EPhEP, MTH4-CM-1, le 29/01/2018
Je commence ce soir un cours qui s’intitule comme vous l’avez peut-être vu : “Incidences subjectives et politiques de notre rapport au signifiant”.
Alors quelques mots sur ce titre “Incidences subjectives et politiques de notre rapport au signifiant”. Pourquoi j’ai dit dans ce titre, pourquoi je parle du signifiant ? J’aurais pu dire notre rapport au « langage » mais j’ai été plus précis. Ce titre veut dire que notre rapport au langage sous sa forme la plus matérielle, la plus simple… c’est-à-dire ce que nous appelons à la suite de Saussure le signifiant, notre rapport au signifiant comporte immédiatement des conséquences subjectives, et aussi politiques. Le signifiant c’est l’élément matériel du langage : par exemple là, vous entendez ce que je vous dis, autrement dit des signifiants, et ces signifiants vous les entendez en faisant passer une certaine découpe dans ce que vous entendez de ce que je dis, et cette découpe décide du sens. C’est vous, comme sujets, qui faites passer cette découpe. Et c’est comme ça qu’en écoutant ce que je dis, vous attrapez un sens. Et moi-même en vous parlant, j’exerce une certaine découpe dans ce que je dis, et cette découpe produit des effets de sens. Et dès ce moment-là très simple, dès ce moment qui consiste à ce que je parle et à ce que vous m’entendiez — c’est une opération très ordinaire dans l’échange humain, nous parlons à quelqu’un qui est supposé nous écouter — et donc dès ce moment assez simple en apparence, commence les malentendus.
C’est-à-dire la politique.
Je crois que j’ai dit ça, je coirs que l’autre avait compris ce que j’ai dit mais en réalité il a compris autre chose. Alors on s’explique mais parfois c’est difficile, parfois les explications virent au conflit.
Nous sommes donc tout de suite dans la politique quand nous sommes attentifs à ce qui concerne le signifiant et à la façon dont il s’échange.
Pourquoi dans mon titre j’ai parlé du signifiant et non au langage ? C’est parce que le langage, rappelons-le, le langage c’est quoi ? Qu’est-ce qu’il faut pour qu’il y ait du langage ? Il faut qu’il ait une langue, ici nous parlons français, par exemple, et il faut qu’il y ait de la parole. Il faut les deux pour qu’il y ait du langage. Il faut donc qu’il y ait un acte de parole. Eh bien si j’avais choisi ça comme titre, ça aurait tout de suite fait difficulté dans la mesure où nous ne pouvons pas considérer comme allant de soi que tout le monde, tout sujet soit pris dans l’ordre du langage, au sens de la langue plus l’acte de la parole. Il y a des sujets qui sont mutiques. Ils ne parlent pas du tout. Ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas pris dans le langage. Dans les formes disons sévères de l’autisme par exemple, on a affaire à des enfants ou des sujets qui ne parlent pas. Est-ce que ça veut dire qu’ils ne sont pas pris dans le langage ?
Si. Mais de telle sorte que la parole ne leur est pas venu, ou ne leur est pas possible, voire même qu’ils l’ont refusé, qu’ils s’en sont détournés en quelque sorte.
Pas facile de caractériser ce qui s’est passé, mais en tout cas, ils ne parlent pas. Donc vous voyez si j’avais dit, par souci de simplicité : « Incidences subjectives et politiques de notre rapport au langage », je n’aurai pas été assez exacte.
Il s’agit de notre rapport au signifiant.
Et là, je peux dire sans je crois me tromper qu’un sujet humain quel qu’il soit, il est pris dans un rapport au signifiant.
Et la façon dont il y est pris, c’est ça qui va déterminer ce que nous appelons dans cette école, mais aussi ce que nous appelons plus largement, la Psychopathologie. La Psychopathologie, nous pouvons dire, je vous propose cette remarque comme ça en commençant cet enseignement ce soir, la Psychopathologie c’est, pourquoi ne pas le dire come ça, ce sont les différentes manières possibles (il y en a beaucoup) dont un sujet est pris dans l’ordre du signifiant, et la façon dont il fait avec ça, comme il peut.
Quand on reçoit un patient, nous pouvons dire que toujours nous aurons à nous intéresser à la manière dont ce patient ou cette patiente reçoit le signifiant.
Je vais partir d’une remarque très simple, et comme toujours les choses simples quand on les isole suffisamment précisément, conduisent assez vite à une complexité qui nous intéresse.
Cette remarque assez simple dont je vais partir aujourd’hui, vous allez voir qu’elle concerne et la subjectivité, et la politique tout de suite, et vous allez voir aussi comment les deux sont liées.
