EPhEP, MTh4-ES14, le 18/02/2016
Je suis Pedro Valente, je suis médecin psychiatre, c’est le docteur Céline Rumen qui m’a invité à venir vous parler aujourd’hui de l’histoire de l’expertise psychiatrique en France de 1810 à nos jours.
Je ne suis pas historien mais psychiatre, je vais vous parler en « amateur » de l’histoire de cette discipline qui m’intéresse beaucoup mais pas tout à fait en professionnel.
J’ai fait le choix de vous en parler, non pas du point de vue des psychiatres justement mais plus du point de vue de l’articulation entre psychiatres et juristes, de la frontière parfois conflictuelle entre naissance d’une certaine clinique aliéniste et psychiatrique et la philosophie du droit.
Pour cela il faut en revenir aux bases et la base, et je crois que vous le savez, l’article64 du code pénal de 1810 que je vous cite malgré tout :
Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister.
Ce fameux article 64 du code pénal de 1810 qui a duré jusqu’en 1994 a imposé aux tribunaux de juger la folie et de définir la frontière qui sépare le fou du criminel. Et pour faire face à cette gageure, une vraie gageure, une vraie difficulté, le droit, la médecine et la justice ont réfléchi ensemble, se sont parfois battues et ont évolué tout au long du XIXème siècle et je vais essayer d’étudier avec vous ces transformations qui trouvent un point d’appui à la fois dans la naissance de l’aliénisme et dans les transformations de l’institution judiciaire. Pour le dire rapidement, ma thèse va consister à vous montrer que depuis le début du XIX siècle on est passé d’une justice objective, qui était attachée au fait criminel et uniquement au fait criminel à une justice prétendument subjective, à défaut d’être absolument subjective qui concentre ses regards sur la personnalité du criminel. Cette évolution permet à la question de la responsabilité pénale de prendre une place de plus en plus centrale dans les problématiques judiciaires pour en arriver jusqu’à nos problématiques contemporaines. Je vais essayer de faire avancer ensemble les évolutions de la philosophie du droit et les évolutions de la clinique aliéniste à partir des textes d’abord, des textes juridiques pour vous montrer comment à partir du début du XIX siècle la doctrine pénale développe une réflexion conceptuelle qui étudie la responsabilité pénale des aliénés. Alors évidemment cela ne s’est pas fait sans heurts, le moment phare que je vais développer tout à l’heure a été évidement la monomanie homicide comme nosologie phare de la nouvelle science aliéniste et psychiatrique. Mais ce n’est véritablement qu’à partir des années 1880 que va s’imposer le principe de l’individuation des peines et la gradation de la responsabilité en s’appuyant sur des conceptions psychologiques et psychiatriques. C’est au même moment, à la fin du XIX siècle que la notion d’anormalité devient alors une problématique centrale en criminologie. Et je vous propose une première périodisation de l’histoire de l’expertise psychiatrique.
La première période va couvrir les années 1810 à 1838, date de la loi sur l’obligation faite aux départements d’avoir des lits d’hospitalisation pour aliénés. Cette première période est centrée sur la nosologie de la monomanie homicide qui assimile le crime à une aliénation mentale.
La deuxième période va de 1838 à environ 1860, bien évidemment les scansions ont quelque chose d’arbitraire mais il faut bien fixer une date. Donc environ 1860, elle fait ressurgir l’ancienne figure morale de la perversité. L’affaire Pierre Rivière en étant le paradigme, j’y reviendrais tout à l’heure. Le criminel porte alors en lui le mal et est absolument mauvais.
La troisième période, à partir de 1860 et jusqu’à la circulaire Chaumier de 1905 dont je vous parlerai aussi tout à l’heure, c’est la question de la dangerosité sociale des aliénés mentaux criminels qui modifie la lecture du crime. Le regard des magistrats sur le criminel s’intéresse de plus en plus aux causes ou aux prétendues causes psychologiques du crime et ouvrent la voie à un autre regard porté sur le fou criminel dont la circulaire Chaumier puis les transformations de l’institution judiciaire au XX siècle sont les paradigmes. Ce que j’étudierai avec vous tout à l’heure en fin d’intervention.
Première période : 1810-1838
Donc la première période qui couvre le code pénal de 1810 jusqu’à environ 1838 découle du principe d’irresponsabilité pénale des aliénés mentaux qui se formalise avec ce fameux code pénal de 1810 et son célèbre article 64, je vous le répète parce qu’il est important, il a duré 150 ans : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». Cet article impose de tracer une frontière stricte entre fou et criminel. Mais la définition de cette frontière et surtout la question de savoir qui la trace devient rapidement problématique. Alors c’est un principe qui puise à des sources anciennes, puisque la question de l’irresponsabilité des malades mentaux ne date pas de 1810, on la trouve dans le droit romain, on la trouve dans le droit canon, ce principe est si ancien qu’il fait presque figure d’archaïsme au moment de sa rédaction en 1810, ne serait-ce que par l’utilisation du terme démence qui était déjà désuet sur le plan des conceptions médicales depuis le traité médico-philosophique de Philippe Pinel. Donc cet article 64 a ceci d’absolument essentiel qu’il permet de mettre en loi la problématique contemporaine de la responsabilité. Pour comprendre l’importance de cette mutation, il est nécessaire de revenir un tout petit peu sur les principes du code pénal de 1810 et son contexte intellectuel. C’est un code pénal qui instaure un système pénal extrêmement rétributif.
