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EPhEP, Cours de MTh3-ES11, le 23/09/2021

Mesdames et Messieurs bonsoir,

je vais vous proposer donc le premier de mes enseignements concernant Â« Anthropologie et psychopathologie Â». Je donnerai cinq sĂ©ances de cours, puis j’ai demandĂ© Ă  une de mes amies et collègues Directrice de recherche au CNRS et spĂ©cialiste de l’Amazonie, plus exactement des Yanomamis du VĂ©nĂ©zuela, de venir vous donner cinq confĂ©rences pour vous prĂ©senter ses travaux de recherche, beaucoup plus ethnologiques et anthropologiques. MĂŞme s’il y aura des considĂ©rations intĂ©ressantes du point de vue clinique, nĂ©anmoins ce ne sera pas le mĂŞme angle que le mien.

Je vais quant Ă  moi essayer de faire dialoguer l’anthropologie et la psychopathologie et la psychanalyse.

Les deux disciplines que je viens d’évoquer que sont la psychanalyse et l’anthropologie ont des relations pour le moins tumultueuses, dans la mesure oĂą Ă©videmment elles sont des disciplines affines puisque, Freud lui-mĂŞme ne manquait pas de se rĂ©fĂ©rer aux travaux des anthropologues de son Ă©poque et comme j’aurai l’occasion d’y revenir.

Lacan a reconnu sa dette Ă  l’endroit de Claude LĂ©vi-Strauss notamment pour l’invention de la catĂ©gorie du symbolique. Il le dit explicitement, c’est grâce Ă  Claude LĂ©vi-Strauss et notamment son opus magnum, Les structures Ă©lĂ©mentaires de la parentĂ©, que Lacan est fascinĂ© par l’idĂ©e, au fond, que dans les structures mĂŞmes du langage, il y a quelque chose qui vient Ă  leur insu, faire en sorte que les systèmes de parentĂ© ne fonctionnent pas de manière alĂ©atoire ni n’importe comment et qu’il y a donc lĂ  un fait structurel qui s’impose et qui vient dĂ©terminer les systèmes de parentĂ©.

J’aurai, là aussi, l’occasion d’y revenir, mais pour le moment contentons-nous de retenir cette idée qu’au fond l’anthropologie, la psychanalyse sont des disciplines affines et notamment elles ont cette particularité de renvoyer dans une espèce de concurrence à deux formes de cliniques.

Je rappelle que la clinique c’est ĂŞtre au chevet du patient mais depuis Franz Boas et puis Malinowski, une nouvelle anthropologie a vu le jour qui, loin de l’anthropologie du XIXe siècle auquel se rĂ©fère Freud, elle n’est plus une anthropologie de cabinet mais une anthropologie qui entend fonder ses travaux sur ce qu’on appelle le terrain ; ou pour le dire avec des termes peut-ĂŞtre plus recherchĂ©s, qui fonde son approche sur l’ethnographie.

L’ethnographie est une forme d’observation clinique. D’ailleurs, l’histoire des deux disciplines est notamment marquĂ©e par le fait que Freud, je le dirai comme ça, est un anthropologue dans la mesure oĂą il va s’intĂ©resser Ă , dans la mesure oĂą il a apportĂ© une forte contribution notamment Ă  la question de l’universalitĂ© de la prohibition l’inceste ; mais en mĂŞme temps, s’il est un anthropologue, il n’est pas un ethnologue parce qu’effectivement il ne va pas faire une enquĂŞte de terrain, ni une enquĂŞte ethnographique mais il va se rĂ©fĂ©rer au matĂ©riel clinique auquel il a accès, Ă  savoir ce que lui racontent ses patients.  Mais fondamentalement la dĂ©marche ne diffère pas tellement.

D’ailleurs c’est assez intĂ©ressant de voir que si Freud en tant que… on peut le qualifier ainsi, anthropologue a contribuĂ© Ă  Ă©tayer la thèse de l’universalitĂ© de la prohibition de l’inceste, c’est sur la question de l’universalitĂ© de l’Œdipe que Malinowski va venir le taquiner, le contester, dans la mesure oĂą les observations freudiennes portant sur la sociĂ©tĂ© viennoise de la fin du XIXe et du dĂ©but du XXe se font dans une sociĂ©tĂ© oĂą le système de parentĂ© est un système patrilinĂ©aire. C’est-Ă -dire que notamment le nom se transmet par les pères et que les biens se transmettent de père en fils avec des Ă©volutions par la suite qui vont conduire Ă  ce que tous les enfants quel que soit leur sexe aient droit aussi Ă  l’hĂ©ritage.

C’est totalement diffĂ©rent dans une sociĂ©tĂ© matrilinĂ©aire, c’est-Ă -dire une sociĂ©tĂ© oĂą le nom, le lignage, la perspective du lignage, sa continuitĂ© s’opère par les femmes et Malinowski a travaillĂ© sur les Ă®les Trobriand, sur les Trobriandais, et il se trouve que c’est une sociĂ©tĂ© matrilinĂ©aire.

Alors me direz-vous, quelle est la diffĂ©rence ?

La différence, c’est que dans une société matrilinéaire, celui qui détient l’autorité et qui doit jouer…, au fond celui qui va venir, par son autorité, apporter quelque amputation à la jouissance de l’enfant et de l’adolescent, c’est notamment l’oncle maternel.

Celui qui est responsable, qui a l’autorité sur le lignage, ce n’est pas le père de l’enfant, c’est l’oncle maternel. Alors qu’effectivement, dans la société occidentale qui ressemble quand même beaucoup de manière générale à celle que l’on vient d’étudier, c’est le père qui, autrefois, avait autorité sur la famille. Il se trouve donc - et vous allez comprendre la différence, c’est tout à fait fondamental, que dans un cas le père interdit à l’enfant l’accès à la mère alors que lui il y a accès et donc il fait valoir auprès de l’enfant qu’il faut qu’il renonce à sa mère parce que sa mère, son désir à elle, c’est vers lui qu’il se tourne.

Dans une sociĂ©tĂ© matrilinĂ©aire, on est dans un dispositif complètement diffĂ©rent, dans la mesure oĂą le frère de la mère, de mĂŞme que ego - vous savez que dans les systèmes de parentĂ© on dĂ©signe comme ego celui par rapport Ă  qui on calcule les liens de parentĂ© de l’enfant ou l’adolescent -, l’oncle maternel comme l’enfant sont tous les deux soumis Ă  la prohibition de l’inceste. C’est-Ă -dire que l’oncle maternel n’a jamais accès lui non plus Ă  la couche de la mère, ce serait un inceste et c’est sur ce point que Malinowski va contester l’idĂ©e qu’il y aurait une universalitĂ© du complexe d’Œdipe.

