Quel est ce savoir qui nous intéresse, se résume à cette chose que nous avons en partage qui fait la psychanalyse et ne cesse de nous étonner, de nous questionner : comment fait-on les enfants ?
Savez-vous planter les choux ?À la mode de Bretagne, avec le pied, avec le coude, avec le genou, avec l'oreille… reste forcément la bonne réponse. Et l'éducation sexuelle précoce des enfants de la francophonie, de la pointe de Bretagne à la Corse, des écoles françaises de l'étranger sans oublier les compatriotes expatriés dispersés au quatre coins du monde, commence avec cette comptine enfantine à vocation universelle, dont il serait amusant et anecdotique de vérifier comment d'autres cultures, d'autres langues, sur un autre mode, élaborent pour leurs enfants semblables perles de civilisation.
Des signifiants nouveaux introduisent des rimes inédites. Acronymes de la modernité contemporaine avec laquelle il faut désormais compter, c'est-à-dire chanter sur l'air du Savez-vous planter les choux ? : On les plante à la FIV[2], à la FIVETTE[3], à la PMA[4], à LA GPA[5], à l'IA[6] …
Il est plaisant de constater sur un mode mi-sérieux mi-dit, comme toujours, ce qui s'annonce pour des temps de moins en moins éloignés. Que sont en effet ces objets qui viennent dans cet exemple se substituer à ce qui fait la saveur d'un corps aimé, à savoir les morceaux par lesquels on l'attrape ? Est-ce à dire que nous n'auront bientôt plus à saisir de l'autre en guise de morceau du corps de l'aimée, que ces boîtes de conserve que sont les acronymes ? Peut-être. L'altérité s'en trouverait à coup sûr renforcée, pas forcément le plaisir. La rupture qu'opère la science viole le langage, y impose sa prostitution en paiement du supposé pathologique qui l'appelle.
En tout cas le savoir qui nous rassemble à minima c'est qu'ils l'ont su, les ancêtres, nos ascendants, nos prédécesseurs, les fonctionnaires[7], quand à nous, les descendants, savons nous planter les choux ? L'actualité de cette interrogation séculaire n'est rien d'autre que celle qui concerne notre capacité à faire que par une naissance, de non rapport sexuel il y a bien puisqu'un reste vient empêcher que se ferme le rapport, qu'il s'établisse, scellant dans une finitude, une complétude, l'aventure du parlêtre.
DE LA REPRODUCTION DE L'ESPÈCE
Thanatos à l'œuvre, c'est assurément le déficit actuel d'organisation, celui d'un discours brisé dans son continuum qui aurait à s'originer du dire d'un individu singulier, désirant, à l'adresse, miracle de la bi-sexuation de l'espèce, d'un autre individu de sexe ordinairement opposé pour organiser sa reproduction.
Ce n'est pas simple opération. Les chaînes symboliques courent de l'un à l'autre, tout le monde s'en mêle et parfois ça s'emmêle dans les discours. N'est-ce pas là Les Contes des Mille et Une Nuits qui commencent avec Roméo et s'achèvent contre le mur mitoyen qui sépare deux propriétés, deux familles dont les enfants évidemment, de part et d'autre, aimeraient s'aimer autrement que par le petit trou qui laisse passer leurs chuchotements enfiévrés ?
Cette affaire s'actualise dans le drame des ratages de l'amour, dont l'exemple cinématographique que nous donnent avec Jean de Florette et Manon des Sources pèle mêle Berri, Pagnol, Montand, Béart, Auteuil, Depardieu, La ferme des Romarins, la Provence, le papet, la poste, l'eau, le village, le soleil et bien sûr la lettre, qui comme le dit Lacan arrive toujours à destination. Ici, rappelez-vous, la lettre passe par l'oralité d'une vieille femme aveugle assise sur un banc, devant une église, celle du village de Provence où se joue le drame immémorial de l'accès à l'eau. Elle est adressée au vieil homme qui mesure alors l'étendue du désastre qu'elle révèle puisqu'il a perdu la femme objet de son désir de n'avoir pas su l'attendre et assassiné son fils d'ignorer qu'il en était le père, ce qui n'excuse pas l'assassinat.
Y a-t-il un discours qui ne soit pas de reproduction ? Le langage s'élabore dans les rites qui organisent l'échange des femmes[8] en un potlatch[9] désormais unique, international, planétaire, c'est la nouveauté de l'époque. Il faut faire un effort certain pour que le sexuel n'effleure pas à tout propos. C'est d'ailleurs peut-être ça la politesse, la civilisation.
S'il semble que les possibilités de réparation de la fameuse chaîne soient possible individuellement– n'est-ce pas là l'analysant à son travail ? –, des accidents arrivent aussi qui compromettent le pacte symbolique, la promesse que lie un homme et une femme. Où sont les enfants qui n'ont pu naître ? Freud avait fait le but de la psychanalyse de cette réinsertion dans la chaîne langagière d'un patient qui, marié et au travail, n'avait plus qu'à procréer. Une vie simple en somme et pourquoi pas ?
Lacan vient nous enseigner à aller y voir ce qu'il en est des jouissances asservissantes, avec cette difficulté supplémentaire, c'est que ça marche. Il est possible de traquer jusqu'à la lettre les contingences parasitaires qui perturbent un juste désir d'aller s'accomplir à la mort qu'il faut.
Mais voilà, il est aussi possible, ce savoir, d'en tirer quelque chose que la science amplifie. Parce qu'à s'inscrire dans une juste mort, soit celle de son désir, il est aussi, probablement sans le secours d'une éthique qui l'y conforte, donné à l'individu de faire autre chose que ce qui serait juste, du savoir qui le détermine. Et voilà que reparaît, elle n'est jamais très loin, l'hydre tordant son corps écaillés d'astres[10] du Un[11] et ses tentacules dont la science est un bras armé.