Le principe de la justice définit trois types de justices : ce qu’on appelle la justice rétributive qui est la justice des sanctions, il y a la justice distributive qui est la justice de la réparation, et la justice commutative qui est la justice des contrats. Une justice fortement rétributive est une justice qui est essentiellement centrée sur la question de la sanction de la faute et uniquement de la faute, sans s’intéresser véritablement à la personne qui la commet. Alors ce code pénal de 1810 a ceci d’extrêmement rétributif qu’il définit la peine comme une punition mesurée à l’aune de la faute commise et uniquement de la faute commise. On retrouve même par exemple à notre époque contemporaine le principe d’une justice fortement rétributive dans les grands débats qui ont eu lieu autour des questions des peines plancher. Quelle que soit la personnalité de la personne qui commet un vol, ce sera 5 ans de prison. C’est ça le principe d’une peine plancher, c’est une justice exclusivement rétributive. Dans ce cadre, si l’on ne juge pas les déments c’est parce qu’ils sont incapables de l’intention constitutive de la culpabilité. On peut certes les enfermer, ce qui est permis par la loi du 16 août 1790 et qui est complétée ensuite par le système de l’interdiction d’office des aliénés mais on ne peut pas les punir. La question de la responsabilité en ce qu’elle est sous-jacente à l’intentionnalité devient alors une condition préalable à toute action judiciaire. Le grand pénaliste ORTOLLAND le définit remarquablement en 1835 de la façon suivante : « la première condition de l’imputabilité du crime c’est la liberté. Ce qu’il faut pour la responsabilité et par conséquent pour l’imputabilité, c’est la connaissance du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste de l’action. Il faut qu’il y ait eu faute ou culpabilité ».
Le code pénal de 1810 repose sur de tels principes. Il est certes laïcisé dans la définition de ses crimes, il n’y a pas de référence à une justice divine, mais il repose sur une anthropologie spiritualiste qui s’impose au début du 19e siècle et dont les conséquences sur la définition de la responsabilité sont très importantes. Ces principes spiritualistes permettent en effet de définir une responsabilité morale qui découle d’une certaine définition de l’âme. La liberté dont parle Ortolland dans le texte que je vous ai cité tout à l’heure, est conçue comme une faculté de l’âme certes d’origine divine mais qui comme telle ne peut connaitre d’altération. Elle est ou bien complète ou bien complètement abolie. D’où là le caractère essentiel de la responsabilité pénale du premier 19e siècle, de cette première période dont je vous ai parlé, c’est qu’elle ne peut pas être graduée. Cet édifice théorique ne va se lézarder qu’à la fin du 19e siècle jusqu’à l’apparition de la circulaire Chaumier en 1905.
Il y a plusieurs points qui me paraissent importants de préciser concernant cet article 64. Car même avant sa réforme de 1994 il n’a pas été très bien compris, surtout sur la question du non-lieu. Si on suit au pied de la lettre la formulation de l’article 64, on peut croire qu’il n’y a pas de crime ou pas de délit. Or, puisqu’on parle des cas les plus graves, il y a un cadavre. Ce qui a posé énormément de problèmes aux victimes et qui continue à poser énormément de problèmes aux victimes, parce qu’on leur fait croire que la justice vient dire que rien ne s’est passé. Ce n’est pas tout à fait ce que dit le texte. Mais avant cela, il faut d’abord préciser la définition juridique d’une infraction. Pour qu’une infraction - une contravention, un délit ou un crime, ce sont les trois types d’infraction qui existent - soit constituée, les juristes considèrent que trois éléments doivent être réunis. Premièrement un élément légal, l’infraction doit être répertoriée dans le code pénal. C’est le principe de la légalité des crimes et des délits. Il n’y a pas de peines sans lois qui les définissent au préalable. Ça c’est la première des choses, pas de crime qui ne soit d’ores et déjà inscrit dans le code pénal. Le deuxième élément de l’infraction, c’est l’élément matériel. Il consiste en un acte de commission – tuer, voler ou autres – ou d’omission comme le refus de porter secours. Le troisième élément de l’infraction c’est l’élément moral. L’auteur de cette infraction a commis une faute intentionnelle ou non-intentionnelle mais en ayant la plénitude de ses capacités psychiques. L’article 64 ne concerne que le troisième élément, l’élément moral. L’article 64 n’annule pas l’élément légal, l’infraction a eu lieu, ni l’élément matériel, il peut y avoir intentionnalité du crime. En revanche il annule l’élément moral. Il n’y a pas plénitude des capacités psychiques de l’auteur de l’infraction. Si l’état de démence est retenu, l’élément moral ne peut plus être retenu. L’infraction n’est plus constituée de ces trois éléments. Il n’y a donc plus d’infraction.
