EPhEP, le 18 septembre 2014
Quand on se tourne du côté des scientifiques pour avoir une réponse à la question, eh bien là on est embarrassé, parce que d’eux, on attend une réponse scientifique à la question qu’est-ce qu’être scientifique ? Eh bien, eux, ils vont chercher leurs réponses chez les philosophes, et en particulier chez Karl Popper, mais je ne développe pas ce point-là.
En tout cas, je crois que l’on peut convenir que ce que l’on peut transmettre, ce que l’on peut enseigner pour en donner un contrepoint imagé, ce n’est pas la morale que l’on aura hérité de ses pairs, ou bien celle que l’on voudra innover pour ses propres enfants par exemple. On le sait, c’est bien difficile à transmettre, si jamais on le souhaite, mais ce que l’on transmet, ce que l’on peut transmettre, ça n’est que scientifique ; et on peut à ce moment-là se tourner vers notre école pour qu’elle vise à être scientifique. On reconnaît ses démarches, on reconnaît ce qui est scientifique à ce que c’est une écriture formalisée, et qui permet de résoudre l’impossible ouvert par le réel ayant suscité le type de recherche auquel répond cette formalisation écrite. Formalisation écrite, c’est-à-dire que ça ne relève pas d’une parole ce que je suis en train de vous dire, ça peut être scientifique, mais a priori, il faudra d’abord que vous puissiez le vérifier sur un écrit.
Ensuite, c’est une écriture qui n’a pas d’autre sens que justement d’être en mesure de résoudre l’obstacle factuel, casuel, proposé par un réel ; et c’est à cette valeur opératoire que l’on reconnaît que ce n’était pas de l’inconscience, mais que c’était de la vraie science.
Et puis, il y aura aussi cet effet que Lacan aura été le seul à faire valoir, c’est que cette écriture scientifique qui n’est donc… on pourrait le dire même si elle a un inventeur, elle n’est émise de nulle part, elle n’a non plus aucune adresse à proprement parler spécifiée, mais sa condition est que toute participation subjective à cette écriture soit barrée. Ça n’a rien à voir avec ce qui serait l’engagement du sujet dans cette écriture même, ni même dans ce qui a été son intention dans sa recherche. Donc le sujet… parce que Lacan, il a fallu quelqu’un pour l’écrire, pour faire ce travail …le sujet comme étant forclos de cette écriture ; et c’est sûrement la condition pour que même si c’est une fausse science, eh bien cette démarche soit reconnue comme pouvant en relever.
La psychopathologie, qui est donc notre domaine, n’est pas scientifique. Elle n’est pas scientifique, et dans la mesure où comme vous le savez, elle est constituée par l’accumulation d’un certain nombre de postulats, d’assertions, dont certains sont fondés sur des observations répétées et attentives, et soigneuses et fines, comme par exemple celles qui constituent la psychiatrie classique, dont il est après tout remarquable que ce soit un travail de pure observation qui ait pu aboutir à l’établissement d’un corps utile, et sur lequel peut s’accorder une partie de la communauté psychiatrique. Je dis bien une partie, puisque, comme vous le savez, la psychopathologie sera aussi bien le domaine d’autres postulations comme celles par exemple qui appartiennent à ce code rédigé par les américains, le DSM, et qui justement, pour rejoindre une démarche d’apparence scientifique, se contentera de relever les traits qui appartiennent à la pure observation des conduites, non pas de l’écoute du patient, mais le relevé de ses conduites, des troubles du comportement, ensemble d’observations qui ne peut évidemment que rassembler, comme si c’était scientifique, le corps des psychiatres. Et puis il y a beaucoup d’autres approches, comme chez nous les théories cognitivistes, mais je n’entre pas dans le détail de ce qui peut exister. Simplement pour vous faire valoir que nous sommes là dans un domaine, celui de la psychopathologie, qui à ce jour assurément n’est pas scientifique, et qui donc pose le problème de sa transmission, sauf à postuler que les diverses doctrines, telles qu’elles se présentent, auraient suffisamment valeur probante pour être acceptées telles qu’elles sont.
