TD du 5 janvier 2017 - Présentation du texte de Marcel Czermak extrait de Passions de l'objet, « Sur quelques phénomènes élémentaires de la psychose »
Marcel Czermak est psychiatre et psychanalyste. Dans Passions de l'objet dont est extrait ce texte, il propose une étude psychanalytique des psychoses, à la suite de Lacan.
Il avance dans ce livre l'idée qu'à la schizophrénie dans laquelle tout le symbolique devient réel, et qu'à la paranoïa dans laquelle prévaut la dimension moïque de l'Imaginaire, il faut ajouter une autre typologie, celle d'un Imaginaire sans moi. C'est-à-dire des psychoses dans lesquelles l'Imaginaire est présent, disjoint pourtant de toute consistance moïque.
Les phénomènes élémentaires peuvent donc nous renseigner sur la position du sujet, sur la constitution ou non chez celui-ci d'un moi.
Marcel Czermak va donc ici interroger les phénomènes élémentaires, c'est-à-dire tous les éléments discrets, non manifestes, tels ceux du petit automatisme mental de Clérambault, mais ici dans le registre de l'Imaginaire, et qui relèvent de la psychose et la révèlent déjà. Il va en dérouler les diverses manifestations à travers le cas d'Eugénie T.
En les étudiant ici d'une manière très détaillée, très serrée, Marcel Czermak, dans la perspective lacanienne qui est la sienne, leur restitue leur valeur de fait de structure. Bien avant que le délire n'apparaisse, bien avant que la psychose ne soit avérée, rendue visible, elle se manifeste déjà sous ces phénomènes élémentaires.
Le dictionnaire nous livre plusieurs acceptions possibles du terme « élémentaire » : il y a d'abord la notion de fondamental : « qui constitue la base de quelque chose, ce qui est essentiel », en ce sens en effet, les phénomènes élémentaires pourraient constituer la base de la psychose, le délire manifeste n'en serait alors que le déploiement. Mais le sens qui pourrait nous intéresser ici davantage c'est celui-ci : « qui représente le minimum indispensable sans quoi la chose n'existe plus. ex : une politesse élémentaire » Si une psychose peut se manifester hors du délire, sans phénomènes élémentaires toutefois pas de psychose.
Ils sont donc élémentaires en ce qu'ils sont irréductibles.
Et effectivement, c'est l'un des enjeux du texte : si une psychose peut exister sans aucun délire, elle implique toutefois toujours des phénomènes élémentaires. Pourquoi ? Parce que, ainsi que nous le dit Lacan dans Les psychoses, ils ne sont pas plus élémentaires que le délire, car « le délire n'est pas déduit, il en reproduit la force constituante, il est lui aussi un phénomène élémentaire. C'est-à-dire que la notion d'élément n'est pas à prendre autrement que pour celle de structure ».
Non pas comme faits nécessairement annonciateurs d'une psychose déclenchée, mais bien comme un fait de structure. C'est bien pour cela que la psychose ne saurait être circonscrite aux seuls états délirants, mais qu'elle trouve à s'exprimer chez le patient psychotique en dehors même de tout délire, de tout élément visible.
Ces phénomènes élémentaires ne conduiront donc pas nécessairement à une psychose déclenchée.
Marcel Czermak va tout au long de ce texte mettre en œuvre les outils lacaniens pour resituer ces éléments discrets, et mettre ainsi en jeu la façon dont les trois registres du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire permettent de rendre compte de cette organisation psychique spécifique, cette structure, qu'est la psychose.
Marcel Czermak expose donc ici le cas de l'une de ses patientes, Eugénie T., qui a également été vue par Lacan lors de l'une de ses présentations cliniques. On peut retrouver le verbatim de cette présentation sur le site de Patrick Valas (présentation n°2).
Description du cas (je reprends les termes de Marcel Czermak) (p. 131-132)
Eugénie T., kinésithérapeute, en instance de divorce, une fille.
Lorsque qu'elle rentre à l'hôpital elle est dans une tonalité dépressive, elle vit cloîtrée depuis plusieurs semaines. Elle exprime un sentiment d'impuissance, elle est dans une tonalité persécutive, une hypocondrie.
Elle savait que son mari avait une relation avec une autre femme depuis plusieurs mois, elle avait d'ailleurs rencontré cette femme deux fois, mais le début des troubles s'est produit au lendemain du soir où, pour la première fois, son mari n'est pas rentré.
Elle éprouve alors l'impression d'avoir vieillie, comme son enfant, puis à la fin de cette journée, elle ressent un bien-être accompagné de sensations de chaleur, «comme un filet capillaire », « C'est brillant, rayonnant comme un feu d'artifice, broiement avec une étoile, le visage libéré, l'impression de grandeur » De ce bref moment elle gardera toutefois une sensation occipitale.
Puis poussée psychotique en trois phases :
D'abord prostration et excitation catatonique, errance nocturne, incontinence sphinctérienne, propos incohérents.
Puis, elle reprend son travail, mais sur un mode automatique, se sent « robotisée », « toute entière sous l'emprise d'une force extérieure ».
Et enfin, ce qui a donné lieu à l'hospitalisation : craintes persécutives « on m'espionne, on veut me voler » tandis que les manifestations d'automatisme s'estompent.
(Ces trois phases donnent l'impression d'un parcours qui partirait de : mort du sujet ou éclipse, xénopathie, puis interprétation sur un mode persécutif.)
Elle fera également deux tentatives de suicide ; l'une par pendaison, et l'autre en tentant de se trancher la gorge.
Marcel Czermak nous relate l'Anamnèse
Parents coiffeurs, mère qui se sent incapable de s'occuper de son enfant « c'est le père qui montre les gestes » ; mère qui aura des accès mélancoliques, elle est aujourd'hui dépressive. La patiente a été confiée à une nourrice jusqu'à sa quatrième année.
Son père dit d'elle qu'elle a toujours été inaccessible à la parole et qu'elle vivait en copiant les autres.
