En tout cas, ce qui était sans doute attendu par cette expression de Lacan, c’était un certain type de désir peu commun, un désir qu’il a nommé dans certains endroits, désir x, x avait l’intérêt de marquer l’inconnue, l’énigme, et x également faisait entendre trois consonnes : i, c, s.
Ce désir x, qu’un analyste était supposé pouvoir vivre, marquait l’étrangeté de ce dieu qui avait comme particularité d’être le dernier des Olympiens, à la montée donc sur le mont Olympe, sans jamais y résider comme les autres, mais à y passer son temps de temps à autre. Et il arrive à ce titre de dieu olympien, dans un moment particulier de la vie des Grecs, pendant le temps de la victoire des dieux olympiens sur les Titans qui régnaient avec Gaïa sur les mondes souterrains, sur les valeurs maternelles. Et normalement, dans un autre pays que celui de la Grèce, quand il y a ainsi deux religiosités qui voisinent ou qui s’affrontent, cela débouche banalement sur une guerre, une guerre de religion qui s’arrête après la victoire d’un des camps, l’autre camp déposant les armes.
Eh bien, Dionysos a cette particularité qu’il a été l’intermédiaire entre les valeurs paternelles et les valeurs maternelles. Il est d’ailleurs fils de Zeus et d’une mortelle.
Donc il a été un intermédiaire entre ces deux religiosités, et à ce titre, il a été, on pourrait dire, passant de la religiosité ancienne dans la nouvelle, ce qui fait qu’elle n’a pas été écrasée, les valeurs [gnosiennes] ont continué à vivre, et passeur dans le passé de la religiosité nouvelle tournant autour de Zeus et de ses frères.
Alors en tant que passeur, on peut se demander s’il a trouvé le jury qu’il faut pour assurer et reconnaître son passage. C’est une question que je me pose de temps à autre. On peut dire que ce qu’il supporte, que ce qu’il transmet, c’est un signifiant qui en somme est le signifiant de l’ailleurs. Il est même tellement ailleurs qu’il ne se dispute jamais avec les autres Olympiens, parce que son altérité est telle qu’il ne peut pas rentrer en conflit avec eux, tellement loin d’eux est-il, que ça n’aurait aucun sens pour ce qu’il représentait d’entrer en conflit avec une déesse ou un de ses demi-frères divins.
Donc son attribut le plus sensible, ce fil rouge entre toutes les différentes donations qu’il fait au citoyen, est ce signifiant de l’ailleurs que l’on retrouve entre […], en allant vite, qu’est-ce qu’il donne aux humains ? Il leur laisse la danse, le théâtre, le chant, le vin, la végétation qui chaque année périt, dépérit et renaît, ce qui a alimenté les réflexions des pères de l’Église quelques siècles après, qui ont vu dans Dionysos un dieu qui ne cessait de renaître. Et naturellement c’était une comparaison… que les chrétiens qui ont vu un parallèle, ont trouvé une comparaison insultante pour le nouveau dieu, Christ. Mais elle a existé pendant très longtemps.
Il soutient aussi – et ça on en parlera aussi si vous voulez dans la discussion – il préside aux orgies… [Problème de micro]. Ce signifiant de l’ailleurs, il est une sorte de sillon qui trace des limites, qui trace ce qui s’ordonne autour de l’enthousiasme. Et pour démarrer une réflexion psychanalytique, je dirais que c’est lui qui introduit la dimension du symboliquement réel dont a parlé Lacan à la fin de sa vie pour l’opposer au réellement symbolique. Dionysos est véritablement celui qui introduit cette dimension du signifiant dans le réel, du trou symbolique dans le réel. Et nous sommes intéressés, car Lacan attache une importance particulière à ce type de signifiant dès le début de son enseignement, en l’occurrence dans les séminaires où il reprend la dette envers les Grecs, la réflexion de Lacan sur l’être, et à la fin de son enseignement, en reprenant des réflexions qu’il avait menées une quinzaine d’années auparavant. Une quinzaine d’années auparavant, il avait passé un séminaire, Les formations de l’inconscient, éblouissant, quand il analysait le mot d’esprit dans la suite de Freud, comme ce signifiant qui crée un coup de tonnerre qu’on appelle sidération, [un temps intense], et Freud remarquait, regardait que le temps de lumière, le rire intervenait donc après le temps de sidération. Et autant Lacan avait mis l’accent sur le signifiant de l’éclat de rire, le signifiant de l’illumination du début, voici qu’à la fin, presque dans son dernier séminaire, il met l’accent, non plus sur la face éblouissante des signifiants, mais sur la part sidérante du signifiant. Quand il est à la recherche de ce que pourrait être un signifiant nouveau, c’est à travers le signifiant sidérant : « Verblüffung (sidération) », qu’il tourne son regard.
Mais je vais reprendre les choses en essayant de suivre Lacan, et en particulier de comprendre pourquoi Lacan, au début de son enseignement, ne se tourne pas vers l’héritage biblique et celui du grand Autre, il se tourne vers la dimension grecque de l’Être. Et c’est en se tournant vers la dimension de l’Être qu’il introduit ce terme qui lui est propre, dont il a dit souvent que c’était là son invention : le Réel.
Voici ce qu’il dit de l’être et du réel. Il articule ces deux termes avec un troisième terme qui est un mot qui vient de Freud, la Bejahung. C'est-à-dire à l’orée de la vie psychique commençante, Freud fait l’hypothèse qu’il y a la possibilité de donner un oui radical au signifiant, le plus originel, sans doute le signifiant du Nom-du-Père. Ce oui originaire, il est pratiquement impensable. Il n’est pas équivalent à une négation de négation. La négation de négation donne un oui, mais qui n’est pas le oui absolu. Le oui absolu, eh bien Lacan se tourne vers ce oui absolu pour comprendre ce qu’est l’être et le réel. Voici ce qu’il dit : La Bejahung est la condition primordiale pour que du réel apparaisse un dévoilement de l’être. Trois mots dans une phrase concrète, très ramassée, par lesquels sont mis en question des signifiants qui vont nous aider pour aborder la question du surmoi.
Quand Lacan dit : condition primordiale pour que du réel de l’être soit et opère, vienne à s’offrir, il y a là pratiquement une attitude presque mystique de Lacan. Il parle en réalité de révélation de l’être qui se laisse être. Laisser être, c’est un mot, c’est peut-être le seul mot où il a une dette avec Heidegger. C’est que Heidegger a introduit une réflexion nouvelle de son temps sur l’être, l’être, ce qui se laisse être. Et voilà quel a été l’apport de Heidegger dans lequel Lacan a largement puisé.
Ce mot de révélation de l’être peut étonner, parce que lui qui se situe dans le sillage des Lumières, la dimension de révélation est tout à fait en dehors du vocabulaire des Lumières. Un Diderot aurait entendu Lacan dire ça, il aurait dit ça : c’est de la bigoterie, on ne parle plus de révélation de l’être depuis que la raison est devenue flamboyante en France
Lacan a eu cette particularité d’être l’homme des Lumières et l’homme qui n’était pas sans un certain rapport mystique à un certain type de réel dont on essaye de parler.
Cet effet de révélation rejoint ce que Freud nous a laissé comme, on va dire un mot d’ordre de son éthique de psychanalyste, quand il dit : là où c’était, tu as à venir ou tu as à devenir. C’est-à-dire que voilà une injonction qui [pesait] sur eux, qui reprend d’une autre façon la question de la révélation de l’être. Mais ce n’est pas un vocabulaire que Freud appréciait le vocabulaire de l’être. Ce vocabulaire presque mystique, nous donne l’occasion de venir à la question du surmoi de façon délicate, parce que le surmoi, Freud et Lacan ont dit l’un et l’autre qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de le traiter comme tel. C’est vous dire que c’est un concept qu’il travaille avec nous, mais c’est un concept qu’il est extrêmement difficile d’aborder de façon exhaustive. La façon dont nous pouvons l’approcher, c’est à partir de cet aphorisme que l’être… à l’être, j’ai à dire oui. Ce « oui » est ce qui est cette fameuse Bejahung dont j’ai parlé tout à l’heure, cette ouverture à l’être, cette ouverture absolue qui n’est pas une négation de négation. Et ce oui, s’il est difficile à définir, par contre, il est plus facile de dire ce qui s’oppose à ce oui. Il y a différents types de négation qui s’opposent à ce oui. Les mots allemands ne manquent pas. En français nous en avons peu. Mais disons qu’originairement Freud délimitait ce qu’à l’origine des origines, ce que Freud appelle le oui à l’être, Freud l’appelle cette Bejahung : oui, et en même temps que oui, non, un Ausstossung, qui est un mot pour parler d’un certain type de rejet.