Notre rapport au signifiant, nous ne le choisissons pas. Il nous est complètement imposé. C’est quand même étrange ça. Parce qu’il fait partie de nos représentations communes, c’est une idée ordinaire, en particulier dans nos sociétés, pas dans toutes, mais dans les sociétés disons de l’Occident contemporain.
Il fait partie de nos représentations habituelles que nous sommes libres, ou en tout cas si nous ne le sommes pas, nous devons travailler à l’être ; la liberté fait partie de nos idéaux. Je ne juge pas s’il est fondé ou pas, mais en tout cas cela fait partie de nos idéaux, la liberté. C’est remarquable et intéressant dans ma mesure où nous pouvons très facilement constater qu’ au départ de notre existence entant que sujet, nous nous sommes trouvés dans une situation où nous avons reçu justement les signifiants de notre langue, nous les avons reçus sans la moindre marge de manœuvre possible, c’est-à-dire que nous n’avons pas choisi la langue que nous parlons, nous n’avons pas choisi les signifiants dans lesquels nous avons baignés au départ, et dans lesquels nous avons tant bien que mal travaillé à nous faire représenter. Parce que entant que sujet, se pose très tôt à un petit humain la question de comment se faire représenter. C’est cela d’une certaine façon qui va amener quelqu’un à parler.
Au début on ne parle pas, comme vous savez. On fait du bruit, on gigote, mais on ne parle pas. Vous avez déjà vu je suppose un nourrisson. Est-ce-que la situation du nourrisson vous apparaît comme une situation confortable ? Est-ce qu’il a l’air de prendre son pied, le nourrisson ? Oui ? Vous diriez oui ? Vous en avez bien regardé ? Oui il mange et il dort mais quand il ne mange pas et qu’il dort pas, on peut pas dire que son comportement traduise le plus grand bien-être.
-Pourtant ils sont assez faciles à assouvir !
C’est assez facile à assouvir quand on les assouvit ! Il faut quand même quelqu’un qui soit là pour les assouvir. Imaginez qu’il n’y ait personne, votre nourrisson sera vite malheureux. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui réponde. Mais est-ce qu’on répond à chaque fois de manière adéquate ? Est-ce qu’il existe une bonne mère, un bon père, un parent qui prend bien soin du nourrisson de telle sorte que le nourrisson soit parfaitement heureux ? Jamais assez. Puisque de toute façon, il y aura quelque chose qui va être loupé. Et un beau jour le nourrisson devenu enfant puis adulte va vous expliquer que papa c’était comme ça, maman faisait comme ça, mais que de toute façon ils s e sont trompés. Et moi je suis pas content. Parce qu’il manque ceci, parce que ça, ça ne va pas… De toute façon il y aura quelque chose qui cloche. Mais en tout cas pour revenir à mon point de départ, le petit humain, il est dans une situation de grande nécessité, voire de grande détresse, c’est pour ça qu’il faut s’occuper de lui, et il se trouve pris, environné par les signifiants qui le représente au début, on va parler autour de lui et donc ça parle de lui, il est représenté là-dedans, il ne sait pas par quel signifiant ni comment, mais il n’a aucun choix, aucune marge de manœuvre. Et il va se retrouver dans une langue ou dans une autre…
aqui est le nôtre au langage et plus précisément au signifiant est un rapport imposé dans lequel nous n’avons pas notre mot à dire.
Ça va être un enjeu considérable pour un petit enfant de petit à petit d’accrocher ces signifiants de telle façon à pouvoir y articuler quelque chose par quoi il puisse se faire représenter. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage du langage.
Mais au départ, encore une fois, nous ne choisissons pas. Il y a quelque chose qui pourrait apparaître come un arbitraire complet de notre rapport au langage au commencement.
Maintenant je vais prendre les choses par un autre côté. On ne considère plus la situation du nourrisson, mais on va considérer la situation du sujet parlant, adulte ou pas adule. Notre rapport au signifiant du point de vue subjectif, qu’est-ce que c’est ? Comment nous le recevons quand nous parlons comme ça ? Qu’est-ce qu’il produit chez nous ?
Nous pouvons répondre à cela d’une façon assez simple en disant que notre rapport au signifiant lorsque nous parlons, ce rapport au signifiant nous divise entant que sujet. Pourquoi ? C’est d’expérience courante : Nous avons l’habitude de considérer que quand nous parlons ce que nous disons, ça nous représente.
Ce que je dis je peux considérer à première vue que ça me représente.
Mais nous réalisons très vite que ces signifiants que je produis, c’est pas du tout aussi assuré que ça de dire qu’ils me représentent.
Pourquoi ? Parce que parmi tous ces signifiants que je dis, il arrive régulièrement qu’il y en ait qui se présentent, mais ceux-là, je ne trouve pas qu’ils me représentent. Je ne suis pas d’accord avec le fait qu’ils me représentent.
