Je me présente à vous : Je suis le Dr Valente, je suis médecin et psychiatre, exerçant en cabinet à Paris et à l’ASM13 (Association de Santé Mentale du 13ème arrondissement) et je suis chargé des théories se rapportant à la psychopathologie.
Je vais articuler ce que je voulais vous dire en deux fois. J’ai fait le tour de ce que vous allez étudier à l’EPhEP : vous allez avoir énormément de modules sur la psychopathologie, sur la psychanalyse, ce qui va être très, très, sympathique. Mais, il y a une chose dont on ne va pas vous parler et dont, moi, je vais essayer de vous parler : c’est l’Histoire et, plus précisément, la manière dont la clinique plutôt psychiatrique que psychopathologique (je vais y revenir dans un instant) a pu se construire et les raisons pour lesquelles elle s’est construite de cette façon-là, plutôt que d’une autre. Psychiatrique plutôt que psychopathologique, car que je suis anciennement psychiatre et je vais parler depuis cette place. Vous aurez beaucoup de mes confrères psychanalystes qui vous parleront beaucoup, beaucoup, mieux que moi de ces choses-là, donc je vais essayer de me cantonner à ce registre, qui supposera que je vous parle pas mal de pathologie mentale avec peut être parfois un vocabulaire que vous pouvez ne pas forcément connaître et il ne faudra pas hésiter à me le dire, à m’interrompre s’il le faut pour que je sois plus clair.
Je vais essayer de vous parler de plusieurs théories qui se rapportent à la psychopathologie et de mettre en place une articulation autour de l’histoire de certains grands paradigmes psychopathologiques, ou plus précisément de certains grands modes de pensée de la psychopathologie. Je pense aux neurosciences, à la psychologie cognitive, à la psychanalyse évidemment et la manière dont cela peut concrètement affecter notre pratique quotidienne.
Voilà comment je vois les choses. Je vais consacrer cette première séance à une histoire des grands paradigmes des idées en pathologie mentale depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ; ce sera la séance d’aujourd’hui. La séance de lundi sera consacrée au DSM et aux neurosciences. Je consacrerai ensuite une séance à l’épistémologie de la psychologie cognitive et une autre séance à l’expertise psychiatrique, ce qui a véritablement organisé le champ de la clinique, tout d’abord en psychiatrie, puis en psychopathologie.
La particularité de la clinique psychiatrique ou psychopathologie est qu’elle intervient d’abord dans un champ politique. Les psychiatres ont commencé à avoir une reconnaissance et une assise professionnelle quand on leur a demandé d’avoir l’expertise de dire qui était fou, qui ne l’était pas, qui était à même d’être jugé pour son acte et qui devait échapper à une logique judiciaire pour entrer dans une logique purement hospitalière. La psychiatrie a ceci de particulier que sa clinique est très articulée au champ judiciaire, donc à la question du permis et du défendu, ce qui est très évolutif au cours du temps. Il est très important de comprendre ceci, aussi dans le champ plus spécifique de la psychopathologie, mais il n’y a pas de psychopathologie sans psychiatrie préalable.
Donc, il faut avoir en tête que nous sommes une discipline qui ne peut pas se passer de son articulation avec le social et avec le politique. Il n’y a pas de clinique pure en psychiatrie et en psychopathologie, qui pourrait s’approcher progressivement du champ de la vérité par l’étude progressive comme vous pouvez l’avoir, par exemple, en cardiologie etc. On a fait d’incontestables progrès en cardiologie. En psychiatrie ou en psychopathologie, on ne peut pas tout à fait articuler les choses comme ça. Cela va de pair avec ce que l’on peut considérer de normal ou de pathologique, de permis ou de défendu en fonction des époques.
Et, il me semble très important que l’on comprenne que tout ceci a des implications extrêmement fortes. J’aimerais vous parler d’une notion qui a été conceptualisé par un historien anglais : Edward P. Thompson, qui a développé le concept d’économie morale. De quoi parlait Edward P. Thompson quand il parlait d’économie morale. Edward P. Thompson est un historien anglais spécialiste du monde ouvrier. Il a conceptualisé la notion d’économie morale pour désigner la manière dont le monde ouvrier parvenait à organiser la propre justification de ses actions. L’économie morale telle que l’a définie Thompson a ensuite beaucoup été développée par de très nombreux sociologues, par Didier Fassin, dont je vais pas mal vous parler la semaine prochaine, pour désigner la manière dont chaque acteur du champ social organise son regard, organise ses actions à partir d’un champ plus ou moins commun de valeurs, de valeurs à la fois morales mais aussi de ce qu’il considère depuis sa place comme étant des valeurs de la vérité.
Il faut savoir qu’il y a une économie morale des psychiatres, qu’il y a une économie morale des psychanalystes mais qu’il y a aussi une économie morale des patients, qu’ils soient patients qui font une analyse, qu’ils soient des patients qui au contraire s’organisent plutôt dans une problématique de TCC ou qui même peuvent considérer avoir un problème dans le cerveau qui nécessiterait une prise en charge neuroscientifique, voire neurochirurgicale. Et ce qui m’intéresse le plus, c’est justement cette double articulation, la manière dont l’économie morale du psy peut entrer parfois en opposition mais pas toujours avec l’économie morale de nos patients, comment dire, à des problématiques de regards et à leur évolution.
Je vais essayer de m’expliquer sur ce que je vais vous dire. Pour cela, je vais m’appuyer sur un livre, qui ne parle pas du tout de cela, c’est vrai, mais dont l’organisation de pensée m’a beaucoup aidé à essayer de le développer. Ce livre s’appelle La structure des révolutions scientifiques. Il a été écrit par Thomas S. Kuhn en 1962. Et justement, il construit cette notion de paradigme, qui a peu de chose près se rapproche de celle d’épistémè de Michel Foucault, notion que Michel Foucault a développée dans Les Mots et les Choses.
La notion de paradigme chez Thomas Kuhn consiste à essayer de penser l’histoire des sciences d’une manière générale, l’histoire médicale également, comme n’étant pas le fruit linéaire de découverte progressive de la vérité mais avec l’idée qu’on n’invente pas, qu’on ne découvre pas n’importe quoi à n’importe quel moment et dans n’importe quel monde social.
Donc, il s’agit d’explorer pour comprendre la raison pour laquelle telle ou telle ou telle découverte scientifique a pu se faire à tel ou tel moment dans l’histoire, d’explorer à la fois un contexte, un climat, une certaine manière de penser le monde qui a rendu possible telle ou telle découverte scientifique. Il prend un exemple que je trouve extrêmement frappant qui est celui de la découverte de la gravité par Isaac Newton en Angleterre au XVIIe siècle. Alors, vous me direz, la théorie de la gravité, elle est aussi valable en Angleterre au XVIIe siècle, qu’en France au XIIe siècle, qu’en Australie aujourd’hui et vous aurez tout à fait raison. C’est tout à fait vrai. Ça a une portée et une valeur tout à fait universelle quelle que soit l’époque. Mais la question n’est pas là. La question est de savoir ce qui a rendu possible que Newton, non seulement puisse le dire, mais également le penser. Le dire, ça n’est pas si compliqué, nous avons tous en tête l’exemple de grands scientifiques qui ont été réduits au silence en raison du climat plus ou moins tolérant de l’époque, ça ce n’est pas trop le problème, c’est facile. Galilée, on l’a empêché de parler parce qu’effectivement quand il met en place l’héliocentrisme, ça heurte l’église catholique. Le problème n’est pas là. Galilée n’aurait pas pu penser ce qu’il a pensé à un autre moment que l’époque où il l’a pensé. C’est ça qui est important.
Isaac Newton, lui, pour reprendre l’exemple de Thomas Kuhn, s’il a pu penser la gravité c’est aussi parce qu’il vit dans un monde qui commence progressivement à se démarquer de l’idée d’un Dieu créateur de la nature et qu’à ce titre là, ce n’est pas un hasard si Thomas Kuhn et un homme, un écrivain, comme Thomas Moore, qui écrit L’Utopie, sont contemporains. Quand Thomas Moore écrit L’Utopie, il essaie d’inventer un monde qu’il appelle Utopia qui n’a plus besoin d’un Dieu pour créer une société idéale. Newton découvre, à peu près à la même époque, qu’on n’a pas besoin de l’idée de Dieu, quand bien même Dieu existe. Isaac Newton n’a jamais remis en cause l’existence de Dieu, son problème n’est pas là, mais que l’on n’a pas besoin de l’idée d’un Dieu pour expliquer la nature du monde et en particulier pour ce qu’il concerne la chute des corps. Et donc c’est cela que je vais essayer de développer avec vous : tenter de mettre en parallèle la manière dont nous avons pu essayer de rendre compte de la maladie mentale au cours de l’Histoire et ce, dans un climat à la fois épistémologique et sociopolitique particulier à chaque époque. Non pas tant pour distinguer le vrai du faux, la question ne se pose jamais ainsi, mais les conditions de penser qui nous font penser que ce peut être vrai, à une époque, et faux à telle ou telle autre. Pour cela, il faut quand même faire un petit peu d’histoire.
Donc, je vais essayer de vous développer l’histoire de la psychiatrie en trois grands mouvements : remonter à l’Antiquité, parce que quand même ça se fait, on remonte toujours à l’Antiquité quel que soit le sujet, ça fait chic et généralement ce n’est pas faux non plus. Après, je vous parlerai de l’âge classique parce que c’est le grand moment de Michel Foucault. Puis j’insisterai plus, d’abord parce que c’est davantage mon domaine – je ne sais pas lire le grec, donc, ce que je vais vous dire sur la psychiatrie de l’Antiquité est de seconde voire de troisième main, je l’avoue tout de suite.
Mais la psychiatrie contemporaine, c’est-à-dire depuis 1789, m’intéresse davantage et j’aurai sans doute plus de choses à vous dire. Si en revanche, vous vous intéressez à la psychiatrie de l’Antiquité, je vous conseille un livre d’un historien qui s’appelle Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme – étude de la relation de l’âme et du corps dans la tradition de la pensée médico-philosophique antique, aux Belles Lettres. Ecrit érudit qui raconte des choses tout à fait intéressantes et sur quoi je m’appuie pour vous parler deux-trois minutes de la psychiatrie de l’Antiquité.
Au-delà de l’aspect certes intéressant de la chose, vous allez comprendre qu’il y a une contemporanéité de la psychiatrie de l’Antiquité gréco-romaine. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que la psychiatrie de l’Antiquité gréco-romaine se fonde sur la théorie humorale développée par Hippocrate ; dans cette perspective hippocratique, la santé, qu’elle soit d’ailleurs physique ou psychique, repose sur l’équilibre des humeurs. Il y en a quatre d’après Hippocrate : la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang. Et cette théorie hippocratique repose sur l’équilibre de ces humeurs, mais aussi sur l’équilibre des qualités qui accompagnent ces humeurs. Ces qualités sont quatre également : le chaud, le froid, le sec et l’humide. Donc, vous avez une espèce de tableau à huit entrées, quatre humeurs (la bile noire, la bile jaune, le flegme et le sang) quatre qualités (le chaud, le froid, le sec, l’humide). La maladie qu’elle soit physique ou psychique est la conséquence d’un déséquilibre entre ces quatre humeurs et/ou entre les quatre qualités qui les accompagnent.
Chez Hippocrate, comme dans la tradition philosophique, pas de dichotomie entre maladie de l’âme et maladie du corps ; les deux participent d’un même mouvement, voire d’un même déséquilibre. J’ai eu la chance d’aller cet été en Grèce dans un endroit, Épidaure qui était le lieu - ça m’a fasciné parce que pendant 1 000 ans, ça a été le lieu où toute l’Asie Mineure venait se soigner dans le temple d’Asclépios - Asclépios qui était un demi-dieu médecin, qui a établi une théorie médicale sur les fondements d’Hippocrate. Et pendant 1 000 ans, ça a été, je ne sais pas moi, la Salpêtrière de l’époque, tout ce que vous voulez, où vous veniez vous soigner à la fois l’âme et le corps.
On parlait de psychothérapie, déjà un mot qui était utilisé, c’était incroyable, mais le corps et l’âme étaient soignés absolument en même temps. Vous pouviez avoir des discussions - alors à l’époque ce n’était pas un psychanalyste, ça n’existait pas, c’était un philosophe qui avait à peu près le même rôle. Ce qui est marrant, c’est qu’on a retrouvé, parait-il, le GIC qui m’a dit ça, des patients venant se plaindre du prix de leur philosophe parce qu’il fallait payer même quand on ne venait pas etc., que c’était quand même rudement cher, que même quand on ne venait pas, il fallait payer, ça m’a rappelé quelque chose, je ne sais pas pourquoi ça m’a rappelé quelqu’un, peut-être vous aussi d’ailleurs. Il fallait faire des bains, des purgatifs mais également parler à son philosophe et essayer de comprendre les choses de soi etc. C’est absolument fascinant. Et donc à l’époque, on soignait cela, absolument en même temps et il était tout à fait normal, tout à fait de bon ton, que votre philosophe, votre psychanalyste avec un anachronisme de l’époque, vous dise un peu que là votre douleur du foie semble être un excès de bile noire, mais qu’en même temps que celui qui vous fait les purgatifs peut vous dire que votre rapport au monde mériterait d’être révisé. C’était tout à fait incroyable. Je m’égare, excusez-moi.
Donc, on trouve déjà chez Hippocrate des exemples de description de mélancolie - et sans doute, c’est ce qui est resté parce que mélancholia, ça veut dire « bile noire » - et de manie au sens psychiatrique du terme, à savoir cet état d’hyper-excitation à la fois psychique et physique, des variations d’humeur, des frénésies, ou au contraire chez les mélancoliques, de léthargie et de catatonie. La frénésie, par exemple, ou la léthargie sont ce qu’Hippocrate appelle les folies aiguës avec fièvre, donc des maladies chaudes, qui touchent soit la bile jaune, soit le sang, dans un état d’excitation pour la bile jaune, dans un état d’abattement avec le sang. La mélancolie, donc, comme je vous le disais, c’est celle qu’on connaît le mieux, c’est un comportement bilieux, conséquence d’un déséquilibre de la bile noire, on parle d’ailleurs encore aujourd’hui de comportement bilieux ou de personne atrabilaire. Les thérapeutiques proposées reposent sur un mélange de bains, de médication particulière, en particulier l’hellébore - je ne m’attarde pas là-dessus - et de paroles, déjà.
Donc la pensée hippocratique, la pensée de toute la tradition médico-philosophique de l’Antiquité et la pensée de la maladie mentale qui va avec, est l’homéostasie, un concept extrêmement important. L’homéostasie est un concept toujours en vigueur aujourd’hui dans la pensée médicale et a été inventé par Hippocrate.
L’homéostasie est l’équilibre. La température normale d’un corps humain est de 37° et c’est le fruit d’une homéostasie, d’un équilibre permanent entre hypothermie d’un côté, hyperthermie de l’autre, ça se régule en permanence, ça n’est jamais constant, il y a des forces qui peuvent provoquer une hyperthermie, d’autres qui peuvent provoquer une hypothermie et donc, il y a tout un ensemble de systèmes qui permettent de maintenir cet équilibre, qu’on appelle encore aujourd’hui une homéostasie. Pour peu qu’il y ait un déséquilibre, comme dans un processus infectieux par exemple, vous aurez une hyperthermie en raison de la bactérie du syndrome inflammatoire qui va avec.
Les psychiatres d’aujourd’hui, d’orientation essentiellement biologique, c’est pour cela que je vous en parle, ils sont hippocratiques. Je ne sais pas s’ils le savent, comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les psychiatres d’orientation biologique sont des médecins hippocratiques et en particulier, une psychiatre américaine qui a beaucoup compté dans les années 80, parce qu’elle a entièrement redéfini le concept de schizophrénie, elle s’appelle Nancy Andreasen. Elle a été la présidente de l’American Psychiatric Association.
Elle a - il ne faut pas exagérer mais… - a entièrement réorganisé le concept de la maladie maniaco-dépressive, qu’on a longtemps appelé psychose maniaco-dépressive et pour lequel elle a proposé le terme aujourd’hui prégnant de maladie bipolaire. Quel est le principe de la maladie bipolaire selon Nancy Andreasen, selon l’immense majorité des psychiatres dans le monde, c’est un principe hippocratique. La différence avec la maladie maniaco-dépressive ou la psychose maniaco-dépressive, c’est qu’il y avait une franche discontinuité entre un état normal, à savoir vous n’aviez pas de psychose maniaco-dépressive et un état pathologique, vous souffrez d’une psychose maniaco-dépressive.
Nancy Andreasen, elle reformule ceci de façon complètement différente puisqu’elle nous dit que nous avons affaire à un continuum entre les états maniaques, les états euthymiques, ceux qui sont considérés comme dans la normale de l’humeur, les états dépressifs, les états mélancoliques, voire les états délirants mélancoliques, qu’on appelle les syndromes de Cotard. Tout cela finalement c’est la même chose et en fonction de certaines circonstances, de certains déséquilibres, vous pouvez vous retrouver ou au-dessus dans une espèce d’hyperthermie de l’humeur, quand vous êtes maniaque, ou au-dessous, dans une forme d’hypothermie de l’humeur, quand vous êtes dépressif voire catatonique, là vous êtes carrément mourant, vous n'avez plus de température, vous êtes de température psychique.
Comme si Nancy Andreasen venait nous dire qu’il y aurait une température psychique comme il y a une température corporelle. Elle nous dit à partir de là que tous ces symptômes, qu’ils soient dépressifs, mélancoliques, catatoniques ou maniaques se traitent par un traitement qui va réguler l’humeur comme on régule une température, qu’on appelle traitement thymorégulateur ; le lithium étant le plus connu mais il n’est quasiment plus prescrit et c’est une des raisons pour lesquelles on assiste aujourd’hui - je pense qu’on a devant nous un énorme problème de santé publique qui explosera dans une vingtaine d’années – à une explosion massive des prescription de régulateurs d’humeur, que l’on voit peu en France mais qu’on voit de façon considérable dans les pays anglosaxons.
J’ai reçu cette semaine une patiente expatriée qui vient de Hong Kong, qui s’est fait virer comme une malpropre par son mari - il faut bien dire les choses comme elles sont -, qui est rentrée à Paris et qui ne le vit pas forcément bien, qui a vu un psychiatre anglophone à Hong Kong qui n’y est pas allé de main morte, qui lui a prescrit du Prosac, du Lexomil et de l’Abilify. Je ne sais pas si vous connaissez tout ça : Prozac, anti-dépresseur, Lexomil, anxiolytique, on reste dans un cadre à peu près normal, Abilify 15 ml - une femme 40 ans, pas d’antécédent, il l’a vue une fois. L’Abilify, c’est un traitement neuroleptique qui a eu l’autorisation de mise sur le marché pour la prévention des troubles bipolaires. Donc, je la crois quand elle me dit ça. Effectivement, elle a pu lui dire que depuis 5 ans qu’elle est à Hong Kong, elle a eu des moments difficiles, qu’elle a renoncé à son travail pour suivre son mari, qu’elle s’est sentie un peu isolée, pour qu’il ait estimé qu’elle était dépressive, qu’elle a eu des accès dépressifs, donc qu’elle est bipolaire, donc de l’Abilify 15 mg.
C’est la pensée des psychiatres anglosaxons d’aujourd’hui. Il faut le savoir au moins. Le traitement de régulateur d’humeur dans une pensée anglo-saxonne biologique est une pensée hippocratique qui consiste à essayer de rétablir un équilibre perdu. On est pleinement dans une reviviscence de la tradition hippocratique, mais encore une fois, je vous le présente comme cela, donc vous pouvez savoir que je ne suis pas tout à fait de ce côté-là mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas la question de savoir que ce soit vrai ou faux, je ne suis pas le mieux placé pour le savoir, ce qui m’intéresse c’est les conditions de pensée et d’époque qui font dire que ça peut être vrai.
C’est en cela que pour moi le traitement de régulateur d’humeur est une espèce d’enfant légitime ou illégitime je n’en sais rien d’une vieille tradition hippocratique des humeurs, quand bien même les personnes qui organisent la pensée, par exemple de la maladie bipolaire, de cette façon, n’ont jamais lu Hippocrate de leur vie. Et, je crois, et je vais y revenir lundi prochain, que si nous assistons à un retour de la tradition grecque, de la lecture grecque de la maladie mentale, c’est aussi parce que nous sommes revenus à un mode qui s’est débarrassé de la question de la transcendance pour penser les maladies et qu’on retourne à l’idée d’un être humain qui se doit d’être en équilibre avec son environnement et avec la nature, exactement comme dans la pensée grecque. Mais j’y reviendrai dans le troisième cours que je ferai avec vous.
Venons-en à l’Âge classique quand même, parce que c’est un moment important pour notre discipline depuis que Michel Foucault a eu la bonne idée d’en faire sa thèse. L’Âge classique, c’est le temps globalement qui va de l’achèvement de la Renaissance jusqu’au Siècle des Lumières, jusqu’à la période dite contemporaine. Vous pourrez me faire remarquer qu’entre l’Antiquité et l’Âge classique, il s’est écoulé 1 500 ans dont je ne vous ai rien dit pour une raison très simple c’est que je n’y connais rien. Je ne sais rien de la maladie mentale au Moyen-Âge, j’en suis absolument navré. J’ai appris il y a un mois qu’il y a une historienne qui a fait une thèse là-dessus. J’essaie de le lire, je lui ai envoyé un email. Je n’en parle pas. Promis, si vous êtes là dans deux ans et que j’ai lu le bouquin, je pourrai vous en parler. Je ne connais rien de la lecture de la maladie mentale au Moyen-Age. Donc, on fait un saut de 1 500 ans.
On va à l’Âge classique. J’ai lu Michel Foucault. Je vais pouvoir vous en parler. Donc, dans son Histoire de la folie à l’Âge classique, Michel Foucault - c’était sa thèse, de philosophie, qu’il a soutenue en 1961 -, met en évidence une coïncidence qui n’en est pas une. Ce qu’il pointe, Foucault, c’est que la manière - à partir de l’Âge classique, donc à partir du XVIe siècle – dont on va lire la maladie mentale n’est pas simplement le fruit de médecins qui seraient en contact direct avec leurs malades, et qui vont approfondir la clinique, découvrir de nouvelles choses et proposer de nouvelles interprétations. Non, pas du tout. Ce qu’il nous dit de ce qui se passe dans la lecture de la maladie mentale aux XVI-XVIIe siècles est inséparable de la publication d’un livre : Le Discours de la méthode de René Descartes - publié en 1637, c’est la première date ; et la deuxième date, que Michel Foucault met en parallèle, c’est la création de l’Hôpital général en 1656. Donc, on a une vingtaine d’année d’écart entre ces deux dates et Michel Foucault y voit beaucoup plus qu’une coïncidence, il y voit un lien non pas de cause à effet non plus, il y voit un lien de corrélation. Alors lequel ?
1656, création de l’Hôpital général par le roi Louis XIV. Que veut faire le roi Louis XIV en créant l’Hôpital général ? Il veut créer une institution unique qui permettra de prendre en charge toutes celles et tous ceux qui sont dans des états d’incurabilité quelles que soient les raisons : les lépreux, les tuberculeux, les malades mentaux, on va y revenir. Toutes celles et tous ceux qu’on n’a pas la possibilité de soigner, il y en avait beaucoup, mais qui ne sont pas dans des problématiques aiguës. Vous avez une gangrène, vous allez mourir dans les quinze jours, on n’a pas d’antibiotique à vous proposer, on est désolé. Ils ne vont pas à l’Hôpital général. Tous ceux qui sont partis sur un processus chronique pour lesquels on a très très peu de médication et de thérapeutique à proposer, Louis XIV, dans une intention plutôt bienveillante, crée l’Hôpital général pour pouvoir les accueillir. Intention bienveillante, j’entends par là que la plupart de ces personnes étaient laissées à l’abandon. Ce faisant, on est en 1656, à la fin du siècle, à la fin du XVIIe siècle, donc une quarantaine d’années plus tard, 1% de la population française de l’époque est à l’Hôpital général, 1%. Autrement dit, aujourd’hui on est 65 millions, imaginez, en 2020, François Mitterrand ou Jacques Chirac, je ne sais pas trop, ou le ministre de la Santé de l’époque créant une nouvelle institution hospitalière pour accueillir un certain nombre de personnes, je ne sais pas moi, les migrants, les S.D.F., les malades chroniques, les Alzheimer, les démences vasculaires, les schizophrènes etc., les diabétiques, aussi, on mélangeait tout et qu’on vous dise une quarantaine d’années plus tard qu’il y a 650.000 personnes qui sont hospitalisées là-dedans. C’était ça. C’est quand même considérable. Ces personnes dont on savait au moment où on les faisait entrer, qu’elles n’en sortiraient pas. Si aujourd’hui ça avait lieu, fort heureusement, on crierait au scandale. À l’époque ça ne choquait personne. Ça ne choquait personne pour une raison très simple, c’est que cette mise sous hôpital, c’est le mot qu’avait utilisé Louis XIV, parce qu’elle était perçue comme allant de soi, parce que nous vivions une époque au XVIIe siècle où un homme comme Descartes pouvait poser de nouveaux fondements à ce qui nous faisait appartenir à l’humanité commune.
DansLe Discours de la méthode, le fameux cogito cartésien, il y a un moment clé de la manière dont nous, Occidentaux, pensons notre rapport au savoir et notre rapport à nous-mêmes comme individus. C’est l’idée nous dit Descartes que nous sommes d’abord des êtres rationnels, maîtres et possesseurs de la nature. On en voit d’ailleurs le prix aujourd’hui bref. Ce qui fonde ce cogito cartésien, c’est que cette rationalité ne peut se faire sans l’exclusion de son contraire, ce contraire étant l’irrationalité, la folie. Pour que la rationalité, pour que la ratiooccidentale, puisse se rendre maître et possesseur de la nature, il faut pouvoir en exclure son symétrique inverse. C’est ce que nous dit Michel Foucault quand il pointe la coïncidence temporelle de ces deux dates : que la création de l’Hôpital général avec la transformation du régime moral par lequel on regarde les fous est contemporaine de la nécessité d’établir un nouveau rapport au monde fondé sur la rationalité tel que Descartes le symbolise, il ne l’a pas créé par lui-même.
On peut donner beaucoup de pouvoir au philosophe mais quand même pas celui-là, au moins le symboliser, tout comme l’exclusion de la folie vient dire que vous ne serez véritablement maître de vous-même et humain au sens propre que dans la mesure où vous pouvez posséder cette rationalité dont sont dépourvus les fous. Je ne sais pas si vous vous souvenez du Discours de la méthode.Dans Le Discours de la méthode, Descartes se met en scène doutant absolument de tout : il doute de ce qu’il voit, il doute de ce qu’il perçoit, il doute de ce qu’il peut ressentir comme corps, il doute lui-même d’exister, et il dit mais suis-je en train de devenir fou quand je doute de ce que je vois, quand je vous vois vous, quand je vous vois vous Monsieur et il dit, il y a un moment où je ne peux plus douter, c’est le moment où je suis moi-même en train de douter.
C’est cela qu’il nous dit : cogito ergo sum, « Je pense donc je suis ». La seule chose dont je ne peux pas douter, c’est que je suis moi-même en train de douter et c’est cela qui me sépare de la folie. Donc, il établit une raison, voilà : il y a ceux qui sont en train de penser et qui ne sont pas fous et qui sont donc du côté de la raison, et ceux qui ne savent pas qu’ils sont en train de penser ce qu’ils pensent et ils sont du côté de la folie. Et eux sont, par un geste de coupure très nette, exclus du nouveau mode d’organisation des choses qui se fonde, désormais, non plus sur la croyance, comme ce pouvait être le cas dans un monde médiéval, mais sur la connaissance.
Alors, il ne faut pas imaginer le monde d’avant Descartes comme un monde irénique où on adorait les fous et qu’on s’occupait bien d’eux. La question n’est pas là. Il ne s’agit pas de dire qu’auparavant on les traitait bien et que quand on les a mis à l’Hôpital général, on les a abandonnés. Non, ce serait évidemment beaucoup trop simple. Il y a toujours toujours eu un mode de ségrégation ou de mise à l’écart de ceux que l’on appelait les fous, mais la différence qui s’opère avec le grand renfermement de l’Hôpital général, ce sont les raisons pour lesquelles on s’en sépare.
Auparavant, le malade mental, le fou, était l’idiot du village. Michel Foucault nous montre, quand il fait son analyse du livre de Sebastian Brant, La nef des fous, que jusqu’au nouveau régime de vérité qui s’établit avec Descartes, le fou était porteur d’une étrangeté incontestable mais qu’il restait malgré tout dans le domaine de l’humanité quand bien même il était inaccessible à la compréhension. Il avait un régime commun. Il était étrange, il était différent mais il était parmi nous. Le grand renfermement c’est complètement différent. Le fou sort des cadres de l’humanité commune et c’est à ce titre-là qu’il doit être enfermé. L’idiot du village restait dans le village mais à l’écart - pas forcément bien traité, c’est évident, mais à l’intérieur du village.
Le nouveau malade mental tel qu’il est mis en place par le régime… par le paradigme - je vous le disais tout à l’heure - de Thomas Kuhn, par le nouveau paradigme de la maladie mentale et/ou même, beaucoup plus largement, de la vision commune de l’humain, il ne fait plus partie de notre régime commun. On le sort et en l’enferme. Ce qui fonde notre humanité n’est plus notre filiation divine, comme si nous étions tous les enfants de Dieu mais la capacité ou pas à nous servir d’une raison.
J’en viens maintenant au moment de la psychiatrie moderne et contemporaine pour là aussi essayer de vous articuler les changements de paradigmes, d’épistémè, de régime de véridicité du monde et la manière dont on lit la maladie mentale. Et là il y a évidemment un nom qui s’impose et une époque, ça va de pair. Ce nom, c’est Philippe Pinel. L’acte de naissance de cette psychiatrie contemporaine, c’est la nomination de Philippe Pinel à l’hôpital de Bicêtre en 1793, donc quatre ans après la Révolution française.
Ce qui est intéressant à essayer de comprendre, c’est comment ça s’articule, comment là aussi, il n’y a pas forcément de hasard, je ne vais pas verser dans le complotisme non plus, il faut se méfier, entre 1789, la Révolution française et 1793, la nomination, la simple nomination, d’un nouveau médecin chef à l’hôpital Bicêtre en 1793.
Comment cela s’articule, pourquoi cela s’est fait à ce moment-là, quelles sont les conséquences que cela a eu et cela a encore un impact aujourd’hui. Je fais un excursus à ce sujet.
Le mot, le mot même, de psychiatrie, a été inventé en 1810. On a parlé d’aliénisme mais la psychiatrie en tant que telle n’existait pas avant 1810 ; c’est-à-dire que la discipline spécifique de la maladie mentale n’existait pas avant 1810 et ce n’est pas un hasard si cela se fait dans le sillage de la Révolution française.
Ce moment-là, ce moment « pinélien », c’est le moment où la folie devient l’objet d’une connaissance clinique spécifique. Philippe Pinel, qui est-ce ? C’est d’abord une image, d’abord une image même d’Epinal, celui qu’on appelle « le libérateur des aliénés ».
Vous avez encore quand on arrive dans la Salpêtrière, au service de psychiatrie, un grand tableau du milieu du XIXe siècle, la grande peinture d’histoire du XIXe siècle genre Delacroix, qui montre Pinel avec ce grand geste, presque augustéen, disant : « Libérez-moi des chaînes ce malade mental etc. et libérons-les ».
Donc c’est d’abord lui, Philippe Pinel, et c’est vrai d’ailleurs, c’est globalement vrai, c’est celui qui dit qu’on peut retirer les chaînes aux malades qui étaient enfermés depuis ce grand renfermement dont je vous ai parlé tout à l’heure, qui étaient enfermés à Bicêtre, à la Salpêtrière etc. C’est cela, le geste pinélien.
C’est évidemment un geste mythique. Il survient à un moment où on change absolument toutes les règles de la sociabilité depuis l’abolition des privilèges qui met véritablement fin à la féodalité, le 4 août 1789, où on essaie d’inventer un nouveau monde, un monde où les places de chacun ne seraient pas déterminées par leur naissance. Philippe Pinel est né le 20 avril 1745 dans le Tarn. Il est fils et petit-fils de chirurgien. Il ne faut pas imaginer qu’un chirurgien au XVIIe siècle, c’est un métier extrêmement noble, considéré, prestigieux. Il ne vivait pas dans le XVIème arrondissement et il ne roulait pas en Mercédès. C’était un barbier. C’était même plutôt mal vu comme métier, on est plus près du boucher que du chirurgien esthétique d’aujourd’hui. Il faut quand même le savoir. Donc c’est plutôt quelqu’un de basse extraction Philippe Pinel. D’ailleurs faire des études de médecine, ce n’est pas très très chic au XVIIe. Il fallait plutôt faire son Droit ou faire son Séminaire mais faire médecine, ce n’est pas très bien vu. Il fait des études de médecine à Montpellier et il se consacre à l’étude des maladies mentales ; à l’âge de 33 ans, il est nommé à Bicêtre, comme médecin de l’institution, le 6 août 1793. Il était très proche et c’est d’ailleurs à cela qu’il doit sa nomination, des idéologues et des Montagnards, autrement dit de Robespierre. Là-bas, à Bicêtre, quand il arrive, il ne sait pas grand chose de la maladie mentale. Il connaît beaucoup les plantes. C’est comme cela qu’on étudiait la médecine à l’époque, on faisait énormément, énormément de botanique. En revanche, la clinique, ce n’était pas tout à fait son truc et il rencontre quelqu’un qui s’appelle Jean-Baptiste Pussin.
Jean-Baptiste Pussin, c’était une sorte (il ne portait pas ce nom-là), d’infirmier chef de l’hôpital de Bicêtre de l’époque, une sorte de cadre aujourd’hui. Sauf que ce monsieur, Jean Baptiste Pussin, a une particularité. C’est un ancien malade. Il était interné à Bicêtre depuis, oui, oui absolument, il était malade, je n’ai plus la date en tête et comme on ne sortait pas, il a été interné à Bicêtre aux alentours de l’âge de 18-19 ans. Oui, oui, c’était un malade qui a gravi des échelons de la carrière hospitalière en passant de l’autre côté et en devenant l’infirmier des malades dont lui-même était.
Jusqu’à il y a très peu de temps, ça n’avait rien de très très choquant, même ici en France. Moi qui travaille dans une institution, l’ASM13, notre hôpital qui se trouve, comme dans la grande tradition française, assez loin des villes. On est à Choisy-sur-Seine. Tous les hôpitaux ont été construits assez loin des villes dans une optique d’éloignement du malade de son milieu familial personnel, et on pouvait estimer que ça lui ferait le plus grand bien. On en est beaucoup revenu depuis, mais c’est une autre affaire.
Et à cette époque, les médecins vivaient sur place. Philippe Paumelle, le fondateur de l’ASM13, vivait à l’hôpital Loville et avait le dimanche des malades mentaux qui faisaient son repas, qui lui servaient le repas, qui lui lavaient sa voiture, qui faisaient le ménage dans sa maison. Enfin, c’était relativement courant.
Donc, quand Pinel arrive et voit Jean-Baptiste Pussin s’occuper des autres malades, ce n’est pas cela qui pose question. Ça ne le choque pas, ça ne le surprend pas. Ce qui le surprend le plus, c’est que Pussin leur parle à ces malades et qu’il ne fait même que cela et qu’il n’a pas d’autre action sur ses malades que de leur parler. Il ne les frappe pas, il ne les enchaîne pas et même parfois, comme le dit Pinel, il ne fait pas que leur parler, il les écoute.