Donc, on le voit, il y a là déjà quelque chose qui est tout à fait intéressant, qui est une confrontation entre la clinique psychanalytique d’un côté et la clinique ethnographique d’un autre côté et il est difficile de dire que l’une l’emporte sur l’autre.

Au demeurant Malinowski va jusqu’à souligner que, mĂŞme s’il est en dĂ©saccord avec la question de l’universalitĂ© du complexe d’Œdipe, il n’en demeure pas moins quelqu’un qui est assez admiratif des travaux de Freud.

Donc, c’est ce qui va dans un premier temps introduire une certaine diffĂ©rence et les deux disciplines vont se regarder un petit peu jalousement. Il y aura d’autres points d’achoppement sur lesquels je viendrai un peu plus tard, notamment la fameuse question de la horde primitive qui est tout Ă  fait importante.

Mais je peux effectivement l’aborder dès maintenant.

Vous connaissez tous le contenu de Totem et tabou.

Totem et tabou c’est, au fond, une thèse centrale dĂ©veloppĂ©e qui renvoie au lamarckisme de Freud. Qu’est-ce que le lamarckisme ? Le lamarckisme postule qu’il y a une hĂ©rĂ©ditĂ© des caractères acquis et donc, une expĂ©rience qui se rĂ©pète moultes fois ne manque pas de marquer la psychĂ© humaine par exemple.

Quelle est la diffĂ©rence entre le lamarckisme et le darwinisme ?

C’est que chez Darwin, il n’y a pas d’hĂ©rĂ©ditĂ© des caractères acquis. Il y a des mutations mais qui ne se font pas sous l’effet de la pression de l’environnement et qui sont alĂ©atoires ; et il se trouve que quand cette mutation vous donne un avantage comparatif dans le cadre de ce que Darwin appelle Struggle for Life, les mutants l’emportent, ils sont mieux adaptĂ©s.

En revanche s’il se trouve que la mutation a plutĂ´t pour consĂ©quences le fait que vous soyez moins adaptĂ© que les autres, la mutation s’éteint parce que les mutants qui en sont porteurs disparaissent.

Chez Lamarck, l’idĂ©e est qu’il y a une pression du milieu et que cette pression du milieu va petit Ă  petit engendrer un certain nombre de modifications, qui vont ĂŞtre acquises : c’est lĂ  la diffĂ©rence. Et pour Freud, il y a cette idĂ©e qu’un nombre extrĂŞmement important de fois se serait produit, j’ai envie de dire pour de vrai, le meurtre totĂ©mique du mâle dominant de la horde.

Le mâle dominant de la horde est celui qui a accès Ă  toutes les femmes. Effectivement certaines sociĂ©tĂ©s animales fonctionnent sur ce mode-lĂ .  Je pense par exemple aux impalas. Si vous allez vous promener en Afrique, vous avez un mâle dominant chez les impalas : c’est une sorte de gazelle avec une robe brune, et il est le seul Ă  avoir accès aux femmes, aux femelles et tous les autres mâles sont Ă  l’écart et se fortifient, s’entraĂ®nent Ă  se battre jusqu’au moment oĂą il y en a un qui rĂ©ussira Ă  dĂ©trĂ´ner le mâle alpha.

Pour Freud, dans les sociétés humaines qui fonctionnaient selon lui à partir de petits groupes, c’est exactement ce qui se serait produit. C’est-à-dire que les frères décident qu’ils vont passer un pacte de telle manière que plus aucun d’entre eux n’ait accès exclusivement à toutes les femmes et que va se mettre dès lors en place un pacte avec une dimension symbolique.

Mais cela va surtout ĂŞtre mis en place après que les frères collectivement ont tuĂ© le mâle dominant. Ils le tuent et ils le mangent, au cours d’un repas totĂ©mique, et l’origine du mot « remord Â» a sans doute Ă  voir avec cette histoire, dans la mesure oĂą effectivement le « remord Â» c’est lorsque ça vous mord de l’intĂ©rieur ; et, quand vous avez mangĂ© le mâle dominant, ça vous mord de l’intĂ©rieur, et dès lors la seule manière d’attĂ©nuer la culpabilitĂ© liĂ©e Ă  ce meurtre, c’est d’hypostasier le mâle dominant pour en faire le père symbolique de la horde, l’ancĂŞtre.

Or nous voyons que la plupart des sociétés continuent de fonctionner ainsi, avec un ancêtre commun, un grand Homme. Les anthropologues sont en total désaccord, et il n’y a pas qu’eux mais aussi les archéologues, parce qu’ils ont beau chercher parmi toutes les sources dont ils disposent, ils n’ont jamais observé de vestige, d’éléments, de documents archéologique ou même ethnologique par l’observation, qui renverraient à une scène pareille. Donc au moment de la sortie de Totem et tabou, il y a une unanimité chez les anthropologues pour dire que Freud raconte n’importe quoi, et ils ont raison, sauf que néanmoins ils ont tort d’avoir raison.

Je vais m’en expliquer. Ce n’est pas parce que le mythe de la horde primitive effectivement est un mythe, et Lacan le dira très bien, c’est un mythe scientifique, que par ailleurs il est dénué d’intérêt. C’est tout à fait intéressant et important parce que notamment cela permet de rendre compte des lois de fonctionnement du langage.

Dans la mesure oĂą le mâle, le père symbolique de la horde - comme nous aurons l’occasion de le voir je pense, pas dans le cadre de mon enseignement parce que je n’aurai pas le temps et que ce sera repris par des collègues notamment dans ce qu’on appelle les mathèmes de la sexuation -, l’existence d’un Au-moins-un qui n’est pas soumis Ă  la castration, ce qui a pour consĂ©quence qu’il est l’exception confortant l’universalitĂ© de la règle faisant que tous les autres dès lors y sont soumis : cela, c’est vraiment tout Ă  fait en adĂ©quation avec le mythe scientifique de la horde primitive.

C’est parce qu’il y en a Un qui est en position de ne pas y être soumis que nous sommes dès lors tous logés à la même enseigne et que nous sommes soumis à la castration.

Pour le moment, je ne dĂ©velopperai pas plus la question de la castration. La seule chose importante Ă  retenir de la castration, ce n’est pas un père qui dit Ă  son fils : « Je te prĂ©viens si tu remets ça, je te la coupe ! Â». La castration renvoie Ă  notre condition de parlĂŞtres et c’est lĂ  aussi que les relations entre l’anthropologie et la psychanalyse et la psychopathologie sont tout Ă  fait intĂ©ressantes : ce sont deux disciplines qui jusqu’à il y a trentaine d’annĂ©es, peut-ĂŞtre un peu plus, s’intĂ©ressaient Ă  l’Homme en tant que c’était un ĂŞtre parlant.