De quoi je veux parler ? Des choses très simples, que la psychanalyse a particulièrement mis en lumière mais qui ont existé depuis bien avant la psychanalyse. C’est que parmi les signifiants que je produis, il peut s’en présenter qui tout d’un coup comme des intrus, ils sont là, c’est moi qui les ai dits mais je ne me reconnaît pas dans ces signifiants. Ils me sont venus sans crier gare.
C’est le cas de ce qu’on appelle un lapsus. Je suis en train de parler et tout d’un coup pas de chance, il y a un signifiant étranger que je considère comme étranger est venu et que j’ai dit.
Mais si vous me demandez : « C’est toi qui as dit ça ? » Je vous réponds : « Non, non, c’est moi qui l’ai dit mais ce n’est pas moi ». « Alors si tu l’as dit mais si ce n’est pas toi, c’est qui ? ».
Il y a comme ça dans notre rapport au signifiant beaucoup de signifiants qui nous viennent, que nous disons, mais que nous ne reconnaissons pas comme nous représentant.
C’est ce que Freud appelait le refoulement.
Ce sont des signifiants que nous refoulons, que nous refusons, que nous renvoyons, que nous considérons comme étrangers.
Vous voyez ce n’est pas au hasard que j’ai utilisé ce terme.
Lorsque nous créons une limite, une frontière entre ce que nous reconnaissons de ce que nous disons et ce que nous ne reconnaissons pas, quand nous refoulons (ce n’est pas un terme indifférent « refouler », car on refoule certains signifiants mais aussi on refoule à une frontière , autrement dit on empêche de rentrer ce qui est considéré comme ne pouvant pas rentrer), il est tout a fait certain et tout à fait avéré en clinique, en pratique, que plus on fait des efforts pour refouler, tenir à l’écart ce que l’on produit mais que l’on ne veut pas reconnaître comme sien, plus on est dans cette logique-là, il est certain que ça reviendra par d’autres voies se manifester dans notre rapport à l’Autre et du coup à tout ce qui peut apparaître comme étranger.
Vous voyez, ça veut dire que ce rapport au signifiant qui consiste, et c’est le cas le plus ordinaire surtout à l’époque contemporaine qui est une époque qui se montre extrêmement critique à l’égard de la psychanalyse. Ça ne favorise pas le fait de prendre en compte et se demander ce qu’on fait avec ces signifiants que nous voudrions refouler, laisser à l’écart.
Or tout le monde fait cette expérience de la manière dont nous viennent des signifiants que nous laissons de côté, que nous ne voulons pas prendre en compte. C’est pour ça je vous disais que le signifiant nous divise en tant que sujet.
La question c’est : que fait-on de l’autre part, la part autre que l’on refoule et que l’on ne veut pas reconnaître ?
Ce que nous montre la psychanalyse, c’est que ce que l’on efforce à tout prix de refouler, ça va revenir sous la forme d’un refoulement réel de l’autre, autrement dit d’une intolérance aggravée qui exclut l’autre.
Ce n’est pas pour faire de la morale que je vous dis cela.
Je vous dis ça pour vous montrer que cette question de notre rapport au signifiant a des conséquences politiques immédiates.
Et que quand on refoule chez soi et que l’on ne veut pas entendre les signifiants que l’on produit soi-même, autrement dit quand on refoule et qu’on rejette ce qui de soi-même est autre, tellement autre que je ne veux pas reconnaître que c’est de moi-même — par exemple, vous faites un rêve, vous vous réveillez le matin avec un rêve : est-ce que c’est votre rêve oui ou non ? Evidemment oui. Si ce rêve est monstrueux, horrible, atroce, obscène, vous pouvez quand même pas faire que ce n’est pas vous qui l’avez rêvé. Il s’agit bien de votre rêve. Freud, quand il écrit cet ouvrage très impressionnant par son caractère à la fois subversif et d’une grande simplicité logique qui est L’interprétation des Rêves, qu’est-ce qu’il dit ? Il dit à chaque lecteur, il lui dit : « Tes rêves c’est ton affaire, il s’agit de toi. Si tu rejettes cette part que tu considères comme autre de toi, eh bien elle reviendra, elle insistera par d’autres moyens, elle fera irruption parmi les éléments de ta conscience, parmi les éléments de ton discours. Ça te reviendra ». Et c’est vrai— et donc plus on essaye de maintenir une frontière bien gardée entre ce que nous reconnaissons nous-même et ce qui nous fait difficulté, ce que nous trouvons trop autre pour l’accepter, plus elle va céder de toute part, et nous allons être envahis par tout ce dont nous essayons de nous protéger.
