Si la science, nous dit Lacan dans Radiophonie, en 1970, est une « idéologie de suppression du sujet », le sujet de la science, par contre, comme nous avons pu l’entendre excellemment énoncer par Christian Fierens lors d’une remarque intercurrente au cours du dernier séminaire d’été, fait quant à lui ses découvertes par hasard.
Qu’en serait-il alors du sujet de l’Inconscient, déterminé, pour sa part, par la frappe incessante et récurrente de ses déterminismes, logés dans le trésor des signifiants, et qui ne se révéleront à lui que dans les rêts de la parole et du langage, comme dans ses actes dits manqués ?
L’histoire des médicaments psychotropes, ces médicaments du psychisme et du cerveau, vaut à cet égard, d’être contée.
Les psychiatres sont censés, pour l’avoir appris durant leurs études, connaître le mode d’action des médicaments qu’ils prescrivent.
Un livre grand public, déjà ancien, publié en 1987, Les drogues et le cerveau, de Solomon Snyder, aux Editions Pour la Science, en dresse pour le néophyte curieux un tableau tout à fait satisfaisant, malgré son absence de réactualisation.
Mais l’Université, promotrice de science par vocation et destination, ne songe pas à transmettre à ses étudiants l’histoire de ces découvertes.
En effet, et en toute justesse, elle ne saurait supporter l’émergence d’un savoir qui échapperait à la rigueur et à la logique du raisonnement.
Les sciences neuro-cognitives, ainsi sanglées, devraient cependant s’intéresser plus souvent qu’elles ne le font, à certain nombre de découvertes scientifiques, attribuées miraculeusement au hasard, à la chance, à l’erreur, ou à la malchance.
Cet imprévu est cependant connu sous le terme de sérendipité, anglicisme de serendipity, terme créé en 1754 par Sir Horace Walpole, en référence à un conte The three princes of Serendip, Serendip étant l’ancien nom d’origine arabe de l’ile de Ceylan, et dans lequel les trois princes de Serendip, tout au long d’une enquête policière ébouriffante, ne cessent de découvrir des choses qu’ils ne cherchaient pas.
L’histoire de l’application de la phénothiazine et de ses dérivés au traitement des psychotiques, dans la mesure où il s’agit d’une découverte française, qui se déroula principalement à l’hôpital Sainte-Anne, est, pour ces raisons cocardières, généralement assez connue et répandue.
Synthétisées pour la première fois dès 1883, par le chimiste allemand August Bernthsen dans le cadre de recherches sur les colorants chimiques, elles furent d’abord étudiées successivement comme insecticide, comme vermifuge, puis contre la malaria, sans grand succès, par les américains durant la guerre du Pacifique, et expérimentée dès 1943 à Sainte Anne, par Georges Daumezon et Léon Cassan dans le traitement des accès anxio-dépressifs.
On sait qu’Henri Laborit, chirurgien de la marine, avait pris l’habitude, au début des années 50, avec son collègue anesthésiste Pierre Huguenard, incroyable baroudeur, fondateur du SAMU en France, et dont on lira l’ouvrage autobiographique Mes combats pour la vie « Du maquis au Samu », de se rendre chez le Professeur René Hazard afin de se procurer de nouveaux curares d’origine naturelle, qui avaient pour effet de calmer les agitations aigues en provoquant la paralysie des muscles, et qu’ils utilisaient en combinaison avec divers composés narcotiques, antalgiques et sédatifs, dans la composition desquels la phénothiazine entrait.
Laborit avait constaté que les patients soumis à ce traitement présentaient un état d’indifférence à leur environnement qui fut par la suite appelé ataraxie.
Lorsqu’il reprit ses essais à l’hôpital Sainte Anne, dans le service de Jean Delay et Pierre Deniker, il n’était cependant pas question que cette thérapeutique puisse être utilisée seule, mais uniquement comme adjuvant des moyens de l’époque, qui se limitaient à pas grand-chose : Electro-chocs, narco-analyse, neuro-chirurgie, et la cryothérapie, qui était une sorte d’hibernation des patients par un froid artificiel.
