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Jeudi 15 septembre 2016

Ephep, le 15/09/2016

L'amour de l'aliénation

Nous allons commencer donc cette année, et pour entamer mon propos, je débuterai par une anecdote qui doit être connue d’ailleurs d’un certain nombre d’entre vous et qui s’est déroulée à l’issue d’une conférence faite par Lacan. Au moment des questions, l’un de ses auditeurs lui demande donc : « Pour vous Monsieur Lacan, qu’est-ce que c’est que la liberté ? ». Bonne question ! Bonne question puisque donc Lacan se lève, ramasse ses papiers et s’en va [rires].

Ça s’est déjà fait dans d’autres circonstances ce type de réponse et en particulier lors d’une conférence faite par Georges Bataille sur le silence, et qui a été une conférence passionnante et extrêmement instructive, puisque durant une heure il est resté devant ses papiers... [Charles Melman se tait…] Là, ça fait deux minutes, mais quand ça fait une heure ! C’est très instructif, c’est très enseignant.

En l’occurrence, si je reviens à cette façon qu’a eue Lacan de répondre, qu’est-ce qu’elle nous enseigne ? D’abord elle nous enseigne ceci : c’est que par son acte il a levé cette inhibition qui nous est ordinaire, dont nous sommes serfs, à laquelle nous sommes aliénés et qui veut que nous nous abstenions d’agir au profit de la verbalisation qui va donc répondre à la situation qui aurait pu appeler un geste, une action, un acte. Et il est clair que nous sommes des créatures à cet égard inhibées, puisque nous avons l’habitude de substituer à la réponse par l’acte la verbalisation qui du même coup l’annule. Si Lacan leur avait dit : « Je devrais vous répondre que je n’ai ici qu’à me lever et à partir », vous voyez bien tout de suite que nous serions dans un tout autre domaine.

Ce qui est amusant aussi, si on y accorde un instant de l’attention, c’est que cet épisode, cet évènement n’étant pas verbalisé, restant silencieux, laisse à l’auditoire, à chacun des membres de l’auditoire, le souci justement de le verbaliser. « Tiens, il fait ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça signifie ? » Avec éventuellement le petit effet d’angoisse qui s’y associe. Et c’est une verbalisation intéressante, parce que par cet acte même et faute de la référence que l’auditoire pourrait faire à celui qui lui indiquerait ce qu’il y a à en penser, c’est-à-dire qui lui permettrait de recevoir le message qui viendrait aliéner sa propre appréhension de la situation. L’auditoire est obligé d’inventer quelque chose à propos de cette situation. Et par cette invention même qui témoigne de sa liberté à lui aussi, cet auditoire, il met à l’épreuve je dirais la faiblesse, la mauvaise qualité de ce qui pourra être dit aussi librement que cela puisse être à ce propos, car « qu’est-ce que vous voulez en dire », si ce n’est un ensemble de quelques appréhensions conventionnelles, pas grand-chose de plus.

Mais il y a un point supplémentaire qui mérite de retenir notre attention, c’est que par ce geste, Lacan témoigne aussi de la liberté qu’il prend eu égard à la fonction qui était en l’occurrence celle du conférencier, et entre autres, la fonction d’avoir à répondre à ces questions légitimes ou pas qui pouvaient venir de l’auditoire. Liberté de s’affranchir de la fonction, en rappelant dès lors aussitôt combien notre parcours veut que nous soyons tous dans le meilleur des cas des fonctionnaires, c’est-à-dire aliénés par la fonction qui se trouve nous être assignée. Et ça commence tout de suite, ça commence évidemment dès l’enfance, avec ce fait bien connu, c’est que si l’enfant ne vient pas s’aliéner dans l’invitation qui lui est faite par le désir maternel, ne vient pas y prendre place, ne vient pas scander les phonèmes qui lui viennent de sa mère à partir de l’objet merveilleux qu’il constitue pour elle, s’il ne vient pas s’aliéner dans la constitution de cet objet merveilleux tout en acceptant aussitôt d’être annulé, d’être détruit par les premières articulations phonématiques, c’est-à-dire qu’elles viennent se substituer à cet objet merveilleux qu’à l’instant même il était encore, eh bien si le bébé ne consent pas à cette opération – et  parfois pour des raisons tout à fait légitimes comme l’hospitalisation ou comme le placement dans un établissement, ce sont des choses qui arrivent ! – eh bien comme on le sait, faute de cette aliénation, il restera sa vie durant libre, c’est-à-dire incapable, dans l’incapacité d’assumer une existence autre que biologique.