Pourquoi est-ce que ces connaissances, acquises donc, ne sont pas scientifiques ? Elles ne le sont pas, parce qu’à ces connaissances que nous sommes donc capables d’acquérir, s’opposent à ce qui est en chacun d’entre nous un savoir. Et je vous invite à retenir cette distinction essentielle entre les connaissances éventuellement qui se prêtent à une acquisition et puis ce qui est en chacun d’entre nous : le dépôt d’un savoir. Ce n’est pas un savoir inné, nous ne sommes pas nés, malheureusement, contrairement à l’animal, avec ce qu’il en serait d’emblée la bonne façon de nous conduire dans le monde. Comme vous le savez, ce n’est pas le cas, et tout ce que l’on appelle la philosophie, consiste en la recherche, spéculation sur ce que serait la façon propre à notre espèce de nous conduire dans le monde. C’est un savoir acquis, ce savoir déposé en chacun d’entre nous, et dont le paradoxe est qu’il est acquis chez l’enfant à l’occasion d’un traumatisme. C’est un savoir qui est l’effet d’un traumatise et dont un certain nombre d’expériences, dont l’expérience analytique, nous montre que ce traumatisme est lié à la séparation introduite entre l’enfant et sa mère par… par quoi déjà ? Parce que je l’ai oublié … Alors vous aller répondre : le père ! Eh bien vous vous trompez ! C’est pas papa ! Le traumatisme introduit par cette séparation entre le couple idéal de l’enfant et de sa mère, introduit par la sexualité… la sexualité dont papa à l’occasion est un fonctionnaire, mais maman aussi bien ! Mais en tout cas, en général, nos mœurs veulent que ce soit le papa qui soit donc l’agent, le facteur de ce traumatisme, et qui aboutit au dépôt chez l’enfant d’un savoir post-traumatique et qui va avoir entre autre effet, celui d’être son guide dans la jouissance.
Supposons, par exemple, qu’il n’ait retenu de cet incident que son côté traumatique, eh bien cette jouissance sera masochiste. C’est pas compliqué ! Si au contraire il est en mesure, pour des raisons que je ne développerai pas, de considérer que c’est là un heureux événement, eh bien il sera éventuellement capable de prendre quelques plaisirs dans la participation, dans la prise en compte de cette instance qui est là brusquement ainsi émergée dans son horizon perceptif et psychique, qui va donc déposer en lui ce savoir dont je n’ai donné dans son rapport à la jouissance que son aspect le plus extrême, car ce savoir déposé en chacun d’entre nous, est ce qui va guider sa conduite et ses propos, qu’ils soient sexuels ou pas, qui va guider ses pensées, qui va guider ses manières, qui va guider ses conduites, qui va guider ses engagements, ses amours et ses détestations. C’est donc ce savoir ainsi déposé à l’occasion d’un traumatisme, en lui, qui va être le guide de sa vie. Donc cette opposition, qui pour nous, en particulier si on s’intéresse à la psychopathologie, est essentielle entre ce savoir singulier qui n’a rien d’universel, qui est propre à chacun, qui se trouve déposé en lui comme guide de vie, et puis l’opposition de ce savoir avec la somme des connaissances dont on voudra en quelque sorte accabler cet enfant, afin que ce soit ces connaissances, qui soient supposées, lui permettre de rejoindre l’universel des règles, des conduites, des morales, des comportements, des jugements.
