EPhEP, CM, le 22/04/2017
"Fous d'images (les flux d'images sont-ils solubles dans notre imaginaire ?)"
De la camera obscura –chambre noire– aux thérapies en ligne, Skype et Webcam : l'humain en ligne en route vers de nouvelles perspectives augmentées ou diminuées …
Petits morceaux d'histoire des images
Au 17è siècle, se développe ce qu'on appelle alors une "machine à voir" :
L'individu s'enferme dans un espace clos sans lumière avec juste un petit trou, équipé ou non d'une lentille : derrière le trou, on place un écran sur lequel vient se déposer, à l'envers, une image de la portion d'espace extérieur vers laquelle est orientée la camera obscura. Ce dispositif va jouer un rôle fondamental dans l'histoire des techniques de l'image, entre le 17è et le 18è siècle, histoire associée simultanément à une volonté scientiste d'observations "vraies" du monde ; la camera obscura – ou chambre obscure – devient un œil sur la rétine duquel vient s'inscrire l'image du monde qu'un spectateur regarde. Notons que ce qui intéresse Descartes dans cette machine est moins "le fonctionnement de la vision que le fonctionnement de l'esprit figuré sous la forme de l'homme qui regarde derrière l'œil."
Puis, arrive la lanterne magique qui permet la projection d'images peintes sur des plaques de verre, à travers un objectif – via la lumière d'une chandelle ou d'une lampe à huile ; les spectateurs ne sont plus insérés dans le dispositif, mais se situent maintenant à l'extérieur de la machine à voir, et ce déplacement va de fait peu à peu profondément transformer le statut de l'image qui passe dès lors à l'image spectacle.
Je renvoie pour les curieux à Etienne Gaspard Robert, dit Robertson, mort en 1837, qui, avec ses productions chimérico-fantastiques, a réussi, via sa lanterne magique, à illusionner les spectateurs par tous les moyens propres à l'optique et ses jeux possibles. En peignant, par exemple, sur ses plaques de verre des photos de disparus qu'il met en mouvement, donnant à leurs proches l'illusion de fantômes, il réussit à fasciner simultanément ses nombreux spectateurs, conscients du subterfuge, mais néanmoins effrayés.
Fin 18è et courant 19è, se développe une vraie culture populaire audiovisuelle, avec son cortège d'images fantasmatiques destinées à l'amusement du public en jouant sur le pouvoir illusionniste des images, à la lisière entre mensonge, réalité, virtualité, falsifications, fantaisies, fantasmes et chimères, accompagnées de sons et de musiques.
Puis survient, avec Edison, le kinétographe et la première caméra de prise de vue cinématographique, utilisant d'abord une pellicule de 19mm puis de 35mm, encore utilisée aujourd'hui : le cinéma est né, nous sommes fin 19è et vous pouvez voir sur les écrans actuellement les premiers films de Lumière dont la célèbre arrivée du train en gare de La Ciotat, en 1896, qui a fait fuir et hurler les spectateurs persuadés que le train allait arriver sur eux. Peut-être une des premières expériences collectives virtuelles en mouvement, en tous cas restée célèbre dans l'histoire du cinéma. Chaque nouveauté engendrant de nouvelles peurs de l'inconnu – via la nouvelle technicité du moment.
Depuis l'apparition du numérique, tout s'est encore accéléré à toute vitesse, les images chaque jour se transforment en flux continu mondialisé. Sans doute pour comprendre mieux cette évolution faut-il saisir le passage de l'image analogique à l'image numérique : la première, l'image analogique, est liée à un support matériel : plaque photo, toile peinture, tandis que l'image numérique, qui peut se définir par un ensemble fini de valeurs, de points – les pixels- peut se recréer à l'identique à l'infini puisque le code génétique de cet ensemble de points est donné une fois pour toutes.
