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Extrait de la présentation d’un colloque qui a eu lieu à Athènes le 7, 8  et 10 Novembre 2014, co-organisé par l’UFR d’études psychanalytique de l’université Paris-Diderot et la faculté de psychologie de l’Université d’Athènes

Le terme ‘crise’, depuis Hippocrate,  était étroitement lié au fait que la maladie s’achemine vers la guérison ou vers la mort au travers d’une crise. Le corps était perçu différemment selon les époques, mais depuis toujours sa perception  était liée à la structure du discours. Actuellement, la signification de la phrase  ‘crise du corps humain’ est en relation avec le progrès  de la science, les avancées techniques  et l’évolution de la médecine. Ceci dans la mesure où le corps est devenu un objet malléable, ayant de nouvelles capacités par l’usage des substances, par des prothèses, par la procréation médicalement assistée, par la possibilité de changement de sexe, et ainsi de suite. L’homme devient ainsi un surhomme, avec des qualités qui étaient attribuées, jadis, seulement à Dieu. C’est à dire que la crise du corps ne se limite plus à la maladie aigue, mais tend à devenir chronique. Plusieurs maladies, qui avaient un aboutissement rapidement fatal, tendraient désormais à se perpétrer durant des décennies, comme le SIDA et plusieurs formes de cancers et de maladies auto-immunes. Nous ne pouvons que nous réjouir de ce progrès de la médecine.

Pourtant, comme revers de la médaille cette nouvelle forme de crise du corps est en relation avec une crise généralisée du symbolique, c’est à dire de ce qui constitue une forme de limite pour l’homme, qui n’est pas n’importe quelle sorte  de limite, mais  la forme de limite par excellence dans la mesure où l’homme est un être parlant, un ‘parlêtre’. Or, si le névrosé, dira Lacan,  habite le langage, le psychotique, lui est habité, possédé par le langage et, c’est cette condition spécifique qui fait que  le corps devient si fréquemment inquiétant, et  est ressenti comme étranger par le psychotique. Les maladies aussi rendent notre corps non familier. Mais, de nos jours, les progrès technologiques - avec les appareils qu’il nous octroie, l’inflation de l’information et, parallèlement, l’évolution de la médecine - forment une nouvelle situation, dans laquelle notre propre corps ou le corps des autres, du nouveau né prématuré pour ses parents par exemple, devient non familier et inquiétant.

La crise financière et monétaire est une autre version de la perte de la limite symbolique, avec la création d’une monnaie  fictive. Pour le dire de manière percutante, à notre ère, ce qui devient techniquement  possible devient, par une étrange conséquence, enviable. Pour ne parler que des quelques traits de notre époque qui concernent le corps : La violence à l’école et dans la cité, une nouvelle attitude face à  la mort (euthanasie, affaiblissement des rituels qui l’accompagnent, comme les expositions de cadavres) l’inflation des addictions de toute sorte, l’apparition de nouveaux symptômes (anorexie masculine, enfant hyperkinétique), le crédit fait aux solutions totalitaires, la montée du racisme, l’exigence de transparence, le poids de masse média, l’inflation de l’image : le succès par exemple du Facebook qui renvoie – déjà comme terme – plus à la personne en tant qu’image, qu’au sujet. Chacun aborde les autres et est abordé par les autres, à travers l’image et non pas en tant qu’effet d’une narration ou d’un contexte symbolique particulier. L’image prend ainsi la place qu’avaient les mots – comme le confirme l’apophtegme – une image vaut  mille  mots. Celle qui monte sur l’internet est une image malléable à volonté, autoplastique, comme  le corps propre l’est devenu aussi. L’idéal de l’image tend à remplacer celui qui résultait des identifications symboliques, avec comme  différence que, ces dernières  imposaient une limite hétérodéterminée, tandis que, les personnes, actuellement, sont conviées à déterminer -  elles mêmes -  tant les limites entre elles que celles de leurs corps propre. Autodétermination qui a, bien sûr, des aspects intéressants, quant aux  possibilités, par exemple, de rencontres avec autrui.