Le problème que j’avance dans notre propos, le problème est le suivant : c’est que nous avons donc affaire d’une part à ce qui est la stricte singularité de ce savoir individuel, et qui donc ne serait en aucun cas être non seulement universalisable, mais à qui une écriture formelle possible, pour rejoindre ce qu’il en serait d’impossible abord scientifique – voilà bien une question ! – et le fait que l’ensemble des connaissances acquises n’ait aucune influence, aucun effet sur ce savoir singulier, individuel. On pourrait prendre des exemples élémentaires, très simples, et que j’ai pu pour ma part… à l’époque je m’en émerveillais, parce que j’étais encore à l’époque des émerveillements, j’espère que ça reviendra ! Eh bien une maman médecin qui élève son enfant, est-ce qu’elle l’élève en maman ou est-ce qu’elle l’élève en médecin ? En tant que maman, elle ne sait pas ce qu’elle fait. Mais elle le fait très bien. Elle ne sait pas d’où lui vient ce savoir, mais elle le trouve en elle ce savoir insu d’elle-même. Et si elle se met, cet enfant, à vouloir l’élever en médecin et avec des règles d’un hygiénisme je dirais convenable, c’est là que s’ouvrent les petites portes de l’enfer. Ah, voilà qui est quand même étrange et intéressant, puisqu’elle a passé des diplômes scientifiques. Et voilà que dans un comportement aussi élémentaire qu’essentiel, cet apprentissage scientifique ne sera pas amené à compter au profit de ce savoir insu. Le problème est le même - que vous rencontrez ou que vous connaissez personnellement - pour ces enfants qui ont pour parents des éducateurs, des instituteurs. Et lorsqu’il se trouve que c’est en tant qu’instituteurs, en tant que pédagogues que ces enfants ont été élevés, c’est-à-dire au nom de principes éminemment scientifiques, eh bien les effets, les résultats sont particulièrement durs, particulièrement difficiles pour l’enfant. Il y aurait d’ailleurs quelques pages de clinique à écrire là-dessus, sur ce sujet. Et puis je pourrais prendre encore des exemples, si vous le permettez, un peu plus directs et un peu plus crus. Il est bien évident que ce qui se passe dans un lit et dans un couple ne concernera que rarement le savoir acquis à l’école, serait-ce dans les cours spécialisés, la sexologie, je ne sais quoi ! Mais concernera au contraire la mise en œuvre d’un savoir insu des partenaires. Ce savoir insu, vous y reconnaissez bien entendu ce qu’il en est de ce que Freud a mal nommé – c’est Lacan qui le fait remarquer – l’inconscient, puisque ça semblerait donc être le domaine qui échappe à la connaissance, au savoir, alors que c’est au contraire le lieu qui s’avère donc suffisamment déterminant.
Ceci étant posé, voilà donc que va surgir cette question qui a été dès le départ, celle de Freud et puis celle de Lacan. Celle de Freud pour se plaindre de n’avoir à sa disposition pour rendre compte de l’inconscient que le vocabulaire de la psychologie, et estimant que du même coup c’était fichu. Il aurait bien aimé que les neurosciences fassent suffisamment de progrès pour que ce soit des examens de laboratoires, des chiffres, des constantes humorales qui viennent confirmer ces marqueurs. Hein il y aurait des marqueurs de l’inconscient… Ça serait formidable ! Eh bien, en tout cas, Freud se plaignait du fait d’avoir affaire au langage de la psychologie qui est un langage forcément idéologiquement marqué, et d’autre part constitué de concepts qui sont bien souvent arbitraires. Par exemple : l’attention, voilà un concept qui appartient à la psychologie. On va étudier les problèmes de l’inconscient, on va étudier les problèmes de la mémoire, on va étudier les problèmes de la volonté, les problèmes de l’apprentissage, etc., toutes façons de faire qui, dans la mesure où elles visent la scientificité, excluent comme je le faisais remarquer tout à l’heure le sujet concerné, alors que précisément, dans la mise en œuvre de ce savoir insu, de ce savoir inconscient que j’évoquais tout à l’heure, le sujet dans ce savoir y a éminemment sa place. Donc une sorte d’impasse à laquelle Freud était particulièrement sensible, et c’est le type d’impasse que Lacan a repris dans une tentative désespérée de donner de ce savoir insu une écriture formalisée à l’égal des écritures scientifiques, mais qui, à leur différence, ne viendrait pas forclore le sujet, mais aurait la propriété souveraine de l’inclure dans le calcul, opération sans précédent, et dont il est intéressant de noter qu’elle n’a pas reçu l’approbation d’universelle.