Et puis évidemment, nous avons tous pu mesurer combien nous avions à prendre en charge cette fonction sexuée, qu’il s’agisse d’être un homme ou qu’il s’agisse d’être une… ? Une quoi ?

Intervenant : Femme !

Charles Melman : Non ! Ce n’est pas une fonction d’être une femme. Être une mère c’est une fonction. C’est bien tout le problème d’ailleurs de la féminité que d’être si je puis dire freelance. C’est toujours très audacieux de prendre des risques pour ça et d’être un homme ou d’être une mère. Et l’on sait que le type d’aliénation qui se trouve à cette occasion endossée, ne va pas sans quelque ruade, sans quelque piétinement, sans quelque malédiction, sans quelque mauvaise humeur. Je veux dire toutes les difficultés qui s’attachent à l’assomption, à l’acceptation de ce type d’aliénation.

Alors comme nous sommes des gens de progrès, nous avons bien entendu inventé le moyen de se libérer – c’est ça qui est intéressant ! – de cette entrave, et en plus il faudrait que ce soit l’anatomie qui fasse le destin ! C’est quand même le comble, le tirage au sort ! On voudrait que vous soyez de ce côté-ci ou de ce côté-là ! Et donc, nous avons inventé avec le génie considérable qui nous est propre, nous avons inventé la façon de nous affranchir de cette aliénation par la Théorie du genre. C’est intéressant pour la raison suivante : c’est que la théorie du genre consiste, comme vous le savez, à endosser la fonction sexuée comme un jeu de rôle. Je n’ai pas dit un jeu drôle, mais un jeu de rôle ! Un jeu de rôle, c’est-à-dire supposé comme tous les jeux, ne pas engager. Pourquoi est-ce qu’à l’occasion de telle rencontre, de telle situation, de telle imbibition, de telle fumigation - comme on voudra ! – pourquoi est-ce que, après tout, je ne connaîtrais pas enfin la liberté de pouvoir éprouver des expériences, des jouissances qui pour quelle raison – je vous le demande ! – devraient m’être interdites ? Ça vous paraît juste ça ?

Le problème est le suivant : en tout cas on peut le poser de la façon suivante : est-ce que le jeu de rôle, l’application de la théorie du genre, est-ce que ça rend plus libre ou est-ce que ce n’est pas une autre forme de la contrainte – serait-elle ici diversifiée – mais une autre forme de la contrainte et qui débouche sur une question que je ne développerai pas ce soir, mais que je ne fais que signaler et qui me paraît assez amusante, c’est l’indistinction croissante qui est faite pour nous entre le jeu et la réalité. Qui peut dire encore aujourd’hui à quel moment, telle ou telle situation se situe du côté du jeu ou de la réalité ? Alors la réponse immédiate bien sûr sera de dire que la réalité implique un engagement qui met en cause la subjectivité et peut mettre en péril l’existence. Mais comme nous le savons, il y a des jeux qui de façon pour nous fort intéressante, ne peuvent pas moins engager la subjectivité et l’existence. Vous voyez donc qu’à propos de ce qui se développe grâce à la théorie du genre, un problème très actuel, très pratique se trouve posé c’est-à-dire de quelle façon on peut passer sans aucune limite, sans aucune frontière entre le jeu vidéo et puis l’action armée ? C’est je crois l’une des questions qu’au cours de cette année nous aurons à voir. Il y a d’autres choses dans la théorie du genre, mais ce n’est pas le moment de le développer.

