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Quand
Samedi 9 février 2013

Je voudrais dire d’abord combien je me réjouis chère Esther Tellermann de ces journées que vous avez organisées et du plaisir que nous avons pu y prendre.

Je commencerai en faisant remarquer le chemin que nous avons parcouru en peu de temps, puisque l’interview de Ferdière date de 1975, puisque nous sommes capables de parler d’Artaud autrement que d’une position qui se spécifie elle-même comme étant celle de la femme de chambre, puisque ce dont Ferdière se plaint c’est que ses invités viennent souiller les draps, qu’il les laisse les draps qui ne soient pas très odorants, et qu’il dénonce entre autres la saleté de la cellule dans laquelle spontanément Artaud conserverait des cochonneries. Ce qui est remarquable c’est que Ferdière, femme de chambre très cultivée comme il le dit, contourne Lacan entièrement, qu’il ne pouvait ignorer ne serait-ce que par sa fréquentation des milieux surréalistes et d'Allendy, et finalement on voit le prix que ça coûte. On ne saurait lui reconnaitre que d’être passé à côté de la question.

 En Ă©coutant cette interview ce matin ça me donnait envie de commencer comme ça.  Anton-in a taud trop tĂ´t sans doute, Anton-in narre se narre trop tĂ´t . Car on pourrait très bien prendre son Ĺ“uvre comme Ă©tant justement la dĂ©nonciation du Un , et en particulier celle du concept, celle du mot, sa dĂ©nonciation, sa subversion, au profit de ce qui serait justement ce type de maniement qu’il tente avec Lalangue, pour reprendre lĂ -dessus ce qu’apporte Lacan, dans la perpĂ©tuelle crĂ©ation de signifiants dans ce travail poĂ©tique qui est le sien, dont le signifiĂ© serait enfin Ă©purĂ©. Autrement dit, Ă  quel RĂ©el renvoie-t-il ? Puisque ce dont il s’agirait en se dĂ©barrassant du Un qui nous encombre, qui nous embarrasse, qui nous tue, c’est de se dĂ©barrasser en mĂŞme temps avec lui de la sexualitĂ© qu’inĂ©vitablement il introduit, c’est-Ă -dire de la sexualisation de la lettre. Je dirais qu’il me semble que le paradoxe chez Artaud c’est que justement voici une Ă©criture qui se manifeste chez lui d’abord, remarquons-le quand mĂŞme, sans hallucinations, on ne trouve pas chez lui de traces d’hallucinations. Qu’est-ce que c’est qu’un schizophrène sans hallucinations ?... Ça c’est un premier paradoxe. Le second paradoxe, c’est qu’on ne trouve pas chez lui de traces ce que l’on pourrait appeler un transfert Ă  proprement parler. Il a Ă©tĂ© très bien reçu par le Dr Toulouse alors qu’il Ă©tait jeune et très bien traitĂ© par lui, puisqu’il a encouragĂ© son Ĺ“uvre littĂ©raire au dĂ©triment de tout ce qui serait diagnostic, folie etc… Tout au long de son parcours on ne voit aucune traces de transfert, et son adresse aux mĂ©decins qui sont continument prĂ©sents dans son Ĺ“uvre, il y a des docteurs partout, c’est pour leur demander l’objet, le pharmakon qui serait susceptible de venir soulager, je vais dire la chose suivante, la vibration permanente d’une membrane face exposĂ©e Ă  un RĂ©el vide. Comment dans ces conditions-lĂ  pouvoir d’abord apaiser cette tension qui ne peut que tourner Ă  la douleur la plus extrĂŞme. Comment pouvoir trouver un peu de repos et de calme, et l’apaiser de quoi, et de qui ?

 Il y a ces premières lettres Ă  la première femme qu’il aimait, on n’oserait pas dire son amante et qui s’appelait merveilleusement Genica , tout ça c’est magique Ă©videmment, qui en outre Ă©tait très belle avec les photos qu’on en a, dont le vrai nom Ă©tait Tanase et qu’il a appelĂ©e, je ne sais pas si c’est en accord avec elle, Athanasiou, il a mis un petit a privatif. Cette femme Ă   laquelle il dit très crĂ»ment qu’elle lui manque comme le corps de sa mère. C’est vraiment sans aucune Ă©quivoque. Donc nous nous trouvons devant ce qui peut apparaitre comme extrĂŞmement mystĂ©rieux, c’est-Ă -dire devant non pas un corps parlant mais un corps parlĂ© et devant ce qui n’est pas l’aspect, me semble-t-il, ordinaire d’une Ă©criture. Vous nous avez rappelĂ© Joyce qu’on en vient inĂ©vitablement Ă  comparer. Joyce prend une feuille de papier, et Ă  partir de lĂ  va se produire, grâce Ă  son Ă©criture, de la chute de lettres. Chez Artaud, on a le sentiment qu’il est habitĂ© et traversĂ© par une Ă©criture, de l’écrit, pour laquelle il s’agit de trouver la surface, le plan, le papier qui permettra Ă©ventuellement d’inviter le Un, que son Ĺ“uvre d’art mĂŞme ne peut manquer comme toute vĂ©ritable Ĺ“uvre d’art de tenter d’expulser. Il me semble qu’il y a dans son travail une sorte de conflit  permanent et qui est incontournable, entre ce qui est la rĂ©alisation de l’œuvre d’art et en tant qu’elle en vient Ă  abolir le concept, le mot. Je m’étonne toujours de voir la tranquillitĂ© avec laquelle les visiteurs de nos musĂ©es transitent devant ce qui est lĂ  si merveilleusement cadrĂ©, comment ils ne sortent pas sur des brancards mais absolument indemnes, comme si cela ne les avait pas atteints, alors que la propriĂ©tĂ© de l’œuvre d’art accomplie c’est de venir Ă  bout des badauds. Il me semble qu’un des Ă©lĂ©ments conflictuels que connait Artaud, c’est cette tension entre l’appel fait Ă  celui qui le reconnaitra, et en mĂŞme temps que son Ĺ“uvre est faite pour ĂŞtre homicide. Il me semble qu’il y a dans son Ĺ“uvre une tentation homicide, et je dirais mĂŞme Ă  mon sens de nettoyage de cette purulence qui habite notre espace.