Est-ce qu’un énoncé scientifique reçoit toujours une approbation universelle ? Nous avons tous des embryons de connaissances concernant l’histoire des sciences, et nous savons que des énoncés dûment scientifiques ont pu être parfaitement mal reçus, voire mettre en danger la vie de leurs bonshommes, de leurs émetteurs. Et si l’on prend par exemple une formalisation qui ait eu des incidences considérables bien au-delà de ses incidences physiques, les lois de la gravitation faites et établies par Newton : la chute des corps, l’attraction des corps entre eux… Ah, ça commence à vous parler ça ! Pouvoir mesurer l’attraction des corps entre eux ! Ça c’est intéressant quand même!Et voilà qu’une petite formule mathématique : F=G x mm’/ d2, qu’est-ce que ça veut dire que ce truc ? Eh bien voilà, cette petite formule mathématique, ça vous explique pourquoi entre deux corps il y a une attraction. C’est pas mal ! Ça a entraîné beaucoup de vagues, beaucoup d’émotions, beaucoup d’attention, et jusqu’à ce que, comme vous le savez aussi, un nommé Einstein arrive avec ses lois de la relativité généralisée, c’est-à-dire une façon de venir dire que la mesure de l’espace et du temps dépend de la position de l’observateur et du propre mouvement dans lequel il est lui-même engagé. Plus de point fixe pour mesurer l’espace et le temps. Ça c’est embêtant ! Et voilà un énoncé scientifique qui a été dûment récusé par de très bons esprits, et de telle sorte que moi qui ne suis pourtant pas versé dans ces questions, j’ai pu lire que ça n’est que tout récemment que les physiciens ont pu prouver la validité des thèses d’Einstein. Donc, vous voyez comment un énoncé dûment scientifique n’a pas rencontré cette approbation universelle pour être partagé par la communauté.
Si donc vous observez le champ de la psychopathologie, vous voyez la fréquence des engagements des uns ou des autres dans telle ou telle orientation, dans tel ou tel courant de pensée. Par exemple, pour le rappeler très succinctement, ce qui est aujourd’hui l’engagement dans la biogénèse des troubles psychiques pour ce qui s’appelle, alors là de façon usurpée, les neurosciences. Sauf, qu’elles ont quand même cette incidence (les neurosciences), d’engager à des entretiens avec des patients en excluant tout ce qui serait chez eux la moindre trace de subjectivité. Autrement dit, faut pas qu’ils parlent, il faut simplement qu’ils répondent aux questions dont la liste est ainsi établie et que l’on va cocher. Et si je commence à vouloir parler, alors forcément ça ne va plus ! Mais donc nous sommes en présence, et c’est passionnant ! Il ne faut pas le prendre simplement comme étant des difficultés de la pensée, de l’élaboration, voire des offenses ou des injures faites à l’intelligence. Il faut le prendre comme des manifestations justement de la psychopathologie, c’est-à-dire la manière dont nous en sommes embarrassés, et la manière aussi de saisir pourquoi, entre autres choses, l’apport de Lacan a reçu, comme beaucoup d’autres apports, un accueil extrêmement mitigé. Et sans vous faire aucune confidence à cet égard : dans le milieu même de son école, son enseignement, et de la part même de ses élèves, se heurtait à quoi ? Se heurtaient au fait que chacun se réclamait de la singularité de son propre savoir insu, de son propre inconscient, et que donc il n’y avait aucune loi générale qui soit susceptible d’en rendre compte. C’est une objection très sérieuse, c’est pas simplement une objection égoïste ou narcissique. Une façon de dire : oui, tout ça c’est bien beau, mais et moi ? Est-ce que vous parlez de moi ? Hein, vous faites comme ça de très belles théories, de belles élaborations. Mais lorsque Lacan faisait son séminaire, il était fréquent d’entendre à la sortie des remarques, qui je dois dire me faisaient toujours un certain effet, c’est-à-dire celles de l’auditoire : « Ah ça me parle ! » Autrement dit, des élaborations très générales qu’avait pu faire Lacan, étaient venues coïncider avec la singularité de l’auditeur. Et donc, il avait été saisi par l’émotion d’être concerné par un savoir universel, un savoir ainsi généralisé. Effectivement ça fait de l’effet !