Qu’est-ce que le non-lieu dans un second temps. Le non-lieu ne consiste pas à dire qu’il n’y a pas eu crime. Le non-lieu consiste à dire qu’il a non-lieu à poursuivre la procédure judiciaire. C’est-à-dire qu’elle s’arrête. Ça ne consiste pas à dire que rien n’a eu lieu. Et il vrai que certains de nos collègues se sont parfois alignés sur cette représentation du non-lieu comme n’ayant pas eu lieu, en considérant que tout travail thérapeutique était impossible avec l’auteur des faits, même fou, renforçant éventuellement le déni du crime par le « Je n’ai rien fait, il n’a pas eu lieu ». Je pense que c’est un faux procès qu’on a fait à la loi à ce moment-là. Ça n’est pas du tout le sens et ça n’est toujours pas le sens qu’a en termes juridiques le non-lieu. Mais on y reviendra tout à l’heure quand j’essaierai de vous parler des problématiques un peu plus contemporaines.
Troisième élément de cet article 64 : qu’est-ce que la démence ? La démence était un terme générique qui était inséré dans le code pénal de 1810 et qui a été conservé jusqu’en 1992, date de la promulgation du nouveau code pénal. Initialement cette démence désignait les pathologies mentales dites aliénantes regroupant ce qu’on appelle aujourd’hui maladies psychotiques type schizophrénie, paranoïa ou déficience intellectuelle profonde. Pour les rédacteurs du code pénal de 1810, la démence était corrélative d’une abolition de sa volonté. L’homme avait perdu son libre arbitre du fait de sa maladie mentale et ne pouvait pas être considéré comme responsable. C’est en effet à partir de ce moment-là, de la rédaction du code pénal de 1810, que la responsabilité pénale prend la place centrale qu’elle revêt encore aujourd’hui dans les problématiques judiciaires. En effet, dans cette première partie du 19e siècle, à la suite de la révolution française, le droit pénal fait l’objet d’un effort théorique extrêmement important et qui permet de formaliser les nouveaux concepts juridiques de culpabilité, d’imputabilité et de responsabilité et permet le passage de ce dont je vous ai parlé c’est-à-dire l’objectivité de l’ancien régime, attaché au fait criminel, à une justice subjective concentrant ses regards sur la personnalité du criminel en question. Ce code pénal de 1810 consacre le concept d’autonomie de la volonté et précise la définition de l’intention. Par exemple, l’article 64 est inclus dans un chapitre qui n’est pas par hasard intitulé « Les personnes punissables, excusables ou responsables ». L’exposé du code pénal est limpide. Je le cite : « L’intention constitue la moralité des actions. Les actes doivent être punis uniquement parce qu’ils ont été commis volontairement et consciemment. » Volonté et conscience sont de plus implicitement considérées comme variables selon les individus. Ce n’était pas le cas par exemple dans la première rédaction du code pénal de 1791 qui a été abandonné 20 ans plus tard et remplacé par le code pénal de Napoléon. Je vous cite le premier code pénal de 1791 : « L’accusé a-t-il commis volontairement le crime, l’a-t-il commis sciemment, l’as-t-il commis avec l’intention de nuire ? ». Toutes ces questions étaient en fait laissées à l’arbitraire du juge. Le code pénal napoléonien de 1810 est beaucoup plus clair, et ce n’est pas par hasard, en lui substituant une question unique dans son article 337. Je cite cette question: « L’accusé est-il coupable d’avoir commis tel meurtre, tel vol ou tel autre crime avec toutes les circonstances comprises dans l’acte d’accusation ». Le juge punit donc un accusé coupable, auteur des faits mais aussi responsable moralement. Ce code pénal de 1810, ce code de Napoléon, marque en effet l’abandon de l’optimisme révolutionnaire et la renonciation au moins partielle à une possible perfection, ou perfectibilité des hommes par la loi. L’affirmation de la fonction sociale préventive de la justice qui dominait sous l’ancien régime et qui avait été plus ou moins abandonnée par le code pénal de 1791, finalement n’est pas viable, n’est pas tenable et est remplacée par cet article 64 qui distingue très clairement volonté, liberté, conscience ou abolition. La responsabilité est alors englobée dans la question de la culpabilité. Les responsabilités pénales des déments, certes correspondent à un principe juridique ancien, mais l’irresponsabilité pénale des aliénés mentaux rencontre, juste après la Révolution, un double problème. Alors qu’avant la Révolution la folie se définissait comme un état exceptionnel, abolissant la volonté et l’identité du malade, elle devient après la Révolution et la tentative de mise en place d’un homme nouveau, beaucoup plus parcellaire. Comme l’a montré Robert Castel dans L’ordre Psychiatrique , le problème de l’irresponsabilité des malades mentaux a dépassé très largement la simple question administrative à cette époque-là . Le fou a en effet – je vous résume très vite Robert Castel, si vous ne l’avez pas lu, je vous le conseille – le fou a en effet beaucoup de mal à s’inscrire dans le nouvel ordre social qui est structuré par la notion de contrat qui s’instaure après 1789. Les individus étant libres et égaux en droit, par nature c’est à eux de fixer les modalités de leur relation qui n’est pas déterminée à l’avance. La modalité d’organisation de leur relation, elle passe par le contrat qui se veut synallagmatique, c’est-à-dire mettant en parallèle, en échange, deux personnes ayant les mêmes droits et qui s’entendent. C’est ça une société démocratique, c’est une société qui base les relations sociales essentiellement sur le mode du contrat. Le fou pose problème dans cette affaire puisqu’il n’a pas la responsabilité suffisante pour qu’on puisse établir le contrat avec lui. Donc qu’est-ce qu’on en fait ? Eh bien, la question s’est posée très difficilement. Le premier code pénal de 1791 ne s’est pas avéré efficace pour pouvoir justifier, par exemple, d’un enfermement légitime du malade mental. Le code pénal de 1810 a tenté de régler la question. Il l’a à peu près bien fait puisqu’il n’a été changé qu’en 1992 mais la querelle a été extrêmement rude. C’est ça dont je vais vous parler, c’est la deuxième période qui s’ouvre à partir de 1838.