La spécificité de l’humain, spécificité et singularité qui, contrairement à ce qu’a pu en dire Descartes en opposant la substance pensante et la substance étendue, ne nous autorise pas comme on a pu le croire pendant plusieurs siècles, à être les maîtres absolus de la création. On se rend compte aujourd’hui comment effectivement cela nous singularise. Il n’y a pas d’exemple d’espèce animale qui ait un système de communication qui soit comparable au nôtre, parce que la plupart du temps, les systèmes de communication des animaux sont fondés sur des signes, c’est-à-dire quelque chose qui ne se prête pas à l’équivocité.

Le cri d’alerte de la sentinelle qui indique Ă  ses congĂ©nères que tout Ă  coup il y a un danger, c’est un signe ! Les bruits produits par les Ă©lĂ©phants du Kalahari en utilisant l’air Ă  l’intĂ©rieur de leur trompe, de manière Ă  produire des bruits extrĂŞmement sourds qui portent très très loin sont des signes, ils indiquent simplement aux hordes voisine, qu’il n’est pas utile qu’elles continuent de progresser vers le point d’eau, vers lequel elles se destinaient parce qu’il y a dĂ©jĂ  une autre horde d’élĂ©phants qui occupe la place et donc il serait souhaitable qu’elles se dĂ©routent.

Que l’on prenne aussi l’exemple des abeilles qui, avec leurs ailes et quelque chose qui pourrait s’assimiler Ă  une danse, en utilisant la position du soleil, sont capables de donner quasiment les coordonnĂ©es extrĂŞmement prĂ©cises de fleurs qu’il serait bon qu’elles aillent butiner, ce n’est pas un système de communication que l’on pourrait qualifier Ă  proprement parler de langage.

Le langage suppose dans sa dĂ©finition la dimension de la parole, or la seule espèce animale capable de produire des sons ayant une valeur oppositionnelle permettant de les combiner, c’est l’espèce humaine. Ça nous singularise et ça nous oblige, et ça a des effets sur nous qui ne sont pas toujours les bienvenus. Je dirais mĂŞme qu’à certains Ă©gards ça nous complique passablement la vie, notamment pour ce qui touche la question de notre sexualitĂ©.

Chez les animaux, c’est Ă  certains Ă©gards beaucoup plus simple, c’est-Ă -dire que quand l’instinct indique qu’effectivement c’est le moment, que c’est la pĂ©riode des chaleurs, on ne va pas s’interroger pour savoir si elle va plaire Ă  papa, maman, quelles Ă©tudes elle a faites, quelle est sa religion, l’affaire est faite.

Or chez nous, on le voit dans les difficultĂ©s qui sont celles des adolescents, dĂ©jĂ  vous allez mettre six mois Ă  oser l’approcher pour lui demander si Ă©ventuellement elle irait au cinĂ©ma avec vous, et puis le jour du film, bah vous avez bien envie de poser votre main sur sa cuisse ou de prendre la sienne et il se trouve que ce jour-lĂ  vous ne savez pas pourquoi mais vous avez une main de plomb.

Donc notre système de communication, il a des consĂ©quences sur notre manière de fonctionner non seulement psychiquement mais, j’essaierai de vous le montrer Ă  partir de la clinique notamment des psychoses, des consĂ©quences Ă©galement dans la manière dont notre corps fonctionne. C’est-Ă -dire que ce que nous enseignent la clinique des psychoses, la psychopathologie mais aussi la clinique de la nĂ©vrose, c’est qu’un substrat de naturalitĂ©, les plus grandes fonctions vitales, sont sous la dĂ©pendance du type de rapport que nous sommes capables de nouer entre le rĂ©el du corps, l’image de ce corps et la fameuse dette que Lacan confessait auprès de LĂ©vi-Strauss, Ă©videmment, le symbolique.

Notre système de communication, le langage..., il n’y a aucun exemple de sociĂ©tĂ© qui ne pratique pas le langage sous la forme de cette double articulation, c’est-Ă -dire dans un premier temps la capacitĂ© de produire des phonèmes. Les phonèmes Ă©tant comme vous le savez tous la plus petite unitĂ© de son.  

Ah ! me direz-vous, et puis le deuxième niveau d’articulation va consister Ă  combiner ces phonèmes pour produire ce que les linguistes appellent les morphèmes, c’est-Ă -dire des mots ; et par la suite, la mise en place de la chaĂ®ne signifiante va consister Ă  combiner des morphèmes pour produire de la signification, du sens mais aussi de la signifiance. Et ce n’est pas la mĂŞme chose, je dĂ©velopperai plus tard, ou dĂ©jĂ  ici en quelques mots, pour ne pas vous laisser comme ça au milieu du ruisseau : la signification, c’est du cĂ´tĂ© du symbolique, le sens c’est du cĂ´tĂ© de l’imaginaire, et la signifiance pourrait ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme Ă©tant l’effet que produit sur vous le son.  

La signification va ĂŞtre, par exemple, quelque chose de l’ordre d’un Ă©noncĂ© thĂ©orique, mathĂ©matique. Le sens, ce peut ĂŞtre un texte ou un poème ; pour citer une belle illustration de ce qu’est le sens par rapport Ă  la signification : « d’incolores idĂ©es vertes dorment furieusement Â» : cela ne manquera pas d’évoquer des choses pour vous, mais on ne peut pas dire que ç’avait une signification, et ainsi, dans le sens, il y a toujours une dimension imaginaire.

Ce système de communication, pourquoi sommes-nous les seuls Ă  en ĂŞtre dotĂ©s ?

On a longtemps pensĂ© que c’était parce que la position de notre larynx Ă©tait suffisamment basse pour nous permettre de produire des sons ayant une valeur oppositionnelle. En aucun cas les voyelles ne posent problème : A, O, U, j’en passe et des meilleures, vous voyez bien comment il suffit au fond de laisser sortir l’air et ce n’est pas très compliquĂ© Ă  produire. En revanche dès qu’il s’agit de produire des consonnes, c’est autrement plus compliquĂ© puisque vous allez devoir contrĂ´ler le dĂ©bit du flux d’air, obturer, positionner diffĂ©remment la langue par rapport au palais et cette capacitĂ© de notre appareil phonatoire qui nous permet de produire un certain nombre de phonèmes dont certains sont des voyelles et d’autres des consonnes.

