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EPhEP, le24/04/2017

Le devoir d’assistance et de soins de l’Etat aux plus démunis et aux moins autonomes d’entre nous sur le plan psychique, que sont les psychotiques, a pris le nom, au cours du siècle dernier, de secteur psychiatrique.

Sa mise en place progressive durant ces soixante dernières années est une histoire dont les enjeux restent encore méconnus, au point que son utilité est régulièrement décriée et mis en cause, au bénéfice de ce que pourrait être une santémentalisation préventive - excusez le néologisme - une pratique citoyenne du bien-être psychique, dont on ne cerne pas très bien les soubassements, les articulations théoriques et cliniques.

Loin d’être une suite contraignante de décrets, de lois et de rapports, la mise en place du secteur repose sur une poignée de psychiatres novateurs, créatifs, imaginatifs, militants - beaucoup sont au parti communiste, mais pas tous - et dont les noms vont souvent revenir au cours de mon exposé,  Daumézon, Bonnafé, Le Guillant, pour citer les principaux, ceux de la première génération, mais il y en a d’autres, Tosquelles, Paumelle, etc…, dont on s’imagine de façon un peu faussée que leur vision a pris appui sur leur révolte morale, en 1945, face aux famines qui ont conduit à la mort de la moitié des malades mentaux hospitalisés, ce qu’on a appelé sous le terme d’extermination douce. Lisez par exemple l’ouvrage d’Isabelle von Bueltzingsloewen, La famine des hôpitaux psychiatriques sous l’occupation, paru chez Aubier en 2007.

En réalité, cette vision du « Plus jamais ça » n’est pas tout à fait exacte, car, on le sait moins, la politique, la doctrine du secteur ont commencé à s’élaborer sous le Front populaire, dès 1936, et ne fut interrompu que par la guerre.

Deuxième rectification, ou précision, nécessaire à souligner : ces pionniers n’auraient rien pu faire, contre la réticence d’une majorité de psychiatres de l’époque, contre l’establishment médical, sans l’engagement à leurs côtés d’administratifs très avancés dans leurs conceptions de la psychiatrie publique, des fonctionnaires courageux, qui l’ont payé d’ailleurs de leur carrière, ils furent tous démis par Marcellin, rôles sur lesquels on reviendra. Mais déjà je vous en donne les noms, Eugène Aujaleu, Directeur Général de la Santé, Marie Rose Mamelet, chef du bureau des maladies mentales - et dont au moins un hôpital de jour porte le nom, alors que on donne en général à une institution le nom d’un « grand » de la psychiatrie, ou d’un grand homme politique, local ou national. Là on a donné le nom d’une simple fonctionnaire directrice de bureau, Hôpital de jour Marie Rose Mamelet, à Chelles, en Seine et Marne. Il faut ajouter le nom  d’un jeune énarque Pierre Jean.

Cet engagement, cette écoute, des fonctionnaires chargés de la santé, et de la santé mentale particulièrement, est un moment historique absolument inouï en France, et je crois unique, qui doit être souligné comme tel.

Une anecdote pour illustrer cette engagement passionné des fonctionnaires: Dans les années qui précèdent la fondation de l’ASM XIII (il s’agit du secteur fondé pour le 13 ème arrondissement de Paris par Philippe Paumelle, avec René Diatkine et Serge Lebovici, et qui longtemps, bien que fonctionnant sur un mode associatif, et donc non public, fut la vitrine en quelque sorte du secteur psychiatrique puisque les gens venaient du monde entier s’imprégner du fonctionnement de l’ASM XIII) un  ministre, je ne sais plus lequel, en voyage officiel aux Etats Unis, se vit répondre par son interlocuteur, haut fonctionnaire d’Etat comme lui : « Vous autres les français, vous avez deux choses bien, la Caravelle - c’était l’époque dans les années 60, du rayonnement de l’aéronautique française - et le secteur... Tout le reste c’est bullshit ». Bon, je vous fais pas la traduction…, eh bien dans les années qui précèdent sa fondation, donc, l’histoire, c’est Simone Paumelle qui la raconte, veut que le directeur de la Sécurité Sociale d’alors, un de ses principaux artisans, Clément Michel ( un type formidable, entré comme simple guichetier avant la guerre à ce qu’on appelait à l’époque les Assurances Sociales), un des pères fondateurs de la Sécurité Sociale, est à ce point impressionné par les projets que Paumelle, alors simple médecin de l’OPHS, lui présente, qu’il annule tous ses rendez-vous de la journée, l’écoute jusqu’à tard dans la nuit, et convoque d’urgence à la suite de ces entretiens le Conseil d’administration de la Caisse Nationale des Organismes de Sécurité Sociale.

Vous imaginez aujourd’hui un directeur d’ARS faire une chose pareille face à un médecin farfelu qui lui expose ses projets en rupture avec le fonctionnement administratif habituel ?

Les psychiatres, là aussi, ne se montreront pas oublieux de leur dette, puisqu’ils donneront le nom de Clément Michel à un Hôpital de jour, dépendant de l’ASM XIII, et spécialisé dans l’accueil des enfants autistes.