Nous avons d’autres mots pour parler, pour dire le non à côté de la Bejahung. Il y a la Verneinung, et il y a la Werfung, et il y a la Verwerfung. Et chacun a un certain rapport au surmoi, pour autant qu’un des biais par lequel j’entrerai pour m’approcher du surmoi du plus près que je le pourrai, chacune de ces négations ont un certain rapport plus ou moins proche au surmoi. J’essayerai de dire : Ausstossung est un type de négation qui est étrange, car c’est une négation qui est au service du oui. Ce n’est pas une négation qui veut nier le oui, contrairement à la Werfung qui est un acte d’expulsion qui correspond à un certain type de surmoi et à Verwerfung qui est un type d’expulsion encore plus radical. Verwerfen, c’est un type d’expulsion si radical portant sur le Nom-du-Père, que Lacan a attribué à ce type d’expulsion, une façon dont entre en jeu ce que nous appelons la psychose. À la psychose Verwerfung. Mais Freud parle quelque part dans un de ses textes de Werfung. C’est-à-dire, la Werfung est un rejet également, mais qui est moins radical que la Verwerfung, car en supposant, quand on enlève ver de Verwerfung, ça donne l’idée d’une expulsion qui permet peut-être un retour. Tandis que pour la Verwerfung, pas de retour possible.
Ces types de négation, je dirais, introduisent à trois types de réel. Et chacun de ces types de réel, engendre un biais au réel tout à fait différent.
Il y a un type de réel que je définirai comme le premier surmoi. Ce premier surmoi qui serait lié à une intelligence de la négation qui est absolument maximum et que j’associe à un type de regard que je qualifierai de médusant en rapport au mythe de la méduse. Par rapport à l’autre terme qui est le werfen, qui n’est pas Verwerfung, j’attribuerai un autre type de surmoi moins féroce, que j’attribuerai à un regard que je qualifierai de fascinant Et enfin, il y a un troisième type de regard que je considérerai comme beaucoup plus civil que les deux premiers, qui est lié à des relations civiles honnêtes, et qui permettrait ce que j’appellerai un regard curieux à quelque chose de l’ordre de l’œil, de la conscience, sans que ce soit une conscience destructrice. Alors je reprends ce plan schématique et je me demande : qu’est-ce que le regard médusant, c’est-à-dire ce qui, quand il rencontre un sujet… pensez ce qui est radical dans le regard médusant, c’est que la méduse, si vous croisez son regard, le mythe nous raconte que la fixité du regard introduit en vous un tel état de fixité, d’immobilité, que vous êtes pétrifiés, et que vous acquérez la rigidité de la pierre. Et c’est pourquoi pour les Grecs, cette pétrification aboutissait à ce qui est réellement une statue de pierre, la mort étant donnée par la pétrification. Nous le savons, Persée a coupé la tête de la Méduse. Si nous nous demandons dans l’analyse, comment faire avec un patient qui est peut-être sous un regard de cette fixité de la Méduse, ça peut arriver dans des cas de mélancolie en particulier, est-ce que nous allons couper la tête à la Méduse ? Oui, mais pas de façon sanglante, en laissant le corps vivant à sa vie [une passion], mais en trouvant le moyen de tuer symboliquement la Méduse. La Méduse, nous avons tous en nous un regard médusant. Il est possible que nous souffrions, dans certains cas, d’être porteurs nous-mêmes d’un regard médusant, dans des cas extrêmes ou dans des moments particuliers et nous pouvons être terrifiés par une idée que notre regard, si l’autre se rapproche de nous et le croise, il pourrait en mourir. Beaucoup d’analysants ne savent pas […] de l’autre, ils ne savent pas, qu’en fait ils pourraient l’être porteurs… d’un coup mortel que ce regard médusant dont on peut être complètement inconscient, peut infliger à l’autre. Pour vous faire une idée de la manifestation de ce regard médusant, car il n’arrive pas tous les jours qu’on rencontre la Méduse, nous avons des expériences courantes : nous marchons dans la rue, sans savoir pourquoi nous nous retournons. Nous nous retournons pour voir quoi ? Un regard. Quelqu’un, un être nous regarde. Il peut arriver que cet œil soit tellement fixé à nous, qu’il ne nous lâche si peu, que même dans certains cas de mélancolique qui se suicide, même se suicidant pour échapper au regard… eh bien en fait Victor Hugo nous dit : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». C’est dire que l’invulnérabilité de cette Méduse, si on n’applique pas contre elle le traitement symbolique qu’il convient… À ma connaissance, après un voyage au Brésil, j’ai eu l’occasion de penser que, contrairement à une cure analytique, des cures psychiques qui se font par l’intermédiaire du candomblé… Le candomblé est une pratique du [rythme] qui intervient, et qui je pense peut couper la fixité. C’est ça qui est très intéressant, c’est que dans le candomblé, un certain type de fixité peut être mis à mal pour autant que le rythme reprend ses droits sur l’humain et que le rythme se met en résonnance avec un tambour qui est en nous. Car en nous il y a un tambour, un tambour qui peut résonner, qui peut se mettre en consonance. Et si on trouve une telle consonance, eh bien nous avons aidé notre patient. Le mythe… le regard je veux dire, un regard est moins contraignant que le regard de la Méduse, je dirais que c’est le regard fascinant. Le regard fascinant, il ressemble au regard médusant, mais il n’est pas dans le regard médusant, parce qu’au regard médusant il n’y a pas d’espoir. Dans le regard fascinant, il y a une certaine forme de recul possible. Lacan dit quelque chose de presque bouleversant sur le regard fascinant. Il se pose un jour la question de la Deuxième Guerre mondiale et de ce qui s’est passé pendant cette guerre où un sacrifice monstrueux, disait Lacan, a été allumé comme un sacrifice produit par un dieu obscur. Et il interprète, Lacan interprète le surgissement du mal absolu qui a rendu possible ce qu’on a appelé la shoah, par cette définition du mal qu’il est le seul à mon avis à avoir donnée, c’est la capacité du regard de regarder un sacrifice monstrueux et de ne pas se détacher de ce regard. Et ce serait là, pour Lacan, le regard fasciste. Fasciste ça veut dire faisceau du regard, ça veut dire des milliers de regards qui convergent sur un point fixe. Et le point fixe, c’est par exemple une petite moustache qui vocifère devant un million de regards fascinés qui se touchent les uns et les autres par le regard qui converge sur la petite moustache. Ce regard fascinant, on ne peut pas évidemment en rester là, et je vais entrer dans, on peut dire la traduction, avec des mots il n’est plus possible de traduire l’effet de l’injonction du surmoi, dont le regard médusant, je dirais la signification – avec des mots qu’on peut donner – de l’appel du regard, c’est : pas un mot ! C'est-à-dire, celui qui reçoit cette injonction, s’il se prête à être regardé : pas un mot ! Il ne doit pas dire un mot ! C’est ça la fixité, car rien d’autre que les mots avec lesquels nous parlons, nous met dans un déplacement qui nous fait reculer ou avancer… à gauche, à droite. Le regard fascinant, c’est pas « Pas un mot ! », c’est un autre type de regard, un autre type de signification. Il s’adresse à un sujet qui a déjà dit un mot, mais le tribunal du surmoi vient à ce moment-là, il a déjà dit un mot. C’est ce qui se passe dans la censure, dans le rêve. Le sujet a dit un mot qu’est le rêve, et la censure, le regard fascinant, répond : N’insiste pas ! C’est-à-dire que tu peux dire un mot, ça va. Un mot : errare humanum est, c'est-à-dire cette phrase de trois mots des inquisiteurs, c’était : d’accord pour une erreur on est d’accord, errare humanum est. C’est pas