En revanche, ce qui peut dès maintenant être pointé, c’est que ces messages qui nous viennent de ce lieu qui commande nos fonctions, entre autres celles que j’ai si rapidement évoquées, ce lieu nous adresse des messages qui sont impératifs, absolus, totalitaires. Ça ne se discute pas ! Vous me direz, la théorie du genre on la discute bien ! Mais tels qu’ordinairement ils sont reçus pour chacun de nous dans sa psyché, il y a là un « tu », un impératif auquel le sujet ne peut que se soumettre. Aussi aberrants et cruels soient-ils, comme l’illustre le cas célèbre de l’obsessionnel ; Car ce dont il est susceptible de rendre compte c’est le caractère criminogène, putassier, ordurier, totalitaire, totalisant des messages qu’il peut ainsi recevoir, et je dirais toute l’énergie qu’il doit déployer pour s’en défendre, et surtout – et ça rejoint ce que j’évoquais au début –  pour ne pas passer à l’acte.

S’en défendre comment, de ces messages totalitaires qui exigent en quelque sorte un accomplissement intégral de la fonction ? Ce qui a bien évidemment des conséquences dans la vie de chacun, dans sa tâche par exemple de devoir être un homme ou de devoir être une mère. Donc comment s’en protéger ? Comment s’en défendre ? Eh bien la façon habituelle, ordinaire, est constituée par ce que l’on appelle – parce qu’on ne sait pas trouver de meilleurs termes – le développement de la raison. C’est un terme fourre-tout qui n’éclaire pas grand-chose, sauf que, tous ceux d’entre vous qui vous êtes un peu intéressés à la naissance de la philosophie, vous savez combien justement cette aurore de la pensée a consisté à mettre en place les concepts, les signifiants-maîtres susceptibles de venir maîtriser ce qui alors s’appelaient les passions. Il est traditionnel que ce qui se vante sous la rubrique de l’humanisme soutienne que ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est que l’homme est susceptible, grâce à ces signifiants-maîtres, de refréner, de corriger, de tenir ses passions jusqu’à cet extrême que va constituer la pensée stoïcienne et où il s’agira en quelque sorte, de se tenir dans un statut d’apathie et d’inertie.

Pourquoi je m’amuse à vous parler de cette affaire à l’occasion de cette rentrée ? C’est parce ILy a cette liberté accordée à ce qui vient ainsi spontanément de ce lieu d’aliénation que constitue le grand Autre d’où nous viennent ces messages. Aliénation en est généralement le substantif, mais il y a pour l’exprimer un autre substantif. Si vous prenez l’application du substantif aliénation, c’est à dire donc l’état réalisé par ce qui vient de ce grand Autre,  qui  se trouve régir des responsabilités essentielles : être un homme, être une mère, être un fils, être le fils d’une communauté eh bien cet état implique de ne pas avoir à penser, ne pas avoir justement à faire intervenir ce qui serait de l’ordre du concept, de la raison, pour venir châtrer la force de ce qui émane de ce lieu. Eh bien dans son application je dirais civile, ce privilège accordé ainsi au message qui vient du grand Autre, s’appelle ? S’appelle comment ? Comment ça s’appelle ? Hein ? Quoi ?

Intervenant : Le fantasme ?

Charles Melman : Le fantasme ? Non ! Je suis désolé ! Comment ça s’appelle ? Vous le rencontrez maintenant, vous êtes au courant de tout ça et c’est bizarre que ce ne soit pas identifié clairement, pleinement. Ça s’appelle le po-pu-lisme ! C’est ça le populisme ! C’est s’adresser à ses concitoyens en faisant appel ainsi à ce savoir qui leur vient spontanément d’un lieu qu’ils ne connaissent pas, impératif, absolu, exigeant, totalitaire, susceptible de les entraîner aux pires excès, et échappant au contrôle de la pensée puisqu’il s’agit de pures injonctions venues de ce lieu Autre. Et comme vous le voyez, la méfiance, la suspicion légitime accordée aujourd’hui à toute pensée élaborée : on ne fait plus confiance à ces spéculateurs-là, des spéculateurs qui vraiment nous font perdre à la Bourse ! Eh bien cet appel populiste fait ainsi directement à ce qui est la vérité de ceux à qui ainsi on s’adresse, est susceptible, comme nous le savons, d’avoir des effets d’aliénation sévères, non seulement pour ceux bien sûr qui les assument ces messages, mais pour ceux qui de l’autre côté en seront les victimes. Et je crois qu’il va être tout à fait instructif pour nous de savoir si un grand peuple démocratique est susceptible d’être ainsi emporté par l’appel à ce qu’il y a ainsi… comment vais-je le qualifier ?… de plus tyrannique et mortifère, et d’abord pour celui qui l’endosse ce message. Une fois qu’il l’a endossé, il ne pense plus. Autrement dit d’une certaine façon, d’une façon essentielle, il a aussi cessé d’exister.