Troisième précision nécessaire, avant de commencer, le secteur, ce n’est pas l’addition, l’amalgame, disait encore Philippe Paumelle, de l’hôpital et de ses satellites extra hospitaliers, CMP, hôpitaux de jour, CATTP, etc. ,structures extra hospitalières qui viendraient désengorger l’hôpital, mais sur une ré-articulation des lieux de soins, en fonction de l’état et de l’intérêt des patients.

 On assiste à une situation un peu paradoxale. Lorsque la doctrine du secteur s’étoffe, à partir de 1945, il n’y a pas de surencombrement hospitalier, la moitié des malades mentaux sont morts pendant la guerre, on vient de le dire, 115 000 malades hospitalisés en 1939, 65 000 en 45, et ce n’est qu’en 1963 que ce chiffre de 110 000 malades sera à nouveau constaté dans les hôpitaux psychiatriques, avec des patients étendus sur des matelas, voire, pour certains, couchant dans des baignoires !!! Des hôpitaux vieillissants, vétustes, insalubres - dans leurs textes les plus militants, les psychiatres parleront de « renfermeries »- Il faut savoir qu’entre 1890 et 1940, il n’y a pas eu en France une seule construction d’hôpital psychiatrique, pour des raisons de conflit budgétaire entre l’Etat et les départements.

La doctrine du secteur donc ne prend pas appui sur un ajout, une addition, de l’intra hospitalier au dispensaire et à l’extra hospitalier - Paumelle interdisait l’emploi même de ces signifiants, qui témoignaient, disait-il d’une intoxication par l’asile, mais qu’il fallait inventer pour les lieux de soins des signifiants nouveaux – la doctrine reposera, et cela sera discuté encore jusqu’à aujourd’hui, sur un déplacement du cœur des soins au plus près du lieu de vie du patient, de son environnement, et de sa famille.

Rappelons que la loi de 1838 prévoyait la construction d’un hôpital par département, un seul, et tous les départements n’en possédaient pas d’ailleurs, il fallait se rendre dans le département limitrophe, et par conséquent un grand nombre de patients étaient hospitalisés à plus de cent kilomètres de leur domicile.

Le cœur des soins, c’est le Centre médico-psychologique, le centre des consultations, autour duquel s’articulent ses satellites, dont l’hôpital n’est qu’un parmi d’autres.  Aujourd’hui, on ne se rend plus compte, cela est normal, mais c’est une première révolution qu’il a fallu faire, à l’époque. Cela n’avait rien d’évident, pour les soignants, mais aussi pour les familles et les patients dequitter l’hôpital, et son apparente sécurité, pour promouvoir des soins au plus près des lieux de vie du patient.

Conception révolutionnaire, si l’on veut, de la folie, qui se retrouve de cette manière traitée au cœur même de la cité, là où l’idéologie prônait jusqu’ici l’éclipse et l’effacement : « L’isolement seul guérit », c’était l’esprit entre autres de la loi de 1838.

Alors il faut en effet remonter à la loi de 1838, c’est la préhistoire, ou la protohistoire, comme vous voulez, du secteur de psychiatrie. Vous connaissez certainement la polémique qui a existé entre Michel Foucault, pour qui la loi de 1838 est une loi de ségrégation et d’enfermement de la folie, et Marcel Gauchet, qui montre, dans un ouvrage comme  La pratique de l’esprit humain, à quel point, au contraire, l’institution asilaire du XIXème siècle, à travers notamment l’idéologie du traitement moral d’Esquirol et de ses successeurs, a voulu fonctionner comme, pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, une « machine à socialiser ». Logique d’inclusion, plutôt que d’exclusion.

La loi de 1838, qu’est ce que c’est ? Rappelons qu’elle a géré les entrées et les sorties dans les hôpitaux jusqu’en 1990, plus de 150 ans…

Et encore, la loi de 1990 n’a fondamentalement pas apporté grand-chose de plus que la loi de 1838.

Mais revenons à Louis Philippe, au 3 Juin 1835. Ce jour là, un jeune paysan de 20 ans, Pierre Rivière, assassine sa mère, sa sœur, et son frère. Son nom ne vous est certainement pas inconnu, vous avez pu lire l’ouvrage de Foucault, ou voir le film de René Allio, sur Pierre Rivière ; vous pouvez également lire en ligne sur Internet son témoignage, qui commence d’ailleurs par ces mots, éponymes du film et de la thèse de Foucault: « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur, et mon frère…. »

C’est le premier cas de meurtre dans l’histoire sur lequel les aliénistes vont tenter de tester leur savoir. Deux expertises psychiatriques. La seconde conclut sur l’aliénation mentale. Rivière est néanmoins condamné à mort.

Esquirol, l’héritier direct de Pinel, mais aussi le plus prestigieux des aliénistes de l’époque, Marc, premier médecin du roi, Pariset, successeur de Pinel à la Salpétrière, Orfila, auteur d’un traité de médecine légale, Rostan, professeur de médecine à la Faculté, Mitivié et Leuret, tous deux disciples d’Esquirol, écrivent alors au roi pour demander une troisième expertise. Louis Philippe, ce qui est exceptionnel, commue alors la peine de mort en réclusion à perpétuité.