Deuxième période
La loi du 30 juin 1838 qui a été préparée par Esquirol qui est relative aux internements psychiatriques, en obligeant chaque département à se doter d’un lieu d’enfermement et de soin spécialisé, a beaucoup changé la donne. Sur cette deuxième période, j’avoue ma dette, on va dire, au travail de Gladys Swain où elle montre l’importance du développement de la médecine mentale, concernant la connaissance de la maladie mentale bien sûr, mais aussi concernant celle des comportements humains à l’état normal. La réflexion menée sur la folie et notamment sur les folies partielles, je vais y revenir tout de suite puisque ça concerne les monomanies, apparait aux yeux de Gladys Swain, et je la rejoins sur ce point, comme une étape fondamentale dans la découverte de l’inconscient, en ce sens qu’elle ouvre une première brèche dans l’anthropologie classique de la volonté libre qui constituait, comme j’ai essayé de vous le montrer, le socle philosophico-anthropologique du code pénal de 1810. Et elle fait de cette nouvelle spécialité un véritable révélateur anthropologique pour reprendre ses mots qui sont constitutifs du sujet moderne. C’est dans cette même perspective qu’il me semble nécessaire d’aborder la rencontre entre droit et médecine mentale dans cette deuxième période et tenter de comprendre l’intérêt que les juristes ont accordé aux propositions médicales, venant d’Esquirol en particulier, à la fois dans leur réflexion sur l’application de l’article 64 du code pénal mais aussi dans leur mouvement de théorisation de la question de la responsabilité et de la culpabilité. Ce qui motive l’intérêt des magistrats et des pénalistes pour la nouvelle science aliéniste qui se met en place provient des exigences nouvelles d’accéder à l’intériorité psychologique des criminels qui sont face à eux afin de mesurer de façon individualisée l’intensité des fautes commises. Mais cette rencontre entre médecine et droit, médecine aliéniste pour être plus précis et droit, ne se fait pas sans heurts, même sans conflits extrêmement forts. Ça n’a rien de nouveau, les conflits entre psychiatres et juges concernant la responsabilité ou l’irresponsabilité des malades mentaux. D’un côté, les juristes tentent de penser les problématiques médicales en incorporant le langage de la nouvelle science médicale aliéniste. Mais les aliénistes aussi tentent à leur tour de parler le langage des juristes et s’imposent dans les prétoires pour s’approprier l’expertise sur les questions de responsabilité pénale des individus criminels. Car je ne sais pas si le docteur Dubec vous l’a dit lundi, mais il faut bien se rendre compte qu’à partir de 1838, les pénalistes n’ont pas appelé les aliénistes. Ce sont les aliénistes qui ont forcé la porte d’entrée des cours d’assise pour dire : « Mais non, monsieur Papavoine qui est face à vous, et que vous voulez juger et dont vous voulez couper la tête, il est absolument fou et je vais vous le prouver. ». Les juristes n’ont pas écrit une jolie lettre à monsieur Esquirol pour lui demander sa science absolue sur la chose. Non, non, Esquirol, Georget, Falret, etc. ont forcé véritablement la porte et c’était aussi une affaire de pouvoir, il faut bien le dire. Donc cette question c’est évidemment la divergence fondamentale de cette deuxième période, le point nodal c’est la question de la monomanie homicide. Alors pour revenir un tout petit peu en arrière, la monomanie homicide, elle est d’abord issue, le fruit plus précisément, l’enfant même, du travail d’Esquirol et avant lui de Philippe Pinel sur la manie sans délire, et sa première systématisation apparait en 1816 sous la plume d’un élève d’Esquirol qui s’appelle Jacquelin-Dubuisson dans son Traité des vésanies. La monomanie désigne, je cite le docteur Dubuisson : « un délire portant sur un objet unique affectant soit le raisonnement, soit le sentiment, soit la volonté tandis que les autres facultés conservent leur intégrité. ». Et c’est là l’essentiel, l’absolue nouveauté de la monomanie, c’est qu’elle peut dire que vous êtes à 90% normal et à 10% absolument fou. Puisqu’on peut penser qu’il n’y a plus ou de folie absolue ou de normalité absolue mais une frontière plus ou moins ténue entre les deux et que seul l’aliéniste serait en mesure de repérer. Dans son grand Traité, Esquirol distingue plusieurs espèces de monomanies. A la fois suivant les facultés atteintes, la monomanie intellectuelle, la monomanie affective, la monomanie instinctive, soit suivant l’objet du délire, l’érotomanie, la cleptomanie, la pyromanie ou la fameuse monomanie homicide. C’est évidement elle qui va susciter le plus de difficulté.