Alors là, Pinel, ça le sidère un peu. Ça a l’air de leur faire du bien. Pinel le voit et il se dit : cet homme, ce malade, n’a sans doute pas étudié la botanique comme moi, il n’est pas aussi instruit que moi, mais il a l’air de savoir des choses que moi j’ignore. Je vais essayer de comprendre quoi et pourquoi ça marche.
Pussin lui dit la chose suivante, pas tout à fait comme cela. Je n’en sais rien, je n’étais pas là. Mais, il dit : « mais qu’est-ce que vous croyez, Monsieur Pinel, vous croyez qu’ils sont fous tout le temps ? ». Alors là, Pinel là, ça le bluffe. Il dit « Ah bon ». Eh bien oui, Pussin, en tant qu’ancien fou, savait sans doute par sa propre expérience, qu’on n’était pas tout le temps fou et qu’on était fou pas absolument : ni tout le temps, ni complètement. Le grand génie de Pinel n’a pas été de découvrir qu’on parlait aux fous, on le savait déjà, mais de théoriser cette expérience pour modifier le statut épistémologique du malade mental.
Pourquoi ? Parce que, évidemment, aujourd’hui, parler à un fou, penser qu’il n’est pas que fou et pas tout le temps et qu’il peut dire des choses tout à fait sensées, cela nous paraît normal à nous. En 1793, ça l’était beaucoup moins. Je vous ai parlé tout à l’heure de la coupure épistémologique nette opérée par la ratio cartésienne, qui sortait le fou de la commune humanité. On pouvait tout à fait parler à un fou. Dans le grand renfermement, on leur parlait, mais on leur parlait comme moi, je parlais à mon chat. Oui, je ne sais pas si vous avez des animaux. Moi je leur parle, je parle à mon chat. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’il m’écoute, j’ai même l’impression qu’il me comprend.
En fait, je fais un anthropomorphisme, qui est une projection – on faisait la même chose avec les fous – on pouvait leur parler mais sans pouvoir penser qu’on était dans les mêmes coordonnées de communication. Pinel dit : « Ah mais si, sans doute pas tout le temps, sans doute pas complètement mais il y a un espace commun ». Si vous faites une espèce de schéma de théorie des ensembles, on va dire que ce que Pinel découvre : il y a les normaux, il y a les fous, en gros, vous avez deux cercles qui ne se touchent pas, avec d’un côté les normaux et de l’autre les fous, ça c’est la grande coupure opérée par le grand renfermement. Ce que découvre Pinel, en gros, c’est qu’il y a une zone grise, il y a un point de contact entre les normaux et les fous et c’est ce qu’il va essayer de théoriser. Il faut à partir de là, à partir de cette découverte, plus précisément, ce n’est pas une découverte que fait Pinel, c’est qu’il voit quelque chose fait par quelqu’un d’autre, non théorisé par ce quelqu’un, en l’occurrence Jean-Baptiste Pussin, mais dont il essaie de tirer des conclusions.
C’est qu’il faut inventer un nouveau paradigme scientifique, un nouveau paradigme médical, qui prend acte de ce fait absolument inouï qu’on peut parler à un malade mental dans les mêmes coordonnées entre locuteur, interlocuteur et destinataire du message. Autrement dit, Pinel ne découvre pas quelque chose mais il fait quelque chose de tout aussi important : de comprendre que le fou, aussi fou soit-il, ne l’est pas ni complétement ni irréversiblement, ni en permanence. Et, si l’on peut parler avec le fou, si cette parole peut avoir des effets thérapeutiques, c’est que le fou n’est pas pris complètement, nécessairement, tout entier, dans sa folie et que donc, un reste de raison subsiste en lui. C’est sur ce reste de raison qu’il faut essayer de s’appuyer pour envisager une guérison.
Autrement dit, il introduit un hiatus entre le fou et sa folie. Le fou et sa folie ne collent plus, ne sont plus collabés l’un dans l’autre, il y a une forme de distance.
Encore ce matin, j’ai vu une patiente, complètement paranoïaque, qui est très persécutée par ses voisins, qui refuse absolument - elle vient me voir, c’est tout ce qu’elle veut faire parce qu’elle croit que je la comprends, que je suis de son côté, et je ne dirai pas le contraire du reste - elle ne veut pas de traitement, elle n’est pas folle, dit-elle. C’est lui qui est fou, forcément, c’est le voisin et elle me dit la chose suivante : « C’est quand même incroyable, Docteur - parce qu’elle va finir par être expulsée d’ailleurs, malheureusement, ce bailleur, c’est un bailleur social, il accueille les handicapés, on met en place des rampes pour les aveugles etc., et les malades mentaux, on les vire – Docteur, ah ! on ne fait rien pour nous les malades mentaux ». « Ah ! mais je croyais que vous ne l’étiez pas ». « Ah, en l’occurrence, ça m’aiderait », me dit-elle. J’ai trouvé cela magnifique. Elle est paranoïaque et elle n’est pas sans savoir qu’elle l’est. Pas complètement, c’est évident mais elle n’est pas sans savoir qu’elle l’est.
Et c’est cela que découvre Pinel, ce hiatus entre le fou et sa folie, il va étendre cette notion pour découvrir le fameux intervalle libre, dans une maladie qu’il va appeler la manie périodique, la fameuse maladie bipolaire de Nancy Andréasen ou la psychose maniaco-dépressive. Pinel grâce à l’observation longue que permettaient les internements quasiment à vie de l’époque découvre qu’entre deux accès maniaco-dépressifs, vous avez face à vous des gens normaux, non, ce n’est pas le terme, mais vous avez compris ce que je voulais dire, mais vous avez face à vous des gens qui ne sont plus pris dans leur folie et à qui vous pouvez parler. C’est cette découverte qui va fonder ce que Pinel appelle le traitement moral, premier étage de la fusée des psychothérapies d’aujourd’hui. C’est la première théorisation d’une cure du fou exclusivement par la parole. C’est cela que met en place, qu’écrit, que théorise et que développe Philippe Pinel, c’est l’idée d’une possible curabilité du fou par le seul effet de la parole – entendons-nous bien, quand je dis la parole, je ne dis pas que la parole du médecin, mais la talking cure, comme disent les Anglais, la parole réciproque, la sienne, celle du malade et celle du médecin ou de l’infirmier, du soignant - d’une curabilité du fou par l’espace de la parole aménagée. Pinel est ainsi le premier à dire que non seulement on peut parler au fou mais que par le biais de cette parole, on peut le soigner voire le guérir. C’est là l’immense génie de cet homme, Philippe Pinel. À partir du constat de son infirmier qui parle aux fous, il a tiré une conclusion, aux conséquences totalement inouïes. Freud n’aurait pas existé sans Pinel 100 ans auparavant.
Que fait Pinel, surtout que font les élèves de Philippe Pinel, deux élèves en particulier, l’un Julien Étienne Dominique Esquirol, un nom extrêmement important dans l’histoire de la psychiatrie en France, l’autre, Ferrus. Ils vont mettre en place à partir des découvertes de Philippe Pinel un nouveau lieu de soins, avec un nouveau paradigme. Ce nouveau lieu de soins, c’est l’asile, le centre hospitalier spécialisé comme on l’a appelé longtemps, l’asile psychiatrique comme on dit dans le langage courant. En gros, l’asile est un héritier de l’hôpital général mais avec un nouvel habillage, avec un habillage qui compte énormément. L’hôpital général, dans les deux cas, que vous soyez dans l’hôpital général louis-quatorzien ou que vous soyez dans l’asile esquirolien, vous avez des gens qui entrent et qui n’en ressortent quasiment jamais. Dans le premier cas, vous avez des gens qui y entrent, dont on n’espère même pas qu’ils sortent, qu’on exclut volontairement pour construire un monde qui n’a pas besoin d’eux. Dans l’asile esquirolien, vous avez une ambition complètement différente - au moment où il se construit, on est quasiment persuadé qu’on va guérir au moins un malade sur deux – c’est ce que « vend » Esquirol quand il parvient à convaincre le législateur de créer un asile psychiatrique par département. La fameuse loi du 30 juin 1838 introduit un cadre législatif complètement nouveau, en obligeant chaque département français - département qui est une création de la Révolution française, je vous le rappelle – à avoir un hôpital dédié aux soins des malades mentaux, qui vont pouvoir être hospitalisés, non plus sous lettre de cachet, comme ça l’avait été jusqu’à la Révolution, mais dans un cadre législatif beaucoup plus encadré, beaucoup plus approprié et surtout qui donne la dernière main à l’aliéniste.
Je fais un tout petit aparté là-dessus. Vous savez ce qu’est une lettre de cachet, son fonctionnement ? Jusqu’à la Révolution, il était relativement simple d’enfermer quelqu’un. Vous étiez un membre de la famille, un père, une mère, un mari, une épouse, vous écriviez au Roi une lettre de cachet où vous disiez mon mari dilapide l’argent du foyer en faisant plus ou moins n’importe quoi, il va boire ou au contraire, il va voir les prostituées. Ça ne peut plus continuer comme ça, mes enfants vont mourir. Le Roi voit la lettre, appelle le lieutenant général de police, ils vont chercher le mari et ils l’amènent à l’hôpital général.