Elle voulait faire des études de médecine, mais a échoué, et est devenue kinésithérapeute. « Elle aime et recherche le contact avec les patients dit-elle. »
Son époux dit « qu'il a toujours eu devant elle l'impression d'avoir affaire à une inconnue, à quelqu'un d'insaisissable, qu'il y avait une énigme, quelque chose derrière qui ne venait pas. » Lorsque leur fille est née, elle s'est déclarée incapable de l'élever, « lui aussi lui a montré les gestes », comme son père l'avait fait pour sa mère. Ils ont pris une aide à domicile pour s'occuper de l'enfant.
Eczéma chez les deux parents de Madame T, chez elle-même et chez sa fille.
En exposant la situation de cette patiente , Marcel Czermak va mettre en valeur dans la suite du texte, les nombreuses occurrences de la présence du double, des situations en miroir, et de la position mimétique de Madame T. : son père, coiffeur, qui travaille devant un miroir, le père qui devant sa femme qui se sent incapable d'élever leur enfant, lui « montrera les gestes», le travail de Madame T. : kinésithérapeute qui implique de toucher les autres, lorsqu'elle même aura une fille, son mari lui aussi, lui « montrera les gestes », ou encore la présence de l'aide à domicile, venue suppléer à son incapacité auprès de l'enfant.
Tous ces éléments, issus du discours de la patiente ou de ses proches, seront repris et développés dans le texte de Marcel Czermak. Toutes ces occurrences relèvent du champ de l'image et donc du registre de l'imaginaire.
Le cas de cette patiente, conduit Marcel Czermak à mettre en œuvre tout au long de ce texte les éléments apportés par Lacan et qui permettent de rendre compte de ce type de phénomènes, et on pense bien sûr au stade du miroir.
Ce qui semble manifeste ici, c'est la façon dont l'image spéculaire, lorsqu'elle n'a pas été traversée de symbolique, peut s'autonomiser, et venir prendre place dans le réel. Toutefois la notion d'image ici n'est pas simple, elle est mise au travail dans les phénomènes élémentaires, ses contours sont troubles dans le discours de la patiente, puisque cette image se fait le plus souvent présence, ou même voix.
Le texte montre ainsi comment s'articulent de fait, dans l'image spéculaire elle-même, tout à la fois le registre imaginaire, le registre symbolique et le réel du corps.
La clinique vient ici dire ce qu'il en est des trois registres et de leur dénouage dans la psychose.
Mais ce que Marcel Czermak introduit dès la fin de l'exposé de l'anamnèse, ce sont donc les phénomènes élémentaires, qui nous intéressent ici, tels qu'ils apparaissent dans le discours de la patiente. Il soulignera d'ailleurs plus loin dans le texte, lorsque son mari exprime « l'impression d'avoir affaire à une inconnue, à quelqu'un d'insaisissable, qu'il y avait une énigme, quelque chose derrière qui ne venait pas », combien il est proche d'avoir saisi quelque chose de ces phénomènes dont pourtant la patiente n'a jamais parlé.
Ces phénomènes élémentaires se présentent ainsi : (p. 134-135)
-Il y a « les intuitions » c'est-à-dire les échos et commentaires.
-Il y a les gestes et les paroles forcées, dont fait partie le phénomène de la façade : « passant devant le 88 de la rue de S., elle se sent « forcée comme de l'extérieur à lever le regard sur la façade et éprouve simultanément le sentiment de bon augure. Elle assure avoir rencontré dix ans plus tard, des gens demeurant dans cette maison, devenus ses amis. »
Nous avons ici affaire à quelque chose de l'ordre de la neutralisation du sujet lorsqu'elle dit « quelque chose ou quelqu'un m'arrêtait et me faisait regarder une façade de maison. » Et Marcel Czermak nous dit encore : « c'est dans cette voix qu'elle coulait en tant que sujet. »
D'ailleurs, elle dit « façade », (elle aurait pu dire maison, mais elle dit façade) le terme lui-même renvoie à cette dimension d'inconsistance, de surface et de face-à-face, à un mimétisme entre cette façade qui l'appelle et qui vient faire écho à son absence d'intériorité, s'en faire le double.
-Il y a « le problème du double » : cela intervient lorsqu'elle passe un examen « on dirait qu'il y en a une qui ne peut pas agir et l'autre qui pense mais ne peut pas s'exprimer », « l'une est debout, à côté ou derrière »
-Il y a les arrêts de la parole, qu'elle appelle « ses manques ». Ceux-ci relèvent certainement du barrage schizophrène, dont la définition est la suivante :
« Le barrage est présent dans schizophrénie, c'est un arrêt brusque et momentané du discours (de quelques secondes à quelques minutes). Le discours reprend ensuite son cours normal sur le thème antérieur ou sur un thème différent. Ces barrages sont considérés comme la marque de l'arrêt de la pensée du sujet. »
Tous ces éléments ont une signification personnelle, à l'exclusion des autres.
« Ce sont des « phénomènes irruptifs, brefs, - qui ont une signification personnelle, ils la concerne, et cela ne lui arrive qu'à elle. Pas de certitude, mais c'est tout comme. » (p. 136)
Marcel Czermak commente ces phénomènes en disant « ils s'étendent tous de l'étrangeté furtive à la xénopathie franche en passant par le sentiment net de son propre dédoublement. Elle reconnaît à la fois une articulation et une différence qu'elle ne peut toutefois spécifier entre le trouble du langage, le sentiment d'être double, voire d'une présence « autre », et les actes forcés. »
« La tonalité ordinaire de sa vie était là » nous dit Marcel Czermak. (p. 136)
On voit comment dans la psychose entrent en jeu la question du langage, de l'image, et celle de la constitution moïque du sujet, c'est-à-dire la question de l'identification.
Danièle Brillaud nous précise dans sa Leçon 6, « Nathalie, une psychose mimétique » : « avant le stade du miroir, le mimétisme est courant. Mais la constitution moïque ne prend effet qu'avec le stade du miroir, et permet au sujet d'émerger et de se dégager de ce mimétisme pour agir de façon autonome et volontaire, parce qu'il a pris conscience de son unité. »
Lorsque le stade du miroir n'a pas été franchi, le fonctionnement mimétique perdure en lieu et place de l'action d'un sujet.
Chez cette patiente, pensée et voix se distinguent, image et moi se séparent. « ce n'est pas tout à fait moi qui parle » dit-elle, elle se demande d'ailleurs si son interlocuteur s'en rend compte.