Esquirol définit la monomanie homicide de la manière suivante, je le cite : « la volonté est lésée, le malade hors des voies ordinaires est entrainé à des actes que la raison ou le sentiment ne déterminent pas, que la conscience éprouve mais que la volonté n’a pas eu la force de réprimer. Les actions délictueuses sont involontaires, instinctives, irrésistibles. Néanmoins, la conscience de l’acte et de sa moralité reste entière. ». Ce « Néanmoins la conscience de l’acte et de sa moralité reste entière » est à mon avis extrêmement important. Cette maladie mentale, la monomanie homicide, dissocie donc et c’est quand même la première fois dans l’histoire de la maladie mentale, volonté d’un côté et conscience de l’autre. Alors que précisément, juristes et magistrats sont accoutumés à unir la disparition à la fois de la volonté et de la conscience dans l’aliénation mentale. Il était inimaginable aux juristes de pouvoir dissocier d’un côté volonté de l’acte et conscience de l’acte sinon dans leur disparition mutuelle d’une folie qui ne peut être qu’absolue. En vertu de cette doctrine de la monomanie homicide, les médecins aliénistes, Esquirol en tête et ses élèves Georget ou d’autres, attaquent une série de décisions judiciaires concernant des crimes aussi atroces qu’inexplicables en avançant l’hypothèse d’une monomanie spécifiquement homicide. Dans tous les cas, il s’agit de crimes monstrueux. Je vous en cite quelques uns. Celui de Salomé Guiz en 1817 qui assassine, c’est le premier c’est pour ça qu’il est important, elle a assassiné ses enfants, elle les a fait cuire dans une potée aux choux avant de les servir à son mari. Suivent dans les années 20, les grands procès de Monsieur Lecouffe qui avait tué une vieille femme pour une somme absolument dérisoire, en 1823 celui d’Antoine Léger qui était l’assassin, le violeur et le cannibale d’une fille de 12 ans et qui a été jugé et condamné en 1824. Celui d’Henriette Cornier qui en 1825 décapite sans motif la fille de sa patronne qui était alors âgée de 18 mois ou le grand procès d’Auguste Papavoine qui a été l’assassin de deux enfants dans le bois de Vincennes sous les yeux de leur mère en 1825. Ces affaires ont défrayé la chronique comme l’affaire Romain Dupuy a pu défrayer la nôtre il y a une dizaine d’années. Je n’ai pas la compétence pour rentrer dans le détail de ces affaires mais il faut quand même essayer de tenter de comprendre les enjeux de la polémique que ces affaires ont suscitée c’est là l’important. Parce que pour expliquer le succès de la monomanie homicide, il faut mettre en contact cette hypothèse médicale, d’Esquirol, avec le problème des crimes sans motif qui reste un problème éminemment contemporain. En effet, l’institution judiciaire ne peut s’empêcher de s’attacher à la rationalité d’un comportement. Elle est donc particulièrement sensible aux étrangetés ou aux bizarreries criminelles. Et même encore aujourd’hui, Jean-Claude Romand reste une énigme. Je ne sais pas si vous connaissez Jean-Claude Romand ? Celui qui s’est fait passer pour un médecin pendant 20 ans et qui a assassiné sa femme, ses enfants, ses parents, son chien mais pas lui. Lui il s’est raté comme par hasard. Et c’est toujours face à l’énigme du crime que l’institution judiciaire se trouve totalement démunie. Aujourd’hui, elle fait appel aux psychiatres pour essayer de répondre à cette énigme. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans les affaires dont je vous ai parlé, celle de Salomé Guiz, celle d’Antoine Léger ou celle d’Auguste Papavoine, elle n’a pas voulu faire appel aux aliénistes. Ils ont forcé la porte comme je vous l’ai dit. Elle rejetait la question du crime sans motif du côté du mal absolu. Et là tout à coup, un certain nombre d’aliénistes, Esquirol en tête, viennent dire : « Mais non, on n’est pas du côté du mal absolu, on n’est pas du côté de la possession divine, on est du côté d’une certaine forme d’explication, je vous dis laquelle, ça s’appelle la monomanie homicide, c’est une maladie, ce n’est rien d’autre qu’une maladie. Je peux vous en donner les symptômes, vous en faire la description clinique aussi précise que possible. Je peux même vous tenter une tentative d’explication étiologique de cette maladie. C’est une maladie comme une autre. ». Là les juristes évidemment ne sont pas tout à fait d’accord.