Ce que je suis en tain de vous décrire, en clinique ça porte un nom assez classique, ça s’appelle la « névrose obsessionnelle », qui vient du mot « obsidio » qui veut dire « siège, fortification ».
Le névrosé obsessionnel, c’est quelqu’un qui dresse des fortifications tout autour de son Moi aussi étanches que possibles, et plus il s’acharne à faire que cela laisse passer aucune pensée horrible, comme par exemple : un petit enfant se présente devant l’obsessionnel et lui dit « bonjour » et l’obsessionnel va imaginer que l’enfant est en train de se faire couper la gorge. Pensées horribles… Ça l’horrifie, et du coup il se protège et surtout il va empêcher ces pensées d’arriver jusqu’à lui.
Le problème c’est que plus il se protège et plus il en arrive…
Du coup ça peut rendre la vie suffisamment insupportable pour qu’on finisse par aller voir quelqu’un.
Et ça, ça a des conséquences politiques, car quand individuellement ou collectivement, nous refusons d’assumer la part autre dont nous constatons l’existence, à travers les signifiants qui peuvent nous venir chacun individuellement, quand nous refusons cette part autre, eh bien tôt ou tard nous serons amenés à refuser l’autre tout court, et là nous sommes dans la politique.
Vous pouvez l’illustrer de beaucoup de façons différentes, mais depuis qu’il existe des communautés humaines, depuis le début de l’humanité, ce que je vous dis là se vérifie tout le temps. C’est pour ça que c’est une des questions qui se pose à notre époque contemporaine, et c’est une question importante.
Je ne dis pas ça parce que je voudrais défendre la psychanalyse de façon corporatiste, je dis que c’est préoccupant politiquement de voir critiquer aussi violemment aujourd’hui une pratique qui ne consiste en rien d’autre quand on ramène les choses à la plus simple effectivité, cette pratique ne consiste en rien d’autre que dans le fait de donner à quelqu’un la possibilité de parler. C’est-à-dire de sortir les signifiants qui le tourmentent.
La psychanalyse, ce n’est rien d’autre. C’est donner à quelqu’un cette possibilité, et de renouveler l’expérience, en invitant de recommencer assez souvent pour que la personne qui vient parler, tourmentée par cette question, puisse en faire quelque chose d’autre que de simplement passer sa vie à s’en protéger et à haïr la question de l’altérité.
En tout cas pour en revenir à mon propos, notre rapport au signifiant, c’est quelque chose qui nous divise.
Chaque sujet est divisé par le signifiant de la façon que je vous ai indiqué au départ. Ça c’est pour les incidences subjectives de notre rapport au signifiant.
Ça a toujours comme incidence subjective, cette division.
Maintenant, incidences politiques : les incidences politiques de notre rapport au signifiant, elles sont pour une part déjà présentes dans ce que je viens de vous dire à propos du sujet.
Elles sont pour une part déjà présentes puisque lorsqu’un sujet est amené à mettre en place des défenses et des fortifications contre ce qui de lui même est autre, il se protège de cette altérité et de ce qu’il lui semble étranger à lui-même, et il essaiera de s’en protéger également à l’échelle collective, dans la société à laquelle il appartient.
Vous connaissez tous, car nous sommes tous travaillés par ce genre de représentation. Qu’est-ce que ce serait agréable d’être entre soi, sans autre qui vienne nous déranger ! Prenons les communautés d’hommes : qu’est-ce qu’on est bien entre hommes, entre nous, pas embêtés par des femmes, pas d’autres, on est tranquille. Pareil pour les communautés de femmes. Pas être dérangées par les hommes, car c’est cochon les hommes… Je ne vais pas en rajouter à l’ambiance contemporaine est assez explicite de ce côté-là.
Ces autres qui nous dérangent…
Dans toute communauté humaine de quelque manière qu’elle imagine sa mêmeté, en quelque sorte, vous trouverez cette tendance à dire qu’on serait tellement mieux si on n’était pas dérangé par l’autre.
Et ça, ça trouve son corrélat exact dans notre rapport individuel au signifiant.
Alors cette question du rapport au signifiant et la différence que nous faisons spontanément entre les signifiants qui nous représentent avec notre accord, et ceux qui se présentent mais qui ne sont pas bien venus.
Ça nous amène à une question que j’annonce comme ça aujourd’hui, que je reprendrai, qui est la question de la représentation.
La représentation c’est une question importante et pour un sujet et en politique en rapport avec le signifiant.
Quels sont les signifiants qui me représentent, et quels sont ceux dont j’estime qu’ils ne me représentent pas.