grave, parce que tu vas te confesser, et après on n’en parle plus. Le problème, c’est que le sujet peu insister, et que s’il insiste, alors là ça devient beaucoup plus grave. L’inquisiteur, par un nouveau type de regard, introduit Satan de la façon suivante : perseverare diabolicum. C'est-à-dire, si tu persévères, diabolicum, le diable se mêlera de cette affaire, et nous, nous nous mêlerons à ça par le bûcher. Donc perseverare diabolicum, c’est ce qui au Moyen-Âge envoyait des milliers d’hommes et de sorcières au bûcher. Il est lié donc, comme je le disais, au fait que le sujet a dit un mot et a tenté un deuxième [saut]. C’est là que la punition la plus forte s’établit. Pourquoi en ce point… Ne deviens pas, dira le surmoi, ne deviens pas celui qui insiste et persévère, dira le surmoi. Et ne deviens pas, ça veut dire ne viens pas dans le premier temps où je parlais du venir de l’être, ça veut dire que…, c’est-à-dire que la façon dont l’être se propose au présocratiques est extrêmement intéressante pour voir comment le surmoi peut s’incruster dans l’origine de la pensée philosophique. L’être est abordé par les présocratiques, particulièrement par Héraclite, autour d’un verset qui a traversé toute la philosophie occidentale. Toute la philosophie occidentale, c’est le verset 123 d’Héraclite : Phusis philei kryptestaï. Phusis c’est la nature ; philei : aimer ; kryptestaï, ça veut dire se cacher. La traduction banale a été celle-ci : la nature aime à se cacher. Eh bien, si Heidegger a apporté une chose, à mon avis une chose vraiment qu’il faut lui reconnaître, c’est qu’il est revenu au grec ancien et il a proposé de traduire ce qui était un mot, nature, par ce qui était pour les Grecs un verbe. Pour les Grecs, phusis n’est pas la nature, phusis c’est ce qui tente à se dévoiler, ce qui cherche un étant dans lequel l’être va s’incarner. C’est un verbe qui montre un mouvement qui croît et décroît. C'est-à-dire que pour quelqu’un comme Héraclite, l’être se dévoilant (se dévoilant, c’est aletheia), se dévoilant dans l’étant. Et l’étant, on peut dire, est ce qui tient debout, parce qu’il reçoit de l’être cet appel à s’incarner dans un étant. Et entre l’être et l’étant, pour un présocratique comme Héraclite, il y a une sorte d’équilibre du conflit équilibré et d’un conflit qui par le mot philei, qui veut dire aimer, donne la traduction suivante telle qu’elle est proposée par Pierre Hadot dans un livre éblouissant qui est sur qu’est-ce que le dévoilement ?, eh bien la traduction qu’il propose après avoir proposé dans ce livre le chemin de cette sentence, c’est, ça serait de dire : ceux qui se dévoilent et ceux qui se voilent obéissent au même amour, ceux qui décroient et ce qui croient obéissent au même amour. C’est d’un même amour que l’être vient à moi et l’étant dépérit. C’est d’un même amour… C’est dommage que Freud n’ait pas connu cette sentence, semble-t-il, car cette sentence permet d’aller plus loin que lui. Parce que Freud, quand il tient essentiellement le conflit d’Éros et de Thanatos qu’il reçoit de son maître qu’était Empédocle, n’a pas un point de vue dualiste et n’a pas l’idée d’un intermédiaire entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Ça, je vais faire ça si vous le souhaitez pour plus tard. Cet équilibre entre l’être et l’étant, ce mode d’équilibre est si important que s’il y a un déséquilibre, il se produit une nausée générale, que quelqu’un comme Jean-Paul Sartre a nommé la nausée dans le livre qui l’a rendu célèbre. Et cette nausée qui s’empare de Jean-Paul Sartre à la Libération, quand il écrit, quand il veut l’exprimer de la façon la plus parlante pour nous, il regarde un tronc d’arbre. Et ce tronc d’arbre, il le regarde en face, et il trouve ce tronc d’arbre qui est tellement plein d’être-là, c'est-à-dire qu’il est tellement dépris, il est dans un tel désêtre, il est tellement vidé d’être, c'est-à-dire qu’il ne renvoie à rien d’autre que lui-même, que ce qu’il saisit c’est la nausée, une nausée générale, qui pour les gens de cette génération ayant encaissés la guerre qui venait de se terminer, sont dans l’état de nausée, qui fait que bien de la génération de nos parents ont connu cet état de nausée, que je rattache pour ma part au mot freudien de werfen, c'est-à-dire le mot par lequel il y a une expulsion du signifiant du Père, mais qui n’est pas psychotisante car ce n’est pas verwerfen mais werfen. C'est-à-dire que la Werfung, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle a une fixité qui est très particulière. Elle a une fixité qui fait que l’être regardé par un regard fascinant… Le regard fascinant voit un point fixe en moi. Il est tellement fasciné par ce point fixe, que cette chose fixée au sol, fixée au garde-à-vous, que cette chose se rapproche de la statue de pierre mais sans y être tout à fait, car il peut critiquer et se rendre compte que ça se passe, il peut critiquer ce qui se passe, mais sans que ça change quoi que ce soit. Je vais vous raconter une histoire, une blague qu’on se racontait à l’internat à Ville-Evrard quand j’étais interne. Et cette blague est celle-ci : … C’est une blague, j’ai appris depuis qu’elle a été inventée par un rabbin du XVIIIe siècle en Pologne. La blague est la suivante : on dit que Dupont est fou, parce qu’il se croit être un grain de blé. Et puis un jour, il va voir le médecin-chef, il lui dit : « J’ai une bonne nouvelle, je suis guéri, parce que je sais que je ne suis pas un grain de blé. J’ai compris mon erreur, je sais que je ne suis pas un grain de blé. » Et le médecin dit : « Je suis ravi Dupont, je vais vous faire votre sortie ». Il lui fait la sortie et Dupont sort. Et aux portes de l’entrée de l’asile, il y a une poule. Immédiatement Dupont pousse un cri outré et il retourne à toute allure voir le médecin-chef pour lui dire : « Reprenez-moi s’il vous plait, reprenez-moi !». « Comment ? Pourquoi vous reprendre mon cher Dupont ? Il y a cinq minutes vous saviez que vous n’êtes pas un grain de blé ». Et Dupont de dire : « Oui, je le sais, mais elle ? » Alors le plus intéressant dans cette affaire, c’est qu’on dise c’est un grain… que le fou c’est celui qui se prend pour un grain de blé. En fait, on devrait dire c’est une folle, c’est la poule qui devrait être folle, elle le prend pour un grain de blé ! Pourquoi ne dit-on pas que c’est elle la folle ? C’est ça la poule, c’est ça le surmoi. Le surmoi c’est exactement ça. C’est-à-dire c’est la capacité de donner à un certain type de regard, qui est précisément le regard fascinant, le pouvoir de vivre dans sa jouissance interne, et dans cette jouissance interne, de voir dans son… par exemple dans son bébé, de voir qu’il est un grain de blé. Le bébé va se développer et il va croître avec deux dimensions, il va croître avec l’injonction freudienne deviens ! et l’injonction surmoïque qui lui dit : ne deviens pas ! Tu es un grain de blé, ça veut dire qu’il n’y a rien en toi qui peut devenir, tu es un grain de blé. Le jour où le sujet accepte qu’il est un grain de blé, qu’il critique le grain de blé, et qu’il se dit la poule est folle, mais ça ne change rien à mon état. Voilà, ça c’est le regard fascinant, c’est-à-dire qu’il y a un début de critique. Le début de critique c’est de dire : elle est complètement folle ! Mais ça ne change rien, je veux retourner parce que si la poule me voit elle va faire un gueuleton avec moi. Alors les questions que ça nous pose, c’est comment se fait-il que ce regard persécuteur, que j’appelle ce regard du surmoi, deuxième regard du surmoi que j’appelle, parce qu’il peut encore bouger ! Puisqu’il s’enfuit, c’est qu’il peut bouger ! Il n’est pas la statue de pierre du