Pierre Rivière finira par se pendre dans sa cellule en 1840, mais ceci est une autre histoire.

 Car ce qui nous importe, est que de ce bras de fer entre la justice et la médecine, qui suscite un émoi considérable dans l’opinion publique, Esquirol sort vainqueur, au détriment de la vindicte publique. C’est une victoire inconfortable, et malaisée, car il devient alors de sa responsabilité comme de la crédibilité de la psychiatrie naissante en tant que valeur scientifique - à laquelle on peut faire confiance, et délégation, aux yeux de l’opinion publique et des politiques - de transformer l’essai, comme on dit au rugby. Autrement dit de proposer des mesures de protection, certes de la population et de la société civile, mais aussi de prédictibilité et d’anticipation du passage à l’acte dément.

Pour ceux d’entre vous qui étaient présents aux Journées sur le passage à l’acte que l’Ecole Psychanalytique de Sainte Anne avait organisées en Octobre dernier, vous pouvez apprécier l’enjeu de ces questions de la prédictibilité de la dangerosité des malades mentaux.

C’est dans ce cadre qu’Esquirol va préparer et présenter pour une Chambre des Députés enthousiaste, qui la vote à l’unanimité, ou quasi, la loi sur les aliénés du 30 Juin 1838. Elle ordonne à chaque département français, article premier, d’ouvrir un établissement public ou privé, spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés, et d’autre part, qui légalise l’internement selon deux modalités, soit volontaire, à la demande de la famille, époux, épouse, père, mère, enfant, ou du curateur, mais à qui le droit à requérir la sortie est également accordé, soit d’office, en cas de danger pour l’ordre public ou pour lui-même, imminent ou prévisible, à la demande de l’autorité publique, Préfet, Maire.

Auparavant, seule la justice a le droit d’interner. Avec la loi de 1838, les aliénistes sont à même de statuer, et d’intervenir, sous condition que ces demandes soient assorties de certificats initiaux et de prorogation, par quinzaine, puis  par mois.

Pour ce qui est du placement d’office, c’est l’autorité du Préfet qui l’emporte.

La question des soins, vous le noterez, n’est pas l’objet de la loi, et n’est d’ailleurs pas abordée. Loi de demi-mesure, ménageant chèvre et chou, combinant pouvoirs administratifs et responsabilités médicales, elle laisse néanmoins un espace pour les soins psychiatriques, à la libre disposition des aliénistes, qui n’auront aucun compte à rendre sur leur action, en dehors de la rédaction des certificats. C’est le siècle, pour la psychiatrie, de la rédaction des certificats, et donc de la clinique la plus rigoureuse et précise. On doit cela à la loi de 1838, mais pour ce qui est des soins proprement dit, les fortunes diverses.  C’est ainsi qu’un élève d’Esquirol, Maximien de Parchappe, qui se fera connaître par un ouvrage sur l’aménagement des asiles, déclarera : « Les murs même de l’asile sont un remède contre la folie ».

Circulez.

Lentement cependant, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, et cela jusqu’à la première guerre mondiale, venant principalement d’Angleterre, et du psychiatre John Conolly, l’idée d’une circulation justement des malades avec l’extérieur, se fait jour avec notamment le mouvement dit de l’open door, et la notion de travail en plein air,  le plus souvent agricole.

Dans les asiles d’aliénés de province, mais aussi à Paris, à Sainte Anne, se créent ici ou là, des fermes, des vignes même, où l’on produit un vin fameux. Ce sont les infirmiers et les familles des soignants qui en profitent, mais ce sont les malades qui travaillent la terre ou les arbres fruitiers.

Parallèlement, se créent timidement, toujours dans cette deuxième moitié du XXème siècle, des ligues, des sociétés de patronage, qui ont pour vocation de faciliter la réinsertion sociale des très rares sortants. Il n’y a pas ou peu de mouvements.

Il va falloir la première guerre mondiale pour qu’il se passe quelque chose de très important. Et intellectuellement, j’attire votre attention sur le fait que bien souvent, les plus grandes découvertes, les plus grandes avancées, ne se font pas par un raisonnement linéaire, mais par un biais latéral, celui de l’analogie, du rapprochement, de l’association libre. Voilà ce que Freud, avec la méthode analytique, nous a légué.

         Alors, il se trouve que dans la première moitié du XXème siècle, aussi surprenant que cela puisse vous paraître aujourd’hui, il n’existe pas encore de traitement antibiotique, et notamment pas pour un grand fléau que l’on redécouvre aujourd’hui, mais qui était majeur à l’époque, avec le logement insalubre et l’alcoolisme, c’est la tuberculose. Fléau social, comme on disait à l’époque.

Et les Américains, déjà eux, décident d’intervenir, et de soutenir toute une logistique, toute une infrastructure pour venir éradiquer ce fléau en France, en pleine première guerre mondiale, 1917. C’est une période d’expansion mondiale de l’hygiénisme, et de la médecine sociale. Elle débouchera malheureusement sur les thèses eugénistes, avec Alexis Carrel, mais cela est une autre histoire.