Je pense à Jean-Jacques Rousseau, vous le connaissez tous, au moins de nom. Peut-être l’avez-vous lu. Rousseau c’était un homme très sensible, très fin, psychotique, paranoïaque, et ce qui nous intéresse, c’est que la question qu’il n’a cessé d’interroger dans toute son œuvre et toute sa vie, c’était justement celle dont je vous parlais en commençant aujourd’hui. Je vous ai dis en commençant qu’au début de notre vie entant que nourrisson, nous n’avons pas choisi les signifiants qui nous représentaient. Nous nous sommes retrouvés plongés dans un bain de langage, et nous n’avons absolument rien décidé de tout cela.
Ça nous a été imposé.
Je vais m’appuyer sur ce que je vais écrire au tableau concernant Rousseau.
Le sujet je l’écris S comme ça. Ou S pour signifiant. Car au début le nourrisson est épinglé par un signifiant qui est celui de son nom propre.
Cet enfant qui est déjà sujet dans ma mesure où il est complètement assujetti.
Ç’est une chose que j’ai souvent l’occasion de faire remarquer quand je fais cet enseignement, c’est ce très bel effet de la langue française.
Vous savez que les langues ont chacune leur génie. La langue française a cette possibilité très riche, très jolie d’indiquer dans ce mot de « sujet », une équivocité, deux sens qui semblent presque contradictoires et qui pourtant sont liés dans ce seul mot de « sujet ».
Un sujet ça peut être quelqu’un qui est assujetti. Il est sous le coup d’une Loi, d’une autorité, il est sujet. On parle par exemple d’un monarque et de ses sujets.
Mais un sujet en français, c’est également quelqu’un qui s’assume, qui est sujet de son existence de sa parole de ses actes, qui les assume en première personne. C’est très intéressant cette équivocité de ce terme « sujet ».
Et c’est très vrai aussi du point de vue psychopathologique. J’aurai l’occasion d’y revenir.
Donc le petit sujet au départ, il est représenté par des signifiants dont il ne choisit strictement rien. On peut les écrire comme ça, ces signifiants : S1, S2, S3, S4, Sn… Et c’est tout ce bain de langage, tout ce langage qui est tenu auprès de l’enfant et qui le représente.
Par exemple, quand sa mère ou la personne qui prend soin de l’enfant lui dit : « Oh ce petit bébé, pourquoi il fait des gargouillis comme ça, qu’est-ce qu’il a… » Eh bien ce sont des signifiants qui représentent l’enfant. Et l’enfant lui n’a rien à dire, il est complètement impuissant à faire autre chose que de constater qu’il s’agit de lui, ce qu’il réalise très vite, mais il n’a pas de place là-dedans.
Et nous y reviendrons, il va y avoir un moment, un temps où il faudra bien que ce sujet trouve une issue pour se faire représenter.
Ce n’est pas un problème simple. A quel moment est-ce qu’on est représenté dans cet ordre du signifiant. Mais il faut bien qu’à un moment donné il y ait quelque chose qui fasse en sorte que nous puissions être représentés. Nous y viendrons.
Pour le moment, gardez bien à l’esprit cela dont nous partons en tant qu’être parlant, c’est-à-dire d’une situation dans laquelle nous sommes représentés par des signifiants, et nous n’avons absolument aucune part à cet arbitraire, on pourrait le dire comme ça, de ces signifiants qui nous représentent.
Jean-Jacques Rousseau était extrêmement sensible à cette question. Il ne la formulait pas comme je viens de le faire mais il la formulait d’une manière très parlante.
Rousseau, je ne sais pas si certains d’entre vous connaissent bien son œuvre, si vous le connaissez ça va vous parler, et si vous le connaissez pas ça va vous donner l’occasion de le lire, ça vaut vraiment la peine, car c’est une réflexion vous verrez, qui d’une certaine façon est vraiment lucide. La question que se posait Rousseau et qui le tourmentait, c’était de savoir comment est-ce qu’on pourrait concevoir une autorité, un signifiant, car une autorité c’est toujours représenté par un mot, comme par exemple « le Roi », « la République », « le Règlement », tout ce que vous voudrez.
Rousseau, ce que je vous ai indiqué là, ça lui était insupportable.
Et donc sa question était de savoir comment peut-on construire une autorité, c’est-à-dire un signifiant ou un ensemble de signifiants qui soient légitimes dans leur prétention à me représenter. Vous voyez l’enjeu de la question.
C’est une question qui vient directement de cette situation qu’a connu Rousseau comme tous les enfants : « Je suis représenté par des signifiants mais j’ai aucun choix là-dessus, c’est totalement arbitraire ».