mélancolique. La question c’est : ce regard accusateur, il dit en somme… Qu’est-ce qu’il dit quand il dit : tu es un grain de blé ? Il pourrait dire : tu es un grain de blé, tu es une courge, une nouille, tu es une patate, tu es un con, tu es un génie, tu es une nouille intégrale. Peu importe ! Il n’y a pas de vrai ni de faux, il y a une injonction du réel qui est : tu es un déchet, un objet petit a, un pur déchet, et si on te traite de merdeux, de pisseux, de morveux, on sait bien que je ne suis pas plus merdeux…, mais pourquoi ça fait mal ensuite l’insulte ? Ça fait mal parce qu’on sait bien que c’est pas vrai et cependant ça me touche. On est donc insultable. Je vais aller plus loin dans la réflexion en évoquant le cas de Monsieur K qui vient me voir parce qu’il a un petit problème dans la vie. C’est que lui il est syndicaliste à un assez gros degré dans la hiérarchie, et lui qui passe sa vie à défendre le droit de l’autre, de ceux qui sont en danger pour ceci ou pour cela, eh bien, lui qui passe son temps à déclarer le droit des gens, il ne peut pas se déclarer. Et dans sa vie, il vit le fait que chaque fois qu’il est amoureux, qu’une femme passe à côté et qu’elle lui plaise infiniment, il ne peut pas lui dire, dit-il, les trois petits mots que la grammaire donne à sa disposition : je (sujet), verbe, complément : je vous aime. Il peut éventuellement dire : I love you, parce que ça sera comme une plaisanterie. Mais il ne peut pas se déclarer. Et alors la question c’est : qu’est-ce qui fait qu’il ne peut pas se déclarer ? Alors très vite, il découvre lui-même comment d’une façon hâtive il a introduit dans sa chair le fait qu’il est louche. Il a cette maladie de loucher quand il est éprouvé par un sentiment qu’il éprouve, qui est touchant, il se met à loucher. Et l’idée qu’il puisse être louche, et non pas l’idée qu’il puisse avoir une loucherie, parce que, dit-il, si je pensais à ma loucherie comme à une maladie qu’on a ou qu’on n’a pas, ça ne me ferait rien. Ce qui est terrible, c’est être loucheur, parce qu’être, c’est le verbe être, c’est être. Alors être louche, dans les deux sens du terme, qu’est ce qui se passe dans l’être louche ? À quoi ça renvoie ? Eh bien, je dirais, ça renvoie – et c’est en cela que ce deuxième surmoi est si nocif –, ça renvoie à ce que nous avons tous en nous passé comme une expérience qu’on ne peut pas éviter, qu’est l’expérience du troumatisme. Expérience du troumatisme dont Lacan a dit : c’est le troumatisme, c’est l’expérience de vivre le trou qui est en nous. Le traumatisme nous habite comme un trou réel, comme un trou symbolique dans le réel. Le travail analytique est de transformer ce trou symbolique dans le réel en un trou réel dans le symbolique, c’est-à-dire sortir de cette proximité avec le réel pour vivre avec l’inconscient et vivre autrement. Il ne se fera pas, il n’y a pas d’opération qui va l’empêcher de loucher, mais il y a l’opération analytique qui peut amener cette loucherie dans l’inconscient. Autrement dit il est désupposé. Ce qui se passe dans le traumatisme, c’est qu’on est désupposé dans le monde du traumatisme, on est un vide qui est également transformé comme un déchet, en un étron, nous dira Freud parlant de l’homme aux loups. Nous avons cette aptitude en nous à tomber comme un déchet. Et donc, et pour pouvoir se relever… Freud a parlé de l’entrée dans le traumatisme, il n’a pas parlé de la sortie. Il n’a pas dit qu’est-ce qui se passe pour sortir du traumatisme, de cette expérience où le sujet supposé cesse d’être supposé, il est radicalement désupposé. Il nous renvoie… Monsieur K m’a permis, en le réalisant lui-même, qu’il était très proche de Cyrano de Bergerac. Cyrano de Bergerac – je ne raconte pas l’histoire, vous la connaissez –, mais le drame de Cyrano, c’est qu’il a un très grand nez et que son nez signifie que s’il déclare son amour à Roxane, immédiatement il va être ridiculisé. Il entend donc ce deuxième surmoi lui dire : « si tu ouvres le bec avec Roxane, si tu l’ouvres, tu vas être totalement ridicule ». Et devant ce ridicule, cette peur du ridicule, lui qui est le plus courageux de tous les mercenaires, de tous les mousquetaires, lui qui est l’homme d’esprit le plus brillant de toute l’assemblée, car il est avant tout un homme d’esprit, extrême, eh bien, sous le regard de Roxane, il est l’homme le plus lâche qui soit : il fuit, il se tait, et il ne déclare jamais sa flamme, sauf à l’instant de mourir, où il lui reste quelques instant à vivre, à ce moment-là, Roxane vient et il lui dit : « Je vous aime ». Il fallait que la mort soit là pour qu’il puisse lui dire. Il est arrivé exactement la même chose à son compagnon. Parce que le coup de génie d’Edmond Rostand, c’est d’avoir donné un compagnon, un double à Cyrano, qui s’appelle Christian. Christian a le même problème mais à l’envers. Christian souffre d’être très beau, parce qu’il a une peur extrême, que s’il dit un mot, il va passer pour le dernier des cons. Son obsession c’est qu’il est bête. Il est totalement ridicule, et que ce ridicule va se révéler s’il dit un mot à Roxane, parce que sa bêtise est incontrôlable selon lui. C’est l’autre face de Cyrano, l’un, s’il se montre, va mourir de honte par ce qu’il montre, l’autre, s’il parle, va mourir de honte parce qu’il va donner à voir qu’il est idiot. Alors je vais, je m’entends avec vous pour dire que ce regard que j’ai qualifié de fascinant, ce regard il a beaucoup de relais, il a beaucoup d’expressions possibles, mais je dirais, en commun c’est : « pourquoi me persécutes-tu ? » En somme, Cyrano dirait à Roxane : « Mais pourquoi tu me persécutes ? » Elle le persécute, puisque c’est d’après lui, si elle le regarde en train de parler, il est ridicule. Pourquoi suis-je ridicule ? Pourquoi me rends-tu ridicule ? Christian c’est pareil, Monsieur K c’est pareil. Donc comment peut naître cette formule : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Vous avez peut-être pensé à travers vous, tout de suite, « pourquoi me persécutes-tu ? », c’est une phrase qui a été prononcée il y a deux mille ans et qui a entraîné la conversion d’un homme au christianisme, et que cette conversion au christianisme de cet homme a entraîné la conversion d’un empire, l’Empire romain. Cet homme c’est Paul de Tarse, dit Saint Paul. L’histoire est très courte, elle est racontée dans le récit, dans les Actes des Apôtres. Paul conduit une troupe de mercenaires et de juifs enchaînés, parce que Paul doit remettre au grand rabbin de Damas ces intraitables juifs qui font du grabuge à Jérusalem. L’histoire nous raconte que… l’histoire est racontée par Luc et elle est racontée par Paul. Et l’histoire nous raconte qu’à un moment donné, assez près de Damas, le cheval se cabre, Paul tombe sur la tête, il se relève ébloui par une lueur qui l’a rendu aveugle. Il se relève, en une seconde il est devenu chrétien. C’est-à-dire qu’en une seconde, lui qui était un persécuteur des chrétiens, parce que c’est les chrétiens qui le persécutaient, eh bien lui, il se relève après une seconde, en une seconde il a opéré une conversion avec le Christ. Cette conversion consiste en la chose suivante : c’est que le Christ c’est le persécuté, et une seconde quand il se relève, il se relève et c’est lui le persécuté. Ce qu’il dit dans ses premiers écrits, ce qu’il dit : « les souffrances du Christ c’est désormais moi qui les porte ». La phrase qu’il a prononcée : « Pourquoi me persécutes-tu ? », entraîne sa conversion, et cette conversion entraîne la conversion de toutes ses valeurs. Il a un certain nombre de valeurs, comme chacun de nous nous avons un certain nombre de valeurs, en une seconde – il n’y avait pas de