Et les Américains, la fondation Rockefeller, débarquent en France et créent des dispensaires, construisent des bâtiments, quadrillent le territoire, financent des consultations de prévention et de dépistage de la tuberculose. Ils arrivent à faire voter des lois en France, ce seront les lois Bourgeois de1916, et Honorrat en 1919, afin de donner un cadre légal à leur action, ils organisent des vastes campagnes de dépistage, amènent des camions, des affiches publicitaires, et des moyens de propagande totalement inédits jusqu’ici, des émissions radio, des bandes dessinées, des jeux etc.

Mais surtout, ce qui est réellement inédit, c’est l’organisation qu’ils amènent. Dans chaque département français, un dispensaire. Rien que pour Paris, 30 dispensaires, autant en banlieue - vous pouvez encore voir de nombreux Centres médico-psychologiques, installés dans ces dispensaires, constructions de plain pied, à l’architecture assez élégante, d’ailleurs, mélange de pierre de taille et de briques, typiques de l’architecture de ces années 20, qui portent gravés au fronton OPHS -dans chaque dispensaire un médecin, pour chaque dispensaire un secteur - un habitant n’a pas le droit d’aller dans un autre dispensaire que le sien - une secrétaire, deux ou trois assistantes sociales, avec chacune un sous-secteur, nommées infirmières-visiteuses. Et ça marche. Et les soins sont gratuits. Et ils s’en vont et repartent aux USA, passent la main aux français à partir de 1920.

Et c’est là où un médecin de génie, Edouard Toulouse, franc-maçon, hanté par les questions de prophylaxie mentale, a l’idée d’appliquer ce modèle de la lutte anti-tuberculeuse apporté par les américains, à tous les patients du no man’s land, des patients qui ne sont pas concernés directement par la loi de 1838, car leur état n’est pas suffisamment grave pour justifier d’un placement volontaire, ou d’un placement d’office, et qui jusqu’ici n’avaient comme seul recours que la médecine privée.

Au sein même de l’establishment psychiatrique, au cœur de l’hôpital Sainte Anne, il ouvre en 1922 un centre de consultation libre et ouvert, l’hôpital Henri Rousselle. Toulouse apporte la consultation à l’hôpital, qui ne se conçoit certes qu’articulée à une structure fermée. Mais le génie de Toulouse, c’est qu’il pense prophylaxie. Comme pour la tuberculose

Un seul dispensaire s’occupera de la prévention des troubles mentaux pour le département de Paris et de sa banlieue, c’est Henri Rousselle. Et cela jusqu’à la guerre de 1940. Il y aura bien quelques initiatives en Province, à Bordeaux notamment ; à Henri Rousselle, c’est une population de quelques millions d’habitants qui est concernée.…

Inspiré par l’expérience d’Edouard Toulouse, également franc maçon, et député de la gauche radicale, Max Rucart, dernier ministre de la santé du Front Populaire, fait paraître une circulaire en 1938 mais la guerre arrive alors…

C’est bien dommage, car cette circulaire oubliée s’appuie sur tout le travail réalisé à Henri Rousselle.

Première chose, on change le nom d’Asile d’aliénés en Hôpital Psychiatrique Départemental, et les tailleurs de pierre grattent les frontons des hôpitaux pour les rendre déjà plus présentables.

Deuxième chose, on n’appelle plus les médecins des aliénistes, mais des psychiatres, et leur devoir est d’aller aux populations (sic)…

Troisième chose, articulé avec l’expansion de la notion de service social, il faut créer des dispensaires. Les bâtiments existent, ce sont les dispensaires laissés par la fondation Rockefeller. Hygiène sociale et Hygiène mentale vont partager les mêmes locaux, sans d’ailleurs que cela aille toujours de soi. Les psychiatres n’iront donner leurs consultations, que 24 heures après les pneumologues, car il ne faudrait pas que leurs patients soient contaminés par les patients de ces derniers.

 Viennent la guerre et l’occupation.

Phénomène constaté régulièrement en temps de guerre, une certaine désaffection des consultations adultes, préoccupés par leur survie matérielle. Des grands administrateurs comme Hazemann, des psychiatres, comme Georges Heuyer, fondateur en 1926 de la première clinique de neuropsychiatrie infantile, entrent en scène. Ils vont non seulement continuer à faire fonctionner ces dispensaires, au nombre de soixante, rappelons le, dans le département de la Seine et en banlieue limitrophe, avec des internes, qui deviendront les grands noms de la psychiatrie infantile des années 60 et 70, mais se servir de l’obsession de l’administration pétainiste pour la promotion de la famille et de l’enfance, afin d’ouvrir dans ces dispensaires des consultations de psychiatrie infanto-juvénile, qui elles, sont en augmentation constante.

Beaucoup de ces psychiatres, cependant, sont communistes, Bonnafé le premier, et doivent s’éloigner de Paris. C’est là où intervient un lieu formidable, un creuset, où va se jouer le sort de toute la théorisation des soins psychiatriques de l’après-guerre, c’est l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, dans la Lozère, au cœur des montagnes du Gévaudan.