DONNER UN NOM[12] CEST ADOPTER
De quelle façon un enfant va-t-il déterminer l'objet de son insertion, sa place au monde ?
- génétiquement il tombe dans l'aporie des origines, nostalgique d'un monde à jamais perdu;
- culturellement il fait siennes en les adoptant, les valeurs de la famille qui l'élève.
Ce n'est pas la même chose. C'est ce qui fait pour les enfants ordinaires la plus grande difficulté et organise la plus grande confusion. Il est en effet mal aisé à l'enfant d'opérer le choix des valeurs que lui propose sa famille dans la mesure où il ne sait distinguer celles qui relèvent de la culture ou d'un patrimoine génétique.
La fonction du Nom du Père si souvent mise au travail est rappelée ici. C'est bien vivre que de reconnaître à son père la dette du Nom qu'il transmet. Dans le meilleur des cas, puisque payer sa dette sera faire du Nom l'instrument d'une reconnaissance. Le Nom élabore un rapport particulier de créancier à débiteur, où la vie, transmise par une femme, est un don sans contrepartie.
Qu’y a-t-il de plus étranger à un débiteur qu’un créancier, si la métaphore filée ici convient puisque le recouvrement de la créance contractée est le seul objet qu'il lui prête, ici le Nom ? L'acquittement s'en fait dans la valeur où elle est contractée. C’est-à-dire qu'elle ne peut se faire que dans la valeur du Nom.
La dette est-elle jamais acquittée ? Le Nom la paie de son assomption subjective à partir du moment où l'objet qui la constitue ne cesse pas de s'élaborer dans sa valeur. Cette étape franchie, la question du Nom ne fait plus doute de sa transmission. La dette est payée, libérant créancier et débiteur de son poids. Elle ne s'efface pas pour autant. C'est même cette trace commune, partagée, qui marque l'inscription dans la lignée.
Concrétion littérale pour signifiant sans l'être, le signifié du Nom venant faire coupure dans l'Autre porte le sanctuaire de l'altérité. Il convient de remarquer que la valeur du Nom est celle que porte le Nom lui même. Il semble qu'il s'agisse peut-être là d'une loi du langage, puisque la valeur du Nom ne sera fonction que du Nom lui-même.
Transmission et reproduction subsumée semblent accepter l'appellation de fait social total[13]. Il rend opaque à quiconque n'en est pas acteur les attendus libératoires. Attendus moteurs de la dynamique du désir, des choix d'objet, de carrière, éthique, politique, puisqu'ils déterminent pour l'impétrant la stratégie à mettre en oeuvre. Ils détermineront ses choix. C'est ce que montre peut-être le nœud borroméen à trois : la possibilité de casser l'idée de rejoindre un idéal, de l'assumer pour lui donner ce qui serait ses vrais enfants, puisqu'en effet la place de la vérité, de la vérité qui se tient dans le grand Autre est sans réponse. Il y a pour chaque enfant, pour chacun, un seul symbolique, celui qu'élabore une juste place par rapport au langage. Le nœud borroméen met en telle évidence cette unicité, qu'elle s'oublie de simplicité puisque le nœud borroméen de réel qu'il est, un unique rond à chaque fois symbolique, imaginaire ou réel le constitue. Il n'y a pas en effet ordinairement pour chacun d’eux ou plusieurs symbolique, imaginaire ou réel mais un seul, une seule voie.
Les enfants de l'altérité mesurent de fait la nature révélée borroméenement de la filiation, celle que Freud illustre dans L'Homme Moïse,roman historique, ce sont les enfants de la chance, ceux qui font des parents, des adoptants aussi bien que des enfants, c'est à dire eux mêmes et quelques autres des adoptés. Il n'est plus alors question d'un idéal à venir conjoindre mais du partage libéral, courtois, des valeurs et de la vie. Et les enfants dits d'adoption forment probablement une cohorte d'élite dans laquelle se recrutent des éclaireurs de l'altérité.
Stéphane Renard
Juillet 2016
[1] Charles Melman Qu'est-ce qui fait norme aujourd'hui ? Épinal 2007, site de l'ALI.
[2] FIV : Fécondation In Vitro.
[3] La fécondation in vitro et transfert embryonnaire (FIV ou FIVETE) est une technique de procréation médicalement assistée.
[4] PMA : Procréation Médicalement Assistée.
[5] GPA : Gestation pour Autrui.
[6] IA : Insémination Artificielle ou intra-utérine.
[7] Charles Melman, La psychopathologie : état des lieux, inventaire et projet VI, 20/01/2011, "C’est du rapport au père dont il est question aussi bien dans la vie privée en tant qu’elle fait du couple les fonctionnaires mis au service de l’action reproductrice…"
[8] Les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss 1949.
[9] Le potlatch est un mode culturel, souvent sous forme de cérémonie plus ou moins formelle, basé sur le don dans le cadre d'échanges inter groupe. Introduit en anthropologie par Marcel Mauss, Essai sur le don 1924.
[10] "L'hydre univers tordant son corps écaillés d'astres" Victor Hugo, 1856, Les contemplations, Ce que dit la bouche d'ombre.
[11] Charles Melman, Qu'est-ce que ça me fait une langue ? Bruxelles, 11/12/10, "on était hors sens, et hors référence au UN privé mais à ce UN tellement universel et qui est propre au langage"
[12] Charles Melman Adopter c'est donner un nom, conférence, Odile Jacob, Octobre 2014 Nanterre.
[13] Marcel Mauss, Essai sur le don, 1924 : " Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux : c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus ».