe d’une élimination de l’adversaire. Alors que ceux au contraire qui sont au pouvoir ne sont pour l’élimination de personne, puisque ce n’est plus la distinction par le oui ou par le non qui est susceptible de marquer une contradiction, alors que leur association signifie l’abolition du principe de contradiction sur lequel nous vivons depuis Aristote. Tout ça est terminé.
Donc si j’ai pu vous paraître audacieux en vous amenant dans une soirée à considérer ces phénomènes qui ne me semblent pas toujours légitimement évalués, mis à leur place, pris en compte concernant la modification radicale dans laquelle nous sommes entrés dans le champ culturel et de la pensée, eh bien je dis bien, vous trouverez ma légitimation – je n’ai pas peur de me servir de référents – dans cet ouvrage écrit en 2013 et dont vous verrez que non seulement il est superbe, qu’il dit beaucoup plus que moi, moi qui suis très timide et retenu dans ce que j’expose à votre réflexion. Je ne tiens pas évidemment à être frappé par quelque négation radicale ! Je cherche à être accommodé, accommodant. Mais vous verrez surtout – c’est ça qui est impressionnant ! – c’est que la rhétorique aujourd’hui politique triomphante elle est là, elle est annoncée. Et je ne serai pas surpris que ceux qui, cette rhétorique l’ont construite pour Trump, qui l’applique très bien, ça doit convenir à son tempérament, je ne serais pas surpris qu’ils se soient inspirés des observations remarquables qui figurent dans ce petit ouvrage où l’auteur isole – et je termine là-dessus – un nouveau type de rassemblement, c’est-à-dire où il dit qu’à la Psychologie des masses qu’il évoque très bien - 1895, Gustav Le Bon, cela est tout-à-fait en place chez lui - qu’à la psychologie des masses est venue se substituer la psychologie d’un groupement original et nouveau, et qu’il appelle la nuée, en allemand : Schwarm ; c’est-à-dire ce rassemblement sans queue ni tête, aléatoire, éventuellement provisoire, mais où en son sein la modification des rapports est essentielle à tous les niveaux, y compris comme je l’ai rapidement évoqué, ceux de l’identité sexuelle, ceux du partage, ceux de l’économie, où la solidarité n’est rendue possible que par la dénonciation de celui qu’il y a à punir. La punition étant le fait qu’il ne figurera pas sur le selfie, il sera hors du champ, hors de l’écran, on va le sortir de l’écran, autrement dit : mort !
Je sais que tous ceux d’entre vous qui avez affaire à la clinique, vous rencontrez nécessairement des éléments, évidemment au premier chef chez l’enfant - je n’en ai pas parlé, on ne peut pas parler de tout - vous rencontrez des éléments de ce dispositif, et auxquels nous sommes amenés à trouver des modes de réponses qui ne pourront plus être le type d’interprétation qui était le nôtre. Qu’est-ce qu’il y a à interpréter ? Car il ne s’agit pas d’un retour abusif du refoulé ! D’inhibitions liées justement à des interdictions névrotiques ! De phobies intempestives ! Non ! Et donc je crois que nous sommes appelés à travailler au type de réponse, si vous pouvez en donner une à ce garçon venu interroger : « Pourquoi est-ce que je devrais désirer une femme ? » Alors question à lui poser – « Mais est-ce qu’une femme provoque chez vous des désirs ? – Oui, oh oui ! » Avouez que c’est quand même magnifique ! Elle provoque chez lui des désirs, mais il se demande pourquoi il faudrait la désirer ! Vous voyez, c’est un métaphysicien qui s’ignore ! Et quand il vous pose cette question : mais qu’est-ce que vous allez lui dire ? Quant à cet autre jeune homme, comment vous allez faire pour éviter quelque chose qui effectivement est une espèce de menace douce, tranquille, un point d’arrêt qui se profile. Qu’est-ce que vous allez faire ? Donc je crois que ce sont des questions qui en dehors de leurs incidences tout à fait générales, que l’on comprend, que l’on devine et qui heurtent nos habitudes, et qui ont des incidences qui nous obligent.