Il se trouve que les animaux, pour la plupart, n’ont pas la possibilitĂ© de… la position de leur larynx : je pense aux grands singes, on a longtemps pensĂ© que leur larynx n’était pas suffisamment bas, aujourd’hui on a des doutes, on ne sait pas exactement. On pense mĂŞme que peut-ĂŞtre, neurologiquement, ils auraient la capacitĂ© de parler mais toujours est-il qu’on fait le constat qu’ils ne le font pas. Pour toutes les expĂ©riences Ă©thologiques qui consistent Ă  essayer de montrer que les animaux aussi sont dotĂ©s de langage, ou qu’ils sont capables de penser : oui les animaux pensent, mais tout dĂ©pend ce qu’on appelle la pensĂ©e, ils pensent et ils rĂŞvent, mais ils n’ont pas accès Ă  une pensĂ©e qui serait fondĂ©e sur le symbolique, c’est-Ă -dire la capacitĂ© non seulement de pouvoir utiliser des reprĂ©sentations de choses, ce qui renvoie Ă  l’objet, mais d’utiliser des reprĂ©sentations de mots, et comme le dit le philosophe, je crois Hegel « le mot tue la chose Â» ; nous sommes les seuls Ă  ĂŞtre capables de fonctionner comme cela.

Le prix Ă  payer est la dĂ©naturation que nous en subissons, la perte de notre instinct, qui vaut pour tous les champs de l’existence, toutes les activitĂ©s. Dans l’histoire des rapprochements entre les deux disciplines, il y a un anthropologue qui m’est extrĂŞmement cher, le neveu de l’auteur qui a produit la thĂ©orie de la double conscience Émile Durkheim.

Vous savez que pour Durkheim, certes, il y a des consciences individuelles, mais la seule chose qui compte, c’est la conscience collective dans la mesure oĂą elle produit des structures surplombantes qui viennent façonner les façons de voir, de sentir et de penser des individus. Il y a lĂ  une aporie logique, dans la mesure oĂą les seuls lieux oĂą l’on ait accès aux effets de la conscience collective sont les consciences individuelles.  Or dans la thĂ©orie de la double conscience, Durkheim convoque les consciences individuelles pour immĂ©diatement les rĂ©pudier. Il n’y a donc plus aucun lieu auquel on ait vĂ©ritablement accès pour lire quels sont les effets du social sur, appelons-les ainsi, les individus. 

Mauss, lui, va avoir l’intelligence de ne pas contredire frontalement son oncle, qui Ă©tait le grand pape fondateur de la sociologie. Mais il va introduire l’idĂ©e qu’il y aurait quelque chose de l’ordre d’un continuum de reprĂ©sentations qui permettent de passer des reprĂ©sentations collectives aux reprĂ©sentations individuelles. Et alors qu’il a participĂ© Ă  la critique de Totem et tabou en disant que cette idĂ©e d’un mâle dominant qui aurait Ă©tĂ© tuĂ© et Ă©rigĂ© en père symbolique, ne tiendrait pas la route, il va nĂ©anmoins considĂ©rer que les travaux de la psychanalyse et de Freud mais aussi la psychiatrie allemande avec Kraepelin sont tout Ă  fait dignes d’intĂ©rĂŞt.

Il va s’en servir notamment pour rendre compte de cette idĂ©e que pour lui la psychose serait une espèce de psychisme brut, partagĂ© par tous les membres d’un groupe. Ça n’a rien Ă  voir avec la dĂ©finition clinique de la psychose telle qu’on va l’enseigner dans cette École mais nĂ©anmoins ça a un intĂ©rĂŞt parce ce qu’il va… Pour vous l’expliquer, je vais faire le dĂ©tour par la PensĂ©e 414 de Pascal : « Il faut ĂŞtre fou pour vouloir ĂŞtre fou par un autre tour de folie Â» et entendez par lĂ  la folie du groupe. C’est-Ă -dire que la plupart des hommes ne vont pas chercher Ă  ĂŞtre fous diffĂ©remment de la folie que leur groupe partage.

LĂ  non plus, ce n’est pas une dĂ©finition de la folie qui soit clinique et psychiatrique. La psychose, contrairement Ă  ce qu’a dit Mauss, ce serait plutĂ´t, non pas une res publica, comme une folie partagĂ©e, mais au contraire une singularitĂ© radicale. C’est celui qui a tout compris Ă  ce qui lui arrive, qui se mĂ©fie, qui sait bien que on ne lui fera pas Ă  lui et qui au fond n’a pas besoin du groupe.

Sa conception de la psychose est importante chez Mauss parce qu’elle lui permet de produire un texte tout Ă  fait passionnant, que je vous recommande de lire, que vous trouverez dans le petit Quadrige Sociologieet anthropologie, avec la fameuse prĂ©face de Claude LĂ©vi-Strauss (10 €). Dans ce petit livre vous avez ce texte, « Effet physique surl’individu de l’idĂ©e de mort suggĂ©rĂ©e par la collectivitĂ© Â».

Mauss va s’intĂ©resser Ă  des phĂ©nomènes repĂ©rĂ©s chez les Aborigènes australiens, chez les Maoris et chez les MĂ©lanĂ©siens, que les mĂ©decins de l’époque appellent une mĂ©lancolie Ă  issue rapide. Un individu qui a transgressĂ© un tabou dont il sait que l’on sait qu’il l’a transgressĂ©, qui est dĂ©signĂ© par le chaman comme Ă©tant celui qui a osĂ© transgresser le tabou : cet individu meurt. Je devrais dire mourait parce qu’aujourd’hui il y a eu de telles transformations sociales que l’on n’a plus affaire Ă  ce genre de phĂ©nomènes, quoique ! L’individu meurt, c’est-Ă -dire que ses grandes fonctions vitales s’arrĂŞtent. 

Or la clinique des psychoses là…, pas seulement des psychoses mais de la catatonie par exemple, est de ce point de vue extrĂŞmement intĂ©ressante : vous avez des situations oĂą un individu se retrouve pris en masque cataleptique, avec une rigiditĂ©, une tonicitĂ© musculaire qui avant l’invention des neuroleptiques pouvait ĂŞtre observĂ©e. Il y avait un phĂ©nomène qui pouvait ĂŞtre observĂ© qu’on appelle la flexibilitĂ© cireuse.

Vous trouvez encore des photos prises dans les asiles avant les annĂ©es 1950 qui sont tout Ă  fait passionnantes. Vous avez un type Ă  qui vous demandez de tenir sur une jambe, de croiser l’autre par-dessus, de croiser les deux bras et tenir une ombrelle ou un parapluie et garder la position, il peut la garder un temps qui pour nous serait absolument impossible. On cite mĂŞme l’exemple de sujet allongĂ© avec un oreiller, Ă  qui on retire l’oreiller et dont le corps garde la position comme si l’oreiller Ă©tait encore lĂ . Il y a toute une richesse clinique..., qu’on ne peut aujourd’hui observer parfois qu’aux urgences psychiatriques, avant qu’il y ait les traitements neuroleptiques, parce que les neuroleptiques arasent tout et on ne peut plus vraiment faire le constat de ce genre de choses. Mais la psychiatrie classique nous l’a enseignĂ©, ç’a Ă©tĂ© rĂ©fĂ©rencĂ© dans la littĂ©rature, et fort heureusement, parce que encore aujourd’hui, vous avez des patients dont la famille est venue les voir le dimanche : tout allait bien ,et mardi ou mercredi on tĂ©lĂ©phone Ă  la famille comme quoi le patient est dĂ©cĂ©dĂ©, sans que Ă©videmment il n’y ait eu de mauvais traitements ni des psychiatres ni du personnel soignant. Il y a des moments ou les patients littĂ©ralement se dĂ©branchent. 