Eh bien Rousseau s’est demandé comment on pourrait concevoir un signifiant ou un ensemble de signifiants qui soit légitime dans leur prétention à représenter le sujet. Cette question est de grande portée d’autant plus pour nous, dont le système politique je vous le rappelle est grandement inspiré de la pensée de Rousseau. Rousseau a essayé de résoudre cette question de la représentation politique et de la représentation du sujet dans un ouvrage que vous connaissez au moins de nom, qui s’intitule le Contrat social dans lequel Rousseau montre comment à son avis on peut imaginer, écrire une constitution dont Rousseau dit que c’est le contrat que l’on va passer de tous avec tous, tous avec chacun et chacun avec tous pour créer légitimement cette autorité.
Le problème, c’est que quand vous lisez ce texte attentivement, vous vous apercevez que c’est un texte qui est devant quelque chose d’impossible.
C’est-à-dire qu’il s’agit en fait d’un texte qui échoue d’une certaine manière son entreprise. Il y a un ou deux moments logiques qui dans ce texte sont défaillants. Rousseau essaye, mais il n’arrive pas à montrer comment nous pourrions créer nous-mêmes un signifiant qui nous représente légitimement.
C’est impossible, car comme je vous l’explique depuis tout à l’heure, le signifiant, nous le recevons toujours de l’Autre. Ce n’est pas nous qui le créons. Donc nous sommes toujours représentés par un autre. Nous ne pouvons pas nous représenter nous-mêmes. Nous ne pouvons avoir cet espoir que si nous faisons l’impasse sur l’Autre.
Et c’était la question de Rousseau. Pour lui, le fait que nous soyons représentés comme sujet par un signifiant ou des signifiants qui nous viennent de l’Autre, qui ne soient pas produits par nous-mêmes, pour Rousseau, c’était une violence insupportable.
Et vous trouvez d’ailleurs (petite remarque psychopathologique) des illustrations de ce rapport au langage dans les psychoses, dans la clinique des psychoses.
Il n’est pas rare de rencontrer chez les sujets qu’on appelle psychotiques (j’imagine qu’il a en a beaucoup parmi vous qui ne sont pas familiers de ces choses-là mais je vais le dire de façon assez simple), il n’est pas rare dans la clinique des psychoses, de trouver des sujets qui vous font entendre qu’ils ont un rapport impossible aux signifiants qu’ils ont reçu. Dès qu’ils disent quelque chose, ce quelque chose leur apparaît impossible à être soutenu, comme s’ils étaient éjectés à chaque fois qu’ils disent quelque chose.
Je dis quelque chose, c’est moi qui le dit, et aussitôt j’ai le sentiment que ce que j’ai dit c’est pas ça, mais c’est plus que c’est pas ça, ça m’élimine.
Pour revenir à Rousseau, il était donc extrêmement sensible à cette dimension de forçage dans le fait que nous sommes représentés par des signifiants que nous n’avons nullement choisis.
Du coup, c’est ça qui le rendait extrêmement sensible à la langue.
C’était un très grand écrivain, Rousseau. Il était hypersensible, trop sensible à la langue française. Mais il n’empêche qu’il était également sensible à la dimension du forçage de la langue, à son caractère imposé, d’où sa recherche désespérée de trouver un système qui permettrait de se faire représenter par un signifiant qui soit légitime.
Par ailleurs, c’est un autre trait qui soit intéressant à relever chez Rousseau, il était tellement sensible à la langue qu’il était sensible à sa pureté et sensible aussi à tout ce qui était susceptible de venir tâcher, souiller cette pureté de la langue française. Et Rousseau dit quelque part cette phrase étrange qui dit que la langue française est sans doute une des langues les plus obscènes qui soient, car il est difficile d’y dire quelque chose sans dire à son insu une obscénité. Il était tellement sensible, vous voyez, qu’il était en alerte par rapport à tout ce qui pouvait venir de l’Autre comme obscénité.
Dans le questionnement de Rousseau, nous trouvons un effet possible de ce que je vous disais en commençant, et que je poursuis depuis le début, c’est-à-dire les conséquences subjectives et politiques de notre relation au signifiant.
Alors, nous ne choisissons ni les signifiants qui nous représentent, ni notre rapport à ces signifiants.
Mais nous pouvons essayer de nous rendre compte de notre rapport au signifiant que nous avons reçu dans ce contexte que je vous ai indiqué au début.
Nous pouvons faire l’effort de rendre compte de ce qu’a été ce rapport pour nous et de ce qu’il est pour nous.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire, et ce n’est pas si évident du tout, ça veut dire qu’il ne faut pas essayer de nous précipiter de comprendre notre rapport au signifiant, autrement dit, il ne faut pas essayer trop de se comprendre soi-même.