Si l’histoire a retenu les noms de Deniker et de Delay, tout le monde a oublié que c’est par le plus grand des hasards que la phénothiazine a pu prendre son envol autonome, et que les anciennes méthodes ont été définitivement reléguées, même si ce raisonnement serait, quoiqu’il en soit, venu plus tard.
C’est Jean Thuillier, alors directeur de l’unité de pharmacologie, dans un article paru dans un bulletin de l’Association des amis du musée et du Centre historique de Sainte Anne (Découverte de l’action neuroleptique de la chlorpromazine 4560 RP à l’hôpital Sainte-Anne), qui rend à César son rôle occulté.
Un samedi matin alors qu’il était de garde à Sainte Anne, il se rend faire la visite réglementaire des agités hommes au pavillon Jouffroy : des patients sous cryothérapie. Il s’aperçoit que leurs vessies de glace sont tièdes, et que les patients ne sont plus en état d’hibernation. Pour des raisons pratiques, il était impossible aux infirmières de remplir quarante vessies de glace quatre fois par jour, et elles ne les changeaient que deux fois. La glace avait complètement fondu bien avant d’être remplacée. Les patients étaient cependant parfaitement calmes. Thuillier signala son Eureka à Deniker, qui signa quelques semaines plus tard une publication avec Delay et Harl sur la chlorpromazine utilisée seule et à fortes doses dans des manifestations psychotiques aigües.
Mais le rappel de cette anecdote, tout amusant soit-il, n’illustre cependant pas la moindre présence du sujet de l’inconscient dans la découverte scientifique, qui est l’objet initial de mon article.
C’est ici qu’intervient Leo Sternbach.
En 1952, alors que la découverte de la chlorpromazine fait le tour du monde, le laboratoire pharmaceutique Hoffmann Laroche, éternel concurrent de Rhône Poulenc, saisi par la fièvre concurrentielle des laboratoires connue sous le nom de « me too », c’est-à-dire « moi aussi », demande à son directeur de la chimie, Leo Sternbach d’obtenir un produit de synthèse présentant une activité tranquillisante comparable à la chlorpromazine.
Ce dernier, reprenant un travail entamé durant ses années d’étude post-doctorales avant-guerre à Varsovie, introduit les chaines carbonées et aminées de la chlorpromazine sur un squelette tricyclique différent. Malheureusement, et malgré les travaux engagés, ce produit se révèle totalement inactif. Trois ans plus tard, en 1955, il reprend une seconde série d’essais, également infructueux. En 1957, convaincu d’avoir passé trop de temps, il abandonne définitivement toute recherche à ce sujet, et décide, avant de passer à autre chose, de ranger et remettre en ordre son laboratoire. C’est dans le moment de cette frénésie de rangement qu’un de ses collaborateurs, Earl Rider, tombe sur deux flacons relégués sur un coin d’étagère, un composé et son sel, un chlorhydrate, issus de la seconde série d’expériences préparées deux ans plus tôt. Ce composé n’avait subi aucun test pharmacologique, puisque Sternbach et son équipe avaient définitivement tourné la page, et s’apprêtaient à se préoccuper de problèmes tout différents.
Sur l’insistance d’Earl Rider, Sternbach envoie tout de même ces flacons oubliés au Dr Randall, directeur du département d’essais pharmacologiques pour tester d’éventuelles propriétés tranquillisantes.
Le test réalisé de routine et sans enthousiasme s’avère très vite concluant. Confronté aux substances de référence potentiellement tranquillisantes, le méprobamate, la réserpine, la chlorpromazine, le sel étudié s’avère posséder des propriétés bien plus efficaces, imposant à Sternbach de revenir et réétudier toute affaire cessante son activité. Ce fût la découverte d’une nouvelle classe de tranquillisants, les benzodiazépines.
Entre 1969 et 1982, ce furent les produits les plus prescrits de toute l’histoire des laboratoires pharmaceutiques dans le monde, faisant gagner à Roche près de 600 millions de dollars par an…Plus de deux milliards (2,3 exactement…) de comprimés de Valium © furent prescrits, rien qu’aux Etats-Unis en 1978.
L’histoire de Franck Berger, pour sa part, témoigne d’un destin différent.