Marcel Cermak note encore que sa patiente s'exprime plus aisément sur ces phénomènes que sur les évènements de sa vie, comme si ceux-ci avaient davantage de consistance pour elle que le déroulement de sa propre vie : « Elle ne s'en est jamais ouverte à quiconque ; elle parle plus volontiers (à Marcel Czermak) de ces phénomènes que des virages, paliers, rencontres, qui font le texte habituel d'une existence. »
Ils se manifestent sans pour autant être accompagnés d'un sentiment d'inquiétante étrangeté, « simplement elle leur prête attention », ils ont le plus souvent une « tonalité favorable ».
Marcel Czermak reprend les phénomènes élémentaires un à un, et les analyse à l'aide des concepts lacaniens.
« L'intuition c'est le fait de penser quelque chose avant. Si j'avais une pensée et si ça me revenait dans la journée, j'en tenais compte... comme si ce n'était pas une pensée à moi... comme si ça me venait d'ailleurs ». Marcel Czermak commente ainsi : « Il suffit que la pensée apparaisse sous forme d'un propos venant du petit autre, de sa marionnette, pour valoir pour confirmation, authentification, augure. » (p. 137)
Intuitions
Lorsque l'ordre symbolique est forclos, la dimension du grand Autre n'est pas prise en compte, il ne reste donc que la parole du semblable, du petit autre. Dès lors, pris dans une relation mimétique, la pensée et les paroles venues de l'autre se confondent et échangent leurs places.
« En somme elle dit des choses et c'est une voix, où nous retrouvons cette oscillation si fréquente dans la psychose entre l'assomption de la parole et son extranéisation » nous dit Czermak.
Nous avons là la mise en jeu de la question du « qui parle ? » C 'est-à-dire de la question du sujet.
Dédoublement sous le questionnement (p. 138)
Lorsqu'elle passe un examen, devant le « grand Autre questionneur devant qui elle a à répondre il se produit ceci : « on dirait qu'il y en a une qui ne peut pas agir et l'autre qui pense mais ne peut pas s'exprimer » ou encore « J'ai le sentiment que j'étais assise et une debout, derrière moi. »
Ici l'imaginaire, non arrimé au symbolique, démultiplie l'image de la patiente, sans toutefois qu'elle la voit, puisque cette présence est toujours derrière ou à côté.
L'image ici, non traversée de symbolique, vient s'autonomiser. Marcel Czermak interroge le statut de ce double sans image : « c'est un double, d'ailleurs, qu'elle ne voit jamais, « elle le sent », « c'est une certitude qu'il y a un double. » (p. 139)
Voix-présence
« une présence comme la mienne, mais qui n'était pas moi... une voix » déclare la patiente. Marcel Czermak reprend : « On peut alors repérer ce rapport de la présence – présence ténue, floue, mais assurée – avec une voix qui ne parle pas... avec une voix qui, même si elle reste ténue, acquiert la pesanteur d'une présence . »
Dans cette présence, voix et regard nous dit Marcel Czermak, se « collabent, se disjoignent, se répondent. » Un peu plus loin dans le texte, lorsqu'on lui demande ce que disait cette voix, elle répond ainsi : « je me souviens en marchant que quelque chose ou quelqu'un m'arrêtait et me faisait regarder une façade de maison » ; ici la voix se fait présence, injonction sans parole qui commande le regard. « Il me semble que c'était pareil, comme si quelqu'un m'obligeait.. un double. », « quelqu'un qui dédoublerait mais sans apparence physique... non c'est un dédoublement de la parole, non, c'est un son.. un son, car lorsque je parle il y en a une qui ne sait pas le dire. »
On peut penser aux synesthésies, qui consistent à utiliser, pour décrire une perception, des termes appartenant à des registres différents ; ce sont donc les Correspondances baudelairiennes où l'on voit « les parfums, les couleurs ou les sons se répondre ». Ou bien encore, quand, dans Les Illuminations, Rimbaud écrit « la lune brûle et hurle », il nous aide à saisir quelque chose de ce que dit Eugénie, lorsque pour elle, voix et image se confondent.
On peut aussi penser au texte La clinique de Gottingen (1896) de A. Cramer sur les hallucinations chez les sourds-muets, qui « entendent la pensée formulée en paroles . » Par exemple lorsqu'un patient totalement sourd déclare : « c'est complètement fou dans cette maison, on entend toujours crier : Empereur ! ». En réponse au médecin qui lui demande : « Croyez-vous vraiment qu'il y ait là quelqu'un qui crie ? », il dit : « Ce n'est que la bulle d'air, si vous préférez une bulle de savon. »
On voit bien ici qu'il faut s'éloigner de toute vision organiciste concernant les phénomènes élémentaires ou les hallucinations, mais qu'il s'agit bien d'un glissement de registres, qui ne doit finalement rien aux facultés anatomiques, mais qui dépend de la réalité psychique du sujet percevant, comme nous l'avions vu la dernière fois. Et le poème de Rimbaud Voyelles, (A noir, E blanc, I Rouge, U vert, O bleu, voyelles) dans lequel les lettres se manifestent selon la couleur, le toucher, le son, nous dit sans doute quelque chose de ces phénomènes.