La clinique des psychoses, la clinique de la catatonie isolĂ©e par Kalbaum, avec des dĂ©veloppements sur ce qu’on appelle la catatonie aigĂĽe mortelle dĂ»s Ă  Karl-Heinz Stauder en 1934, sont des exemples ainsi oĂą la littĂ©rature psychiatrique rencontre des situations oĂą le patient, bien qu’étant en bonne santĂ©, meurt.

Ce qui, quand on y rĂ©flĂ©chit bien, est quand mĂŞme extrĂŞmement intĂ©ressant pour rendre compte de ce que l’on peut observer dans la pratique de la sorcellerie, ou dans la pratique de situations qui peuvent entraĂ®ner ce qu’on appelle gĂ©nĂ©ralement aussi « la mort vaudou Â» : Ă  savoir, comment se fait-il que la parole puisse avoir un effet lĂ©tal ? 

La parole peut avoir un effet lĂ©tal dans la mesure oĂą le fonctionnement mĂŞme de notre organisme est sous la dĂ©pendance de notre rapport au langage. Ici aussi je vais me rĂ©fĂ©rer aux travaux notamment de Marcel Czermak sur la question de la « despĂ©cification pulsionnelle Â» : qu’est-ce que c’est qu’une pulsion ? Comment est-ce que cela fonctionne ? Quel est l’objet qu’elle vise ? Et la clinique peut nous aider Ă  rĂ©pondre Ă  ces questions.

Avant de m’avancer un peu plus du cĂ´tĂ© d’une explication de ce qu’est la despĂ©cification pulsionnelle, je voudrais vous faire part d’un mythe que Maurice Godelier a ramenĂ© de chez les Baruyas de Nouvelle-GuinĂ©e-Papouasie, le mythe des origines chez les Baruyas.

Il y a cette idĂ©e que chez les Baruyas, les hommes et les femmes ont des bouches, des anus, des sexes, qui sont bouchĂ©s, murĂ©s. Les orifices n’y sont pas. Or le mythe dit que le soleil mit un silex dans le feu des origines, que sous l’effet de la chaleur, le silex a explosĂ© et que les Ă©clats de silex ont Ă©tĂ© projetĂ©s, qui sont venus opĂ©rer la dĂ©coupe des orifices : c’est tout Ă  fait fondamental parce qu’effectivement Ă  partir de lĂ , la vie devient possible. Les grandes fonctions vitales qu’elles soient alimentaires, excrĂ©mentielles, sexuelles, reproductives, fonctionnent, donc les conditions de la vie sont rĂ©unies.

Or nous avons un peu tendance Ă  considĂ©rer que c’est le cas pour tout un chacun, que nous naissons avec nos orifices et que dès lors sur la base d’un pragmatisme de bon aloi, de bon sens, puisqu’on a les orifices, ils fonctionnent ! Non. Et toute la clinique nous enseigne que les opĂ©rations de conjonction, de disjonction, d’ouverture et de fermeture, ne se font pas automatiquement. L’énurĂ©sie, l’encoprĂ©sie, toutes ces opĂ©rations qui sont absolument importantes pour la vie en sociĂ©tĂ©, il n’est pas donnĂ© Ă  tout le monde de pouvoir en bĂ©nĂ©ficier.

Il se trouve que pendant cinq ans avec ma collègue et amie Isabelle Dhonte, qui par ailleurs est responsable d’un groupe de TD Ă  Lille, nous avons participĂ© Ă  des supervisions de groupe […]. Il Ă©tait assez intĂ©ressant de voir comment malheureusement souvent certains n’étaient pas formĂ©s Ă  la clinique. Sur la question encoprĂ©sique, on peut comprendre que quand un ado de 17 ans, tous les jours systĂ©matiquement alors que vous prenez la peine de lui dire « si t’as envie d’aller aux toilettes,  prĂ©viens-nous, on va t’aider Â», systĂ©matiquement fait dans ses habits, qu’il faut laver ses sous-vĂŞtements, ses habits, au point que parfois cela peut installer une espèce de tolĂ©rance horrible qui consiste Ă  le laisser sur un tapis de gym avec un seul t-shirt le cul Ă  l’air, posĂ© dans un coin, avec des discours parfois comme « avec moi, je vais pas me laisser faire, je vais vraiment lui expliquer qu’il faut qu’il prĂ©vienne que… Â», cela n’a pas de sens : quand on n’a pas accès au symbolique, il y des opĂ©rations qui ne peuvent pas se produire et on ne peut pas les attendre de l’autre.

La mise en fonction des orifices suppose qu’il y ait quelque chose d’une dĂ©complĂ©tude qui s’opère. Nous sommes tous Ă  la naissance, on peut le dire comme ça, des Martiens et il va nous importer que tout un chacun se dĂ©brouille pour trouver son accès au symbolique. Il y en a qui ne veulent mĂŞme pas en entendre parler, au point de refuser d’entrer dans le langage. D’autres qui vont dĂ©velopper un type de rapport au langage oĂą ils n’en passeront prĂ©cisĂ©ment pas par le langage pour ĂŞtre capable de pouvoir se frayer un accès Ă  la catĂ©gorie du manque, il n’est pas question de ça.

Ce que je vais vous dire maintenant, qui n’est pas Ă  faire, mais imaginons que vous soyez dans une institution qui s’occupe d’enfants, Ă  titre expĂ©rimental imaginons que vous confisquiez tous les doudous, comme ça parce que vous ĂŞtes un sale type…, non c’est parce que vous voulez faire une expĂ©rience. Vous allez avoir deux types d’enfants : il y a ceux qui vont tous piailler, ils vont tous pleurer, et c’est lĂ©gitime ; et il y a ceux qui au bout de un jour ou deux vont passer Ă  autre chose, ils vont s’en trouver un autre de doudou et puis « tu le veux mon doudou, bah garde-le moi, j’en ai trouvĂ© un autre Â», puis il y a ceux oĂą c’est vous qui allez craquer, vous allez le leur rendre. C’est purement anecdotique mais c’est très important dans la mesure oĂą cela vient rendre compte de l’aptitude Ă  supporter la question du manque. Cela ne veut pas dire que tous ceux Ă  qui vous aurez rendu le doudou seront des psychotiques mais en tout cas la question du manque va jouer un rĂ´le absolument central.

Nous devons tous nous dĂ©brouiller, Ă©tant tous des martiens Ă  la naissance, pour nous frayer un chemin qui nous permette d’avoir accès au symbolique, c’est-Ă -dire de pouvoir en passer par le langage pour faire avec le manque, concevoir l’idĂ©e mĂŞme du manque, la possibilitĂ© mĂŞme du manque et la capacitĂ© de pouvoir mettre en place le manque : c’est ni plus ni moins ce qui permet que du dĂ©sir il y en ait.

L’opĂ©ration qui consiste Ă  se frayer un accès au symbolique, mĂ©taphoriquement a pour Ă©quivalent l’action du silex qui vient opĂ©rer la dĂ©coupe des orifices. Cela permet de les mettre en fonction et, Ă  partir du moment oĂą vous pouvez les mettre en fonction, vous pouvez les coordonner, vous pouvez faire en sorte que l’intrication des grandes fonctions vitales dans certains orifices - je pense notamment Ă  la bouche, au cavum ; vous avez la fonction alimentaire, la fonction respiratoire, la fonction phonatoire et il faut que tout cela soit coordonnĂ©.

Dans l’éventualitĂ© oĂą il n’y a pas de coordination de cette intrication des grandes fonctions vitales, se produit un phĂ©nomène extrĂŞmement courant chez les psychotiques, Ă  savoir les fausses routes. Pourquoi dans tout lieu de soins qui reçoit des patients psychotiques y a-t-il la nĂ©cessitĂ© d’un service de rĂ©animation Ă  proximitĂ© ? Parce que quand vous avez un patient qui fait une fausse route, c’est une urgence vitale, vous avez moins de cinq minutes pour l’intuber et le ventiler, sinon il meurt.

Vous retrouvez moult thèmes dĂ©lirants autour des difficultĂ©s qu’il y a Ă  faire fonctionner ces grandes fonctions vitales, Ă  faire fonctionner cette intrication et cette coordination des grandes fonctions vitales.

Nous sommes tous venus ce soir avec nos orifices et nous repartirons avec, du moins je l’espère, mais pendant que vous m’écoutez, lĂ  aussi je l’espère, vous ĂŞtes capables de penser Ă  autre chose qu’au destin funeste de ce que vous avez ingĂ©rĂ©, si vous avez eu le temps d’ingĂ©rer quoi que ce soit ce soir entre les deux cours, qui une fois digĂ©rĂ© se dirigera inexorablement vers l’exonĂ©ration et par le biais de ce qu’on appelle le pĂ©ristaltisme, c’est-Ă -dire un ensemble de micro-vibrations qui font que vos matières se dĂ©placent Ă  l’intĂ©rieur de votre corps, de vos intestins. Vous n’êtes pas absolument obnubilĂ©s par le fait que, vous en ĂŞtes sĂ»r, Ă§a ne va pas forcĂ©ment très bien se passer. Vous pouvez penser Ă  autre chose, vous pouvez Ă©couter ce que je vous dis oĂą faire semblant, c’est aussi l’une des richesses de l’humain, mais vous bĂ©nĂ©ficiez, ou la plupart d’entre nous bĂ©nĂ©ficient, d’un mĂ©canisme qui rend cela possible, c’est ce qu’on appelle le refoulement. Vous pouvez penser Ă  autre chose qu’à votre corps propre.

Or dans la psychose, il n’y a pas ce mĂ©canisme. C’est-Ă -dire que souvent l’hypocondrie, dans la psychose, c’est une obnubilation pour le corps propre, au point que souvent dans un entretien, vous pourrez faire le constat que le moindre Ă©vĂ©nement...  Vient se poser un oiseau sur la fenĂŞtre et hop ça va immĂ©diatement capter son attention ou il y a des choses comme ça qui vont se produire qui font que… hop ! Ainsi, dans la clinique des psychoses, je pense notamment Ă  un cas de psychose infantile vieillie, qui avait Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© par Marcel Czermak et par StĂ©phanie Hergott, oĂą vous aviez le constat clinique que la pulsion n’avait pas pu opĂ©rer le double parti-pris, qui est celui qu’elle opère gĂ©nĂ©ralement notamment dans la nĂ©vrose.

Qu’est-ce que ce double parti-pris ? C’est qu’elle, la pulsion, a Ă  prendre le parti de l’objet qu’elle vise, et deuxième parti-pris, elle Ă  prendre parti quant Ă  l’orifice du corps auquel elle vient Ă  s’arrimer. Notre corps n’est pas un substrat de naturalitĂ© : encore faut-il que la pulsion soit capable de viser un objet qui n’est pas total, quel que soit l’orifice. Il faut donc que cet objet soit susceptible d’être spĂ©cifiĂ© en fonction de l’orifice, il faut aussi que la pulsion orale par exemple, ou anale, vienne s’arrimer au bord du corps, selon le principe de la faveur anatomique, mais lĂ  aussi ce n’est pas toujours le cas.

Le patient auquel je pense, vous pourrez retrouver les textes avec la description prĂ©cise, est quelqu’un qui par exemple voyait toutes les fonctions totalement dĂ©sorganisĂ©es, il Ă©tait capable d’ingurgiter des quantitĂ©s absolument extraordinaires de tout ce qui lui passait sous la main, dĂ©chirer ses draps, les tasser, les bourrer dans la bouche. Quand il voyait un robinet, il Ă©tait appendu au robinet ingurgitant des quantitĂ©s absolument considĂ©rables d’eau, qui finissait par se rĂ©pondre sur le sol, dans des moments d’incontinence oĂą il y avait des dizaines de litres d’urine qui coulaient, qui pouvait aussi bien osciller avec des Ă©pisodes oĂą il lui Ă©tait impossible d’uriner, de globe vĂ©sical, sans que pour autant, il y ait la moindre matière qui justifie l’impossibilitĂ© qu’il puisse uriner. Il Ă©tait capable de vous rĂ©clamer une mandarine et puis il l’épluchait, il mangeait la peau, et il jetait le reste. Ça a mĂŞme Ă©tĂ© jusqu’au point oĂą il fallait pendant un entretien, lui donner l’ordre de respirer, parce que sous les yeux des mĂ©decins, des gens qui participaient Ă  l’entretien, il commençait Ă  se cyanoser.