Alors vous me direz, nous sommes là devant ce qui est là simplement ce qui serait en quelque sorte la mauvaise volonté, le goût du sujet pour préserver ce que Freud appelait la petite différence. Chacun a un goût pour la petite différence, autrement dit le trait qui au moins vient le distinguer de tous les autres, parce que si nous étions confondus les uns et les autres, eh bien chacun de nous aurait de la peine à s’y retrouver, à s’y retrouver soi-même, d’où le narcissisme de la petite différence. Eh bien c’est un tout petit peu plus compliqué que ça, parce que Lacan en est venu lui-même à considérer qu’il n’y avait pas de loi généralisable de l’inconscient, et une écriture capable donc d’en rendre compte d’une façon qui vaudrait pour tous. Et il allait jusqu’à des formules, je dois dire qui pouvaient heurter, choquer ceux qui l’avaient suivi dans sa tentative d’aboutir à une scientificité de la psychopathologie. Et il est allé très loin en ce domaine, y compris dans la formalisation, dans l’ordonnancement purement logique de ses formules, dans des supports topologiques qui n’étaient pas des modèles, mais qui étaient le réel même de l’organisation psychique. Donc le fait qu’il soit allé si loin dans cet effort d’enfin réaliser une scientificité possible de l’inconscient, et pour arriver à cette conclusion que chaque cas est singulier, et de telle sorte, disait-il, que pour chaque cas, il y aurait à réinventer la psychanalyse, la réinventer pour chacun. Cela partait évidemment de ce qui était sa longue expérience professionnelle et sûrement le type d’insatisfaction qu’il avait pu en éprouver, puisque le propre d’une écriture scientifique, c’est quand même d’être capable de déplacer au moins le réel, l’impossible qui est là à traiter, qui est là abordé. Et ce qui pour lui était le réel majeur de l’inconfort de notre espèce, c’était l’insatisfaction sexuelle qui avait déjà été relevée par Freud dans le Malaise dans la culture, mais Freud l’attribuait à des circonstances purement historiques, alors que Lacan le ramenait à des circonstances structurales, et avec le fait qu’il devait être possible, cette structure, qu’elle soit écrite autrement, et de telle sorte que se trouve déplacée cette impossibilité du rapport sexuel. Impossibilité non pas de l’acte sexuel, mais du rapport sexuel, c’est-à-dire que la rencontre se passe entre un homme et une femme, et non plus entre un fonctionnaire phallique à la recherche d’une partenaire capable de consentir à être elle-même une phallique, que le rapport se fasse de un à une, ce qui est assurément plutôt une façon de rendre étrange ce qu’il en serait du rapport d’un homme et d’une femme, qui devait se ramener à ce type d’écriture là, le rapport d’un un avec quelqu’un rendu une.
Donc Lacan en était arrivé à cette conclusion que chacun des cas relevait d’un type d’organisation dont les lois générales étaient du même coup plus délicates, plus difficiles à établir, même si les déterminations de la mise en place de ce savoir pouvaient, elles, être traitées comme générales. Puisqu’il est certain qu’il y a dans cette espèce animale qui est la nôtre, un minimum de comportements qui sont universels et qui nous distinguent de l’animal. Ces comportements, vous les connaissez, c’est évidemment le fait que nous ne vivons pas du point de vue sexuel dans une économie de subsistante, mais que nous sommes amenés à participer à un échange, autrement dit l’interdit de l’inceste dans notre espèce - privilège ou accablement - est l’un des traits universels… Du temps de Freud, effectivement c’était universel, et on a trouvé des complexifications aux îles Trobriand étudiées par Malinowski, et aussi ce qui se passait dans les familles royales égyptienne… Enfin il est bien évident que toute loi comporte ses exceptions, mais en tout cas, on peut retenir ce trait comme restant jusqu’à ce jour… après tout ça peut changer … restant jusqu’à ce jour universel, et susceptible – c’est le deuxième point non moins généralisable – d’être rapporté au fait, que dans l’espèce animale, nous sommes les seuls à avoir un système de communication qui n’est pas fondé sur le signe. Le signe c’est épatant, parce que le signe c’est ce qui renvoie directement à l’objet. Alors ça, c’est un monde admirable ! Il n’y pas de problème, le signe ne trompe pas ! Le signe n’est pas un représentant, il est un index. Et alors que nous, nous avons affaire à du signifiant… le signifiant ayant, comme vous l’avez déjà entendu maintes fois je suppose, la propriété de ne renvoyer qu’à un autre signifiant, et impliquant du même coup, papa ou pas papa, la perte de l’objet désiré, et la démonstration que c’est cette perte elle-même qui entretient le désir. Donc il y a tout de même des constantes qui, quelles que soient les singularités, viennent les organiser (ces constantes), mais ces constantes, en quelque sorte, se prêtent à des constructions qui sont donc personnelles, et dont on devine que du même coup, elles ouvrent un champ extrêmement large à ce qui serait la possibilité (ces constructions singulières) de commencer l’écriture d’une clinique , de commencer à en écrire le catalogue, les exemples !