L’absence de limite symbolique est devenue particulièrement sensible par l’absence du manque et, encore plus, par l’impression que la jouissance est obligatoire. Ceci ne signifie pas, bien sûr que, dans les sociétés orientées par les idéaux occidentaux, il n’y ait pas de pauvreté, mais que la jouissance prend un caractère obsessif. L’épidémie de consommation de nouvelles drogues à bas prix, dans les quartiers pauvres des grandes villes, est un exemple de cette combinaison paradoxale. La boulimie de toute sorte, alimentaire ; inter nautique, les nouvelles addictions à des substances, les scarifications de la peau surtout chez les jeunes en quête d’un passage  à l’âge adulte, ont affaire  avec ceci : là où il n’y a pas de limites symboliques, l’homme se tourne vers les limites biologiques du corps, ou doit inventer une autre sorte de limite. Cette inventivité a certainement aussi de l’intérêt, pour qu’on ne soit pas catastrophiste.

Nous en sommes qu’au tout début des applications des possibilités que donne la génétique : du dépistage des gènes  qui vont provoquer une maladie après quelques décennies, de la possibilité de la création de  clones d’une partie ou de la totalité d’un organisme jusqu’aux nouvelles thérapies géniques. Nous nous rendons compte que ces nouvelles possibilités  techniques ne seront pas disponibles - en termes d’égalité - aux diverses populations du globe,  mais selon une pyramide qui sera de plus en plus étroite. La procréation médicalement assistée est un exemple des abus qui sont en cours, ou qui risquent de se produire ; de la fertilisation de femmes d’un âge très avancé, jusqu’à la transplantation provisoire d’un utérus à but de procréation, ou le choix du sexe de l’enfant, voire de ses qualités géniques : une nouvelle forme d’eugénisme !

La médecine esthétique est la pratique la plus connue parmi une série de pratiques médicales qui ne concernent plus des malades ou, tout du moins, les malades sont peu nombreux en comparaison avec la totalité de leurs usagers. Toute une gamme de pratiques médicales n’a pas comme objectif la guérison d’une maladie mais le meilleur fonctionnement, ou même, la surcompensation d’un handicap. La psychiatrie est une spécialité qui est devenue un champ privilégié pour ce type de pratiques : avec l’usage immodéré de psychotropes dans des situations où la douleur psychique fait partie de la vie, comme le deuil, ou l’angoisse et l’humeur dépressive qui sont en rapport avec des problèmes et des conflits psychiques, lesquels pourraient trouver une solution  plus adéquate et créative à travers des processus comme la psychanalyse.

Le corps depuis toujours était en malaise dans la civilisation mais dans chaque période d’une manière différente. Si Freud, par exemple, parlait du malaise comme une conséquence de l’oppression de la vie sexuelle, la libération des mœurs sexuelles,  qu’il l’a suivie,  pour une part en rapport avec cette idée freudienne, provoque un nouveau type de malaise ; lequel a affaire non pas avec le manque de satisfaction, mais avec, je me répète, le manque du manque. Le malaise précèdent, où le symbolique opprimait par ses restrictions,  était-il meilleur que le malaise actuel de la tyrannie de la jouissance sans limite, de l’inflation de l’image et de l’individualisme ? Chaque type de malaise, individuel ou collectif, conditionne, comme le revers de la médaille, des forces créatives qui, de nos jours, ont affaire surtout avec les technosciences.

La tendance à la dénonciation et encore pire à la persécution d’un groupe  particulier qui appartient à une race et  la revendication d’une pureté ethnique, culminent durant des périodes de crise, d’abord  sociale mais aussi financière. Le racisme n’est certainement pas un phénomène récent, même si certaines composantes de ce phénomène  se trouvent favorisés par le malaise actuel. Le bouc émissaire se charge du malheur et son ostracisme donne au groupe un sentiment d’unité identitaire, là où les identifications symboliques se trouvent en crise. Cette identité iconique - que nous  remarquons aisément dans l’homogénéité du style des personnes de groupes racistes - est en relation, bien sûr, avec l’importance qui est accordée actuellement à l’image.

Le corps trans n’est pas une nouvelle problématique mais c’est pour la première fois qu’il est revendiqué et devient un droit. C’est à dire que chacun peut choisir son sexe, soit seulement en ce qui concerne son identité, c’est à dire de se faire nommer homme ou femme, ou même de sexe indéterminé ; soit encore de changer les caractéristiques  de son sexe  quant à son  apparence vestimentaire ou même quant à son anatomie. L’absence d’une limite symbolique est encore perçue ici, comme la revendication de disposer de son corps selon sa propre volonté, sans limite. Une forme extrême de cette volonté serait la vente des organes.

Yorgos Dimitriadis

   

Notes