Nous aurons dans une journée à Reims sur la question suivante : Nos enfants sont-ils devenus des SDF ? Puisqu’il est bien évident qu’avec la pratique de la garde partagée qui concerne aujourd’hui une famille sur deux, eh bien les enfants n’ont plus de domicile, puisque chez papa ils ne sont pas chez maman, chez maman ils ne sont pas chez papa, quel est leur lieu ? C’est fondamental quand même ! Je l’ai évoqué au départ à propos du lieu d’émission de la parole. C’est fondamental de savoir le lieu que l’on occupe, le lieu qui est le sien ! Ce n’est jamais un lieu quelconque ! C’est toujours un lieu qui se trouve habité. C’est le cas de le dire ! Eh bien nos enfants, il y en a un sur deux qui va se trouver SDF.
Ce n’est pas une plainte, ce n’est pas une critique, ce n’est pas quelque nostalgie, ce n’est pas du tout de cet ordre. La question c’est : comment vous allez faire ? Parce qu’en même temps ça a une incidence remarquable ! C’est que ça peut le rendre soit idiot, mais ça peut le rendre aussi très intelligent, très ! Et en particulier dans le maniement du numérique ! Ça fait des petites merveilles aujourd’hui : les surdoués. Pourquoi ? Mais parce qu’il n’y a pas de limite dans leur « calculation » : elle s’étend en réseau, librement. Et je dirais que sa jouissance tient justement à cette extension. Donc ça fait aussi des petits génies. Et je peux vous dire il peut être émouvant - enfin pour moi ça l’est -de voir comment par l’intelligence ils vont faire un travail qui va leur permettre de se trouver un lieu, de se trouver une place. Pas tout seul ! Avec l’assistance d’un thérapeute ! Mais avec l’intelligence, ils vont arriver à isoler un domicile d’abord spirituel, et puis ensuite bien sûr géographiquement localisable, et du même coup un confort dans l’identité.
Donc il me semble que s’offre à nous à cette occasion, à l’occasion d’une mutation dont je dis bien qu’elle n’a aucun précédent dans la culture, eh bien s’offre à nous des questions dont le défi mérite à mon sens d’être valablement relevé.
Et si je ne vous ai pas trop frappé par ces quelques remarques, mais si j’ai réussi à solliciter votre attention dans cette direction, eh bien cette rencontre inaugurale de l’activité de notre année me paraîtra valable.
Merci donc pour votre attention, et est-ce que certains d’entre vous ont des remarques à faire ? … Julien !
- Des questions. Si je vous ai bien entendu, est-ce que vous avez dit que la technologie opère sur le refoulement originel ? Arrive à opérer, altérer, modifier …
- Non, j’ai dit qu’elle supprime tout refoulement.
- Y compris …
- … le refoulement originaire. Bien sûr. Elle nous autorise un système de communication qui se dispense de tout refoulement, d’où d’ailleurs éventuellement, comme on le sait, la crudité des propos qui seront échangés entre interlocuteurs.
- Très bien. La deuxième question concerne ce jeune homme qui se pose des questions sur « pourquoi je devrais obligatoirement avoir envie d’une femme ? ». Est-ce que là, par cette question il n’est pas en train d’interroger le lieu de l’Autre et du coup le rapport du sujet à la langue ?
- Oui, vous pouvez dire ça.
- Sa langue ?
- Oui, oui, vous pouvez parfaitement dire ça : il questionne le lieu de l’Autre en disant qu’il n’y trouve pas de réponse à ce qui serait la détermination de son identité sexuelle.
- Mais, ce que je veux …
- Pourquoi, après tout, est-ce qu’il serait un homme ? Pourquoi il ne se comporterait pas … C’est l’histoire, enfin, c’est l’actualité du gender,de la théorie du genre, mais que lui, n’a pas besoin d’aller chercher dans les livres. Je veux dire que, très spontanément, il redécouvre.
- Ma question, c’est : est-ce que la crise de ce jeune homme, c’est une crise du langage ?
- Ecoutez … Vous avez raison de dire ça, mais c’est une généralité qui, je crois, ne peut pas l’aider.
