Compte-rendu analytique
Il y a quelque chose d'étrange à lire et entendre dire de telles ou telles activités qu'elles sont « thérapeutiques », quand ce n'est pas « psychanalytiques ». Il est même un peu effrayant que des activités quelconques en soi, même si elles sont investies par ceux qui les pratiquent, nécessitent de ceux qui les mentionnent l'attribution de vertus soignantes.
Puisqu’en effet cela signifie au moins deux choses. La première souligne l'urgence, la productivité, le rendement, la nécessité. Il n'y aurait d’activité : le yoga, la peinture, la prière, le golf, etc., autorisées comme récréatives, qu'à se parer d'un objectif de santé. Est-ce la prévalence d'un sentiment morbide ou une culpabilité qui viendrait s'ancrer dans l’aperception d'un terme collectif ? Autrement dit on ne pourrait se soustraire à l'activité productrice que pour des opérations de soins. Le plaisir serait donc thérapeutique ? Le deuxième c’est qu’à force de considérer diverses activités comme soignantes, les activités de soins proprement dites se voient ravalées au niveau des activités récréatives qui s’attribuent leurs effets.
Parce qu’en grossissant à peine le trait on arrive à cette conclusion surprenante et pourtant triviale, que la rencontre d’un homme et d’une femme relève de la bonne santé, ou au minimum en sont l’adresse. Il est vrai qu’avec le printemps, les relations amoureuses emmenées par connaturalité sous l’effet du bourgeonnement floral et arboricole, se révèlent plus nombreuses semble-t-il, qu’aux autres saisons de l’année. Est-ce un effet d’entraînement lié à la facilitation pratique, il fait beau, le temps est clément, la douceur grisante, ou l’imprégnation mimétique de la nature transmise et renouvelée chaque année ? Si c’était le cas, ce qu’il me semble, nous aurions à constater l’archaïsme de notre rapport au langage, puisqu’en effet la rencontre d’un homme et d’une femme est d’abord signifiante, et cette possibilité a peu à voir avec les saisons. Ainsi tenons-nous là peut-être une des raisons qui motivent nos contemporains à affubler de qualités soignantes les activités qu’ils pratiquent quelles qu’elles soient.
Ces temps-ci sort sur les écrans La Prière de Cédric Kahn. Il s’agit de la rencontre entre Sybille, jeune étudiante, passionnée d’archéologie et de Thomas. Pour que ces deux-là se rencontrent il vient de Bretagne alors qu’elle vit chez ses parents en Isère, il faut le détour de son parcours de toxicomane qui le conduit en bout de course au Massif de Chartreuse. S’y trouve, pas par hasard, une maison, en deux lieux séparés, fondée par une religieuse, qui offre un protocole de sevrage aux garçons et filles tombés dans cette mauvaise ornière. Les parents de Sybille sont en relation avec le centre d’accueil qui prend en charge Thomas.
Et voilà, Thomas et Sybille franchissent quelques obstacles toxiques, géographiques, psychiques, physiques et se rencontrent. Une belle histoire. C’est le désir de Sybille qui hisse Thomas hors de la fosse, mais c’est celui de Thomas qui retrouve un juste chemin et l’amène à franchir les distances qui le séparent de Sybille.
Ce qui intéresse dans cette narration tient à la présentation du fait religieux comme principe thérapeutique autant qu’au protocole développé pour sa mise en œuvre.
Puisqu’en effet, ce que montre le film c’est que la rencontre entre Sybille et Thomas permet à ce dernier de s’en sortir. Mais se sortir de quoi ? Si les rencontres amoureuses étaient suffisantes à transformer la dominance de la pulsion morbide cela se saurait.
La maison qui accueille Thomas est régie par les règles d’une communauté édictée par la religieuse qui la fonda. Essayons d’aller voir le détail de son organisation. Elle est agencée de telle manière qu’un fait religieux, un transfert, de l’individu à l’adresse de Dieu, soit encouragé et rendu possible, comme la réponse favorable aux difficultés existentielles de l’impétrant.
Le transfert c’est ce qui se noue habituellement entre un analysant et son analyste. C’est ce lien particulier essentiel que la psychanalyse théorise sous la rubrique du supposé au savoir. C’est parce qu’ils se supposent un savoir réciproque de chacun sur l’autre, entre analyste et analysant que s’établit la relation qui fait de la cure son efficace. S’agit-il de transfert quand c’est à Dieu que se suppose un savoir sur soi ? Le dogme chrétien établit Dieu comme inconnaissable, qu’il ne peut y avoir de savoir sur Dieu, et que donc le protocole qui prévaut dans la cure ne trouve pas, dans ce cas, la réciprocité transférentielle nécessaire à son incidence. Il s’agit donc, malgré l’analogie partielle, de bien autre chose dans le protocole proposé par cette maison.