Marcel Czermak met en jeu dans le regard et dans la voix la question de la reconnaissance : « Voix propre, voix méconnue, pas inconnue, mais pas reconnue. » Cette variation sur la méconnaissance, nous renvoie au Stade du miroir, lorsque l'image n'a pas été soutenue par le symbolique de la nomination. Dès lors la question du sujet est posée – « le fait de parler intérieurement, la voix que j'entends intérieurement, j'ai l'impression que je ne me reconnais pas moi » – et Marcel Czermak rend compte ainsi du phénomène : « c'est cette parole articulée qui s'impose dans sa dimension de voix, mais la voix, elle, est passée dans le Réel. » (p. 140)
Il souligne « la complétude scopique qui fait le style de son existence, fragile au point qu'elle ait dû toujours toucher l'autre (elle était kinésithérapeute) pour s'assurer de sa consistance, voir même faire toucher son nom : inscrit sur la barre de la porte que ses clients devaient empoigner pour entrer » Nous avons là une manifestation de l'objet (a) non chu, (voix, regard) mais qui se fait partout présence, le psychotique « l'objet a, il l'a dans la poche. »
Czermak nous décrit maintenant le plus ancien phénomène élémentaire relaté par Eugénie T. :
« elle avait quatre ans ; pour la punir on l'avait mise dans une entrée de cave obscure. Elle était dans le noir et ce n'était pas elle qui était punie. » « Dans le fond, c'est comme si on ne m'avait pas punie. Je le prenais bien. C'est peut-être là que j'ai eu la première impression du double » et Marcel Czermak nous dit en effet : « Quelle valeur une punition peut-elle avoir quand on a échappé à la castration, quand le Nom-du-Père est forclos ? Cela n'a aucun sens. » (p. 144)
« Il faut noter qu'avant le déclenchement de sa psychose, survenue, somme toute, assez tardivement, à 42 ans – elle n'avait suscité d'inquiétude à personne. » Phénomènes discrets, souvent tus, ainsi que l'indiquait au début du texte Marcel Czermak. Sans l'apparition du délire : « personne n'aurait jamais rien su des phénomènes psychotiques qu'elle présentait, pratiquement de tout temps. » (p. 146)
« Qu'est-ce qu'un dialogue ? » demande Marcel Czermak au cœur de cette étude de cas, c'est effectivement la question que nous adresse la situation de cette patiente. ( Marcel Czermak ouvre quelque chose ici, qu'il reprendra à la fin du texte en spécifiant la question du double comme dépendant de la voix, c'est-à-dire « comme hallucination fondamentalement verbale »)
Ces phénomènes révèlent la structure qui les supportent, et peuvent même y être identifiés. Lacan souligne dans Les psychoses combien ceux-ci sont « fermés à toute composition dialectique », « ils se répètent, avec le même signe interrogatif, sans que jamais leur soit apporté aucune réponse, aucune tentative de l'intégrer dans un dialogue ». Il n'y aura donc ni élaboration, ni reprise, ni modification de ces éléments.
Christel Goulier
Le cas clinique de cette jeune femme est exemplaire d’une psychose ordinaire, « compensée, camouflée » (p. 153), plus courante qu’on ne le croit, comme s’emploie à le rappeler Lacan à la fin de la présentation[1]. En effet, Eugénie T. aurait pu ne jamais décompenser, et la psychose serait alors très certainement restée ignorée de tous.
Ce texte de Marcel Czermak pose des questions à la fois théoriques et cliniques essentielles. Sur le plan clinique d’abord, il interroge sur ce qui permet de reconnaître une psychose non déclenchée. Czermak révèle ainsi la valeur remarquable en clinique des phénomènes élémentaires, aussi précieux que difficiles à attraper, dans la mesure où ils présentent ce paradoxe d’être omniprésents (cf. ces « phénomènes psychotiques qu’elle présentait, pratiquement de tout temps » p. 146) et de rester pourtant complétement inaperçus de ses interlocuteurs. Ce caractère ‘d’évidente discrétion’ en fait tout le paradoxe et la difficulté clinique.
Ces phénomènes présentent une grande incidence clinique, à la fois avant et après le déclenchement de la psychose.
Repérés en amont, ils signent le risque d’une décompensation. Se pose alors la question de savoir si une prévention quelconque est possible. Une action thérapeutique est-elle concevable ? Mais encore faut-il qu’un clinicien puisse avoir accès à ces phénomènes élémentaires, première difficulté dans la mesure où l’on sait que le sujet psychotique ne voit souvent rien d’anormal à ces phénomènes et qu’ils constituent même le plus souvent son quotidien depuis toujours.
Valeur clinique remarquable également après le déclenchement de la psychose, car ils en donnent le style, ce « style qui appartient en propre à la personne » (p.146). Les phénomènes élémentaires signent ainsi quelque chose de l’ordre du trait du cas.
Faisons brièvement retour sur la notion de phénomènes élémentaires. On sait que celle-ci vient de Kraepelin, et qu’elle a été reprise par de Clérambault. La conception que développe Lacan de ces phénomènes l’oppose à ce dernier, dans la mesure où pour lui ce ne sont pas seulement des éléments prodromiques d’un délire, mais des faits de structure contenant déjà l’essentiel du délire à venir. Ce que Czermak reprend et souligne dans les premières lignes du chapitre suivant de Passions de l’objet, « Folie résonnante » : « Le chapitre précédent m’a permis de faire valoir comment les phénomènes dits élémentaires n’ont rien d’élémentaire, qu’ils ne le sont pas davantage que le délire puisqu’ils en ont déjà toute la structure irréductible ».
Nous allons étudier la deuxième partie du texte, après un premier temps où Czermak déplie tous les phénomènes élémentaires décelés a posteriori dans le cas Eugénie. L’ouverture de cette deuxième partie nous pose deux questions. La première, déjà abordée, est très clinique : « qu’est-ce qu’une psychose en dehors de toute psychose avérée ? ». C’est-à-dire : à quoi peut-on la reconnaître ?
L’autre, plus abstraite, est posée abruptement et vient saisir le lecteur : « En d’autres termes, qu’est-ce qu’un dialogue ? » Que vient donc faire cette irruption de la notion de dialogue dans l’étude des phénomènes élémentaires ?
Pour nous aider à comprendre, nous pouvons reprendre une intervention de Czermak dans le Journal de bord de l’école psychanalytique de Sainte Anne[2] :
Jusqu’à quel point un dialogue peut-il avoir, avec la meilleure bonne foi, tout l’air d’un dialogue de personne à personne ? Avant même le délire, ou les phénomènes élémentaires ponctuels, à quoi se laisse repérer, hors toute psychose avérée, ce qui d’un discours signe la folie où ce discours s’inscrit ? L’intérêt pourrait en être l’aune à laquelle on puisse mesurer ce que sont les rapports humains courants…Pour autant que, névrosés ou psychotiques, nous ne soyons pas pure machine à paroles.