- Troisième remarque, concernant la clinique, et la dernière. Comme je l’ai déjà mentionné dans ma pratique j’utilise beaucoup l’interprétation phallique. Etant donné la nouveauté des sujets que je rencontre, néanmoins j’utilise l’interprétation phallique … Quelle interprétation donner de nos jours ? Est-ce que ça pourrait être une interprétation phallique fondée sur le signifiant ?
- … Sur quoi voulez-vous qu’elle soit fondée ? (Rires)
- Dans ma pratique, c’est ce que je fais.
- Mais oui, bien sûr. C’est ce que vous faites. Vous la fondez de façon tout à fait légitime, Julien. Je ne vois pas d’autre argument de fondation que celui que vous évoquez. Mais je vous ferai simplement remarquer que puisque vous tâchez de répondre à des désordres du type de ceux que j’évoque par une argumentation phallique, vous mettez en quelque sorte en usage l’instrument thérapeutique traditionnel, l’instrument thérapeutique qui nous précède depuis des millénaires. Il a toujours été pensé que ce qui devait guérir (et d’ailleurs le caducée médical en porte la marque), que ce qui devait guérir, c’était l’instrument magique et que bien appliqué, ça ne manquait pas de ramener à la raison, voilà. C’est sûrement une façon de ramener à ce qu’on appelle le bon sens.
- Quelqu’un dans la salle: C’est vrai qu’il y a de la magie dedans …
- Bien évidemment que c’est magique, c’est ça la magie d’ailleurs. C’est la méga-magie.
- Bonjour. Monsieur Melman ?
- Oui.
- Vous parlez de l’écriture qui a disparu, qui accroche. Suppression de la rature, suppression de la vérité sur l’écran. Néanmoins sur un écran, par exemple sur Word, peu importe, on peut quand même conserver la syntaxe. Donc, on aurait des gens avec une syntaxe. Un début, une fin, sans rature. Comment on peut définir des gens avec une syntaxe, simplement. Il y a un début, une fin, il y a une organisation, mais il n’y a pas de rature. Qu’est-ce qu’on peut en dire ?
- Je ne sais, je n’en ai aucune idée. Tout ce que je peux dire, mais c’est facile, c’est qu’il est bien évident que la généralisation du tatouage répond à ce qui est devenu ce défaut dans la psyché d’une inscription matricielle, d’une inscription dans la psyché de l’instance qui fait qu’il y aura de la lettre. C’est de la clinique, hein ? Vous pouvez parfaitement observer des cas pour qui ce qui est écrit, pour qui la lecture n’a pas de sens. Ou bien j’ai connu comme d’autres, sans doute, des cas d’agraphie absolument étonnants et remarquables. Alors, Lacan dit quelque part que, déjà, écrire à la machine à écrire, ce n’est pas du tout conforme à ce qui est la spécificité de l’écriture qui impliquerait (voyez, je le mets au conditionnel), qui impliquerait une sorte d’organisation jouant du jeu tout à fait délié des contractions et des décontractions musculaires du bras, et ce jeu musculaire, spontanément très savant, très fin, passant donc par des contractions synchrones, des décontractions paradoxales, que ce jeu très fin justement serait la production, la manifestation du rapport à cette instance qui va commander le jeu complexe des muscles, c’est-à-dire ces mouvements alternés et synchrones de contractions et de décontractions. Donc, Lacan dit que déjà la machine à écrire … Et vous découvrirez dans ce petit bouquin que le premier qui l’a dit (je suppose que c’était le premier), c’est Heidegger - vous voyez, je cherche à me protéger par une autorité - que c’est Heidegger qui a raconté ça. Alors, ça, c’est déjà pour la machine à écrire, alors pour ce qui est du clavier Internet, n’en parlons pas. Vous avez tous vu des bébés à qui on met un livre entre les mains et qui pour tourner les pages font ça (Effleure la surface en chassant vers la gauche comme sur un clavier tactile). Vous l’avez vu ça, hein ? Et ils ne comprennent pas pourquoi ça ne marche pas !
- Vous avez parlé de la disparition du lapsus avec le numérique dans le fait d’écrire.
- Oui.