chronomètre –, en une seconde, toutes ses valeurs s’inversent. Par exemple la première de ses valeurs, c’est que la loi ne donne plus le salut. La loi, la Torah, donnait le salut, bien sûr quand il était juif. Là, après cette conversion, la loi c’est fini, ne donne plus le salut. Voilà je détaille un certain nombre de ces valeurs : la chair dans la notion de l’homme de la Bible, la chair comme créée est bonne. Pour Paul, dorénavant, la chair va devenir le lieu du péché absolu, le lieu de la concupiscence, le lieu de la déchéance. La voix qui lui a parlé, dans laquelle on ne sait pas comment il a reconnu Jésus, parce qu’il ne l’avait jamais entendu ! Toujours est-il que la voix qui lui a parlé, parle en hébreu et lui répond en grec. Tous ses écrits dorénavant sont écrits en grec. Et jamais dans les écrits de Saint Paul vous ne verrez une fois – si une fois, il y a toujours une exception ! –, vous ne verrez jamais Saint Paul nommer Jésus par son nom, par le nom Jésus, il ne parle que de Christ. Même pas de Jésus-Christ ! Jésus-Christ, c’est ce dont parlent Pierre et Paul, parce qu’ils font un lien entre le ressuscité et l’homme vivant, réel, qui est né d’une mère et d’un père juifs et qui l’ont circoncis : Jésus-Christ donc. Pour Paul, il n’y a pas d’homme réel derrière le Christ qui est un Dieu. Mort et résurrection. Donc nous sommes devant ce fait, c’est que le regard accusateur, ce regard que j’appelle fascinant, c’est un regard qui peut entraîner des réponses absolument différentes les unes des autres. Il y en a une qui est intéressante, c’est la réponse de Luther. Luther nous apprend que depuis des années il lisait Saint Paul, et il lisait un verset de quatre mots : la justice de Dieu. Quatre mots ! Et il lisait et relisait sans comprendre pourquoi ce verset qui le terrifiait, parce qu’en le lisant il entendait un commandement surmoïque, il entendait : la justice de Dieu va s’occuper de toi mon gaillard ! La justice de Dieu c’est la persécution. La justice de Dieu. Et un jour, on ne sait pas comment ni pourquoi, Luther trouve là l’occasion d’une conversion, sans savoir pourquoi il entend dans ce verset de quatre mots l’inverse. Il entend : « la justice de Dieu est la justice que Dieu, non pas va m’accuser, mais me donne, car elle fait de moi un homme de justice qui est libre d’aimer la justice ». Voilà un exemple parmi d’autres, où une injonction surmoïque, brusquement devient un commandement symbolique. C’est le cas de Luther, après quoi il commence à écrire les textes dont nous avons entendu parler, qu’il affiche sur tous les murs… non sur pas tous les murs, sur la porte de la cathédrale de sa ville. Pour conclure, je vais simplement dire qu’il y a un troisième surmoi qui est un surmoi bonhomme je dirais. Qui est un peu persécutant, mais qui a les traits de celui que Lacan appelle che vuoi ?, c’est-à-dire qu’il faut négocier la relation que j’ai avec l’autre, tenir compte de son désir sans m’annihiler. Donc ça, c’est un petit peu l’œil de la conscience commune. Les réponses qui sont faites au surmoi, comme je l’ai rapidement dit, il y a tous ces mots qui sont comme des sortes d’insultes quand l’autre écrit avec un stylo sur la page blanche qui est l’inconscient du sujet, tous ces mots : tu es un imbécile, tu es un dieu, tu es merveilleux, tu es… dans tous les cas c’est une identification massive à celui qui dit : tu es (e, s). Parce que ce qui est insultant, ce n’est pas l’insulte, c’est le fait que tu es une nouille, c’est avant tout tu es (e, s), ces désignations de l’être. Donc la réponse, c’est ou bien de susciter des gens qui vont obéir d’une façon servile à ce qu’ils ont entendu ou cru entendre, ou bien des êtres humains qui vont se révolter d’une façon extrême. Et il y aura deux façons de se révolter : il y a une révolte avertie qui passe par une prise de conscience que le sujet a à cœur de découvrir, ou bien ça peut être une révolte par goût de la révolte, et peu importe contre quoi a lieu la révolte. Par exemple il m’est arrivé de lire une biographie de Staline et de Hitler, j’ai été frappé que dans les deux cas, quand ils étaient des jeunes gens, ils sont l’un et l’autre révoltés par l’injustice sociale. Si on arrêtait de les connaître à partir de là, c’est le parcours de jeunes gens, des gauchistes aujourd’hui, qui sont révoltés et qui font ce qui peut… Puis nous connaissons la suite. Mais si on ne connaît pas la suite, on peut croire que ce sont de jeunes gens révoltés par l’injustice… au même moment qu’il y avait Gandhi, il y avait Rosa Parks, il y avait Luther King, qui eux aussi étaient révoltés dans leur jeunesse, mais la suite de leur vie a montré que la même révolte, avec le même sens, le sens de l’équité acquise, a démontré que leur première révolte ne signifiait rien, ou rien d’autre qu’un surmoi intériorisé, qui n’avait pas d’objet. Et une autre réponse qui peut donner au surmoi c’est ou bien l’application littérale, comme je le disais, ou la révolte, ou l’asservissement. Mais il y a tout un nombre de cas où nous découvrons que – nous apprenons ça par l’analyse, mais pas seulement naturellement – nous apprenons qu’untel, dans le cas d’écrit, transforme le regard persécuteur, le transforme et en produit des écrits comiques. Parce que souvent les gens qui écrivent du comique, comme Molière, comme Ionesco, sont des gens qui ont eu l’expérience, cette expérience de jeunes connaissant un certain type d’injustice, donc qui se traduit… Pour Proust c’était la même chose, il considère que toute son œuvre ça a été une façon de répondre à un coup d’œil qu’il a reçu, jeune homme, d’une marquise. Donc la réponse du surmoi, il peut donner le pire et le meilleur. Et voilà, ce surmoi donc je le répète, il peut donner le pire par quelques exemples que j’ai pu donner, il peut aussi être le meilleur, parce qu’on peut considérer que c’est merveilleux quand Molière se met à écrire, quand Ionesco aussi, et je vais en rester là-dessus, et je suis prêt à discuter avec vous.
Merci !
Je m’excuse, j’ai brusquement un doute, je ne sais pas si j’ai signalé au passage que quand Paul est tombé de son cheval, il venait d’entendre la phrase : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Brusquement j’ai pensé…
Discussion
Marc Darmon — Merci Alain Didier-Weill. Je crois que nous ne sommes pas fascinés ni sidérés, mais charmés.
Alors en vous écoutant, j’ai été animé par l’étude de ces quatre jours de ce séminaire, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, où Lacan vous a demandé d’intervenir. Nous avons commenté et étudié ces interventions au cours de ces journées. Alors je ne pouvais pas m’empêcher de faire le parallèle entre ce qu’avance Lacan dans ce séminaire et ce que vous nous avez énoncé ce soir.
Première question et premier surmoi : à quelle identification sait-on rattacher votre description des surmois ? Si je comprends bien, il y en a trois liés à trois sortes de négations en réponse à la Bejahung, c’est-à-dire à l’éclosion de l’être. Donc le premier étant le médusant, le deuxième le fascinant, et le troisième qui se rapproche du Che vuoi ? Alors vous avez parlé du Nom-du-Père pour la Bejahung, ce qui répond à un questionnement de Lacan au sujet de la première identification freudienne, c’est-à-dire pourquoi cette intervention inaugurale du père, alors qu’on pourrait s’attendre à une identification en relation avec la mère ? C’est-à-dire, est-ce que dès cette Bejahung inaugurale il s’agit de l’intervention du Nom-du-Père ? Ce qui pose la question de la place de la forclusion, la Verwerfung. À quel moment logique celle-ci peut-elle intervenir, puisqu’il semble que vous la faites intervenir après-coup.