Donc quelque chose qui nous semble ĂŞtre du registre de la naturalitĂ© du rĂ©flexe conditionnĂ© tel que la respiration, mĂŞme cela n’était pas du registre de l’automatisme. Vous aviez les mĂŞmes oscillations que j’ai dĂ©crites Ă  propos de la fonction urinaire Ă  propos de la fonction excrĂ©mentielle : constipations opiniâtres au point qu’il fallait parfois intervenir et puis Ă  d’autres moments une dĂ©bâcle diarrhĂ©ique sous l’effet d’un regard, voire il allait chercher manu militari ses selles pour après aller porter Ă  la bouche et les manger.

Vous voyez qu’ici, on n’a pas affaire Ă  un substrat de naturalitĂ© au sens oĂą les orifices seraient lĂ  naturellement et que naturellement ils seraient mis en fonction : on peut carrĂ©ment dire que les orifices sont collabĂ©s ou on pourrait dire aussi dans une forme d’indistinction ; on ne peut pas distinguer l’orifice supĂ©rieur du système digestif et l’orifice infĂ©rieur : ils sont mis en continuitĂ©.

Pour ce qui est de la fonction alimentaire, je pense Ă  un patient dans le service de Marcel Czermak pour lequel on avait dĂ» donner la consigne aux aides-soignants et aux infirmiers de le nourrir de manière perpendiculaire, sur le cĂ´tĂ©, avec cette idĂ©e qu’il fallait Ă©viter de croiser son regard : et notamment Ă  chaque fois que Marcel Czermak rentrait dans le rĂ©fectoire, si le patient attrapait son regard et se calait sur son regard et fixait son regard, cela provoquait immĂ©diatement une fausse route.

Ce genre de patient peut Ă©reinter une Ă©quipe en quelques mois, quelques semaines donc ils changent d’institution rĂ©gulièrement parce que c’est extrĂŞmement lourd. Ils ne sont pas si rares que cela, ce sont des cas extrĂŞmes, d’un grand intĂ©rĂŞt pour nous, celui de nous renvoyer Ă  la manière dont nos corps fonctionnent. C’est pour cela que j’ai souvent un petit sourire quand j’entends des gens dire : oui mais la psychanalyse s’intĂ©resse trop Ă  intellect, elle ne questionne pas tellement le corps.

Je vais m’arrĂŞter lĂ  et si vous avez des questions, et s’il y a des questions chez vos camarades qui sont Ă  distance, j’essaierai d’y rĂ©pondre.

Étudiant : Bonsoir Monsieur Gaudard, je voulais juste poser une question qui va peut-ĂŞtre aider Ă  encadrer un petit peu le travail au fur et Ă  mesure. Ă€ travers votre dĂ©veloppement, il paraĂ®t bien qu’il y a des Ă©changes entre la psychanalyse et l’anthropologie dans le sens oĂą les matĂ©riaux des uns servent rĂ©ciproquement Ă  l’autre discipline. Mais selon vous est-ce qu’il y a une limite Ă  ces Ă©changes, oĂą il faille faire attention pour ne pas dĂ©raper au niveau de la rĂ©flexion au niveau de l’éclairage, soit au niveau psychanalytique, soit au niveau anthropologique ?

Mr Gaudard : Je ne sais pas s’il y a des limites. En tout cas, de faire dialoguer les deux disciplines demande d’être relativement rigoureux. Mais que je pense que l’exemple que j’ai donnĂ© du travail de Mauss sur ce texte « L’effet physique sur l’individu, de l’idĂ©e de mort suggĂ©rĂ©e par la collectivitĂ© Â» est un bel exemple, avec lequel on peut faire fonctionner les deux disciplines de manière plutĂ´t convaincante et intĂ©ressante. Il faut le faire avec des outils qui sont adaptĂ©s, et je n’ai pas voulu rentrer trop dans le dĂ©tail, le faire autour de quelque chose dont vous entendrez â€¦ peut-ĂŞtre que j’y viendrai je ne sais pas, mais dont vous allez Ă©videmment entendre parler, qui est la question de l’objet a

Les limites on ne peut pas les poser a priori comme ça. Ce que l’on peut dire, c’est que de toute façon, la psychanalyse n’est pas une science de l’homme. Parce que, comme le disait Lacan « de l’homme elle en manque Â», dans la mesure oĂą effectivement, le manque est quelque chose de tout Ă  fait dĂ©cisif, et il est vrai que la plupart du temps les anthropologues aujourd’hui s’intĂ©ressent au texte de Mauss qui s’appelle « Les techniques du corps Â» mais personne ne s’intĂ©resse beaucoup au texte de lui que j’ai mentionnĂ©. Et puis on voit bien comment la question du corps, pour les sciences sociales, est une question embarrassante. La plupart du temps, elles se consacrent Ă , Ă©ventuellement, une Ă©tude des reprĂ©sentations sociales du corps en fonction des Ă©poques - je pense aux travaux notamment de quelqu’un comme Georges Vigarello ou mĂŞme Breton -, mais avec une facilitĂ© qui est souvent celle des sciences humaines, de considĂ©rer qu’au fond, dès qu’il s’agit d’aller au-delĂ  de la simple notion de reprĂ©sentation, on est dans le domaine de la mĂ©decine.

Étudiante : Bonsoir, je ne suis pas sĂ»re d’avoir bien entendu, mais il me semble que vous avez citĂ© la phrase fameuse Noam Chomsky pour nous montrer que le sens se produit sur le plan imaginaire ?

Mr Gaudard : Je n’ai pas pensĂ© particulièrement Ă  Chomsky mais je veux bien le compter au nombre de mes rĂ©fĂ©rences, j’ai distinguĂ© pour la suite de vos Ă©tudes le fait que la signification, le sens, et la signifiance, ce n’est pas la mĂŞme chose, c’est tout.

Étudiante : Il me semblait que vous aviez citĂ© la phrase : « colorless green ideas sleep furiously Â», c’est bien cela ?  

Mr Gaudard : Ah, j’ai citĂ© ce poème, oui « d’incolores idĂ©es vertes dorment furieusement Â».

Étudiante : C’est la phrase que Chomsky utilise pour montrer que c’est pour la situation oĂą la signification opère mais le sens ne se produit pas, c’est cela ?

Mr Gaudard : J’ai donnĂ© cet exemple pour dire que c’était un exemple oĂą il y avait du sens mais pas nĂ©cessairement de signification.

Étudiante : C’est très intĂ©ressant, merci

Mr Gaudard : Je vous en prie : puisque la signification ne renvoie pas, n’est pas censĂ©e renvoyer Ă  l’imaginaire mais au symbolique.

Étudiant : Bonsoir. Ă€ propos de l’exemple que vous avez donnĂ© des Ă©tudes avec les Aborigènes et les Maoris sur des morts par transgression d’un tabou connu de tous, deux questions : pourquoi la personne meurt, prĂ©cisĂ©ment ? et est-ce que ça a quelque chose que l’on ne retrouve que dans des sociĂ©tĂ©s… je sais pas comment le dire pour ĂŞtre politiquement correct, ou est-ce que c’est quelque chose que l’on pourrait retrouver ici et pas forcĂ©ment avec consĂ©quence de mort, cela correspondrait Ă  quoi dans notre sociĂ©tĂ© occidentale ?