Parce que quand on essaye de comprendre notre rapport au signifiant, quand on se dit qu’est-ce que je dis, comment je réagis, on se pose la question de « qui suis-je » ?
Qui suis-je, au sens où je pourrais consciemment dire que je suis comme cela, que je suis tel que je me comprends.
Ça c’est justement ce dont nous devrons nous garder.
Pourquoi ? Parce que ce vœu de compréhension à l’égard de nous-mêmes, c’est en quelque sorte l’idéal inversé de notre rapport premier au signifiant.
Notre rapport premier au signifiant, comme je le dis depuis le début aujourd’hui, ça a été un rapport imposé, arbitraire que nous n’avons pas choisi et par rapport auquel nous étions impuissants.
Quand nous avons l’impression que nous nous comprenons nous-mêmes, que nous sommes maîtres de nous-mêmes, que nous sommes libres, nous sommes dans une sorte de projection de nous-mêmes qui reprend exactement l’inverse de ce qui a été notre départ, notre moment initial entant qu’être humain parlant.
Là il faut se dire attention ! Il faut se demander si nous sommes tant que cela maîtres de nous-mêmes et sommes-nous tant que cela en mesure de nous comprendre nous-mêmes.
Quand vous rêvez par exemple, vous comprenez votre rêve ?
Si l’un d’entre vous me disait que oui, je comprends mes rêves car j’ai un guide, un manuel sur les rêves qui me dit le sens des rêves que je fais. Eh bien je serais un peu inquiet.
Ce n’est jamais immédiat la compréhension des rêves habituellement.
C’est ça qui nous amène, mais pas toujours, car la plupart des rêves, on les passent aux oubliettes. On les refoule. Quelque fois on en parle. On parle à un ami, une amie, on peut aussi en parler à un analyste. Mais quand on parle d’un rêve, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on va dire qu’on le comprend ?
Pas forcément. D’abord on s’en rend compte. On se rend compte de son rêve. On le dit. On dit ce qu’on a rêvé. Et en s’en rendant compte, pas à pas, on va commencer à attraper des éléments de sens ou d’interprétation de notre rêve.
Mais c’est tout sauf une maîtrise ou une liberté. On a là un matériel qui nous est venu comme ça, on peut pas dire que par rapport à ces signifiants qui déplient notre rêve, on ne peut pas dire que nous soyons libres ou maîtres.
Mais nous pouvons essayer de nous rendre compte, et c’est déjà un grand pas de fait. Car nous rendre compte ça veut dire « prendre en compte », et là ce sont des mots qui sont lourds, c’est prendre en compte ces signifiants qui se présentent à nous comme venant d’autre part, de quelque part autre.
C’est prendre en compte les signifiants qui se présentent à nous, sans nous être familiers, sans être identiques à la représentation que nous avons de nous-mêmes. Et rendre compte de ça, ça nous dispose à ne pas percevoir notre division dont je vous parlais au début, comme un conflit qui nous mettrait aux prises avec de l’étrange ou de l’étranger qu’il s’agirait de vaincre ou d’éliminer.
Prendre en compte ces signifiants qui nous viennent sans avoir été invités, ça nous rend capable de supporter notre division d’une façon différente d’un conflit qui serait paranoïaque, c’est-à-dire orienté vers quelque chose de l’ordre de « ou toi ou moi ».
Dans votre travail futur en psychopathologie, si vous n’avez pas un rapport un tout petit peu averti à cet autre-là si vous n’avez pas un rapport un tout petit peu attentif et exercé à cette altérité comment pourrez-vous entendre quelqu’un, un autre, comment entendre tout ce qu’il y a d’étrange, d’incongru, de déplacé, d’obscène dans le discours de quelqu’un ?
Donc pour aujourd’hui je voulais vous souligner quelques aspects qui me paraissent très importants liés à ces incidences subjectives et politiques du signifiant, je voulais essayer de vous rendre sensible de quelle façon ça se présente comme à la fois subjective et politique, notamment à travers cette question de la division, division qui passe à travers chacun d’entre nous, et comment notre attitude par rapport à cette division, elle est très importante dans notre rapport à la psychopathologie, et d’abord aux patients.
C’est très pratique tout ça, ce sont des considérations qui ont immédiatement des conséquences pratiques.
Je vous ai aussi parlé de la question de la représentation du sujet, je continuerai les prochaines fois et pour ce soir, je vais réserver les cinq à dix minutes qui nous restent à vos questions si vous en avez, je serai très content si vous en avez, ça me permettra d’y penser en préparant les prochaines séances.
Questions de votre part ou de ceux qui nous écoutent de l’étranger ou en régions !