C’était cela une lettre de cachet, oui, c’est un peu brutal. Évidemment, il y avait des dénonciations, l’humanité étant ce qu’elle est, il n’y a pas de raison qu’elle ait changée, à l’époque aussi, il y avait sans doute des vengeances de basses besognes, on peut l’imaginer.
À partir de 1838, on a considéré que l’on ne pouvait plus tout à fait faire les choses comme cela et on a mis en place un cadre législatif qui est globalement celui dans lequel on vit aujourd’hui.
On peut hospitaliser quelqu’un, soit quand il en est d’accord, soit, s’il n’en est pas d’accord, uniquement parce qu’un médecin aura estimé que l’on peut faire fi de la volonté de libre arbitre du soigné, parce qu’il est pris par une maladie mentale l’empêchant d’exprimer sa volonté. C’est comme cela qu’on met en place l’hospitalisation sous contrainte dès 1838 et qu’on invente des lieux spécialement aménagés pour accueillir les personnes. Globalement, cela s’appelait le placement d’office, le placement volontaire en 1838. On appelle cela aujourd’hui le SPDRE (Soins Psychiatrique sur Décision du Représentant de l’Etat) et SPDT (Soins Psychiatrique à la Demande d’un Tiers). C’est globalement la même chose.
Donc, on passe de la lettre de cachet à la décision médicale, cette fois, au nom d’une pathologie mentale, dûment spécifiée et dûment catégorisée, d’hospitaliser quelqu’un dans un lieu spécialement dédié à cet effet.
Le principe, plus qu’un principe, l’idéologie sous-jacente à la création de cet espace : il s’est agi, en créant l’asile psychiatrique dans les années 1840, de créer un modèle réduit de société à l’intérieur de l’asile, complètement coupé de la société mais qui fasse société à l’intérieur. Le directeur de l’asile qui était un aliéniste, Esquirol, Pinel, Ferrus ou d’autres, avait pour idée de créer artificiellement une société en vase clos avec ses rôles, avec sa hiérarchie, avec les tâches dévolues à chacun, dans l’idée que c’est en créant un individu pleinement inséré dans un monde social avec une tâche prédéfinie qu’on va le sortir de sa folie parce qu’il va pouvoir devenir, dans ce monde social totalement créé, un homme avec des droits et des devoirs, autrement dit un citoyen.
L’idée de la société qui se crée à partir de 1789 est l’idée d’une société qui se passe de la transcendance pour exister, pour pouvoir se justifier par elle-même et qui n’a besoin de rien d’autre que de ces lois pour exister et pour régir les rapports entre les individus qui la composent. C’est le même principe qui s’applique à l’intérieur de cette micro-société, certes fermée, mais qui fait société quand même à l’intérieur d’elle-même, dont on peut penser, dont on a eu l’illusion de croire qu’elle allait permettre au fou de se vivre comme homme social, comme homme citoyen et donc comme guéri.
Je crois que je ne vous apprends rien en vous disant que ça n’a pas très bien marché. Ça n’a pas très bien marché, non, ça n’a pas très bien marché. Malheureusement, on ne guérissait personne et surtout on n’en sortait pas. Autrement dit, une fois qu’on était entré à l’asile, au même titre que l’hôpital général, et bien les statistiques, c’est Gladys Swain qui l’a montré dans son travail avec Marcel Gauchet, environ 1% des personnes qui entraient à l’asile au XIXe siècle avaient une chance d’en sortir avant 20 ans. Ce n’était pas énorme.
Mais ce principe qui est un principe fondamentalement démocratique, l’idée que c’est à nous, par exemple là au sein de cette salle, de décider comment nous voulons faire société, à partir de quelles lois nous allons nous organiser et que nous n’avons besoin de personne pour le faire, c’est une idée fondamentalement démocratique, qui a irrigué l’ensemble des institutions créées à partir de la Révolution, que ce soit donc l’asile au XIXe siècle, mais aussi l’École, l’Armée, tout ce que Erving Goffman, sociologue américain, a appelé « institutions closes », qu’il a aussi appelées « institutions totales », l’idée selon laquelle, il y a pu y avoir l’idée qu’un homme, ça se créé, ça se façonne, ça se moule, comme une orthopédie à la fois du corps et de l’âme, qui fait que vous avez un matériau brut à la naissance. À vous, à une institution de décider de ce que vous voulez en faire : un citoyen, un soldat, un écolier etc. La grande, comment dire, la grande illusion et l’immense folie de la démocratie, elle est là, c’est la raison pour laquelle toutes les sociétés totalitaires – là je m’égare mais juste cela – toutes les institutions totalitaires sont des enfants de la démocratie, toutes. Il n’y a pas de socialité totalitaire communiste sans Révolution française auparavant. L’idée selon laquelle c’est à nous, idée complètement mégalomaniaque et démiurgique, de créer, d’avoir la capacité de créer un homme nouveau. C’était aussi l’idée qui a prévalu dans l’asile du XIXe siècle.
Il y a, à ce titre, un film, qui ne parle pas de l’asile mais d’autres « institutions closes », qui s’appelle The Magdalene Sisters, qui a une vingtaine d’années (2002) et qui montre l’enfer absolu que ce pouvait être d’être prisonnier de ce genre d’institution, une fois de plus sans avoir à imaginer que vous aviez affaire à des pervers, à des sadiques qui n’espéraient que vous faire souffrir. Ils espéraient, comme une sorte de tuteur qui fait pousser sa plante, vous créer littéralement comme être humain.
L’échec de l’asile, on s’en rend compte - on n’est pas complètement idiots - à la fin du XIXe siècle et on s’en rend compte parce que d’abord notre regard sur la maladie mentale change.
À partir de la fin du XIXe siècle, deux grandes théories vont s’affronter. De ces deux grandes théories, il y en a une qui a gagné sur le champ politique, et je dirai presque malheureusement, et l’autre qui a gagné sur le champ scientifique.
Celle qui a gagné sur le plan politique, c’est la théorie de la dégénérescence, qui a été mise en place par deux aliénistes français, Valentin Magnan et Bénédict Morel.
Morel a été le premier à développer la thèse de la dégénérescence pour expliquer la maladie mentale. Elle renvoie à un état mental constitué par des troubles dont il faut rechercher l’origine soit dans l’hérédité soit dans les maladies, les affections, qui seraient acquises dans le plus jeune âge. Il pensait, à ce titre, à deux affections particulières, l’alcoolisme parental et les infections néonatales : en se replaçant dans l’époque, il n’y avait aucun antibiotique, le premier antibiotique a été inventé en 1944.
Bénédict Morel publie un Traité des dégénérescences «en 1857 et il y dit explicitement que ces dégénérescences, qui sont donc des maladies, sont une déviation maladive d’un type normal de l’humanité. Cela pose le sujet. Je crois que vous voyez pourquoi je dis qu’elle a gagné sur le plan politique malheureusement et pas sur le champ scientifique, parce qu’on l’a un peu oubliée.
Valentin Magnan, lui, a poursuivi les travaux de Bénédict Morel en divisant les aliénés en deux groupes. Les normaux qui, sous l’effet de causes diverses, certes, mais surtout temporaires, peuvent devenir malades, pourquoi pas intensivement, mais surtout peuvent guérir. Ils peuvent être maniaques, mélancoliques, ils peuvent être sous l’effet de drogues – vous connaissez et on s’intéressait beaucoup au cannabis à l’époque, je vous renvoie au poème de Baudelaire etc. qui parle des effets du hachich -, ils peuvent délirer sous l’effet de fièvres, mais ils sont curables. Il y a le deuxième groupe, les « dégénérés », dont la mentalité, je le cite, est « primitivement troublée », et qui, pour le coup, sont absolument incurables.
Il distingue à l’intérieur de ce groupe des dégénérés », les « dégénérés inférieurs », les « idiots », les « imbéciles », les « dégénérés moyens », ceux qu’il appelle les « débiles » – c’est d’ailleurs lui qui invente ce terme de « débile » qui est maintenant passé dans le vocable courant -, et enfin les « dégénérés supérieurs », qui ont un développement intellectuel presque normal et qu’il qualifie de « disharmonieux », terme encore parfois utilisé.
Magnan et Morel mettent cette théorie en place en 1857-1865. On est donc dans la décennie 1860 et, je vous le donne en mille, qu’est-ce qui se passe en 1860 ? Un bouquin fondamental est publié :L’origine des espècesde Charles Darwin, il est publié la première fois en 1856, à vérifier, je ne suis pas sûr [1859 pour l’édition anglaise]. Qu’est-ce que découvre Darwin ? : les lois de la génétique, et il y a ce climat politique, scientifique, de l’époque qui a une traduction directe dans la lecture que l’on peut avoir de la maladie mentale, comme une application de la théorie de Darwin, consistant à dire : il y a des faibles, il y a des forts, il y a des « tarés », il y a des normaux, on ne peut rien en faire – les plus faibles, et là, j’extrapole de 80 ans, autant les aider à mourir, ça finira par aller plus vite.