Dans l’avant-propos de Passions de l’objet, Marcel Czermak pose la question encore autrement : « Où, mieux que dans les psychoses, s’agit-il de savoir ce qu’est –véritablement- un dialogue ? Ce que parler veut dire ? ». C’est-à-dire qu’à l’horizon de cette question très clinique de la psychose s’ouvre aussi tout un champ philosophique, celui de la valeur et de la portée du dialogue. On pourrait ainsi convoquer Platon et les dialogues de Socrate. Qu’est-ce qui nous assure, toujours, que nous avons véritablement affaire à un interlocuteur ? Dans quelle mesure ne sommes-nous pas entièrement parlés ? Et in fine, un véritable dialogue est-il possible, dans quelle mesure ?
Ce que Czermak met en avant, c’est que dans la psychose, il ne peut y avoir un véritable dialogue, à défaut d’un engagement, d’une « mise » de départ, alors que dans le dialogue névrotique, quelque chose se joue. Il y a bien une mise de départ, celle qui parie sur la sincérité (ou tromperie) de l’autre. Ce que l’on retrouve déplié encore autrement dans le chapitre 9 de Passions de l’objet, « Sur un problème de nosographie des psychoses »[3], à propos d’un cas de délire d’imagination. L’auteur évoque le cas d’une jeune patiente dont un des traits spécifiques consiste en une absence totale de certitude. Bien au-delà du doute obsessionnel, il s’agit d’une véritable absence de repère concernant une quelconque véracité :
…rien du dire de l’autre, comme du sien, ne faisait poids, ne témoignait d’un engagement de l’interpellation dans la parole de cette mise qui, naissant sur fond de tromperie possible, donne sa valeur à ce qu’est le dialogue. Rien du dire de l’autre n’avait valeur d’orientation, nous disait-elle, que ce soit côté mensonge, ou côté vérité.
Plan de la deuxième partie du texte :
Repérons le mouvement d’avancée de cette deuxième partie du texte.
Dans un premier temps, Czermak explore les relations de la patiente à ses proches : sa fille, son mari et son père. Les deux hommes les plus proches d’Eugénie, tels deux témoins à la barre, apporteront leur éclairage. Témoignages d’autant plus précieux qu’ils nous enseignent sur la modalité d’être en société d’Eugénie, sur sa capacité mimétique à donner l’illusion d’une personnalité constituée.
On notera que, des proches, manque toutefois le témoignage de la mère, peut-être trop absorbée dans sa mélancolie pour être reçue en entretien lors de l’hospitalisation d’Eugénie.
Dans un second temps, le déclenchement même de la psychose sera détaillé.
Puis une élaboration plus théorique posera la question du statut de la voix et du regard, et donc du statut de l’objet a dans ce cas particulier de psychose.
Enfin, le style mimétique d’Eugénie, qui est « son style propre », sera proposé comme trait du cas de la patiente.
Témoignages des proches d’Eugénie.
« Précisons qu’elle a une fille » (p.146), situe l’auteur. Elément d’importance, qui va nous permettre de voir comment la patiente a vécu cet événement majeur de la vie d’une femme. Comment se positionne-t-elle par rapport à la signification phallique, tant il est vrai que la maternité est une des plus communes façons d’être phalliquement reconnue pour une femme ?
On apprend qu’à la naissance de sa fille, Eugénie a éprouvé la même perplexité et la même détresse que sa propre mère lors de sa propre naissance : « quand elle est née, j’avais peur…cette crainte (…) je ne peux définir le système de cette crainte » (p.146). On voit d’emblée que l’accès à la maternité ne fait pas sens pour Eugénie. L’enfant, qui représente habituellement pour la mère le phallus imaginaire, est pour Eugénie le lieu d’un « vide énigmatique » (p. 147). La naissance de sa fille vient révéler la « carence d’un signifiant vital » (p. 152). L’éprouvé d’angoisse que ressent Eugénie n’a rien à voir avec l’angoisse d’une jeune maman, ce que rend bien l’expression du « système de la crainte », dont l’étrangeté nous met sur la piste de la psychose.
Reportons-nous au passage p. 147 :
Devant son enfant qui, pour cette femme, avait valeur d’énigme, de vide énigmatique, s’était donc amorcé le système d’une crainte, système qui constitue une inconnue, dont nous pouvons à tout le moins supposer qu’elle a quelque chose d’organisé.
Bien sûr, ce « système » qui a déjà « quelque chose d’organisé » c’est l’indice qu’on a là un élément prodromique du délire. Mais Czermak pointe là encore la difficulté propre aux phénomènes élémentaires, à savoir que la relation entre les différents phénomènes, déjà constituée dans les dessous, demeure une « inconnue » pour le clinicien.
Eugénie s’était sortie de cette confrontation majeure à la signification phallique sans décompenser, en activant son « mode mimétique », son recours à la suppléance en miroir. Elle a copié les gestes de son mari qui s’attachait à lui montrer comment s’occuper d’un enfant, puis ceux de sa filleule, du même âge qu’elle, figure de double électif.
Marcel Czermak convoque ensuite les témoignages successifs du mari de la patiente, puis de son père. Soit les deux hommes qui, pour elle, ont fait suppléance. Il faut sans doute comprendre l’importance d’aller recueillir ces discours pour étoffer les éléments cliniques permettant de repérer les coordonnées du cas d’Eugénie en établissant des « connexions significatives » (p. 149). Car les propos de la patiente donnent très peu de ces éléments. Son discours est lisse. Elle ne met pas en avant les tournants de sa vie, les moments sensibles. C’est ce trait particulier, ajoute Czermak, « qui donne son aspect d’anhistoricité à la psychose, qu’il vaudrait mieux qualifier d’adiscursivité. » (p. 147) Le discours d’Eugénie n’est mené par aucun scénario inconscient, faute de boussole du désir. « En gros, il n’y a rien », dit-elle elle-même de sa vie (p. 148). « Elle a été menée toute sa vie par ce rien » conclut Czermak.
Penchons-nous sur le témoignage du mari. Celui-ci a compris sur quel malentendu fondamental reposait sa relation avec Eugénie. Cet homme fin, subtil, a été séduit par ce qu’il prenait pour un mystère, une distance névrotique. Il voyait dans le comportement d’Eugénie une énigme qui suscitait son désir, et y trouvait une résonance avec son fantasme fondamental, son « chiffre ». Il pouvait ainsi dire : « J’avais avec elle toujours l’impression qu’il y avait quelque chose derrière ce qu’elle disait ». Ainsi ce qui était « métaphore chez l’époux » était « Réel chez l’épouse », ce dont Czermak ne manque pas de relever l’ironie grinçante. « Je n’étais pas son mari », déplore l’époux avec une fine perspicacité, « son mari c’était autre chose ». En effet, il voyait juste : la doublure pour Eugénie, c’était du réel. Une voix-présence, un double réel.