Mais nous allons si vous le voulez suivre Lacan qui est donc sorti de sa conférence, il a laissé là tout le monde en plan. Il est sorti de sa conférence et il est là sur le trottoir, l’esprit vaquant. Il est libre, voilà ! Et puis évidemment, dans le quartier où ça se tient, il y a des librairies. Et puis il passe devant une librairie et il est accroché par un bouquin. Il rentre, il commence à feuilleter. Et puis là, la vendeuse qui l’a reconnu, elle est tout à fait charmante, prévenante, et comme il les aime : tout à fait serviable. Il aimait bien qu’on soit serviable. Il devait sans doute estimer que cette serviabilité était une juste figure de l’humanité. Et donc voilà, voilà, voilà. C’est-à-dire quoi ? Eh bien c’est-à-dire que voilà autre chose qui se passe maintenant entre ce livre et puis cette complice vendeuse. Ce qui se passe, c’est la survenue ou la résurgence – comme on voudra – du désir, désir de savoir, d’en savoir plus, et sans doute aussi bien avec ce livre qu’avec cette jeune femme. Et la question qui surgit aussitôt et que vous connaissez aussi bien : mais ce désir-là, comment s’en affranchir ? Parce que là, il n’y a plus moyen de répondre au poids de la fonction en se levant et en foutant le camp. Parce que s’il le fait par exemple, ça ne l’empêchera pas dans la rue de continuer de ruminer sur ce désir auquel  qui n’aurait pas accordé le respect qui convient. Donc là, comment faire pour ne pas être victime de cette autre forme souveraine d’aliénation ? Il était tranquille, il n’avait rien à penser, à méditer, il rentrait tranquillement chez lui. Voilà que surgit la question fondamentale, c’est-à-dire celle qui concerne et qui a concerné chacun d’entre nous.  Comment il s’en débrouille avec cette aliénation-là puisqu’il y a plusieurs façons de répondre ? Évidemment je ne vais pas vous les donner toutes, peut-être les avez-vous inventées vous-mêmes, je l’espère d’ailleurs ! Mais bien sûr il y a la modalité la plus simple qui est la satisfaction accordée à ce désir. Mais ça ne va pas l’empêcher de resurgir ! Pas moyen de s’en débarrasser. Sauf à recourir à ce que nous reconnaissons bien, à ce qui a notre faveur, c’est-à-dire le refoulement. Méthode que l’on va qualifier de profondément malhonnête puisque ce désir refoulé ne manque pas de venir ressurgir ensuite à tous les coins de rue. On ne peut donc pas estimer que c’est le meilleur des procédés. Mais il y a bien entendu la possibilité d’opérer un sacrifice radical, qui est d’ailleurs celui je dirais inclus dans ce message impérieux qui nous vient de l’Autre, c’est-à-dire donc le sacrifice. Alors il y a bien des cas où c’est un sacrifice réel. Je veux dire qu’il y a en clinique des gens qui se trouvent aller jusqu’au moyen extrême de se séparer de l’instrument coupable, de le retrancher, avec là encore le fait qu’ils ne seront pas payés pour le sacrifice, parce que s’ils ont pu se séparer de l’instrument coupable, cette séparation n’empêchera pas leur cogitation de rester tourmentée par ce qui un instant auparavant avait des effets organiques et embarrassants.