-Bonsoir, à propos de Rousseau, je me demandais si ce que vous nous aviez dit n’aurait pas pu être appliqué à la plupart des philosophes, cette recherche d’un signifiant adéquat à représenter le sujet, est-ce que ça n’est pas le propre de l’entreprise philosophique ? Je pense à ce que Freud pouvait dire de la philosophie, et au fait que vous ayez souligné que Rousseau était psychotique, est-ce que c’est un lieu privilégié pour la psychose la philosophie ? C’est beaucoup de questions !
Ecoutez votre question est très intéressante, je ne peux pas y répondre de façon si générale. Mais c’est vrai que beaucoup de philosophes ont été travaillés par cette question à savoir quels seraient les signifiants qui pourraient représenter légitimement le sujet, oui, c’est vrai.
C’est tout spécialement vrai chez Rousseau. Mais on ne peut pas dire quelque chose d’aussi général que de dire que les philosophes sont nombreux à être psychotiques. Vous savez les sujets psychotiques vous les trouvez partout où les hommes ou les femmes essayent d’articuler leur rapport au langage et au réel.
Et ils y apportent une contribution considérable, comme les pervers aussi bien.
Nous sommes fichus de telle façon que nous sommes toujours tourmentés par notre rapport au signifiant. Et il n’y a pas trente-six manières d’être tourmenté, en tout cas la psychanalyse a apporté des arguments assez forts pour montrer en gros que si on distingue la manière névrotique, la manière psychotique et ma manière perverse, on recouvre à peu près l’ensemble des façons dont nous pouvons être tourmentés par cette question du signifiant.
-Juste une petite remarque, vous avez fait référence au Contrat social ou aux Confessions de Rousseau ?
J’ai surtout fait référence au Contrat social.
-Oui j’ai bien entendu que vous avez fait référence au Contrat social, mais par rapport aux références que vous avez fait par rapport à la psychose de Rousseau, vous vous êtes référés au Contrat social ou aux Confessions ? Parce que c’est pas la même chose philosophiquement la manière dont il parle dans le Contrat social et la manière dont il écrit les Confessions, c’est complètement différent.
C’est complètement différent mais on peut lire dans le Contrat social les questions qui l’animaient et les impasses aussi qui sont les siennes au moment où il s’agit de définir le passage de la volonté de chacun à la volonté de tous entant qu’unifiée.
Il y a vraiment une difficulté pour lui de la représentation. Je ne permettrais pas de dire que son texte est un texte psychotique, ce n’est pas ça que je voulais dire, je voulais dire que quand on lit attentivement son texte, on remarque à quel point il est travaillé par la question de la représentation. Comment une représentation peut-elle être légitime si ce n’est pas moi qui la produit ?
C’est d’ailleurs la question qui a travaillé la Révolution Française. L’idée de la Révolution Française c’était : comment gouverner un groupe, une communauté humaine, en l’occurrence la France, sans s’appuyer sur un signifiant extérieur, un signifiant maître comme nous pourrions le dire.
C’était une question extrêmement intelligente et pertinente.
Maintenant on peut discuter sur sa résolution et la révolution que ça a donné par la suite… Mais c’était la question qui les agitaient, les révolutionnaires.
-Moi, ça va être assez rapide, c’est simplement, est-ce que vous faites référence un critique qui a beaucoup écrit sur Rousseau, notamment à La transparence etl’obstacle de Starobinski ?
Pas directement mais Starobinski est un très bon auteur sur Rousseau. C’est un très bon ouvrage La transparence et l’obstacle. Je l’ai lu il y a bien longtemps, mais sûrement ça transparaît si je puis dire dans mon propos.
-Moi je n’arrive plus à me retrouver…
Vous n’arrivez plus à vous retrouver ? Ce n’est pas mauvais signe.
-Oui, mais c’est par rapport à ce que vous disiez de Rousseau qu’il était psychotique.
Je ne vois pas trop… Parce que ce qu’il écrit ça a du sens, il y a des débuts, il y a une fin…
Mais vous savez les psychotiques peuvent être des gens très sensés !
-Je n’en doute pas, mais il y a dû y avoir une suppléance bêton, laquelle ?
Déjà il avait plus qu’un talent d’écrivain, je pense à l’écriture à la musique, car c’était également un musicien… Je ne ferai pas d’hypothèse sur ce qui faisait tenir Rousseau mais certainement ça l’a beaucoup aidé.
-Quand vous dites que la Révolution française, c’est comment gouverner la France sans s’appuyer sur le signifiant maître.
Non, c’est comment gouverner en se passant d’un signifiant dont l’autorité serait en quelque sorte imposée.
-Ça a été contre un signifiant qui était l’aristocratie, le clergé, etc. Si ce n’était pas sur quelque chose c’était contre quelque chose…
Oui bien sûr.
Stéphane Thibierge