Là, règne un psychiatre d’origine catalane, dont vous avez sans doute entendu parler, déjà, du moins de nom, c’est Tosquelles, rescapé de la guerre d’Espagne, et arrivé en France en 1939 avec la débâcle des républicains espagnols. Tosquelles, ancien responsable des services psychiatriques de l’armée républicaine, est un grand connaisseur de la psychiatrie allemande. Et notamment d’un théoricien, Hermann Simon, ancien directeur de l’asile de Gütersloh, en Rhénanie, qui a publié en 1929 un livre, que Tosquelles traduira en français : Pour une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique. C’est avec ce livre, mais aussi en transformant durant la guerre Saint Alban en un lieu d’accueil pour des communistes et des juifs qui cherchaient à se réfugier dans les montagnes du Gévaudan, des intellectuels comme Paul Eluard, Tristan Tzara - lisez le merveilleux ouvrage de Didier Daenincks, Caché dans la maison des fous - que François Tosquelles a jeté les bases de la psychothérapie institutionnelle en France.

Sans la psychothérapie institutionnelle, et ce qu’elle a induit comme dynamique d’ouverture dans les services dont la tradition, la culture, était jusqu’ici de vivre repliés sur eux même, sous l’autorité du médecin-chef, pas de secteur possible. Sans le secteur, et la possibilité de réinsertion des malades sortant d’hospitalisation, pas de psychothérapie institutionnelle envisageable. Les deux mouvements vont de pair, car les deux convergent vers une même dynamique, ils les mêmes moyens, qui sont ceux de lutter contre l’appauvrissement et l’hébéphrénisation de la psychose...

C’est à Saint Alban, où s’organise une vie intense entre soignants, patients, artistes cachés, durant l’occupation et la guerre que se dénoue au fil des réunions, des conversations, des discussions, la rigidité de la structure responsable au final de l’inertie hospitalière, que se remanie et s’ordonne différemment la hiérarchie jusqu’ici  hermétique et étanche des médecins d’un côté, des infirmiers de l’autre, des patients enfin sur un troisième bord. A saint Alban, les soignants, les visiteurs, les malades, se parlent librement, accordent une valeur nouvelle à leur parole, s’en étonnent, et de cette parole et cette écoute naît un dispositif amené à contrer l’isolement et le repli de la psychose.

Pour les psychiatres de l’après-guerre, Bonnafé, Daumezon, Saint Alban va constituer le creuset et la matrice de leur activité ultérieure. C’est à Saint Alban que s’expérimentent les premiers clubs thérapeutiques de malades.

Oury, qui arrive à Saint Alban en 1947, après la bataille, va-t-on dire, va ramasser l’expérience accumulée à Saint Alban durant la guerre, pour lancer, dans les années 50, 1953 exactement, avec Felix Guattari, la clinique  de Laborde, dans le Loir et Cher, qui mériterait, comme Saint Alban et l’œuvre de Tosquelles, des soirées comme celle-ci à part entière. En réalité, chaque psychiatre de cette génération est un monument et mériterait une soirée à part entière.

L’après-guerre et la Libération posent d’emblée un problème, très rapidement, c’est celui de la reconstitution d’une psychiatrie sinistrée et en morceaux.

Chacun a conscience que la psychiatrie, éclaboussée par le scandale de la malnutrition des hôpitaux, pour lesquels les psychiatres ne sont en rien responsables, doit se relever du traumatisme durable laissé sur les consciences des soignants - il y a un très beau texte de Balvet, pourtant pétainiste à l’époque, de 1942 - que la psychiatrie ne va jamais plus pouvoir fonctionner comme auparavant,  comme si de rien n’était, à l’abri des hauts murs des hôpitaux. Il est devenu impératif d’impulser un élan nouveau, une orientation forte, et  face au marasme des asiles, il est nécessaire, dans cette économie de reconstruction - où la priorité nationale est bien évidemment orientée ailleurs que vers les hôpitaux psychiatriques – il est nécessaire de trouver des budgets et des moyens, et donc de présenter si on veut les obtenir une unité solide face aux pouvoirs publics…

Daumezon et Bonnafé vont avoir l’idée de faire un coup, comme ils le diront plus tard, et ils vont le réussir, avec l’aide d’Henri Ey, ils vont réussir à rassembler et à fédérer un univers psychiatrique tout à fait hétérogène. Il y a des communistes, il y a des résistants, il y a des anciens de la guerre d’Espagne, il y a des pétainistes, ou ex-pétainistes, il y a des chrétiens de gauche, il y a ceux, tous ceux, qui ont traversé les années d’occupation en se réfugiant derrière une stricte neutralité scientifique, comme les gens de la puissante Société médico-psychologique, qui n’ont pas bronché d’un cil lorsque les plus éminents d’entre eux ont été arrêtés, parce que juifs, comme Levi-Valensi, ou parce que résistants, comme Maurice Dide, etc.