Tout petit aparté. 1940-1945, la France est occupée, il y a 40 000 morts dans les hôpitaux psychiatriques, la plupart morts de faim. On les a littéralement abandonnés, on les a laissés mourir de faim : 40 000 malades mentaux sont morts en 1940-1945. Les nazis ont fait les choses un petit peu différemment, c’est ce que l’on va appeler l’Action T4, mise en place à la fin des années 1930, qui a consisté, pour le coup, à tuer volontairement et non pas seulement à les laisser mourir 80 à 100 000 malades mentaux. L’Action T4 a été le prélude à l’extermination des juifs d’Europe, qu’on a appelé lAaction Reinhard et qui a consisté à appliquer à échelle considérable ce qu’on avait essayé de mettre en place de manière expérimentale sur les malades mentaux en Allemagne.
Donc, on a là une théorie de la dégénérescence, qui a pu justifier l’injustifiable, pour ainsi, dire, mais surtout en essayant de tenir compte que l’on a affaire à un racisme à prétention scientifique, sur lequel le nazisme et d’autres ont construit leur théorie politique, dans une espèce de dévoiement immonde de la théorie de Darwin, dont on a pu voir les effets même dans l’aliénisme avec cette théorie de la dégénérescence.
La deuxième conception, qui a gagné sur le champ scientifique, qui fait donc concurrence, à la fin du XIXe siècle, à la théorie de la dégénérescence, c’est l’hystérie, le nouveau paradigme de la maladie mentale.
Ce qui va finir par gagner sur le plan scientifique, c’est l’hystérie de Charcot.
Parallèlement à la vision de la maladie mentale comme dégénérescence, se déploie une œuvre considérable de quelqu’un qui n’est pas aliéniste de formation mais neurologue, Jean-Martin Charcot. Charcot, à la fin du XIXe siècle, est un immense neurologue. Il a découvert des maladies qui encore aujourd’hui portent son nom. Il a découvert la distinction entre le système nerveux central et le système nerveux périphérique, des maladies du système nerveux central comme la maladie de Charcot, que vous connaissez peut-être.
Et il s’est intéressé à un phénomène pour lequel on n’avait absolument pas d’explication, l’hystérie, il a essayé d’en avoir une explication neurologique.
Vous le savez peut-être, vous le savez sans doute, Freud a été un élève de Charcot quand il est venu à Paris en 1885. Il est venu passer 3 à 4 mois à Paris, pour Charcot. Il était neurologue, Freud. Il est venu à Paris pour suivre les cours de Charcot, pour voir le grand maître européen de l’époque de la neurologie, Jean-Martin Charcot. Il arrive à Paris, Freud, à ce moment où Charcot est au faîte de sa gloire et où l’hystérie est la grande maladie à la mode – il y a des modes dans les pathologies mentales, il y en a aujourd’hui aussi – cela peut prendre la forme d’épidémies, la maladie mentale. Dans les années 1980, c’étaient les personnalités multiples, aujourd’hui ce sont les états limites. Vers la fin du XIXe siècle, c’était l’hystérie.
La théorie de Charcot face à l’hystérie consiste à l’appréhender comme une affection neurologique, avec le paradigme de la grande maladie de l’époque, qui permettait d’essayer de comprendre l’ensemble de la pathologie, au même titre que l’épilepsie, au même titre que la chorée, qu’il a lui-même inventée, trouvée, qui est une maladie convulsive. Charcot dit que l’hystérie est comme la chorée, maladie neurologique qui existe encore aujourd’hui, faite de mouvements complètement involontaires, vous ne contrôlez plus vos mouvements, pouvez avoir votre bras qui bouge sans que vous puissiez l’avoir véritablement décidé, vous ne contrôlez pas le mouvement, vous ne décidez pas que votre bras se lève mais votre bras se lève quand même – donc quelqu’un, quelque chose, à l’intérieur de votre cerveau l’a quand même finalement décidé, parce que sinon ce n’est pas un autre qui va lever le bras à votre place : c’est vous sans être vous.
Et Charcot essaie à partir de là de décrire, avec toute la minutie dont est capable un neurologue - un neurologue c’est quelqu’un de très précis - toutes les étapes de l’hystérie jusqu’à ce qu’il comprenne que plus il essaie de décrire avec précision les symptômes de l’hystérie plus l’hystérique se plaît, se plie excusez-moi (lapsus intéressant), se plie exactement à ce qu’il souhaitait voir, lui Charcot.
C’est cela la grande capacité de l’hystérique, de comprendre de celui qui le regarde, qui la regarde, et d’épouser de celui ou celle qui le ou la regarde pour arriver - mes collègues vous en parleront – à quelque chose de l’ordre « du désir du maître ». Charcot lui, qui n’a pas le bagage pour - on n’est pas encore dans une époque où la psychanalyse existe -, comprend cela et se pose la question de savoir comment une maladie peut épouser le désir du médecin qui l’observe. Et c’est là qu’il a l’intuition absolument géniale quand même, parce qu’il se remet en cause par rapport à son propre savoir, que l’hystérie n’est pas neurologique mais mentale. Et il a une intuition encore plus géniale, de l’ordre du génie, que ce peut être mental mais pas pour autant volontaire. Cela en 1895, c’est inouï, penser à quelque chose qui peut être à la fois mental et pour autant pas volontaire. Si l’hystérique agit de telle sorte qu’elle cherche à satisfaire son maître en la personne de Charcot, c’est non pas tant pour plaire au maître, pour séduire le maître consciemment ,et pour en obtenir un éventuel avantage, c’est pour des raisons que ni lui ni elle (parce qu’on parle plutôt de l’hystérie féminine à l’époque), ne sont en mesure de comprendre consciemment, mais il comprend qu’il y a quelque chose qui se joue dans la relation même entre le symptôme et celui qui le regarde.
Le deuxième à avoir compris cela, qui va pousser l’affaire un peu plus loin, c’est un aliéniste pour le coup – autant Charcot est un neurologue, autant, lui, est un aliéniste - qui était à Nancy et qui s’appelle Hippolyte Bernheim, fondateur de l’École de Nancy. Lui aussi est extrêmement important, parce que c’est lui qui fait de la suggestion le signe central voire la théorisation centrale de l’hystérie. Et c’est à partir de cette intuition, comprendre qu’il y a des effets de suggestion dans la symptomatologie hystérique, qu’il invente des méthodes thérapeutiques qui vont beaucoup compter dans le processus de formation de Freud ; c’est l’hypnose.
L’hypnose met en place ce processus thérapeutique de l’hystérie parce que l’hypnose a été inventée pour soigner l’hystérie et exclusivement l’hystérie, à la fin du XIXe siècle, afin de s’adresser, nous dit-il, à la partie à laquelle on n’a pas accès par l’échange conscient : partie qu’on n’appelle pas encore tout à fait l’inconscient, c’est Freud qui va l’appeler comme cela, mais dont on a déjà l’intuition de l’importance de l’existence et de la portée.
Et là - je vais aller assez vite sur Freud, parce que l’on va vous en parler largement et beaucoup mieux que moi dans les mois qui viennent -, Freud lui va plus loin. Non pas dans la découverte de l’inconscient – je vais juste pointer cela –, ce n’est pas tant la découverte de l’inconscient qui fait de Freud un immense génie, d’abord parce que l’inconscient existait déjà ; Leibnitz déjà parle de l’inconscient au XVIIe siècle.
Quand Freud publie l’Interprétation des rêves, quand il l’écrit en 1899 tout en le datant de 1900 – je ne sais pas si vous connaissez ce truc très amusant qui témoigne de l’importance du personnage, de ce qu’il se pense lui-même comme important – ce qu’il découvre, et c’est là que Freud est génial, ce n’est pas l’existence de l’inconscient : il découvre ce qu’est d’abord la grande affaire de la maladie mentale, de l’hystérie mais aussi de tout processus psychique, c’est la lutte. C’est cela que découvre Freud.
Ce qu’il découvre d’abord, ce qui fonde toute sa théorie psychanalytique, c’est qu’un trouble, quel qu’il soit, c’est beaucoup plus qu’une organisation psychique, c’est d’abord le fruit d’une lutte. Il n’y a pas d’étiologie directe qu’elle soit infectieuse, qu’elle soit traumatique – très tôt on a pensé l’hystérique comme victime de traumatisme sexuel, Charcot déjà en avait l’intuition –. Non, Freud dit qu’il n’y a pas de causalité directe, c’est d’abord le fruit d’une lutte.
Freud a ceci de génial qu’il renverse le paradigme de la causalité. Il sort la maladie mentale, il sort le regard que nous portons sur le trouble psychique de la question, de la tyrannie de la causalité. Il ne s’agit plus de savoir pourquoi : la cause directe de tel ou tel symptôme. Ne cherchez plus la cause, cherchez les forces qui luttent et qui produisent ce symptôme, comme étant d’abord le fruit d’une conflictualité entre diverses instances, dont le reliquat sera le symptôme quel qu’il soit, mais pas une cause.