- Où est-ce que vous mettez les formes de lapsus numériques ? C’est-à-dire qu’on est en train d’écrire pour soi et on va envoyer par exemple un message alors qu’on ne le voulait pas. C’est-à-dire qu’il n’y a pas une disparition des limites mais une forme de déplacement des limites et de déplacement de l’intime. Je pense aux réseaux sociaux comme Tweeter ou comme Facebook, aux conversations par sms, où c’est une mise en scène de soi, où c’est une fausse spontanéité pour ceux qui sont nés avec.
- Ecoutez : qu’est-ce qui fascine ? Qu’est-ce qui fait quand même que des jeunes et des moins jeunes vont passer des heures sur l’écran ? Quel est l’objet, là, qui fascine ? Qu’est-ce qui fait addiction ?
- Eux-mêmes et le reflet d’eux-mêmes dans le regard de l’autre.
- Ça peut être un élément, mais « eux-mêmes », il faut décrire par-là un soi-même extrêmement mobile, extrêmement changeant, s’adaptant. C’est un soi-même qui assez rapidement … On risque d’avoir l’impression d’un carnaval permanent, mais où c’est le masque qui constitue la réalité de la personne. Mais je crois que sur ce qui fait l’addiction aujourd’hui à l’écran (combien de parents sont impuissants ?), ils savent que leur gosse reste jusqu’à des heures avancées de la nuit sur l’écran. Et donc, c’est quoi, son truc ? Et donc si nous souhaitions là-dessus lui faire quelques remarques, il serait bon de savoir laquelle : « Qu’est-ce que tu cherches ? ». Est-ce que nous, nous en avons bien une idée ? Est-ce qu’on est aujourd’hui branché sur ce qui est son dialogue intérieur, s’il y en a un ? Est-ce qu’il y a forcément aujourd’hui chez les jeunes un dialogue intérieur ou bien est-ce qu’il n’y a plus que la réception d’informations qui viennent de l’environnement ? Est-ce qu’il parle encore un petit peu en dedans de lui et avec les instances avec lesquelles habituellement chacun de nous dialogue, ou dialoguait ? Et le rôle évidemment - je ne veux pas rentrer dans des généralités vaseuses - mais il est évident que le rôle des medias est fondamental dans ce qui est aujourd’hui le devenir de nos mœurs. Ce sont eux qui décident. Qui décident ce qui est perversion et qui passent de la perversion à l’état de situation désirante à protéger et à défendre. Hier, ça s’appelait une perversion et demain, aujourd’hui, ça devient une situation désirante non seulement respectable, mais à protéger. Qu’est-ce qui s’est passé ? Là encore, il ne s’agit pas de nostalgie ou de regret, ce n’est pas du tout ça, mais d’interrogation sur ce qui … Qui a fait cette mutation, est-ce qu’il a un nom celui-là ? Non, il n’a pas de nom. Quels procédés, quels processus ? Il y a des lobbies, ça oui. Est-ce qu’ils sont assez puissants ? Peut-être, je ne sais pas, mais en tous cas, il y a des moyens.
- Ce serait une question pour essayer de comprendre, ce qui tue ces patients dont vous nous avez parlé, il y a quelque chose qui fait qu’ils n’ont pas le sentiment de leur existence et où le trouver. Quel lien avec la question que se pose le second patient sur son désir à l’égard des femmes : pourquoi est-ce que je dois avoir des relations avec de femmes ? Bien que ce soit quelque chose qui me fasse plaisir. ».
- Absolument. Mais oui. Vous avez tout à fait raison. Absolument. Mais bien sûr. Tout à fait. Autrefois, c’était le jeune Gide qui était scandalisé par le fait qu’il se découvrait avoir du goût pour les jeunes garçons, et aujourd’hui, c’est le jeune qui se demande, il n’est pas scandalisé, mais enfin, il se demande pourquoi il devrait obéir au fait qu’il éprouve du désir pour les femmes. Vous voyez. Donc, qu’est-ce qu’il s’est passé entre temps ?
Charles Melman
----
Référence du livre cité par Charles Melman : Dans la nuée - Réflexions sur le numérique de BYUNG-CHUL HAN chez Actes SUD