Henri Ey, à cette époque, c’est le pape. C’est l’héritier des grands cliniciens d’avant-guerre, de Guiraud, de Capgras, de Claude. iI a quitté Sainte Anne pour s’établir en Eure et Loir, à Bonneval, en 1933, où il restera jusqu’à sa retraite. Mais il reste le pape de la clinique psychiatrique. En pleine guerre, déjà, il a organisé en 42 et 43, à Bonneval, ainsi qu’en Novembre 42, à Montpellier, des journées qui avaient rassemblé les psychiatres isolés chacun dans son asile.

Daumezon et Bonnafé demandent au pape Henri Ey, qui ne demandait que cela, de chapeauter un congrès qui se voudra fédérateur, qui se tiendra les 27 et 28 Mars 1945, à Sainte Anne : les Journées Psychiatriques Nationales. La France est encore en guerre, notez bien, le territoire est libéré, mais la France est en guerre. Tous les psychiatres, sans exception, vont venir, Paul Valery, qui est l’oncle d’un psychiatre Julien Rouart, est là, Henri Wallon vient, Pierre Janet vient…

         Un congrès avec un retentissement exceptionnel, qui va lancer, en s’appuyant en effet, sur le « plus jamais ça », sur l’abomination des camps de concentration nazis, et de l’extermination douce des malades mentaux, à partir notamment d’un rapport de Daumezon, et d’une intervention de Bonnafé, qui va lancer le mouvement de la sectorisation. Tout ce qui va être écrit et développé ensuite, et il y a une production formidable sur le secteur, lisez Hélène Chaigneau, lisez Bailly-Salin, lisez Baillon, lisez Chazaud, etc…jusqu’au tournant du siècle, va prendre son inspiration des interventions des Journées de 1945.

Je vous recommande pour saisir l’ambiance l’atmosphère, l’enthousiasme, de ces pionniers, un numéro de la Revue Esprit, que vous pouvez vous procurer sur Internet, datant de décembre 1952, comprenant des articles formidables, toujours de Daumezon, « Le poids des structures », mais aussi de Bonnafé avec Louis Le Guillant, de Tosquelles, des témoignages de malades et d’infirmiers. C’est la première fois qu’une publication rassemble des témoignages de médecins, d’infirmiers et de patients.

C’est l’effervescence issue de ce congrès de 1945, qui va lancer réellement auprès des psychiatres, notamment les plus jeunes, l’idée de secteur, la populariser, et que des expériences d’une psychiatrie hors les murs, on n’appelle pas encore cela le secteur, vont avoir lieu ici ou là. Je ne peux pas évidemment dans le temps qui m’est  imparti que celui de ce soir, tout évoquer, mais il y a Lambert, à l’hôpital psychiatrique de Chambery, à Bassens, par exemple. Des groupes se forment avec une intense activité intellectuelle, Bathea, qui prend l’exemple du groupe Bourbaki, qui s’était formé vers la même époque  pour le renouvellement des mathématiques, le Groupe de Sèvres, etc.

Constituant matrice pour la suite, car ayant obtenu des moyens pour une expérimentation grandeur nature de ce que pourrait être le secteur, l’expérience menée par Paul Sivadon à Ville Evrard, et par Louis Le Guillant à Villejuif, avec la transformation, pour chacun, d’un service de psychiatrie en CTRS, Centre de Traitement et de Réinsertion Sociale.

Il faut connaître le système qui prévalait jusque là, pour comprendre la rupture qui est amorcée avec l’expérience de Paul Sivadon et de Louis Le Guillant.

Jusque là, pour Paris, car en province, la question ne se pose pas, les gens sont hospitalisés systématiquement à l’hôpital de leur département - par exemple, pour ma part, qui ai côtoyé un certain temps le milieu rural de l’Yonne, les gens disaient à propos des psychotiques hospitalisés, « celui là il part chez Scherrer », du nom du psychiatre (pour l’anecdote, le père de Jean Louis Scherrer…) qui était le médecin chef de l’hôpital psychiatrique d’Auxerre pendant plus de trente ans. Une hospitalisation, un service, bien repérable par le nom de son médecin-chef.

Mais pour Paris et sa périphérie ?

Eh bien, à Paris, cela se passait ainsi. Une voiture partait dans l’après midi de Sainte Anne vers les différents hôpitaux psychiatriques, les surveillants généraux se réunissaient et acceptaient les malades par ordre alphabétique, ou de numéro, à tour de rôle, ou en fonction du nombre de places disponibles, ou au hasard, ou selon l’intérêt électif du médecin chef. Chacun prenait son paquet.

Mais ce système, appelé par dérision système par regorgement, un entrant prend la place d’un sortant, ne pouvait plus fonctionner dès lors qu’une politique de suivi et de continuité des soins après l’hospitalisation ou lors des rechutes se mettait en place. Ce système menaçait la poursuite même de l’expérience de secteur.

C’est dans ce cadre que Sivadon et Le Guillant vont décider de limiter leurs admissions à un territoire géographique donné : 19ème et 20ème  arrondissement pour Sivadon, 15ème et une partie de la banlieue sud pour Le Guillant, ce qui faisait encore des zones énormes de 800.000 habitants. Mais l’idée de s’adresser à un territoire donné, d’organiser des contacts privilégiés et de se poser comme référent pour la psychiatrie, avec les intervenants sociaux, par exemple les assistantes sociales de ce territoire, de même que d’ouvrir des structures de consultation au sein même de ces territoires, est lancée concrètement.