Il y a une partie de cette lutte qui se déroule sur une scène qu’on ne voit pas, cette scène c’est l’inconscient. Et vous allez pouvoir avoir accès à cette scène par le biais de portes dérobées, appelons-les comme cela : le lapsus, le rêve, l’acte manqué. Et il me semble que la grande découverte de Freud, en tout cas dans ce dont j’essaie de vous parler aujourd’hui, à savoir la question du regard et la question du paradigme du regard de la maladie mentale, pour reprendre une formule de Thomas Kuhn, c’est que Freud nous invite à sortir de la question de la causalité pour entrer dans une lecture faite en forme de forces qui luttent soit entre elles, soit l’une contre l’autre.
L’hystérie, à ce titre, c’est cela que découvre Freud, c’est d’abord le fruit d’une lutte entre des processus pour partie conscients et pour partie inconscients. Et cette découverte va totalement révolutionner la polarité qui était jusqu’alors celle du corps et de l’esprit depuis Platon, qui va être remplacée par Freud par une nouvelle polarité.
On n’est plus dans une séparation du corps et de l’esprit, la ligne de fracture, la ligne de coupure ne se fait pas là, mais entre le conscient et l’inconscient : il y a du conscient de l’âme et du conscient du corps, il y a de l’inconscient du corps et de l’inconscient de l’âme. La frontière ne se place plus tout à fait au même endroit et l’appareil psychique mais aussi le corps d’un individu est le fruit de tensions et de luttes entre ces deux forces et non plus entre d’un côté une âme, d’un côté un esprit et un corps qui auraient du mal à s’entendre. Depuis Saint Augustin, on se fouette – en tout cas en Occident - d’avoir un corps qui n’obéit pas à ce qu’on voudrait qu’il fasse : il a faim, il a des désirs, il a soif, c’est absolument scandaleux, il a même du désir sexuel, c’est absolument atroce. Cette dichotomie-là, d’un corps qui n’obéit pas à ce qu’on voudrait qu’il soit, c’est ce qui a fait le grand surmoi de la civilisation occidentale jusqu’à Freud.
J’ai six minutes pour vous parler. Cela fera justement la transition avec le grand concurrent de Freud de l’époque, qui s’appelait Emile Kraepelin.
Je vous en parle parce que c’est lui le père qui s’ignore de la clinique du DSM (le Manuel Statistique et Diagnostique des Maladies Mentales), dont je vous parlerai beaucoup. La nouvelle clinique contemporaine, la clinique du jour, c’est une clinique du DSM, je vous en parlerai. C’est un homme extrêmement important dans le champ de l’asile en psychopathologie. Il est né 1855 et Freud en 1856 donc ils sont vraiment contemporains. Freud est mort en 1939, Kraepelin est mort en 1926. Kraepelin est allemand, Freud est autrichien. Je ne sais s’ils se sont connus, je n’en sais rien.
Ce que je sais c’est qu’il n’y a pas de correspondance entre Freud, qui était un graphomane qui écrivait à tout le monde, mais a priori pas à Kraepelin. Je crois. Peut-être qu’on va découvrir des lettres, je n’en sais trop rien. Ce que l’on sait, c’est que Freud était un médecin en quête d’une reconnaissance et qu’il a été, à un moment, en lutte, pour obtenir le prix de Nobel, avec un élève de Kraepelin qui l’a obtenu. Et Freud a été vexé comme un pou de ne pas l’avoir parce qu’il pensait l’avoir non pas pour sa découverte de la psychanalyse mais pour celle des effets anesthésiant locaux de la cocaïne.
Vous savez sans doute qu’il était un grand féru et grand consommateur de cocaïne. Et donc, c’est un élève de Kraepelin qui l’a obtenu, Wagner Von Jauregg quand il a découvert, quand on a cru qu’il avait découvert qu’on pouvait soigner les malades mentaux en leur inoculant le virus du paludisme, ce que l’on appelait l’impaludation. Oui, oui, on a fait cela au début du XXe siècle.
Il y avait deux grandes thérapeutiques. L’impaludation, donc on injectait le virus du paludisme. Cela calmait tout de suite, c’est sûr, le choc insulinique. C’est-à-dire qu’on faisait des injections d’insuline aux patients agités qu’on mettait donc artificiellement en coma hypoglycémique, c’est sûr qu’ils étaient très calmes. Il y a eu quelques morts malheureusement. Wagner Von Jauregg a eu le prix Nobel et malheureusement pas Freud.
Kraepelin est le premier à avoir voulu faire de la psychiatrie, de la science de la maladie mentale, une discipline absolument et totalement scientifique, faite du pur fruit de l’observation. Kraepelin, autant Morel est un enfant de Darwin, autant l’hôpital général est un enfant de Descartes, Kraepelin est un enfant de la classification périodique des éléments, beaucoup de chimie (Mendeleïev).
C’est un homme qui pense comme tous les scientifiques de l’époque, comme beaucoup, c’était le grand climat de l’époque, qu’on peut mettre en cases, en classification, tout l’observable de la nature, au même titre que Mendeleïev va classer l’ensemble des atomes dans une classification périodique qu’on utilise encore aujourd’hui. Kraepelin veut faire une espèce de classification périodique des symptômes et des maladies mentales.
C’est un homme qui pense que le premier geste du médecin, c’est de classifier. Il faut séparer ce qui est pathologique, de ce qui ne l’est pas ; il faut donner les critères très clairs de ce qui relève de la maladie et de ce qui n’en relève pas, et, à partir de ces critères, trouver les causes de ces maladies. On voit bien là qu’on est totalement à l’opposé de la démarche épistémologique, heuristique, de Freud, qui comme je vous le disais, essaie de sortir de la question de la causalité. Kraepelin lui ne fait que cela, essayer encore et encore de remettre de la causalité.
La maladie mentale pour Kraepelin est une pure maladie du cerveau et une configuration de symptômes.
Dans le fonctionnement de la pensée, pour lui, l’intérêt n’est pas du tout le contenu. Un psychiatre kraepelinien : ils sont extrêmement nombreux aujourd’hui - tous les psychiatres qui se réclament du DSM, je vous en parlerai, sont kraepeliniens, certes sans le savoir, mais ils sont kraepeliniens -, c’est quelqu’un qui s’intéresse non pas au contenu, par exemple un délire, mais au fait que le patient délire, soit avec des voix, soit avec des visions, soit avec pas de voix etc. Le contenu ne l’intéresse pas.
Un déprimé pour un psychiatre kraepelinien est quelqu’un dont il veut savoir s’il coche cinq des neuf cases de l’échelle de la dépression aujourd’hui, quelles que soient les raisons pour lesquelles il peut être amené à être déprimé. Kraepelin écrit un Traité de psychiatrie en 1883, en plein milieu de l’affaire de l’hystérie, et il faut bien le dire personne, alors personne ne le lit.
On est dans Charcot, on commence à être dans Freud, on est dans l’hypnose de Bernheim. Donc l’idée d’une classification ainsi des maladies sans qu’on ait à essayer de comprendre le désir sous-jacent, cela tombe complètement à plat. Il continue, il continue tout seul. Il révise, il révise, il révise encore son Traité. Il en fait huit éditions pour affiner son regard de plus en plus précis à la mesure qu’il voit des malades sur la période très longue de sa carrière, au point qu’il va finir par créer une classification qui se construit a posteriori. Autrement dit : « J’ai vu ce malade quand il avait 19 ans, il en a 55 ans aujourd’hui : voilà ce qu’il est devenu. La maladie dont il souffre, c’est ça, c’est une démence sénile. Maintenant, vous saurez que quand une personne à 19 ans présente tels ou tels symptômes, vous pourrez dire qu’elle a une démence sénile ». Vous voyez le raisonnement inverse, c’est-à-dire que c’est à partir d’une ressemblance de symptômes, qu’au nom du fait que telle personne avait le même symptôme et a évolué de cette façon-là, on peut dire qu’elle a déjà cette maladie : une démence sénile, à 19 ans ; diagnostiquer un gamin de 19 ans d’une démence sénile… bref.
Ce diagnostic rétrospectif est encore aujourd’hui ce qui, par exemple, fonde l’idée selon laquelle il faut prévenir tout trouble du comportement de l’enfant dès l’âge de 3 ans parce qu’il est potentiellement révélateur d’une psychose à l’adolescence. La grande polémique qui a eu lieu il y a une quinzaine d’année, je ne sais pas si vous la connaissez, à propos d’un rapport de l’Inserm qui préconise de médiquer littéralement tous les troubles hyperactifs, tous les troubles du comportement de l’enfant parce que, parmi ceux-là, il y aurait de futurs psychopathes, de futurs décrocheurs scolaires, il y aurait de futurs schizophrènes.
Donc on est dans un raisonnement complètement à l’inverse, et, surtout, qui ne laisse aucune chance à personne, qui ne laisse à l’individu aucune chance d’avoir la plasticité psychique de pouvoir exprimer telle ou telle chose à tel moment de sa vie et telle autre à un autre moment.
Cette psychiatrie kraepelinienne-là a fondé un nouveau mode de lecture de la maladie mentale, et même beaucoup plus que cela, qui est la domination américaine du manuel du DSM (le Manuel Statistique et Diagnostique des Maladies Mentales),dont je vous parlerai.
Transcription : Sandrine Fraisse
Relecture : Isabella Fieschi et Anne Videau