Ensuite, quelle est la correspondance ? Il m’a semblé en vous écoutant que vous parliez de la mélancolie en relation avec le premier surmoi. Le deuxième, le regard fascinant, on pourrait dire le surmoi du délire collectif. Le troisième, le surmoi bonhomme. Donc cliniquement, à quoi pouvons-nous rattacher ces trois surmois ?
Et enfin, vous nous avez beaucoup parlé du regard. Dans L’angoisse, Lacan nous parle de la voix de Dieu. Le chofar en est un exemple. Alors quid de la voix par rapport au regard ? Voilà !
A. Didier-Weill — La question de la voix par rapport au regard, c’est ce qui attend Saint Paul au coin du bois. C’est-à-dire que c’est une voix, c’est la voix qui dit : « pourquoi me persécutes-tu ? » C’est une voix. Et il remarque comme dans une de ses épitres, il est étonné que cette voix lui parle dans la langue de ses pères, c’est-à-dire en hébreu. Donc la voix est omniprésente chez Paul.
Maintenant pour le premier et le deuxième surmoi, pas le troisième, la voix me paraît… la voix est présente, mais ce qui est frappant, c’est cette dimension de l’être pétrifié. Je prends l’exemple du mélancolique. Ce qui est impressionnant, c’est que je n’ai pas pu ne pas étudier l’histoire de la Méduse, parce que l’aspect clinique du mélancolique évoque véritablement un être rabougri, pétrifié qui, au point même qu’il croit qu’il est mort, dans certain type de délire de Cotard.
Maintenant pour l’identification au père, quand je parlais effectivement de la Bejahung portant sur le Nom-du-père, ça ne veut pas dire le père. Ça peut être tout à fait, et j’aurais dû le dire mieux, ça peut être tout à fait ce que l’infans entend dans la voix maternelle. L’infans, dans la voix maternelle, entend beaucoup de choses, et en particulier ce que Pascal Quignard a appelé la sonate maternelle. C’est-à-dire qu’on peut écouter une voix, et sans même le savoir, entendre dans cette voix la musique de cette voix. Même si je ne le sais pas, si j’entends parler, vous par exemple, ou un musicien spécialiste, il dirait que vous venez de parler avec cinq notes, parce que ça c’est ce que l’on peut repérer, on parle avec plus ou moins de notes. Si on n’emploie qu’une note c’est un cri. Donc dans la voix, on entend l’articulation d’un certain nombre de notes et on entend à travers ça une mélodie et une harmonie. L’harmonie c’est mathématique, l’apport d’une harmonie c’est mathématique, c’est trois notes ensemble : do, mi, sol ou ré, sol, la. Il faut trois notes pour que sonne une harmonie. Alors c’est là : l’harmonie qui est, je dirais, s’entend mathématiquement. C’est extrêmement frappant quand on regarde un bébé… (s’adressant à Marie-Christine Laznik), que toi tu étudies si bien, que les bébés à un moment donné ils entendent la musique, à un moment donné ils entendent l’harmonie. Pas la mélodie, l’harmonie ! C’est-à-dire qu’à un moment donné, ils entendent dans la voix, en principe plus de la mère, plus spécialement de la mère, mais je pense que quand la mère, quand elle parle mamanais, je parle de ce que le mamanais transmet d’une certaine façon par l’harmonie, je dis bien par l’harmonie, ce qui sonne du signifiant du Nom-du-Père.
Je m’explique un peu mieux : qu’est-ce qu’une tonalité ? Une tonalité c’est quand on a douze gammes. Eh bien, chaque gamme est définie par le rapport de toutes les notes les unes par rapport aux autres. C’est-à-dire que dans une tonalité il y a douze accords et il y a douze intervalles qui s’entendent. Et ce qui ressort des tonalités, de la tonalité… La tonalité c’est donc ce qui organise les sons d’une certaine façon. C’est-à-dire que c’est un principe organisateur qui organise le do par rapport au sol, par rapport au mi, par rapport au la, il y a une hiérarchie. C’est-à-dire que la tonalité, c’est basé sur le fait qu’entre toutes les notes, il y a une hiérarchie : il y a la tonique dont on dira qu’elle est la majeure, la tierce qui sera le mi, la quinte qui sera le sol. Donc il y a une hiérarchie. Et je pense, je vais les donner d’ailleurs, [j’en ai fait] mention avec mes voisins, c’est de remarquer que Schönberg a opéré quelque chose d’une grosse attitude contre le surmoi. Un jour, une nuit, il raconte, il a fait sauter la tonalité, c’est-à-dire la loi du père. Parce que je pense qu’on peut lire la tonalité. On ne peut pas avoir une grosse voix pour que ce soit le père qui parle, il faut avant tout qu’il y ait une organisation tonale, et cette organisation, je pense qu’on peut l’assujettir au principe du Nom-du-Père. Donc je pense, à cet égard, que la voix de la mère peut transmettre à cet égard le signifiant du Nom-du-Père par le rapport qu’elle a avec le père (elle a un rapport avec le père, ou avec son père, ou avec un père), elle a un rapport qui s’entend dans sa façon à elle d’organiser les sons. Par exemple, il y a deux tonalités importantes et qui sont en conflit l’une avec l’autre. Il y a la tonalité du mode phrygien et la tonalité du mode ionien. La tonalité du mode phrygien, c’est la tonalité de Dionysos. La tonalité du mode ionien, c’est Apollon. C’est intéressant pour nous de voir, que le conflit de ces deux tonalités est pour Nietzsche le conflit qui est à la base du tragique, que le tragique se fonde sur un conflit musical, le conflit en l’occurrence de ces deux dieux qui sont opposés par tout, l’un basé sur la vison des lignes droites, l’autre sur ce qui fait éclater les limites du père, éclater le nom du bondissement de ces métaphores.
Donc pour l’instant, voilà, je pense qu’on peut dire ça, et je pense qu’on peut dire que le rapport qu’une mère a en elle-même par rapport à ces deux dieux, passe peut-être dans sa voix, peut-être dans sa voix – j’en suis même presque sûr –, qu’une mère transmet par le son de sa voix, pas par ce qu’elle dit, que dans le son de sa voix, l’infans entend la souffrance maternelle. La façon dont la mère a souffert et souffre encore de son propre traumatisme – je pense qu’elle ne le sait pas –, mais s’entend dans sa voix. Je pense qu’un tout petit, un bébé, une des choses qui le font le plus souffrir, c’est d’entendre la souffrance maternelle. Et à travers la souffrance maternelle, il y a la façon dont cette mère a rencontré le conflit tragique, le conflit qui a en elle les deux tonalités fondamentales, et comment elle a traité ce conflit tragique : est-ce qu’elle a réussi ou est-ce qu’elle a totalement échoué ? Il est possible que l’échec radical de la mère devant le conflit tragique s’entende dans les sons qui parlent en elle. Et la résolution qu’elle avait ou pas de son rapport au tragique est quelque chose qui transmet comme ci ou comme ça le conflit tragique, c’est-à-dire d’une façon vivable ou d’une façon invivable.
Marc Darmon — Tu veux dire qu’on pourrait envisager par exemple une forclusion dans l’articulation tonale de la voix de la mère ?
A. Didier-Weill — Oui, tout à fait !
M. Darmon — Peut-être Marie-Christine ?
Marie-Christine Laznik — Je ne peux pas sur le vif répondre comme ça, rebondir là-dessus, mais il y a quelque chose sur lequel je voulais rebondir, c’était sur Dionysos du début que tu reprends là. J’avais l’impression que tu nous proposais Dionysos au début comme quelque chose qui pourrait être un traitement contre ces surmois. Ça m’est venu comme ça, mais comme tu ne l’as pas repris à la fin.