La monomanie c’est quoi ? Telle que veut la définir Esquirol, c’est la prétention de pouvoir penser une folie de l’acte mais qui ne soit qu’une une folie que de l’acte, et de rien d’autre que de l’acte. Ce faisant, elle permet de faire face à l’absence de motif rationnel en en faisant le résultat d’une impulsion morbide. Elle propose alors une véritable pathologisation du crime qui devient à partir de là un problème médical et non plus une question de morale ou de justice. Michel Foucault a systématisé cette hypothèse dans une analyse assez lumineuse, il faut quand même le dire, en affirmant que le judiciaire et le criminel jouent un rôle central dans l’élaboration de la psychiatrie. Cette psychiatrie ne s’est pas faite en détaillant la démence ou la fureur mais en la remplaçant par un problème nouveau. « Ceux des crimes », je cite Michel Foucault « qui ne sont pas précédés, accompagnés ou suivis d’aucun symptôme traditionnel reconnu et que l’on pourrait appeler le degré 0 de la folie ». Michel Foucault évoque ainsi la mise en place d’une véritable pathologie du monstrueux qui réconcilie à la fois l’irrationalité du crime et la déraison du criminel en inventant, je cite Michel Foucault : « cette entité absolument fictive d’un crime de folie, d’un crime tout entier folie, d’une folie qui ne serait rien d’autre qu’un crime. Ce que pendant plus d’un siècle on a appelé la monomanie homicide. Malgré toutes leurs réticences, les magistrats ont fini par accepter l’analyse psychologique des crimes à partir de cette notion si étrange et pour eux si inacceptable. Si le crime est devenu alors pour les psychiatres un enjeu si important, c’est qu’il s’agissait moins d’un domaine de connaissance à conquérir qu’une modalité de pouvoir à garantir et à justifier ». La monomanie homicide serait ainsi l’équivalent, tout aussi problématique d’ailleurs de notre époque, de notre psychopathie. La responsabilité y est abordée à partir des notions de volonté, de conscience ou d’intelligence et c’est ainsi que les trois piliers conceptuels du système du code pénal de 1810 dont je vous parlait tout à l’heure, l’imputabilité la responsabilité et la culpabilité, sont les traductions juridiques mot pour mot des termes à la fois psychologiques, philosophiques et moraux de liberté, de conscience et de faute. La monomanie homicide s’engouffre dans la faille d’une distinction qu’elle propose qui est à partir de là définitive, irréversible plus précisément entre responsabilité et culpabilité. Ça n’est en effet qu’à la fin du 19e siècle que cette distinction va pouvoir aboutir à des résultats juridiques majeurs avec le principe de l’individualisation des peines. Mais c’est cette terrible querelle de la monomanie homicide qui a préparé le terreau de cette avancée majeure de l’histoire de la justice qu’a été l’individualisation des peines. L’individualisation qui avait été proposée par Cesare Beccaria dans son livre Les délits et des peines en 1764. Et j’en arrive justement à la troisième période.
Troisième période
Après 1860 et avec la montée en puissance de l’organicisme en psychiatrie, c’est une nouvelle conception du corps et de la maladie mentale qui s’impose. La mise en place d’un corps composé d’un ensemble d’organes qui tend à se fragmenter dans le cadre de la médecine anatomo-clinique marque une mutation profonde des représentations qui visent à inscrire le jeu des rapports entre corps et âme dans une perspective beaucoup plus déterministe. C’est Jean-Pierre Falret qui en 1850 porte le coup de grâce, on va l’appeler comme ça, à la monomanie dans son célèbre article sur De la non-existence de la monomanie . Je le cite : « Soit que l’on parte comme les philosophes de la division des facultés humaines admise en psychologie, soit qu’avec les gens du monde, les romanciers ou les poètes, on se laisse diriger dans l’étude de la folie par comparaison avec les erreurs. Dans ces deux directions diverses mais au fond très analogues, on arrive tout naturellement et presque forcément en la croyance en la monomanie.». Avec cet article de Jean-Pierre Falret et tous ceux qui vont le suivre et qui vont donner naissance à la théorie de la dégénérescence, Jean-Pierre Falret renonce en la possibilité de la folie partielle tout autant que ponctuelle telle qu’elle avait été défine par Esquirol dans la monomanie homicide. Il n’y a plus de monomanie homicide. Il n’y a plus de folie partielle. L’aliénation mentale s’inscrit dans une chronicité dont on cherche à reconstituer le cours et dans une identité permanente qui fait de la maladie mentale une détermination biologique, et uniquement biologique du corps. Ce retournement médical qui inaugure suivant l’heureuse formule de Canguilhem « une biologie des comportements humains » est également très importante pour les juristes.