Employé comme microbiologiste durant la seconde guerre mondiale au British Drug Houses Ltd de Londres, il travaille sur les micro-organismes responsables de la dégradation des effets antibactériens de la pénicilline. C’est au cours de ses tests, en plein blitz, rappelons-le, qu’il arrive à isoler un inhibiteur de croissance de ces micro-organismes, la méphénésine, qui a pour propriété supplémentaire de préserver la pénicilline en solution. Mais plus intéressant encore, injectée chez la souris et d’autres animaux de laboratoire, elle procure apaisement et relaxation musculaire tout en affectant ni la respiration ni le rythme cardiaque. Entre temps, un meilleur inhibiteur de la croissance est découvert par le Pr Amedeo Bondi, du laboratoire de bactériologie de Philadelphie, et les recherches s’arrêtent. Franck Berger est affecté à d’autres missions.
En 1946, dans un article paru dans le British Journal of Pharmacology, Franck Berger signale les effets tranquillisants inattendus de ce composé, qui sera adopté par les anesthésistes et chirurgiens du monde entier pour stimuler une relaxation musculaire durant leurs opérations.
Puis il quitte la Grande-Bretagne pour les Etats-Unis, en 1947, avec en tout pour tout, un « visa et cent livres sterling en poche ».
Là, il poursuit inlassablement ses recherches sur la méphénésine, dans le cadre d’un laboratoire pharmaceutique qui accepte de le recruter, quasi-inconnu, du nom de Carter-Wallace. Après avoir réalisé une centaine de composés successifs, il arrive à synthétiser une molécule dont la durée d’action est huit fois supérieure à celle de la méphénésine, trop instable, et à faire réaliser un essai clinique à l’hôpital psychiatrique du Mississipi. Le méprobamate ainsi obtenu améliorait l’état psychique de 80% des patients, et en guérissait 3% (selon les critères de l’époque).
Il lui fallut encore batailler un certain temps pour faire admettre par ses employeurs l’utilité de sa molécule, qui ne fut commercialisée qu’à partir de 1955.
De 1955 à 1960, le méprobamate (Equanil ©) fût le seul anxiolytique existant, rapportant près de 200 millions de dollars par an au laboratoire Wallace qui le commercialisait.
Cette histoire ne pourrait être que l’histoire ordinaire de découvertes scientifiques qui devinrent des blockbusters de l’industrie pharmaceutique. Il y en de nombreuses autres, dans tous les domaines de la découverte des traitements des maladies, à commencer par l’histoire de la découverte de la pénicilline, ou de l’insuline, du Viagra ©, ou du controversé baclofène témoignant de l’audace et du courage, et de la ténacité qu’il faut généralement à un chercheur.
C’est Louis Pasteur, qui, commentant l’histoire des découvertes de hasard, évoquait qu’elles ne pouvaient venir qu’à un « esprit prêt à les accueillir… »
Que pouvait donc être cette sorte d’esprit intérieur chez Sternbach et chez Berger ?
Sternbach et Berger feignirent toute leur vie d’être dépassés par le succès et l’ampleur de leurs découvertes.
Et peut-être le furent ils d’ailleurs réellement.
Quelque chose cependant dans leur histoire personnelle, à chacun, nous met sur la piste de ce qui put faire l’essence de leur désir.
Leo Sternbach est né en 1908 à Abazzia, ville d’Istrie proche de Fiume et de la frontière italienne, à l’époque italienne, et aujourd’hui croate. Etudiant brillant à l’université de Cracovie, devenu pharmacien à l’âge de 21 ans, en 1929, il est très vite repéré par le Professeur Leopold Ruzicka, prix Nobel de chimie en 1939, qui l’embauche dans son laboratoire de Zürich, l’Eidgenösiche Technische Hochschule. Juif, il ne peut cependant y rester devant la montée de l’antisémitisme de cette époque, et Ruzicka arrivera à le faire embaucher par les laboratoires Roche à Bâle, laboratoires privés, qui avaient une politique beaucoup plus tolérante par rapport à leurs employés juifs, et allèrent même jusqu’à l’envoyer en 1941, à Nutley, aux Etats Unis, afin qu’il puisse poursuivre ses recherches.