A la singularité de l'image qui prévalait encore il y a un demi-siècle, s'est substituée une multiplication de transformations emmenant l'image – et nous-mêmes avec – dans un infini numérique faustien, où se mêlent de manière discontinue images, textes, emojis, signes, logos sans plus de distinctions : un nouveau langage de signes est né. L'image numérique d'aujourd'hui est de moins en moins identifiable en tant qu'objet ayant une histoire propre contextualisée, elle ne se doit plus d'être légendée, ni inscrite dans un récit, elle est, tout comme les autres signes, devenue elle-même communication mondialisée, dépassant les barrières linguistiques et les frontières en temps instantané.
Nous ne sommes plus alors les mêmes spectateurs, positionnés à une place choisie et singulière comme nous le sommes au théâtre, au musée, au cinéma, pour regarder et voir à notre guise : ce sont les images qui viennent nous mettre en boîte et nous cernent partout, dans notre lit, au travail, dans le métro : chacun enfilé à son appareil, pouces et index en marche vive : retour à la chambre obscure, mais devenue hyper lumineuse, l'humain seul dans un dispositif de Toile mondialisée (ou universelle ?), seul avec des milliards de petits autres ficelés autour de leur petite boîte à images mobiles : tablettes, smartphones, montres et masques connectés.
Petite psychopathologie du virtuel à hautes doses
Sait-on, d'ores et déjà, repérer les éléments d'une psychopathologie qui serait liée à la consommation non réfrénée des images numériques chez certains et certaines ? Oui, bien sûr et les cliniciens qui reçoivent ces jeunes et moins jeunes scotchés des heures durant devant leurs écrans de toute taille le disent tous : le processus addictif y est extrêmement puissant, et les effets sur le psychisme, anodins quand existe une vie sociale et relationnelle riche, deviennent potentiellement graves voire très lourds quand l'internaute est isolé, mal dans sa peau, vulnérable. Ou quand, plus simplement, il s'installe dans cette vie virtuelle sans plus se soucier des contingences de la vie réelle.
Des études psychiatriques internationales convergent, toutes inquiètes sur l'évolution de l'état psychique des adolescents hyper connectés dépressions graves, confusion virtualité/réalité, isolement, insomnies, dépendance très forte aux réseaux sociaux doublée d'un repli dans un monde clos évitant toute rencontre, (la forme extrême étant les hikikimori), agressivité et perte de l'empathie, compulsions dans les propos, les actes et risque très majorés de passer à d'autres dépendances : alcool, drogues, extasy, drogues synthétiques – tels sont les savoirs inquiétants répertoriés. Sans oublier les bouffées délirantes et les moments psychotiques, accentués par le "no limit" des images, des drogues, des "amis Facebook" qui, ce soir-là, vous invitent de plus en plus jeunes à une rave party improvisée : la fête avant tout. La frustration n'étant pas de la partie, tout devenant possible, on peut imaginer que certains, chauffés à blanc en quelque sorte, traversent le Rubicon de la raison et délirent. Le monde virtuel ne connaît pas la castration. Tout y est possible, tout de suite. Pour le meilleur et pour le pire.
Insistons sur le passage adolescent et le risque accru de soumission implicite aux informations digitales du groupe anonyme faisant la loi du moment "contre" un ordre établi qui vient renvoyer à des carences subjectives : ici le djihad comme solution, là l'anorexie, ailleurs encore un autre "engagement" ; enfin, l'évitement des épreuves de découverte de la sexuation peut prendre, entre autres, la forme d'une phobie, d'une inhibition face à la vraie vie, pour ne pas dire la vie vraie – voire déclencher ailleurs des moments psychotiques persécutifs.
Revenons maintenant aux liens beaucoup plus aléatoires et profonds, qui peut-être n'existent pas, mais que je soulève néanmoins : le fait d'être tous destinataires des mêmes langages codés ne transforme-t'il pas les internautes en une masse uniforme aux questions réponses soit équivalentes, soit, en cas de désaccord, aux réponses pulsionnelles extrêmement agressives, sans intermédiaire dialectisable ? Sans grand Autre ? Peut-on ne pas être d'accord avec l'"ami" sans être rayé de la liste ? Peut –on exprimer son désaccord en balbutiant, cherchant ses mots, doutant ? Qui sont ces petits autres "amis Facebook" ? Qu'est-ce qui fait "communauté" ? Quelle temporalité dans la vie numérique ? Immédiate, perpétuelle, agissante, impatiente. Comme sans perspective, au sens architectural, sans interruption ni profondeur de champ : en ligne, en continu. Les images ne sont plus sages, elles déferlent sur nous dès la cour de récréation dans leur flot continu et sans légende ni adresse : c'est cela qui fait, selon mois, obscénité, bien plus encore que le contenu des images.