Cet organicisme de la deuxième partie du 19e siècle tend en effet à cantonner la question de l’irresponsabilité pénale au domaine de la physiologie. Cela va de pair avec l’avènement d’une IIIème République qui fait basculer la question de la justice du point de vue non pas rétributif, à telle faute, telle sanction mais vers la question de la protection de la société. Pour le dire très rapidement, la IIIe République qui a commencé en 1871 est un moment de troubles sociaux extrêmement importants avec l’arrivée du prolétariat dans les grandes villes, avec la montée des anarchismes. La question essentielle qui se pose à travers les lois sociales de la IIIème République, c’est la défense de la société. La défense de la société va de pair avec un nouveau questionnement autour des malades mentaux. Non plus un questionnement autour de leur responsabilité et de l’imputabilité de leur crime. Ça c’est terminé. Mais la question se pose en termes de dangerosité du fou criminel. C’est alors l’élément moral du crime, le psychisme des criminels qui tend à focaliser l’attention et qui détermine de nouvelles modalités pour fixer les peines. C’est aussi le sens de la circulaire Chaumier, du Garde des Sceaux de l’époque Monsieur Chaumier, en 1905 qui confirme la notion de responsabilité mais en y introduisant pour la première fois la question de l’atténuation. Ce faisant, on pourrait penser qu’il s’agit d’amender le texte tranchant de 1810 qui établissait ou qui tentait d’établir une frontière très nette entre fou d’un côté et criminel de l’autre mais qui a eu la tendance évidemment inverse à élargir le champ d’expertise de la médecine aliéniste et a beaucoup plus pathologisé les crimes que l’inverse. La circulaire Chaumier, c’est le premier texte légal, par une simple circulaire, ça n’a pas force de loi une circulaire, c’est juste une circulaire, qui invite les médecins aliénistes à s’interroger non pas tant sur la question de la responsabilité pleine et entière ou l’irresponsabilité pleine et entière du malade mais à chercher les circonstances qui permettraient d’établir une responsabilité atténuée chez tel ou tel malade. Je vous cite son texte : « j’estime que la commission », la réunion des juristes et des aliénistes, « devra toujours contenir et poser d’office en toute matière les deux questions suivantes. Premièrement, dire si l’inculpé était en état de démence au moment de l’acte dans le sens de l’article 64 du code pénal. Deuxièmement, dire si l’examen psychiatrique et biologique ne révèle pas chez lui des anomalies mentales ou psychiques de nature à atténuer dans une certaine mesure sa responsabilité. ». On voit que le nouveau code pénal de 1994 qui lui aussi parle de question ou d’abolition ou d’altération du discernement tire son origine de cette circulaire de 1905.
Justement je vais vous le citer cet article 122-1 du nouveau code pénal qui a remplacé en 1994 l’article 64. Il a deux alinéas. L’alinéa 1 qui est une reprise stricto sensu de l’article 64 : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. ». L’alinéa 2 qui est donc une reprise de la circulaire Chaumier mais qui cette fois-ci le met dans le marbre de la loi : « La personne qui était atteinte au moment des fait d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. ». Il y a une différence fondamentale entre cet alinéa 2 et la circulaire du Garde des Sceaux Chaumier un siècle plus tôt. La différence fondamentale elle est dans l’ordre des choses. La circulaire Chaumier posait d’abord la question de la responsabilité atténuée puis ensuite posait la question de la responsabilité. L’alinéa 2 de l’article 122-1 sous le régime duquel les experts psychiatres travaillent toujours précise les choses en sens inverse. Demeure punissable, c’est la première des choses qu’elle dit, et en second temps elle tient compte des circonstances quand elle détermine la peine et en fixe le régime. Ça n’a peut-être l’air de rien mais à mon avis cette inversion-là signe un certain changement de paradigme dont je vais vous parler tout à l’heure. La procédure reste la même fondamentalement. En cas d’abolition du discernement le magistrat rend une ordonnance de non-lieu. Il n’y a pas lieu à poursuivre. Le concept de démence n’existe plus et laisse place à la notion de troubles psychiques ou neuropsychiques qui permet d’introduire des maladies neurodégénératives qui parfois aboutissent à des problématiques médico-légales, type maladie Alzheimer ou troubles dégénératifs graves. Quant au discernement ce n’est pas à proprement parler un concept médical. Le dictionnaire Larousse en donne la définition suivante : « C’est la disposition de l’esprit à juger clairement et sereinement des choses. Le juriste quant à lui définit le discernement comme la capacité de comprendre et de vouloir. ». En tout état de cause, quelle que soit l’époque l’expertise médico-légale pose à la fois le problème de la légitimité de la science à un moment historique donné et celui de ses éventuels écarts et des conflits avec les conceptions sociales courantes. De façon générale, trois types d’interprétation ont pu être développés concernant la place de l’expert.