Il y a des sacrifices qui ne sont pas réels, qui sont symboliques, lorsqu’on s’en remet au fait d’être le serviteur de Dieu. Et de façon remarquable, autrefois dans l’Antiquité, ça concernait aussi bien les femmes, comme vous le savez, les vestales, encore qu’elles aient eu à cet égard une fonction ambiguë, mais ce n’est pas notre propos. S’en remettre à Dieu, faire le sacrifice,  n’empêche pas non plus le tourment puisque c’est un sacrifice qui ne peut jamais apporter la paix. Mais on peut y aussi en faire le sacrifice à d’autres instances que l’instance divine, le sacrifier à son amour pour la patrie par exemple, c’est-à-dire renoncer à la jouissance individuelle pour n’être plus que le serviteur de Dieu ou tout au moins faire que la jouissance qui peut être prise néanmoins sexuellement à cette occasion ne fonctionne que dans la cadre d’une action faite au service de Dieu. Donc, comme on le voit, voilà un type de servitude, d’aliénation infiniment plus embarrassante que cette fonction première que j’ai mise, que j’ai évoquée dans mon propos, puisque cette aliénation-là, on ne peut pas dire que beaucoup n’aient jamais trouvé le moyen de la résoudre dans le bonheur.

Mais ce qui est pour nous plus intéressant à cette occasion, est de constater que cette instance donc directrice et maîtresse du sacrifice, elle suscite un sentiment très particulier, un sentiment formidable, sentiment qui est toujours, même lorsqu’il est profane, sacré ce sentiment. Il s’appelle comment ce sentiment ?

Intervenante : L’amour

Charles Melman : Mais oui, il s’appelle l’amour, bien sûr, bien sûr ! Voilà comment nous sommes faits ! C’est que nous aimons celui qui vient ainsi exiger de nous le sacrifice suprême. Et non seulement nous l’aimons, mais comme nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’il existe, nous le faisons exister grâce à notre amour. Autrement dit notre amour est ainsi indispensable, pour que nous puissions être correctement aliénés, enfin dirigés, enfin tenus en laisse ou déchaînés, comme je l’ai dit il y a un instant. Ce qu’il y a de formidable, c’est que l’amour est aujourd’hui encore pour nous un dieu… Vous savez on s’amuse à l’idée que chez les Grecs, les dieux avaient l’habitude de se balader comme ça dans l’assistance. Hein, ils venaient se promener, ils venaient séduire tel ou tel mortel, ils venaient régler leurs petites affaires. Mais chez nous, eh bien c’est pareil ! C’est pareil, seulement on ne les nomme pas par leur nom. Mais l’amour fonctionne pour nous comme ce dieu qui une fois qu’il est apparu mérite que l’on s’incline avec bonheur devant toutes ses exigences, c’est-à-dire que l’on s’aliène définitivement avec passion.

Lacan raconte que s’il a quitté le milieu surréaliste, c’est parce que son animateur principal prônait, faisait de l’amour fou le guérisseur de tous les maux aussi bien sociaux que privés. Et encore aujourd’hui, un de nos philosophes réputé et très engagé politiquement ne manque pas de faire de l’amour le grand moyen de calmer le jeu social, en résoudre les tensions, et il n’éprouve aucune difficulté à venir s’inscrire, ainsi lui cependant éminemment laïc et d’extrême gauche, de venir s’inscrire dans une tradition dont les origines religieuses sont claires et bien connues.

Donc l’amour est ce dieu que nous nous plaisons à voir circuler parmi nous. Là il est de passage, il l’est toujours un peu, même si l’on n’est pas directement frappé, si c’est la porte à côté qui a été concernée, ça excuse tout, y compris bien sûr le crime, le crime d’amour. Parce que l’amour c’est criminogène, et d’abord bien sûr de celui… - vous vous rendez compte de ce que je vais dire, oh là là ! -  de celui qui est pris par cette passion et qui abolit tout ce qui ne serait pas le vécu de sa passion. A-t-il encore une autre existence que celle de sa passion ? Comme quoi le monoïdéisme peut venir se substituer au monothéisme. Ça c’est vérifié tous les jours.