Les juifs d’Abbazia, dont la famille et les parents de Leo Sternbach, qui ne purent avoir la chance de se cacher dans les maquis de l’Istrie ou en Italie, pourchassés à la fois par les nationalistes croates d’Ante Pavelic dès 1941, et par les nazis après 1943, furent exterminés en février 1944, comme en témoigne l’ouvrage en français de Gilbert Bosetti, ed. Ellug, Grenoble, 2006« De Trieste à Dubrovnik, une fracture de l’Europe », ainsi que l’ouvrage en italien de Teodoro Morgani Ebbrei di Fiume et Di Abazzia (1441-1945), Carucci éditeurRome 1979.
Franck Berger, dont les parents étaient également juifs, naquit quant à lui en 1913 en Bohême à Pilsen, dans l’actuelle République tchèque, où il fit ses études de médecine à Prague, diplôme qu’il obtint en 1937. Il réussit à s’enfuir de Tchécoslovaquie en compagnie de son épouse enceinte le jour même de l’entrée des Allemands, et de l’annexion du pays, le 15 Mars 1939. N’ayant réussi à obtenir un visa pour les Etats Unis, faute de quota disponible, il resta en Angleterre, où il fût recueilli par l’Armée du Salut, avant de travailler d’abord comme médecin généraliste dans un camp de réfugiés, jusqu’en 1941, puis dans le service de maladies infectieuses de l’hôpital de Manchester, et enfin de réussir à trouver ce travail de microbiologiste dont j’ai parlé plus haut chez Carter Wallace.
La communauté juive de Pilsen, était avant la guerre une communauté extrêmement nombreuse, dynamique, et organisée. On y trouve la plus grande synagogue d’Europe, après celle de Budapest. On estime à environ 260 000 le nombre de juifs tchèques exterminés durant la Shoah, nombre d’autant plus élevé que la plupart des juifs de Tchécoslovaquie se sentaient assimilés et à l’abri de tout danger.
Sternbach comme Berger ont pour point commun de n’avoir jamais parlé à ma connaissance en public, ni aux journalistes qui venaient les interroger de cette période qui vit leurs familles exterminées, ni de l’angoisse qu’ils ont eu à traverser durant cette même époque où ils se sont retrouvés sans nouvelles des leurs, et sans moyen de communication.
La lecture de l’interview de Franck Berger réalisée par Léo Hollister en 1995, alors qu’il était déjà âgé de 82 ans, et toujours disponible en ligne sur le site internet de l’American College of Neuro Psychiatry, ne nous apprend pas grand-chose sinon des repères biographiques déjà cités. Interrogé sur cette période où il eut à s’occuper de nourrissons atteints de diphtérie, il va même jusqu’à déclarer : « It was the most exciting experience of my life. »
Berger aurait dit avoir toujours été intrigué par les manifestations d’anxiété de ses contemporains : « Ils ne sont pas vraiment aliénés. Ils sont simplement super-excitables et irritables se créent des situations de crise au sujet de choses qui n’ont aucune importance. Quelle est la base physiologique de tout cela ? »
Quant à Sternbach, qui déposa près de 230 brevets de médicaments à son nom, et qui fut élu parmi les vingt-cinq personnalités qui ont le plus marqué le XXième siècle par le US News and World Report, il s’amusait des critiques à l’encontre de ses médicaments : « Peu de personnes, certainement pas suffisamment, gardent à l’esprit le nombre de suicides qui ont pu être évités, ou les mariages qui ont pu être sauvés par mes traitements. »
Dans ma pratique de psychiatre, j’ai fait le choix du logos, de la parole, car je sais ce que les psychotropes prescrits à mauvais escient peuvent masquer, entretenir, se rendre passivement complices, de situations d’oppression interne ou externe contre lesquelles la personne a à affronter, à se confronter et à se battre.
Mais je dédie ce texte, écrit le jour de Rosh Hashana 5778, du nouvel an juif, à la famille, aux parents, aux voisins et aux amis d’enfance et de jeunesse de Leo Sternbach et de Frank Berger, dont la plus grande partie, sinon la quasi-totalité a certainement été exterminée à Auschwitz dans les conditions que nul n’ignore, et dont je fais l’hypothèse que la trace vive de leurs fantômes n’a cessé de hanter l’improbable signifiant refoulé, et donc passé sous les dessous, de ces découvertes.
Thierry Florentin