Le père apporte lui aussi un témoignage « de haute valeur ». Il dresse d’Eugénie le portrait d’une femme influençable dès l’enfance, sans personnalité, dont la porosité la rendait adaptable à toute situation. Son portrait correspond à un sujet doté d’un moi faible, puisque le moi, disait Lacan, c’est la personnalité. Ce tableau clinique, Czermak l’appelle « psychose avec un Imaginaire sans moi ». Danielle Brillaud, dans ses interventions à l’EPhEP, propose elle de parler de « psychose mimétique ».
Ce trait du mimétisme, le père d’Eugénie l’a parfaitement saisi. Il dit en effet que pour saisir ce qui fait la singularité de sa fille, « parler avec elle c’est pas assez, c’est l’image » (p.149). Il fait ce geste si significatif de mettre ses deux mains l’une face à l’autre, en miroir, pour décrire le recours au mimétisme de sa fille. Ce père, coiffeur de profession, a bien compris qu’était en jeu chez Eugénie quelque chose de l’ordre du miroir.
Le lien entre la profession de ce père et le trait singulier d’Eugénie fait partie de ces « connexions significatives » (p.149) qui nous permettent de nous repérer dans l’étude du cas. Il est en effet tout à fait saisissant que ce qui fait le « style propre » de la patiente, ce mode mimétique et les phénomènes élémentaires sus-cités, soient un trait extrait de la profession du père. Peut-on faire l’hypothèse, avance Czermak, que pour elle quelque chose se soit « pétrifié » (p.149) autour de ce qu’elle a observé de l’activité professionnelle du père ?
Le déclenchement de la psychose.
Revenons avec Czermak sur le mode bien particulier « selon lequel sa psychose se déclenche de façon avérée » (p. 150). Il s’agit d’un déclenchement brut. C’est un moment précis, net, datable : le soir du 15 janvier 1975. Il faut souligner ce caractère événementiel, datable, d’une décompensation psychotique. Jusqu’à présent n’existaient que des éclipses du sujet et les phénomènes élémentaires. La décompensation est un événement de corps qui marque un avant et un après. Ce qui est décrit est de l’ordre d’une « jouissance hors limites » (p. 153), hors symbolique, non phallique. Czermak déplie ces caractéristiques de façon plus détaillée dans l’article sur l’hypocondrie de Passions de l’objet, « De l’hypocondrie ou ‘Madame mal-à-la’ » (pp. 269-293).
Ce moment de décompensation est marqué d’un sentiment d’oscillation entre un sentiment de grandeur, de bien-être, et une sensation de chute, de catastrophe :
Elle passe de « je me suis sentie très bien, magnifiquement bien » à « (c’est) comme si j’étais déjà très vieille, comme si toute la vie était passée ».
On a la description d’une folle jouissance du corps qui part du visage, et plus précisément du lobe occipital qui, précisons-le, est la zone cérébrale de la vision ! Incroyable quand on pense à la prévalence du regard dans le cas d’Eugénie !
On note également une décomposition temporelle, une perte de vectorisation temporelle au profit d’une temporalité circulaire permettant la « réversion des générations » (p. 152). Elle a le sentiment d’une coalescence avec sa fille : « je suis sortie d’elle… » (p.151) ; c’est un « analogon de la naissance ». Elle est sa fille, sa fille est elle : les générations sont réversibles. La temporalité fonctionne en circularité.
Mais cette indistinction entre elle et sa fille, pour Eugénie, signifie aussi que le « sujet s’équivaut à l’objet ».
On touche là quelque chose d’essentiel dans la psychose : la « relation du sujet à ses objets a », plus précisément l’inséparabilité du sujet et de son objet. Sur cette question, on se reportera à un article de M. Czermak du Journal Français de Psychiatrie[4] dans lequel elle est très clairement située.
Le sujet psychotique, nous explique Czermak, a son objet a dans sa poche : « il est dans la poche ; Il ne fout pas la paix au sujet, il l’accompagne, c’est sa doublure constante, il ne peut pas s’en défaire »[5]. C’est comme l’envers et l’endroit d’un doigt du gant. On lit aussi plus loin :
Qu’est-ce qui se passe dans les psychoses ? On voit que le sujet, n’ayant pas perdu son objet, n’est pas divisé, c’est un pur sujet plein, donc que lui-même (…) il s’équivaut aussi bien à son objet. (…) donc, le pur sujet de la psychose, c’est aussi bien le pur objet.
Pourquoi la psychose s’est-elle déclenchée ce jour-là ? Qu’est-ce qui faisait suppléance auparavant et en lâchant, a provoqué la décompensation ? Czermak pose la question de façon complète, précise, extrêmement dense, dans une phrase complexe où il fait référence au commentaire de Lacan dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »[6] :
A quoi se rapporte ce caractère d’énigme, de carence significative des signifiants vitaux dans la vie de cette femme, cette dimension claire de carence de l’induction dans l’imaginaire de la signification phallique qui n’est rattachable qu’à une forclusion ?
Dans cette phrase (p. 152), nous avons toute la théorie condensée. A défaut de l’éclaircir complètement, posons quelques jalons. Quels sont les signifiants vitaux auxquels il est fait référence ? L’un d’entre eux sans aucun doute est le signifiant « père ». Quant à la « carence de l’induction de l’imaginaire », nous comprenons que la jonction entre symbolique et imaginaire ne s’est pas correctement faite. Eugénie a un imaginaire non lesté de symbolique.
Le mari d’Eugénie, qui entretenait une liaison avec une femme depuis plusieurs mois, ce qui n’était nullement ignoré de la patiente, découche une première fois. C’est là, quand le père réel s’absente, que la psychose se déclenche. Comment comprendre cela ? Pour Eugénie, au lieu de la fonction paternelle, il y a un trou. Elle ne peut en effet la symboliser, lui donner une consistance imaginaire, car la signification phallique ne peut être induite dans l’imaginaire. Au moment de l’absence du mari, qui est aussi le père réel, le père de sa fille, la question de la signification phallique est « renvoyée dans le trou du Symbolique ».