La dépendance organique est considérée comme une mise à l’épreuve des vertus morales professées par la communauté. Pour y faire face, la mesure de la difficulté réelle est bien prise en compte, des règles strictes sont imposées : abstinence, restriction de jouissance et de plaisir, activité, prière et chant. Un camarade plus ancien, un ange gardien, assure l’absence permanente de solitude à chacun des nouveaux jusqu’à son intégration.
Ce que nous enseigne la psychanalyse, c’est que les difficultés existentielles semblent avant tout être liées à la juste appréciation de sa place au monde. C’est-à-dire au rapport au langage qu’entretient chacun de nous dans son discours intérieur, et principalement, dans ce cas, quand il prend appui sur les figures parentales du père et de la mère. L’existence, c’est le lieu d’où se règle correctement la place du désir, c’est-à-dire celui d’une juste place au monde libérée des atermoiements sexuels enfantins qui président à l’élaboration singulière de chacun.
Ce qui pourrait heurter le psychanalyste, s’il n’était rompu à la pratique de l’analyse, c’est la caractéristique proprement comportementale du principe thérapeutique institué dans cette maison. Il n’est pas question de juger les résultats, puisqu’il semble y avoir une certaine efficace. Ce qui heurte est sans doute d’un autre ordre. Celui qui nous laisse entrevoir d’un côté l’extrême violence du procédé de rééducation, et d’autre part la vanité de la finalité recherchée. Puisqu’il s’agit, c’est ce qu’il semble, de rétablir pour ces jeunes hommes et pour ces jeunes femmes, mais le film est centré sur la communauté des hommes, un lien social, et pour se faire en quelque sorte, favoriser l’établissement d’un transfert à la communauté d’abord, à Dieu ensuite, c’est-à-dire à eux-mêmes.
De notre lieu, de notre pratique s’aperçoit une faille dans cette mise en place qu’il s’agit ici d’analyser. La prière se présente comme un rapport de soi à une image idéale. C’est en tout cas aussi ce que nous présente en leur travail, les analysants sur le divan, l’analogie s’arrête là, il ne s’agit en rien pour l’analysant d’une prière puisqu’il s’agit de parler. La psychanalyse diffère nettement dans son protocole de celui qui nous est montré si justement dans le film de Monsieur Kahn : le transfert qui s’installe entre un patient et son analyste est une relation, un lien qui ne s’institue d’aucune violence puisqu’il émerge simplement du dire du patient.
D’autre part l’objectif de la cure sera la dissolution du transfert en tant qu’il vient faire symptôme, vers un transfert de travail, c’est-à-dire la vie, et non pas ayant comme but ultime un transfert à Dieu, qui ne serait qu’amour pour une image idéalisée de soi. Il n’y a pas de transfert profane où sacré, il y a du transfert sur lequel appuyer la conduite d’une cure jusqu’à sa dissolution en un transfert de travail.
Les questions rencontrées et traitées par La prière sont aussi celles de l’analysant. La quête d’une authenticité de l’âme qui soutient le sevrage de Thomas n’est pas sans rappeler celle du patient, même si dans la plupart des cas il ne s’agit pas de se défaire d’une addiction toxicomane. Il s’agit dans les deux cas de dépasser ses divisions par un moyen semblable : l’adresse à un Autre énigmatique dont les témoignages d’amour semblent nécessaires pour garantir une paix intérieure, calmer l’angoisse, assurer une juste conduite, opérer les miracles dont l’existence à parfois besoin pour se maintenir. Thomas, par exemple, se blessant gravement au genou, se trouve guérit le matin, et donc sauvé puisqu’il peut reprendre le chemin vers la maison, après une nuit improbable passé dans la montagne où il s’est égaré. Il fera de ce miracle l’appui d’une vocation à la prêtrise.
Ce qui manquait au protocole de la maison pour clore l’analogie avec la psychanalyse c’est à propos du transfert la question de la réciprocité. En analyse, le transfert est réciproque. Il est même théorisé. C’est le transfert de l’analyste à son patient qui peut être cause de limitation au progrès du patient et à la liquidation du transfert, objectif final de la cure. Le transfert est donc au coeur de la pratique puisque l’analyste suppose un savoir sur la psychanalyse à son patient comme le patient suppose un savoir à son analyste sur son symptôme. Le miracle est le signe de Dieu qui vient faire savoir pour Thomas, ce qu’il prend pour l’affirmation d’une présence.
Cette vocation de Thomas à la prêtrise sera écourtée nommément par le film et par Sybille.
Remarquons encore qu’il existe des moyens plus précis que la prière, l’accomplissement des gestes de la foi ou ceux de la rééducation pour induire le phénomène de la croyance. Il suffit en effet de donner à la parole les moyens de se détacher de l’immédiateté d’une présence qui l’encombre, celle de la chose. La parole s’organise alors comme partie d’un dialogue avec le grand Autre et non plus détachée du mystère qu’il induit.
Cédric Kahn donne à Thomas le rôle de celui qui, du mystère de Dieu et du mystère de la femme, justement représentée par Sybille, choisit celui de la vie ordinaire.
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