Tous les acteurs du secteur de la génération suivante viendront se former au CTRS de Sivadon, ou au moins s’en référer. En parallèle, Louis le Guillant, avec son épouse, Germaine Le Guillant, entreprennent un énorme effort de formation des infirmiers et infirmières, en organisant par le biais des CEMEA, Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active, des stages qui seront suivis dans toute la France.

Cette évolution de la mentalité des psychiatres, est marquée par un phénomène qui va grandement aider à convaincre les psychiatres que l’ère de la chronicité asilaire est terminée. C’est ce qu’on a appelé la révolution neuroleptique, c’est-à-dire la découverte en 1952, par hasard, des effets antipsychotiques de la chlorpromazine, le Largactilã, par Henri Laborit, Jean Delay et Pierre Deniker. Révolution qui va faciliter les retours et le maintien à domicile de patients que l’on n’arrivait jusqu’ici qu’à confiner.

Si vous m’avez suivi jusqu’ici, vous savez maintenant que les choses ont démarré avant. C’est-à-dire que ce n’est pas l’apparition des neuroleptiques qui a permis la création du secteur extra hospitalier, elle a favorisé sa mise en place, certes, mais les choses ont démarré avant. CTRS, c’est 1947. Largactil, c’est 1952.

Et c’est là où nous en venons à la circulaire de 1960. Pourquoi une circulaire ? Parce qu’il y a une loi, celle de 1838, qui fonctionne, et que les magistrats ne veulent surtout pas qu’elle soit abrogée. Alors, dans ces cas-là, les fonctionnaires, qui ont leurs propres logiques, savent qu’il est toujours possible de contourner une loi par une circulaire, et que personne n’y fera objection.

Ces fonctionnaires-là, s’il existe quelque part un bon dieu de la psychiatrie publique, il faudrait songer à les canoniser. Les ministres passent, les gouvernements passent, mais ceux-là restent. Je vous les ai cités tout à l’heure, Aujaleu, Directeur Général de la Santé pendant près de 20 ans, son sous-directeur, Pierre Jean, Marie-Rose Mammelet, chef du bureau des maladies mentales, sont très en avance sur les psychiatres publics. Ils estiment que ceux qui défendent le secteur sont l’avenir de la psychiatrie publique. Et ils ont là-dessus les idées très claires. Ils lisent tout ce qui se publie et les récits du travail que Daumezon et Bonnafé, mais d’autres aussi, font et font paraître dans l’Information Psychiatrique.

La circulaire de 60, au style magnifique, lisez la, lisez cette clarté des mots et des concepts dépliés, lisez cette prose. Le ministre, tout le monde l’a oublié, il s’appelait Chesnot, il n’a certainement pas compris ce qu’il signait, il l’a signé paraît-il en vingt quatre heures, mais la circulaire de 1960 institue à l’hôpital le service libre, contre la loi de 1838. Il faudra attendre l’abrogation de la loi de 1838 et son remplacement par la loi de 1990 pour rendre légale l’hospitalisation en service libre. Le secteur lui-même ne sera légalisé qu’en 1985. Jusque là, tout n’est que volontariat et énergie des médecin-chefs. Henri Ey se mettra au secteur à l’âge de 60 ans. Rien ne l’y obligeait.

La sectorisation est révolutionnaire dans le monde, car à cette époque, on ne s’occupe que de l’humanisation des hôpitaux psychiatriques, et non des structures extra hospitalières, dont la circulaire énumère le principe à propos de quatre d’entre elles : le dispensaire d’hygiène mentale, au chef-lieu du département, qui doit être ouvert à la consultation au minimum quatre fois par semaine, l’hôpital de jour, le foyer de post-cure, et les ateliers protégés.

C’est aussi dans cette circulaire que sont définies les grandes lignes du travail de prévention, et de la lutte contre les maladies mentales, telles qu’elles reviennent au secteur, pour chaque département.

Le secteur lui-même, à qui sont confiées donc les tâches du traitement, de la prévention, et de la suite des soins, s’organise sur une base d’environ 70.000 habitants, pour la psychiatrie adultes, 200.000 pour l’intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile.

Cela n’a pas été sans mal. En province, les gens se battaient pour obtenir une part du centre-ville, censé plus bourgeois, sur leur secteur. A Paris, c’est Bailly Salin qui découpe la ville, pour le Conseil Général en 1962, en tranches de Brie à partir de la place de la Concorde, en tenant compte des axes de circulation, des plans de métro, etc. Chaque mois, région par région, les médecin-chefs viennent ainsi à tour de rôle présenter au Ministère de la Santé leurs avancées et leurs réticences à la mise en place et la création dans leurs départements respectifs des structures extrahospitalières.