Donc nous aimons l’amour et nous y voyons l’expression de possibilité civilisatrice et de progrès, alors que nous avons tous les témoignages - mais les témoignages ne servent pas à grand-chose ! Est-ce que les témoignages n’ont jamais servi à grand-chose ? Ce ne sont pas les témoignages qui comptent - Mais en tout cas nous avons les témoignages que sans vouloir aucunement médire de ce dieu, il n’y a pas pour autant, sans doute, à le sanctifier de la sorte, si on veut justement prendre la mesure de ses effets et en particulier quand ils sont collectifs. Puisque quand cet amour devient collectif, pour le Dieu qu’on va dire « celui de la tribu » pour simplifier, quand cet amour devient collectif, nous avons l’expérience des résultats, l’expérience des effets que cela va avoir. Ce n’est rien d’autre que de l’amour ! L’amour le plus sincère, le plus pur, le plus désintéressé, puisque prêt à aller jusqu’au sacrifice suprême. Et il est très troublant de voir à l’occasion de documentaires, comment au pire moment du bombardement de Berlin, en 1945, la population avec les maisons écroulées, les flammes des incendies, l’absence de nouvelles des parents, des maris, les enfants dans la faim, comment la population n’a jamais mis en cause son amour pour celui qui les avait menés. Jamais ! Au pire moment ! Et ça a continué après ! Je veux dire que le célèbre procès de Nuremberg a montré qu’aucun des accusés ne s’est retranché, n’est venu nier ou récuser. Au contraire ! Il a mis en avant, au titre de validation de ce que fût leur action, l’amour pour celui qui ainsi les guidait. C’est le cas de le dire !

L’amour de l’aliénation. Ces remarques vont évidemment à l’encontre des lieux communs qui concerneraient ce qui serait notre amour de la liberté. Cette liberté, il se trouve qu’on la rencontre chez nous et en particulier chez des jeunes. Qu’est-ce que ça veut dire de dire qu’ils sont libres ces jeunes-là ? Eh bien ça veut dire qu’ils n’ont simplement aucune référence, on va dire pour simplifier morale, aucune injonction aliénante qui viendrait les soumettre. Ils sont absolument libres, détachés de leurs origines par des conditions liées essentiellement à l’histoire ou en tout cas affrontés au fait qu’il y aurait peu de gloire à se réclamer de l’origine (c’est-à-dire qu’elle ne serait pas valorisante), non inclus, exclus du présent puisqu’ils disposent d’une langue privée qui n’est ni la langue des origines ni celle du pays d’accueil, et qui est la langue du groupe, de la bande qui l’ont constituée et qui est une langue très spéciale, et qu’il sera sûrement très intéressant d’analyser du point de vue linguistique, car ça a des conséquences, ça a des effets ! Pas d’insertion professionnelle, sociale, je dirais qui là encore viendrait constituer un type de servage. Ce qui veut donc dire que – voilà le paradoxe ! – c’est qu’ils sont affranchis, qu’ils sont libres de toute aliénation ! Ils ne sont appelés de nulle part ! Ce qui les rend particulièrement sensibles au type d’appel qui sera susceptible de venir non pas de n’importe où, mais de ce qui serait la manifestation de résurgence de cette origine, source maîtresse de toutes les aliénations, de cette origine ratée, non célébrée, récusée, humiliante. Ils sont sensibles à cet appel, et dès lors, évidemment sur le modèle de ce que j’évoquais il y a un instant avec le terme de populisme, ils deviennent capables d’être des fidèles serviteurs, de fidèles exécutants, courageux, parfois héroïques, en tout cas prêts évidemment à donner leur vie – ça ne compte pas ! – afin justement d’accomplir parfaitement ce type d’aliénation qui était le propre des autres, de l’entourage dans lequel ils vivaient,  et dont ils étaient privés, et ce type d’aliénation va s’avérer plus décisif, plus fort donc que celui de ceux parmi lesquels ils vivent.