D’abord la première chose est une anecdote : j’ai appris moi, que en 2015, tu parlais de traces… j’ai appris que Zeus était un dieu Thrace. Il y a une grande expo au Louvre cette année sur les Thraces, avec un Th, les Thraces, et j’ai découvert que c’était un dieu thrace qui est antérieur donc à la civilisation grecque, et effectivement, à Sofia, on en parle beaucoup. Quand on va travailler en Bulgarie, on est confronté au dieu thrace. Mais ce que je voulais comprendre mieux, c’est quand même quelque chose du côté de la jouissance si j’étends bien, chez ce dieu, parce qu’on boit et on danse. Il y a peut-être une injonction de jouissance quand même. Est-ce qu’il y aurait là quand même quelque chose qui nous ramènerait vers ce troisième surmoi plus négociable, plus bonhomme comme tu dis, du Che vuoi ?, parce qu’il y a peut-être une dimension d’injonction de jouissance là ? J’essayai de comprendre comment tu articulais Dionysos aux trois surmois.
A. Didier-Weill — Oui je pense que Dionysos, les traces qu’il propose c’est l’ouverture d’un type de jouissance, qui est de l’ordre de la jouissance de ce que Lacan nomme l’Autre jouissance, d’une certaine jouissance qui ouvre à la sublimation, une jouissance de l’ordre de la sublimation. C’est-à-dire, oui, Dionysos donc était d’un certain côté un bon vivant : il dansait, il chantait, et en même temps c’est très intéressant, parce qu’il rendait fou les gens qui ne reconnaissaient pas sa divinité. Autrement, c’est assez particulier, le seul acte cruel qu’il fait, c’est envers ceux qui ne reconnaissent pas sa divinité, et la punition c’est qu’il les rend fous.
M.-Ch. Laznik — Parce que ton deuxième surmoi est parfait pour comprendre ce qui se passe avec Daesh. Ces jeunes qui partent pour tuer tout le monde, là, sont complètement pris dans ton deuxième surmoi. La première chose qu’ils font quand ils prennent une ville, c’est d’interdire la danse, la chanson, le musique, le chant, tout ça est immédiatement interdit comme dangereux.
A. Didier-Weill — Oui
M. Darmon — Est-ce que dans la salle il y a des questions ou des remarques ? Oui, Jean-Jacques.
Jean-Jacques Tyszler — Bon, j’ai bien aimé là votre propos, mais je voulais vous poser une question sur ce qui est venu à la toute fin, qui serait en quelque sorte une lecture de la clinique, qui assez curieusement pour moi se ferait uniquement sur deux générations. C’est-à-dire là, quand vous expliquiez les effets, là, forclusifs liés à la présence du Nom-du-Père directement engendré dans les modulations de la voix maternelle. Alors c’est une question que je souhaiterais vous poser, parce que jusqu’à présent, cette lecture écrasée uniquement sur deux générations, on peut entrevoir, Freud en donne des exemples comme Lacan, dans l’ordre des névroses de transfert. Pour ce qui est de la psychose, il y avait un paradigme sur lequel moi je suis resté, c’est que Lacan dit qu’on ne peut pas établir une chronologie de ce type, il faudrait au moins convoquer, disait-il, trois générations. C’est-à-dire qu’il n’y aurait pas un temps chronologique comme ça. Parce que… enfin je pousse le propos d’une manière un peu provocatrice. Parce que si ce que vous dites est vrai, il va de soi qu’il faudrait proposer une prévention, comme Marie-Christine le fait pour l’autisme, à savoir il faudrait des actes préventifs immédiatement dans les services enfants adressés à la question de la psychose infantile. Donc ça m’étonne un peu, parce que j’en étais resté sur ce paradigme qui je dois dire cliniquement reste vrai. Parce qu’on en voit souvent des parents paranoïaques ou mélancoliques, et Dieu sait que leurs enfants actuellement ne sont ni mélancoliques, ni paranoïaques. Donc le fait d’écraser la forclusion, dite du Nom-du-Père, sur une strate aussi segmentée là de la vie chronologique, pose un sérieux problème ’analyse logique au père. C’est une question un peu massive, mais comme vous le synthétisiez comme ça terriblement sur la fin, j’en étais un peu étonné.
A. Didier-Weill — Non, à la fin, quand j’ai répondu à mon ami Darmon, le fait de dire qu’il peut y avoir une passation du signifiant paternel par la mère, ça peut être le père de la mère, donc on est tout de suite là dans trois générations, au moins, pour ce qui se fait de la transmission du père, si on s’accorde sur le fait que la mère est pour beaucoup transmettrice de la métaphore paternelle. Ceci dit, sans aller jusqu’à Dolto qui pensait qu’il fallait quatre générations pour penser la psychose, je n’ai pas eu l’occasion, ce n’était pas du tout mon objet aujourd’hui, mais j’aurais pu le faire, c’est de ramener le mythe d’Œdipe à une dimension beaucoup plus complexe que le complexe d’Œdipe nous a passée, c’est-à-dire un Œdipe en rapport avec son père, son père étant un… Et en fait quand on regarde de plus près les mythes comme Lévi-Strauss nous convie à le faire, eh bien, Lévi-Strauss nous convie à remarquer qu’Œdipe il est le petit-petit-neveu de Dionysos. C’est-à-dire qu’à l’époque où à Athènes on jouait Œdipe Roi, les Athéniens qui allaient voir cette pièce, ils allaient voir Œdipe qui était en scène. À travers cet Œdipe il y avait le mythe d’Œdipe, mais bien plus profondément, il y avait le fait qu’Œdipe était le descendant du créateur de la tragédie qui était Sophocle. C’est-à-dire que la tragédie implique de ce fait, en tout cas dans le cas d’Œdipe, quatre ou cinq générations pour voir une certaine éclosion des générations dans la personne d’Œdipe.
Mais je crois que la dimension du son, de ce qui consonne et de ce qui sonne, est très efficace dans la transmission des signifiants. Et d’ailleurs Lacan, dans un des séminaires les plus anciens, il évoque la transmission du réel à travers le fait qu’il y a pour lui – il s’oppose en cela aux analystes anglais –, qu’il y a pour lui l’idée du corps qui résonne face au réel. Donc ça, cette résonance, c’est assez énigmatique, mais sans doute que c’est quelque chose qui fonctionne. Et ce qui conduit à fabriquer des symptômes extrêmement étranges, je pense que la transmission par ce qui sonne dans les voix, je ne sais pas si on peut les compter, mais en tout cas il y en a plusieurs, ça vient du fond des âges.
Jeanne Wiltord — Je voudrais poser une question : comment tu pourrais articuler ce que tu as dit qui résonne, que l’infans entend dans le son de la voix de la mère, comment l’articulerais-tu avec lalangue, c’est-à-dire que se dépose cette alluvion de jouissance que charrie la langue.
A. Didier-Weill — Je l’articulerai comme vous venez de le faire. Il y a aucun doute que la langue est ce qui transmet la résonance. Et d’ailleurs, je pense que Lacan a fait une remarque qui n’a pas été reprise, mais que je trouve très profonde, c’est quand il parle de l’écho de l’infans avec sa mère, et il dit, Lacan, qu’il faudrait entendre non pas fort-da, mais o-a. O-a, c’est beaucoup plus proche de lalangue que fort-da. C’est vraiment de la musique o-a.
Charles Melman : Conclusion
Merci beaucoup Alain.