Que la suppléance au Nom-du-Père s’absente et la carence du père prend une dimension réelle et « revient frapper brutalement au lieu du trou dans le Symbolique » (p. 152). Le miroir éclate.
Pour une lecture simplifiée des événements, on pourrait écrire la chaîne suivante :
absence du père réel en fonction de suppléance ® décompensation ®éclatement du miroir ® jouissance hors limites et chute comme objet
Comment fonctionnait cette suppléance ? Le mari, en place de père réel, faisait fonction de miroir plan. Il faisait « limite, celle du miroir qui fait écran, frontière » entre elle en tant qu’image et son image virtuelle. Il permettait à Eugénie d’avoir une image. Mais « quand disparaît le père réel en tant que surface, limite, c’est la possibilité même d’être i(a) qui disparaît » (p.153).
Le miroir se brise donc elle perd l’image. Il n’y a plus d’image qui vient la soutenir, elle choit. Il n’y a plus personne dans le miroir.
La suite du développement de Czermak nous permet d’étudier plus précisément le rôle du regard, objet a essentiel dans la psychose, et dont la place est à déterminer dans le cas Eugénie.
La fenêtre et la place du regard, objet a
Czermak propose une analyse différente de celle de Rosine Lefort dans Naissance de l’Autre à propos de la fenêtre. Pour R. Lefort, l’enfant se tourne intentionnellement vers la fenêtre. Czermak soutient au contraire qu’il n’y a aucune intentionnalité du côté de l’enfant. Il est comme happé passivement par ce « point d’aspiration privilégié ». On constate en effet fréquemment, dans la clinique avec les jeunes enfants en difficulté, des regards comme happés, absorbés par la fenêtre. C’est comme s’ils s’absentaient. La fenêtre, décrit Czermak, est comme un « regard qui happe le sujet dans lequel il choit ». C’est une « tache dont la fonction est identifiée au regard » (p.153).
Que se passe-t-il pour Eugénie avec le regard ? Rappelons que le regard est un objet a. Pour le névrosé, il a cette particularité d’être entre le sujet et l’autre, de n’appartenir vraiment ni à l’un ni à l’autre. Car le regard, pour un sujet névrosé, « manifeste cette inconnue directe, présente dans l’altérité de l’autre » (p. 153), la question toujours sous-jacente du « que me veut l’autre ? ». Mais dans la psychose, « (c)e regard qui, comme l’inconscient, est toujours extérieur au sujet, ce regard ordinairement évanescent dans sa façon de symboliser le manque central du désir, perd ici toute évanescence, devient consistant dès lors qu’il ne symbolise plus le –phi »(p.154).
Pour Eugénie, le regard présente ce paradoxe de devenir « consistant », permanent, « pétrifiant » et de disparaître en même temps au sens où nous, nous entendons le regard. Elle a perdu le regard. Elle dispose encore de la vision, bien sûr, mais elle n’est plus un sujet voyant avec un regard. Il n’y a en effet qu’un sujet ayant perdu l’objet a qui puisse disposer du regard. Eugénie, elle, choit dans une coalescence avec le regard : « elle choit dans le regard de la fenêtre ». Czermak le formule ainsi, de façon concise et éclairante : « (l)a relation symbolique étant ce qui définit le sujet comme voyant, quand elle [Eugénie] saute comme sujet, elle ne voit plus » (p. 155).
Les derniers paragraphes du texte sont denses, extrêmement ramassés. Nous n’en suivrons que les fils principaux. La question de l’objet a chez le psychotique par exemple, et chez Eugénie particulièrement. Dans l’analyse que fait Czermak de ce cas, on passe sans cesse de la voix au regard, dans un jeu de bascule assez étourdissant. La voix-présence est avant tout une voix, nous dit-il, mais elle est aussi regard : « quand émerge cette présence à peine étoffée, dont elle dit qu’elle est un son, une voix, elle choit dans le regard, bascule, oscille, entre voix et regard. » (p. 153). « C’est le regard, aussi bien, de la voix, car la présence est regard » (p.154)
On voit ainsi que voix et regard, ces deux objets a théoriquement distingués, se conjoignent et se disjoignent dans la clinique de la psychose.
Dans l’article du JFP auquel nous nous sommes référés, Czermak évoque cette question de la voix et du regard, en rappelant tout de même que s’il y a bien un objet a privilégié dans la psychose, c’est la voix :
« Lacan parlait des objets a et puis de « l’objet a » et on comprend bien le type de vacillation qu’il pouvait y avoir là-dessus puisque cet objet est fondamentalement unique et, au surplus, s’il y a un objet fondamental pour le psychotique, c’est quand même la voix ». Il poursuit : « or nous savons comme la voix … peut commander la fonction du regard chez le psychotique ou d’autres. »[7]
La voix commande la fonction du regard chez le psychotique, soutient Czermak, comme à l’origine, la voix commande l’inclinaison du miroir-plan, rappelle Czermak en citant ce passage du Séminaire I de Lacan, Les Écrits techniques de Freud : « Nous pouvons supposer que l’inclinaison du miroir-plan est commandée par la voix de l’autre…Vous pouvez saisir, dès lors, que la régulation de l’imaginaire dépend de quelque chose qui est situé de façon transcendante… rien d’autre que la liaison symbolique entre les êtres humains. »
Que faut-il entendre par « liaison symbolique » entre les êtres humains ? Reportons-nous à Lacan[8] dans son premier Séminaire :
Qu’est-ce que c’est que la liaison symbolique ? C’est, pour mettre les points sur les i, que socialement nous nous définissons par l’intermédiaire de la loi. (…) C’est de l’échange des symboles que nous situons les uns par rapport aux autres nos différents mois (…) selon les différents plans où nous nous plaçons, selon que nous sommes ensemble chez le commissaire de police, ensemble dans cette salle, ensemble en voyage.