C’est pourquoi j’ai souhaité que ces propos de rentrée soient présentés éventuellement de façon un peu provoquante sinon paradoxale, pour montrer comment nous sommes socialement amenés à faire coexister des slogans, comme par exemple l’amour de la liberté, les faire coexister avec des vérités qui leur sont exactement opposées, qui les démentent. Mais ça ne nous gêne absolument pas ! La coexistence de contraires ne nous a jamais gênés. Mais si ces considérations sont justes, c’est-à-dire si le propos que tenta Lacan par exemple était de savoir non pas quel est le degré de liberté que je peux m’accorder, mais quel serait le type de servitude incontournable - je ne vais pas dire juste - mais qui serait la servitude la plus respectueuse de quoi ? Moi je dirais sans aucun doute respectueuse de ce statut que nous manquons en tant qu’homme ou en tant que femme, et cette fois-là, je fais intervenir la femme, ce statut que nous manquons, puisque nous vivons ce statut en tant que fonctionnaire avec un engagement subjectif, comme on le sait, qui peut être tout à fait variable : jusqu’à tromperie, fatigue, épuisement, fuite…

Et donc la question qui est ouverte par ce qu’on peut appeler l’éthique de la psychanalyse, ce n’est donc nullement de soupirer, de béer après une liberté dont il est assez remarquable qu’elle n’a jamais existé, sauf celle de ces jeunes dont je viens de parler et qui n’est pas bonne conseillère, pas bonne vectrice, pas bonne directrice, afin de tenter d’apprécier ce qui une fois mis entre parenthèses les injonctions venues du grand Autre, du grand aliénateur. (Tiens, on va l’appeler comme ça : le grand aliénateur ! Ça fait Orwell ! Grâce à vous j’ai trouvé ça, le grand aliénateur) Eh bien, de savoir ce à quoi il y a à se soumettre en toute liberté. Vous m’objecterez « Ah oui c’est le vieux machin,  la servitude volontaire »! Non ce n’est pas tout à fait ça surtout pour ceux d’entre nous, d’entre vous  qui poursuivez malgré les difficultés - car elles sont bien réelles - les enseignements de Freud et ceux de Lacan. Cela commence avec Freud. Freud a quand même eu un culot extraordinaire, puisque ça doit être dans l’année 1905, il a publié un article comme quoi il convenait de respecter des liaisons amoureuses entre jeunes au lycée. 1905 ! Pourquoi est-ce qu’il écrivait des choses pareilles ? Vous imaginez l’accueil qui pouvait lui être fait ? Pourquoi ? Parce qu’il pouvait vérifier sur son divan, dans sa clientèle, ce qu’il en était de la puérilité de ces adultes auxquels il avait affaire, leur puérilité, puisque c’est dans l’enfance que se met en place le fantasme et l’identification, et que ça, quel que soit l’âge que l’on ait, la conduite de l’adulte sera toujours marquée par le fait que cette mise en place s’est faite sous la dépendance d’un pouvoir parental paternel, et de telle sorte que sa vie durant l’adulte restera un enfant, venant toujours chercher l’autorisation de son exercice sexuel ou professionnel, ou moral, ou tout ce que vous voudrez, venant toujours en chercher l’autorisation auprès de ses géniteurs. Il ne peut fonctionner sans leur accord. Et donc s’il doit rester un enfant pour les satisfaire, pour ne pas les priver de leur enfance, ce qui n’est jamais très gentil, eh bien il doit donc accepter de rester sa vie durant un enfant. C’est le type d’aliénation dont Freud estimait qu’il était pathogène, autrement dit cause des névroses, c’est-à-dire des défenses prises contre la sexualité et le caractère infantile de la sexualité adulte. Avec donc cette question ouverte, toujours irrésolue, ce qui ne peut manquer de proposer du travail justement aux générations que vous êtes ou qui sont à venir, c’est-à-dire : quels sont les types de servitudes non pas à aimer mais à consentir, à respecter, afin de pouvoir, autrement que comme un enfant, c’est-à-dire toujours dans le besoin d’une autorisation ou de légitimation, de pouvoir vivre une sexualité dans un rapport à un autre ou à une autre dont les exigences ne seraient plus celles du fonctionnaire. Il y a s’affranchir d’une tâche, non seulement de la sexualité comme tache mais comme tâche.

Voilà donc les quelques remarques introductives, et non seulement actuelles mais marquées par la pérennité au fond de ces problèmes dont nous ne sommes toujours pas acquittés, soulagés, ils sont toujours là depuis le départ. Ils sont toujours là. Et puis donc, comme vous le voyez, la chance qui vous est donnée de pouvoir enfin vous aliéner dans une action heureuse et efficace, c’est-à-dire contribuer par le travail que nous tentons de poursuivre dans notre école, sur justement ce type de question, avec à la clé des problèmes brûlants si j’ose dire, et même dramatiques.