Vous faire part des luttes pour cette mise en place, des circulaires, et des décrets qui ont émaillé les décennies suivantes, 1970 etc. (il faudrait encore citer Madame Laurenceau, qui sous l’impulsion du ministre de la santé Robert Boulin a énormément contribué à compléter la législation du secteur) ne représente pas un si grand intérêt pour ce dont je voulais vous témoigner aujourd’hui, c’est-à-dire cette énergie des pionniers.

 Si l’on peut dire que les années qui s’étendent très schématiquement entre 1970 et 1990 ont été un âge d’or pour les psychiatres de secteur, qui ont pu mettre en place une psychiatrie humaniste au plus près des besoins de la psychose, procurez-vous ne serait ce que le livre posthume qui recueille un certain nombre d’articles et d’interviews d’Hèlène Chaigneau par exemple, Soigner la folie - mais il y en a tellement d’autres - cela n’a été rendu possible que parce que les psychiatres de ce moment particulier avaient une conception de la psychose qui reposait sur une psychopathologie, que celle-ci soit freudienne ou lacanienne, voire winnicottienne, pour d’autres. Et que ce point d’appui, cette doctrine, leur permettait d’inventer, de proposer, d’innover, d’expérimenter un certain nombre de structures extrahospitalières, y compris de développer ces dernières années des services nouveaux et originaux pour accueillir la crise et l’urgence, mais aussi la pathologie du nouveau-né et de sa mère, l’autisme, la crise de l’adolescence, les pathologies du vieillissement, etc.

Ces pratiques, ces structures, ont été des lieux de formation et de prise en charge de la psychose absolument incomparables pour les soignants, psychiatres, psychologues, psychanalystes, stagiaires, et le rayonnement de la psychanalyse et de la psychiatrie française leur doit beaucoup, sinon l’essentiel.

Je ne sais pas ce qu’une nouvelle découpe en fonction de pathologies que pour ma part j’arrive difficilement à cerner, la bipolarité, par exemple, tellement on étend ce concept au moindre mouvement d’humeur, ce qu’un nouvelle découpe peut donner et ce qu’on peut en attendre. Je ne sais pas non plus ce que les tenants du tout biologisme peuvent attendre eux-même de l’articulation du secteur autrement que comme lieu de distribution du soin.

Une psychiatrie sans transfert est née ces dernières années, balayant la révolution passée inaperçue, qui est celle des infirmiers psychiatriques, dont le niveau de formation a été le fruit d’un effort soutenu et constant pendant plus de trente ans, quarante ans. Je vous ai parlé des stages des CEMEA ; parlez de ces stages avec des infirmières sur le départ, si elles ne sont pas déjà en retraite dans les services où vous effectuez vos stages, pour voir leurs yeux s’illuminer, simplement. Infirmières dont l’expérience les rendait infiniment plus proches des mouvements intrapsychiques du patient psychotique que n’importe quel autre soignant, médecin compris.

De plus, la loi de 2013, instituant l’intervention d’un avocat et du juge des libertés et de la détention - lorsqu’il s’agit de statuer sur l’hospitalisation non consentante - a contribué à transformer la psychiatrie de secteur, pour reprendre une expression si drôle, si elle n’était pas si pathétique, de Vassilis Kambadellis, actuel médecin chef de l’ASM XIII, en soins accordés à un cerveau malade qui loge chez un citoyen par ailleurs sujet de droit.

Avec une injonction, sinon de soins, du moins de réparation.

Dans un tel contexte, où s’affrontent des logiques économiques, sociales, sociétales, tellement éloignées de la psychose, et en même temps si proches de certains de ses mécanismes, telles que le morcellement, par exemple, ou l’injonction paradoxale, les psychiatres de secteur habitués qu’ils sont à ce qu’on leur reproche dans le même temps l’internement abusif et de laisser les psychotiques dangereux en liberté, on ne peut que souhaiter bonne chance aux neurosciences. Nous vivons actuellement encore une période intermédiaire, transitoire, où les références de la psychopathologie survivent encore, même affaiblies, même mélangées de manière plus ou moins fantaisiste et heureuse, aux références biologiques et cognitivistes. Mais la navigation au long cours que nécessite la prise en charge institutionnelle de la psychose, une fois privée de sa boussole transférentielle ainsi que de l’expérience accumulée durant toutes ces années par les soignants des équipes de secteur,  court un risque non négligeable, de venir s’échouer sur l’écueil de la violence, que celle-ci vienne des patients ou de l’institution,  et sur ce qu’il est convenu maintenant de nommer le burn-out des équipes, à base d’épuisement, d’ennui, de peur, et d’incompréhension mutuelles.

La psychose, le Génie de la psychose, son noyau irréductible, qui échappe à toute servitude imposée de l’extérieur même quand elle fait trop souvent semblant d’en adopter les contours, ne fait en effet pas bon ménage avec une psychiatrie où il s’agirait de réguler les comportements, d’éradiquer et de conditionner les manifestations trop visibles de la souffrance et des symptômes, au nom de la santé mentale, ou maintenant, comme on dit, de la santé sociale.

Ce que les pionniers du Secteur dont j’ai tenté de vous restituer en quelques lignes la démarche, avaient bien compris.

Thierry Florentin

Notes