E. Tellerman : A la CĂ©line ?

Quelque chose comme ça oui. Il me semble que dans cette opĂ©ration il va finalement rencontrer ceci, c’est l’épisode que vous racontez si bien Ă  la fin, dans ce RĂ©el Ă©purĂ© et vide, nettoyĂ©, et qui vraiment appartient Ă  une gĂ©omĂ©trie sans espace. La gĂ©omĂ©trie sans espace est Ă  proximitĂ© de chacun d’entre nous, c’est ce qui se produit quand l’écran de la reprĂ©sentation est crevĂ©, nettoyĂ©. Dès lors qu’est supprimĂ© l’écran de la reprĂ©sentation, nous entrons dans un « nespace Â» en un seul mot  comme d’ailleurs le propose Lacan. Il est bien Ă©vident qu’avec le problème de la figuration de la reprĂ©sentation, Artaud a le souci le plus vif. Donc finalement il ne va rencontrer dans ce RĂ©el -puisqu'il a Ă©tĂ© très justement remarquĂ©, je crois que c’est par vous Camille Dumoulier, qu’il n’y avait pas d’automatisme de rĂ©pĂ©tition, c’est mĂŞme la merveille de cette lecture, on ne retombe jamais sur ses pieds, on est baladĂ© dans cet espace - et donc finalement ce qu’il va rencontrer c’est le seul qui subsiste Ă  titre pĂ©renne dans ce RĂ©el, c’est Artaud. Qu’est-ce qu’il y a finalement, c’est Artaud. Sauf que comme vous le faisiez remarquer, cela va introduire la première division de lui-mĂŞme avec lui-mĂŞme. Il va pouvoir parler de celui qui est lĂ , et oĂą on comprend très bien comment Ă  partir de ce moment-lĂ  peut s’engager le dĂ©lire mystique, l’idĂ©e de rĂ©demption, d’être le sauveur, le sacrifiĂ©.

Pour la subversion phonĂ©matique qui a Ă©tĂ© si bien relevĂ©e en cours de route, c’est Ă©videmment celle d’une Ă©criture qui refuse toute chute littĂ©rale que nĂ©cessite la voix. L’articulation et la prĂ©sence de la voix nĂ©cessitent une chute littĂ©rale, qui est entre autres choses ce qu’il refuse, il ne veut pas sacrifier cela Ă  la voix. Je terminerai ces quelques remarques Ă  propos d’Artaud le MĂ´mo, on n’en sort pas, il n’est vraiment question que de ça, Ă  propos de cet espoir de parler comme j’écrirais et d’écrire comme je parlerais. Ça nous ramène Ă  nos interrogations sur le rapport de la parole et de l’écrit, si ce n’est que chez lui on a l’impression que l’écrit c’est Ă  chaque fois un cri, ce n’est pas une parole, il n’y a pas de dialectique qui soit engagĂ©e dans le processus. Il n’y a pas de dĂ©veloppement, ça se prĂ©sente Ă  chaque fois comme un cri, c’est-Ă -dire prĂ©cisĂ©ment l’extinction du sujet dans son appel ultime et il ne sait mĂŞme pas Ă  qui. Ce qui m’amènerait en fin de compte Ă  dire qu’on ne peut pas Ă©videmment, et je crois que l’on a Ă©tĂ© sensible au cours de ces passionnants exposĂ©s dont nous avons pu profiter, se promener devant Artaud comme devant ces tableaux accrochĂ©s aux cimaises, et en ressortant tranquilles en se disant qu’on va prendre un chocolat chaud chez Angelina. On ne peut pas parce qu’il y a je dirais la potentialitĂ© et la virtualitĂ© d’Artaud en chacun de nous, s’il avait un peu plus d’audace et s’il prenait plus de risque. Chez lui ça a Ă©tĂ© rappelĂ©, il est vraisemblable que la question de ce dont il a Ă©tĂ© affublĂ©, c’est-Ă -dire l’attribution de ses troubles Ă  la Syphillis, a mis en cause forcĂ©ment la sexualitĂ© parentale. On est bien obligĂ© de l’évoquer. On prend des gros sabots pour l’évoquer, on ne peut pas non plus faire autrement. Mais en tous cas cette lumière,  donne finalement sur le fait que  le texte ultime auquel chacun de nous a affaire, ce qui est Ă©crit finalement pour chacun de nous, avant le sens forcĂ©ment sexuĂ©, qui viendra l’ordonner et en mĂŞme temps le mortifier pour toujours, eh bien le texte premier est celui-lĂ , c’est comme ça la naissance du monde avant que la sexualitĂ© ne vienne le corrompre et l’abĂŞtir Ă©videmment. Et donc si nous en gardons la leçon, nous acceptons de  retenir que finalement le texte pour chacun d’entre nous c’est primordialement celui-lĂ , et que nous avons ensuite Ă  nous en dĂ©patouiller. Et bien alors merci MĂ´mo.

Ce texte a Ă©tĂ© prononcĂ© lors de la journĂ©e de l'EPhEP sur Antonin Artaud le 9 fĂ©vrier 2013 . L'ensemble des interventions de cette journĂ©e seront publiĂ©es ultĂ©rieurement dans la revue La CĂ©libataire (EditĂ© chez EDK).

Notes