Ce qu’à propos de ton exposé, qui est chaque fois très instructif, ce que je voudrais faire remarquer, c’est que la Bejahung, n’est-ce pas, comme tu l’as évoquée, est suivie, et c’est le titre de cet article, par le processus de la dénégation, de la Verneinung, et que de façon paradoxale, ce qui va affirmer la validité de ce qui a été ainsi incorporé, puisqu’il s’agit d’un processus d'incorporation, c'est la négation. C’est-à-dire que ce n'est pas en disant : « Ah oui, c'est bien ça ! » que je serai dans le vrai, mais c'est en disant : « C'est pas ça du tout ! » que je suis dans le vrai. Ce qui laisserait entendre dans l'interprétation lacanienne, que dans ce processus d'incorporation, ce que j'ai absorbé avec cette Bejahung, c'est cette instance majeure, qui fait que je vais désormais avoir affaire à un monde où c'est parce que c'est pas ça que c'est ça. Autrement dit la fiction que l'on a évoqué à propos de Bentham, fiction que Lacan appelle le semblant, mais ceci pour porter simplement l'attention sur ceci, c’est que dans ce processus, ce qui reste inapparent, c'est que ce qui est véritablement (et là encore je me sers du terme de vrai) incorporé, c'est cette instance. À mon insu bien sûr ! Et qu’elle va poser bien sûr les problèmes de l'identification, puisque désormais moi-même, dans mes identifications, c'est parce que je ne serai pas ça que je serai ça. Ce qui laisse évidemment dans le rapport à l'instance idéale…, je n’introduis pas le terme de surmoi dont tu t’es servi de façon essentiellement différente, c’est-à-dire dans le registre du scopique, mais ce qui me laisse évidemment dans une perplexité existentielle, si je puis dire, par rapport à l'instance idéale, puisque si lui est dans le réel, si cette instance idéale est bien dans le réel, c'est-à-dire si elle est vraiment ça, moi je ne suis jamais ça qu'en n’étant pas ça. Ce qui, comme nous le savons, ne manque pas de procurer quelques petits tourments. Comment être ça ? Ça se déchiffre à tous les étages bien sûr ! Et je vais intervenir d'une façon qui va se trouver bizarrement en résonance avec ce que tu as abordé, quoiqu’étant apparemment différent, et cependant il va s'agir de la même chose.
Pour se faire, je commencerai, à titre d'exemple, par une séance de l'analyse de l'homme aux rats, l'une des dernières séances qui me paraît exemplaire.
L'homme aux rats, dans sa séance, il dit qu'il a faim. Ernst Lanzer, on va l'appeler par son nom. Ernst Lanzer, il dit qu'il a faim. Et comportement, comme nous le savons, intrigant de Freud, et qui n'est pas dans les canons de l'intervention analytique, il va à la cuisine et il lui ramène un hareng. Il aurait pu lui ramener un cheese-cake, voire un morceau d'escalope viennoise, il lui ramène un hareng !
La séance suivante est absolument remarquable, parce qu’Ernst arrive complètement perturbé. D’abord, parce qu’il a fait un rêve horrible où il a vu Anna, la fille de Freud, avec des crottes à la place des yeux, et que d'autre part, sur mode quasiment persécutif, il est persuadé que Freud veut le marier à sa fille, celle qui a des crottes à la place des yeux. Cette pauvre Anna !
Comment ? Quel rapport ? Comment peut-on expliquer ce genre d'émergence dramatique ? Comment l’expliquer ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Il se trouve, comme nous le savons, que hareng ça se dit Hering, et que dans ce mot que nous allons lire à la lacanienne – je préciserai les modalités de cette lecture –, nous déchiffrons tout de suite le Herr (monsieur) et le Ring (l'anneau). Monsieur, l'anneau, mettez-vous ça bien dedans ! Oui. C'est-à-dire que ce qui lui vient là de l'Autre et qui s'impose à lui, et qui est une production bien entendu de son inconscient, une lecture faite de ce qui lui a été invité à être bouffé, à être incorporé, il est bien évident qu'il en fait une interprétation délirante, comme toutes nos interprétations de ce qui vient de l'inconscient et qui s'impose à nous !
C'est bien là où Lacan dit que la psychanalyse est un délire ! Le délire, c'est ce qui venant de l'Autre s'impose irrémédiablement à nous, et l'inconscient en est bien évidemment l'une de nos manifestations je dirais délirante, habituelle. S'il existe un délire scientifique, c'est bien évidemment qu’à la place de ce qui nous vient de l'Autre, nous sommes parfaitement en mesure de mettre la science.
Il se trouve que l'analyse n'est pas scientifique. Pourquoi ? Elle n'est pas scientifique, parce que le propre de la démarche scientifique, c’est qu’à l'application d'une méthode, la même, s’observe un résultat toujours identique. Ce n'est pas le cas en analyse. Je peux appliquer à mes patients une attitude scientifique parce qu'inspirée de Lacan, je pense qu'elle est rigoureuse, scientifique, le résultat ne sera pas toujours le même. Ce qui implique cette supposition que chacun relève d'une organisation subjective dont la géométrie est personnelle. Et il est bien évident que nous ne sommes aucunement préparés les uns et les autres à tenter de figurer dans un espace ce qu'il en serait des particularités de cette géométrie. Lacan dit que la psychanalyse c'est ou bien un délire – j'essaie d'expliquer pourquoi –, ou bien une manifestation de débilité. La débilité c'est de ne pas faire objection au discours. Alors le terme d'objection a ici tout son sens, puisque le propre du discours, c'est justement de fonder la relation à autrui sur la perte de l'objet. Ce dont chacun de nous… comment dirais-je ?… de façon éminemment et joyeusement masochique, nous nous contentons avec une belle résignation. Il est convenu au départ, avec le discours lui-même, que nous nous rencontrons ensemble sur ce qu’est la perte de l'objet, perte d'autant plus évidemment rendue complexe par le fait que chacun des deux est susceptible de relever d'un objet qui est, dans sa géométrie propre, pas du tout identiquement construit. Je crois que dans ce séminaire, à propos duquel j'ai beaucoup admiré, je dois dire, le travail difficile qui a été produit au cours de ces journées que vous avez faites, je l'ai beaucoup admiré parce que je dirais nous avons pataugé en rythme avec celui de Lacan lui-même. Nous ne savons pas quel est l'objet qui anime sa recherche dans ce séminaire. Nous ne savons pas quelle est sa méthode. Le sol se dérobe sans cesse sous nos pieds du fait du renversement du tore, du retournement du tore. Et enfin, ce qui me paraît encore bien plus contrariant, c’est qu’il n’y a pas d'adresse, c’est-à-dire qu’il n'y a pas de discours, c'est pas organisé par un discours. C'est même très curieux à cet égard la texture de son propos.
Alain Didier-Weill — Tu veux dire dans ce séminaire-là ?
Charles Melman — Ouais ! Là où tu interviens.
A. Didier-Weill — Là plus que dans d’autres séminaires ?
Ch. Melman — Absolument ! Je crois même que c'est le premier où c'est comme ça. Et c’est d’ailleurs celui où précède le moment où il va rester le dos tourné à la salle et à faire ses gribouillis sur le tableau. Est-ce que quelqu'un peut dire qu'il se trouve interpellé, accroché ? On a plutôt le sentiment qu'il dit : « Tirez-vous ! »
Je crois que le terme qui pourrait nous donner néanmoins un certain axe pour aborder ce séminaire, c'est celui d'incorporation. L'incorporation, c'est une affaire qui dans sa simplicité est extrêmement complexe. Elle est extrêmement complexe, puisqu'il s'agit de faire passer dans le réel, dans le corps, c'est-à-dire dans le réel, ce qui se trouve à l'extérieur. Le principe imaginaire de l'incorporation. Or, la seule procédure que nous connaissions quant au passage dans le réel d'éléments venus de l'extérieur, c'est le refoulement. Et voilà qu'il y a un processus physiologique éminemment premier et qui va être décisif pour le sujet, et qui semble un processus je dirais qui n'interroge pas. Comment ça se fait qu'on va retrouver dans le corps ce qui était dehors, ce qui était à l’extérieur ? Car je me permets quand même cette remarque : l’essentiel de la pathologie se situe justement dans le rapport du Un avec le corps, c’est-à-dire l'objet petit a, avec ce qui va faire corps.
Toutes les difficultés que nous rencontrons aussi bien dans la clinique, que dans la… on pourrait dire aussi bien dans la vie sociale ou conjugale, etc., se trouvent liées à ce paradoxe d'un rapport impossible entre le Un et l'objet petit a.
Comment est-ce que ça peut marcher ? On va savoir que l'éducation, la danse dont tu parlais si bien, les exercices… comment ça passe du signifiant au corps ? Comment ça se fait que le corps va marcher ou non sous l'injonction du signifiant ? Que ce signifiant vienne de S1 ou qu’il vienne de S2 ! Comment ça se transmet ou quel est l'engrenage ?