Mr Gaudard : Deux très bonnes questions, je vous en remercie

La première, pourquoi est-ce que les individus meurent ? C’est parce que… : cela va me demander un long dĂ©veloppement que je ne pourrai sans doute pas faire aujourd’hui mais que je ferai la prochaine fois peut-ĂŞtre.

Ce sont des sociĂ©tĂ©s oĂą je fais l’hypothèse que, au fond, la castration ne vaut pas individuellement, mais que l’on bĂ©nĂ©ficie des bienfaits de la castration de par le fait qu’on est membre du groupe, et que, Ă  partir du moment oĂą on a transgressĂ© un tabou, on est dans la situation oĂą c’est l’exil qui vous guette, Ă  savoir ĂŞtre chassĂ© du groupe, et que ĂŞtre chassĂ© du groupe dans une telle configuration, c’est mourir : parce que, et les individus le savent tellement qu’ils vont, dans un effort dĂ©sespĂ©rĂ© pour rester membre du groupe, croire encore plus Ă  ce qui fait que le groupe fonctionne comme il fonctionne, et pour rester membre du groupe vont rĂ©aliser dans leur propre, sur leur propre personne ce qu’ils savent qu’il doit arriver dans le cas qui est le leur.

Et donc Mauss utilise le mot, il dit « ce sont des individus qui meurent par enchantement dans un effort dĂ©sespĂ©rĂ© pour rester membre du groupe Â». Cela a un effet sur la dĂ©sorganisation de leurs grandes fonctions vitales. Je complète la rĂ©ponse. pour qui est de votre remarque non politiquement correcte, je vous encourage… le politically correct… ce qui compte c’est de penser.

Oui il y a, c’est mon propos et c’est ce sur quoi je travaille en tant qu’anthropologue : toutes les sociĂ©tĂ©s n’ont pas… Ă  partir du moment oĂą vous parlez du moment oĂą vous parlez, ça m’entraĂ®ne très loin, je vous donne une rĂ©ponse rapide que j’essaierai de dĂ©velopper. Ă€ partir du moment oĂą il y a du sujet, il y a un nouage borromĂ©en entre le rĂ©el, le symbolique et l’imaginaire, j’aurai l’occasion d’y revenir.

Je vous dĂ©finirai ce que sont ces catĂ©gorie.

Mais vous avez un nouage Ă  trois possible qui fait que la caractĂ©ristique du nĹ“ud borromĂ©en quand il est nouĂ© Ă  trois c’est qu’il est labile, c’est Ă  dire qu’il n’est pas bloquĂ© : le rĂ©el peut devenir l’imaginaire et peut prendre la place de l’imaginaire et l’imaginaire peut prendre la place du symbolique : c’est justement en Ă©tant membre du groupe qu’on obtient une stabilitĂ© du nouage qui permette la vie.

Dans les sociĂ©tĂ©s plus Ă©laborĂ©es oĂą il y a quelque chose de l’ordre de l’individualisme, se met en place un quatrième rond qui bloque le nĹ“ud, et le fait qu’il n’est plus labile, et donc ce quatrième rond, on va l’appeler le symptĂ´me, la religion ou le Nom-du-père. Effectivement toutes les sociĂ©tĂ©s ne sont pas structurĂ©es de la mĂŞme manière et mon propos sera aussi d’essayer de vous montrer que la question religieuse est tout Ă  fait importante et que l’animisme peut renvoyer Ă  un ordre, je dirai, symbolique, qui fait qu’on va plutĂ´t ĂŞtre dans un système oĂą l’on va  chercher Ă  rĂ©aliser l’imaginaire du symbolique alors que dans les sociĂ©tĂ©s caractĂ©risĂ©es par le monothĂ©isme on va chercher Ă  rĂ©aliser le symbolique de l’imaginaire ; c’est un peu compliquĂ© mais je dĂ©velopperai.

Étudiant :  J’avais entendu d’un anthropologue, justement Ă  propos des Aborigènes d’Australie et notamment d’Aborigènes qui avaient Ă©tĂ© enfermĂ©s dans des prisons, qu’ils mourraient spontanĂ©ment parce qu’ils n’arrivaient mĂŞme pas Ă  se projeter au moment oĂą ils allaient pouvoir sortir de cette prison, et ils mourraient comme cela.

Alors, justement, en vous entendant parler, je me demandais : par rapport Ă  ce que vous avez dit, c’est qu’ils avaient enfreint un tabou ?, est ce que le fait d’être enfermĂ© loin du groupe est-ce ça qui pouvait occasionner la mort ? ou Ă©tait-ce simplement effectivement de ne pas pouvoir se projeter Ă  un moment, imaginer qu’ils pouvaient en sortir.

Mr Gaudard : Le tabou, il ne faut pas le considĂ©rer uniquement comme un interdit, c’est-Ă -dire que vous avez dans une constellation animiste la possibilitĂ© de vous soutenir de tas de reprĂ©sentations de l’instance phallique qui sont dĂ©multipliĂ©es, et si vous n’y avez plus accès et si vous ne pouvez plus bĂ©nĂ©ficier de leur protection, effectivement, cela remet en cause la capacitĂ© de survie. 

Étudiante : Excusez-moi du coup le lien, il n’y a sans doute pas de lien avec la fausse route des psychoses, pourquoi font-ils des fausses routes ? Je suis un peu perdue lĂ .

Mr Gaudard : Oui, ils font des fausses routes parce que justement la coordination, la rythmicitĂ© du corps ne se soutient pas de la possibilitĂ© de l’étayer sur le symbolique, et donc on assiste Ă  des dĂ©règlements des grandes fonctions vitales, dans leur rythmicitĂ©, dans leur coordination, dans la capacitĂ© de produire des conjonctions, des disjonctions, des ouvertures, des fermetures.

Etudiante : Merci beaucoup.

Mr Gaudard : Un orifice doit se fermer et s’ouvrir et cela ne dĂ©pend pas uniquement des sphincters : encore faut-il que ces sphincters puissent faire l’objet d’un contrĂ´le et d’une coordination, est ce que avec cela vous ĂŞtes un peu moins perdue ?

Étudiante : Oui, c’est beaucoup plus clair merci beaucoup.

Mr Gaudard : On va s’arrĂŞter lĂ . A dans une semaine, je crois. 

Transcription AngĂ©lique MyhiĂ© LĂ©raillĂ©

Relecture Sara Gissot-Cléments & Anne Videau

Notes