Petites interrogations sur les psys en ligne
Alors, les thérapies en ligne et Skype ? Ça marche à fond et cela n'est que le début, nous rassure-t-on avec force démonstrations d'efficacité.
J'ai –pour cette conférence adressée à de futurs praticiens- lu des articles dans le NYTimes, lu des témoignages, consulté les propositions de psychothérapeutes et psychiatres internationaux, d'obédiences variées : ce qu'ils en disaient, ce qu'ils regrettaient, les écueils techniques, qui pourraient faire rire de nouveaux Buster Keaton ou Charlie Chaplin du Net : les caméras mal positionnées, le cadre laid, les visages statiques sans corps, qui disparaissent et reviennent, les dépixellisations malencontreuses au moment où le patient parle d'un moment grave de sa vie, les contrats au moment des paiements dégageant le thérapeute en ligne de toute responsabilité en cas de suicide, la patiente qui emporte son psy avec elle partout sans plus avoir de problèmes pour se garer, son psy en ligne sur la plage avec un délicieux apéro et la mer à l'horizon, etc., etc.
Les détracteurs soupirent : on ne voit plus la manière d'être du sujet, ses mouvements, ses gestes, sa manière d'enlever son manteau, on ne sent plus la force de sa poignée de main, ni ses je ne sais quoi d'ordinaire de la vie quotidienne. On n'entend plus les silences, les pauses, les soupirs, les yeux qui se détournent et se ferment, la porte qui s'ouvre, le sourire, et soi-même on ne bouge plus, on ressemble à une potiche fixée sur un socle, il n'y a plus d'odeur, d'imprévu, le visage est grisâtre, moche, comme figé par la transparence des écrans qu'il faut juste penser à nettoyer de temps en temps.
L'image fait écran.
Dans le temps, celui de Freud, il y avait des souvenirs écran, maintenant il y a les écrans qui font souvenirs grisés de nos visages éteints, il y a les écrans qui vont permettre hic et nunc des mots et des échanges avec le plus intime de notre vie : notre pensée, nos doutes, notre inconscient, nos rêveries vont donc massivement (maintenant) aller se balader sur la Toile entre le Bon coin et Achats en vrac.com. La confidentialité, le secret professionnel nous sont garantis. Mais le sont-ils vraiment ?
Arrêtons-nous pour parler des visages maintenant.
Sous Skype ou Webcam, pas de mouvements du corps, pas de lumière changeante : dans un décor appauvri et fixe, le visage est simple support de mots, immuable comme celui d'un présentateur TV. Il n'y a plus de perte, plus de ce je ne sais quoi d'hésitation, de trouble, d'attente, d'entre deux : dans l'intimité d'un cabinet, d'une nouvelle rencontre, les visages face à face prennent figure, comme dans un tableau à chaque fois différent, constitué de mon visage dont je vois le reflet dans le regard de l'autre, et du visage que je regarde, dont le regard s'anime en me parlant, d'une manière qui est à chaque moment particulier.
Alors, continuons pour finir à rêver sur les images, les magies des visages, et les écrans qui scintillent tout autour de nous : saurons-nous distinguer dans ce méli-mélo d'images et de codes et de signes et de sollicitations sensorielles non-stop, ce qui différencie notre désir et notre fantasme d'humain, nos images mentales et celles de nos rêves, énigmatiques et fragmentaires, de ces impératifs lumineux perpétuels ? Ou bien nous intègrerons-nous définitivement, en tant que "psy" dans une société de services ? Nous verrons bien. Essayons de ne pas ressembler trop aux spectateurs effrayés par l'arrivée du train de la Ciotat en gare.