Tout ceci donc, et pour conclure sur ce qui concerne notre activité d’enseignement dans cette école, et dont vous voyez qu’elle n’avance pas dans ce qui serait une espèce de naïveté. Elle procède d’une tentative de réfléchir à la façon de mettre en place cet enseignement. Tous les enseignants que vous avez, quel que soit le caractère commun de leurs références, pourraient légitimement néanmoins aborder les problèmes de la psychopathologie à partir de cet insu qui est en eux et qui les guide. Et il est dès lors légitime que la transmission du savoir que nous sommes capables d’effectuer, si c’est le cas, vous rendent sensibles à ce fait, autrement dit, que vous ayez appris à déchiffrer.
Je terminerai cette introduction à cette année par une petite anecdote. Une de nos élèves, une parmi vous, est venue me voir pour se plaindre de la mauvaise note que j’avais donnée à sa copie, et qu’elle estimait injustifiée. La copie portait sur Qu’entendez-vous par sujet ? Elle avait fait une excellente copie. C’est-à-dire qu’il y avait sur les quelques pages, de façon compactée, mais tout juste, l’ensemble des savoirs sur la question. Mais le sujet ? Justement ce qui décomplète les savoirs, ce qui vient en quelque sorte, ce qui se trouve en marge des savoirs ? Et donc, dès lors, elle avait très bien parlé de ce que nous pouvons en dire, mais en faisant l’impasse sur que l’on peut appeler l’essentiel, c’est-à-dire qu’entendez-vous par sujet ? Donc, je dirais, nous n’étions pas parvenus, dans ce que nous enseignons, à faire percevoir que ce qu’il s’agirait de permettre aux élèves de cette école, c’est d’être en mesure de déchiffrer les textes, d’être en mesure de lire les textes, de les lire comme il faut s’ils s’engagent dans une pratique d’une part, de savoir que par exemple les manifestations de l’inconscient, si ça les intéresse, relèvent non pas de l’écoute mais d’une lecture. Et donc, comme vous le voyez, si nous parvenons à accomplir cette ambition, c’est-à-dire à faire que les savoirs transmis permettent, favorisent cette position chez chacun de pouvoir déchiffrer les textes, de comprendre ce à quoi ils ont affaire, comment le sujet qui les anime il se situe. Si vous prenez par exemple – et je termine là-dessus – les neurosciences, qui consistent évidemment à faire, à envisager l’individu comme un organisme entièrement maîtrisable : tout est organique, tout est biologique, il n’y a donc aucune raison pour qu’il ne puisse pas être entièrement maîtrisé. Il suffit d’avoir pour ça les appareils de mesure, les appareils photographiques, il suffit d’avoir pour ça les produits chimiques. Ça correspond donc à une intention idéologique et politique. C’est pas difficile à déchiffrer ! Encore faut-il le faire ! Il faut également éventuellement déchiffrer ce que serait de son côté l’ambition psychanalytique. Est-ce qu’elle serait de favoriser, l’extension hystérique du sujet, je n’en sais rien ! Donc je crois que ces propositions que je vous fais et qui sont la propriété spécifique de notre école, car il n‘y a aucun autre endroit où une telle possibilité soit offerte. Et cependant, est-ce que l’on ne peut pas penser, qu’aujourd’hui où nous sommes en quelque sorte abreuvés, submergés et inondés de textes de toutes sortes et qui ont leurs conséquences, qui ont leurs effets pour et sur chacun d’entre nous, est-ce qu’il ne vous semble pas que déjà, pour notre propre salut, il ne serait pas opportun de savoir déchiffrer ce qui là nous est adressé et de savoir ce que ça nous veut, de savoir ce que ça signifie ?
Voilà donc ces quelques remarques que je souhaitais faire.
Charles Melman
Transcription : Solveig Buch