En d’autres termes, c’est la relation symbolique qui définit la position du sujet comme voyant. C’est la parole, la fonction symbolique qui définit le plus ou moins grand degré de perfection, de complétude, d’approximation, de l’imaginaire. …
De cette relation à autrui dépend le caractère plus ou moins satisfaisant de la structuration imaginaire.
Pour Eugénie, il est clair que cette structuration imaginaire est incomplète, fragile, prête à rompre si la suppléance au Nom-du-Père se dérobe. « Pour notre patiente –c’est clair-, quand elle est questionnée, interpellée, elle bascule, le miroir se rompt et l’autre apparaît. »[9] A défaut de grand Autre c’est le petit autre qui s’autonomise et apparaît la figure du double, cette doublure réelle qu’est la voix hallucinatoire.
C’est un statut d’hallucination verbale que donne Czermak à la voix dont Eugénie dit qu’elle est le double d’elle-même. Pourtant la voix ne parle pas, c’est une voix sans paroles, une voix-présence. Une voix « qui pense mais ne peut s’exprimer » (p. 135). On retrouve là un phénomène de « disjonction de la voix et des paroles » comme le décrit précisément l’auteur dans un texte de Patronymies, « Voix sans paroles et paroles sans voix » :
Tout d’abord, on peut assister à l’irruption dans la chaîne signifiante d’une voix que l’on peut qualifier de « pure » : c’est-à-dire d’une voix dépourvue de tout caractère phonétique. (…) Cette voix pure, a-phonétique, n’a aucun des caractères ordinaires de la voix, même si, cependant, c’est ce terme qui se présente au patient pour qualifier ce qui lui advient. C’est voix est une voix qui ne dit rien.[10]
Alors pourquoi en faire une hallucination verbale ? Parce qu’elle est l’essence de la voix : cette voix sans voix (qui) dénude ce qui habituellement la supporte, la fait résonner. (…) Elle ex-siste ordinairement à la voix, en constitue la doublure coutumière et c’est elle qui, sans doute, donne tout son pouvoir d’envoûtement à la musique. Cette voix en est la latence insaisissable, qui jamais ne se laisse capturer, sauf dans les cas de psychose.
Le style mimétique d’Eugénie
C’est la capacité mimétique qui fait le « fond et le style authentique de la patiente », et peut à ce titre être proposé comme trait du cas. Le père avait vu juste avec son geste des mains face à face, en miroir, pour qualifier le mode de fonctionnement de sa fille. Il avait saisi l’essentiel.
Czermak nous invite, à la suite de Lacan, à bien distinguer le mimétisme de l’imitation, qui relèvent de registres totalement différents. Pour Eugénie, il ne s’agit aucunement d’une imitation hystérique, laquelle suppose toujours une identification. Il ne s’agit pas de suggestibilité hystérique, mais de phénomènes d’avant le miroir. Phénomènes que l’on pourrait davantage rapprocher de l’échomimie que de l’imitation.
Dans le chapitre 9 de Passions de l’objet, « Sur un problème de nosographie des psychoses », Czermak propose l’analyse d’un autre cas de ce qu’il appelle « psychose avec un Imaginaire sans moi ». Il s’agit d’une jeune femme qui se fait à l’image de l’objet qui passe, restant dans le pur semblant de la psychose.
A propos de la patiente, Czermak[11] écrit :
Elle évoque s’être identifiée « à différentes personnes ». Et nous tenons là sa pente : « j’aime bien voir des gens différents, voir un peu ce qu’ils sont. Je joue les espions. » D’où prendrions-nous qu’il s’agit d’identifications ? c’est…un cas spécial d’espion, espion qui, captif du langage, quand il formule son goût pour la voyure, y choit et se prend pour ce qu’il voit ; (…)
Plus loin on lit :
Elle n’a pas d’imagination, elle passe sa vie à essayer de trouver un chez-soi chez les autres, à ne pas savoir où elle est, parce qu’elle est partout. Habit vide, i(a), image enrobant l’objet, enseignait Lacan…
Et Czermak de préciser que « de tels sujets sont plus fréquents qu’on ne le pense. Entièrement chus dans le champ scopique, pris dans le regard qui contient l’objet a, leur chute passe inaperçue. »
Marcel Czermak dans ce texte magnifique, à la langue ciselée, met en lumière l’importance des phénomènes élémentaires pour saisir ce qui, d’un cas clinique, fait trait du cas. Il rappelle ainsi l’importance de ces phénomènes élémentaires en clinique et dans la théorie psychanalytique, dont l’étude a été délaissée à tort, comme il le déplore au début du texte.
Au fil du texte, l’explication théorique reste toujours précisément nouée à la clinique, ce qui permet au lecteur d’entrer pas à pas dans ce cas de psychose avec un Imaginaire sans moi, et de voir à l’œuvre le dénouage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
Le rapport à l’objet voix et à l’objet regard y tient une place éminente. L’étude de cette question serait à approfondir avec le texte plus tardif « Voix sans paroles et paroles sans voix » de Patronymies.
L’auteur ouvre aussi la voie d’un questionnement sur les phénomènes psychosomatiques, à replacer dans son intérêt marqué pour l’hypocondrie, entendue comme manifestation d’essence foncièrement psychotique. Les phénomènes psychosomatiques pourraient-ils être tenus, au regard de l’hypocondrie, comme équivalents de phénomènes élémentaires ?
Laure CAMPO
[1] Le verbatim de la présentation est disponible à cette adresse : http://www.valas.fr/IMG/pdf/2_monique.pdf
[2]Journal de bord, École psychanalytique de Sainte Anne, n°4, août 2015, p.12
[3] Marcel CZERMAK, Passions de l’objet. Etudes psychanalytiques des psychoses, Editions de l’Association freudienne internationale, Paris, 1996, p. 179
[4] Marcel CZERMAK , « Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses », in Journal Français de Psychiatrie, n°35, 2011, p. 8
[5]Idem, p. 6
[6] Jacques LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Le Seuil.
[7]Journal Français de Psychiatrie, n°35, 2011, p.5
[8] Jacques LACAN, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, leçon du 31 mars 1954, Le Seuil, 1975, p. 161
[9]Passions de l’objet, p.155
[10]Marcel CZERMAK, Patronymies, « Voix sans paroles et paroles sans voix », érès, 2012, p. 204.
[11]Idem, p. 184