Voilà donc ce que je voulais vous dire, et pour rester fidèle à mon bon Maître, est-ce que l’un de vous aurait une question à poser ?

… Même pas une objection ? Une contestation ?

Jean-Baptiste … : Bonsoir. Juste une petite remarque : vous parliez tout à l’heure de langue privée pour les jeunes quand vous parliez de la liberté pour ces jeunes-là actuellement. Je me disais est-ce que ça n’a pas toujours existé les langues privées, par exemple pour les adolescents et les jeunes adultes qui ne se comprennent qu’entre eux ?

Charles Melman : Ça n’a pas toujours existé pour la raison suivante : c’est que le but de l’école était d’enseigner à parler correctement, et à partir du moment où l’intelligence ou la nécessité subjective est de ne pas céder à cette exigence d’avoir à parler correctement une langue vécue comme étrangère, donc à partir de  moment-là, le privilège se trouve accordé à une néo-langue, une néo-langue qui a beaucoup de conséquences. Et je pense qu’il relèverait de notre tâche si nous en avons les forces, justement d’analyser ce qui est sérieux, c’est-à-dire justement la structure de cette langue qui, elle, est spécifique.

Il y a ce très joli film que beaucoup d’entre vous ont sûrement vu et qui s’appelle donc L’esquive de Abdellatif Kechiche. C’est un film admirable ! C’était je crois son premier film comme réalisateur. Admirable parce qu’il montre comment des jeunes de banlieues n’ont pu se dire leur amour réciproque qu’en passant par la récitation de Marivaux. Ils n’avaient pas le moyen avant. Leur langue ne le leur permettait pas. Et je trouve que c’est une illustration saisissante et une vue tellement juste du problème. Comment, la façon dont on peut dire à un partenaire ou à une partenaire « je t’aime » ? Ça n’est pas forcément inscrit dans la langue, avec les métaphores nécessaires.

Jacques Sédat : Alors c’est plus une remarque qu’une question. Il me semble que ce qui est au fondement du transfert et de l’amour c’est l’horreur de l’individuation. Ne pas se séparer. Et c’est ça qui est le malaise de la culture, être en indivision avec autrui.

Charles Melman : Oui oui, vous avez raison ! Parce que le problème de ces jeunes c’est d’arriver à faire un. Ça non plus ce n’est pas facile dans certains contextes, c’est-à-dire  être reconnu comme un individu. C’est très juste! Absolument !

Jacques Sédat : Le transfert existe depuis toujours. Napoléon disait : « Je ne tiens mon pouvoir que de l’imagination des Français. »

Charles Melman : Ouais ! Le problème c’est que pour ces jeunes, ils n’ont jamais rencontré le transfert. Et quand ils vont le rencontrer, ça va être dramatique.

Jacques Sédat : Dans la récitation du texte, ils rencontrent le transfert, et c’est là où ils s’habillent en tant que sujets.

Charles Melman : Oui… Très bien.

Maurice Cohen : Il me semble avoir compris que vous parliez de deux tableaux différents, si on peut parler de tableaux, de perspectives, de vision. L’amour dans le jeu de rôle et l’amour dans l’engagement. Comment peut-on décliner ça ? Parce que l’amour dans le jeu de rôle, on peut dire tout d’un coup : « Pouce, je ne joue plus ! ». Et puis l’amour dans l’engagement, ça fait appel à autre chose… Est-ce que c’est la même chose ? Qu’est-ce que vous pouvez en dire Monsieur ?

Charles Melman : Que ce n’est pas facile. Vous voudriez que je vous donne la façon de distinguer hein ? Eh bien justement ce n’est pas toujours distinguable. Il suffit de lire les romanciers là-dessus pour savoir justement comment le passage peut se faire facilement entre l’engagement/le désengagement, entre le jeu de rôle et l’engagement. Ça, ça fait partie des chemins de l’amour. La limite n’est pas facile à tracer, mais ça fait de belles histoires, c’est quand même intéressant.

Bonne soirée !

Notes