Soit on pense que l’expert est l’objet d’une instrumentalisation de l’institution judiciaire qui s’approprierait dès lors un mode de légitimation scientifique. Soit on pense que l’expert est l’instrument d’une psychiatrisation de la justice dont le but deviendrait la régulation des comportements déviants par l’enfermement, que cet enfermement soit carcéral ou qu’il soit asilaire. Ces deux premières hypothèses ont été très marquées par le travail de Michel Foucault qui les réconcilie d’une certaine façon puisqu’il montre qu’à la fois l’instrumentalisation de l’institution judiciaire et la psychiatrisation de la justice vont de pair. Il montre qu’il n’y a pas conflit, enfin il montre, on n’est pas obligé d’être d’accord avec lui, mais il tente de montrer qu’il n’y a pas conflit entre juges et experts mais collaboration qui permet la formation d’un nouveau type de pouvoir qui échapperait à la fois à la médecine et au droit. Je cite Michel Foucault : « L’expertise psychiatrique en matière pénale, si on la reprend dans ses origines historiques, était un acte médical dans ses formulations, dans ses règles de constitution, dans ses principes généraux de formulation. Mais l’expertise psychiatrique a été l’instrument de la formation d’un certain type de pouvoir ni médical ni judiciaire qui est arrivé à coloniser et à refouler aussi bien le savoir médical que le pouvoir judiciaire. ». Ce que Michel Foucault appelle un pouvoir de normalisation. Mais, et ça c’est plutôt ma troisième hypothèse, là n’est pas l’essentiel, les médecins experts apportent en effet autre chose que de simples théories puisqu’ils sont eux-mêmes des praticiens et qui par la relation qu’ils établissent avec leur malade, ils donnent de nouveaux moyens de penser et d’analyser l’intériorité des personnes qui sont face à eux. Et c’est grâce au travail très lent de l’expertise psychiatrique qu’a pu être mis en place une individualisation des peines centrée sur la personnalité des criminels. Et sur cette question, et j’en aurai fini, de l’individualisation des peines qui est selon moi la grande avancée de l’histoire du droit depuis 100 ans, trois grandes scansions peuvent être délimitées.
La première correspondrait à la définition du crime comme aliénation mentale, 1820-1840. Elle correspond au débat qui agitait la presse et dont je vous ai parlé tout à l’heure autour de la question de la monomanie homicide. Cette première période était un temps d’affrontement et un temps d’assimilation du crime à la folie. C’est au cours de cette première période que les pénalistes incorporent les éléments médicaux fournis par Esquirol et ses élèves à leur réflexion proprement juridique. Et c’est grâce à eux qu’ils infléchissent leurs doctrines définissant la responsabilité pénale des accusés en terme uniquement de liberté et de volonté. La deuxième scansion débuterait à partir de 1840 jusqu’aux années 1860-70 et qui marque le crime essentiellement comme perversité. A ce titre c’est l’année 1840 qui marque un véritable basculement. Jusqu’alors on avait une aliénation qui offrait une interprétation positive du mal et qui permettait, comme dans les crimes les plus affreux dont j’ai pu vous parler tout à l’heure, de les placer dans le cadre d’une maladie. Donc d’une volonté non libre échappant à la question de la moralité. A partir de 1840 et en particulier à cause de deux affaires, un nouveau modèle du criminel et du crime apparait qui est beaucoup plus le fruit de la perversité morale des individus. Il revient sur des arguments beaucoup plus classiques qui affirment la liberté humaine dans le mal et affirment une responsabilité très poussée de l’individu dans le mal qu’il commet. Ces deux affaires qui ont un peu mis à mal le processus enclenché par Esquirol qu’est la monomanie homicide et qui a permis à l’organicisme de Falret de triompher. Ces deux affaires sont l’affaire Lacenaire en 1835 qui a assassiné en 1834 la veuve Chardon et son fils pour des raisons crapuleuses. Ce n’est pas tant l’affaire qui a marqué les esprits dans ce film «Les enfants du paradis », où on voit Lacenaire, surtout l’incroyable attitude de Lacenaire qui justifie son crime et qui en fait une esthétique qui a passionné et choqué ses contemporains. Donc Lacenaire faisant de son crime quelque chose qui relève d’une œuvre d’art et ça, ça a terriblement choqué les contemporains de l’époque. L’autre affaire étant l’affaire Pierre Rivière, vous connaissez au moins le livre de Michel Foucault, puisque Pierre Rivière tue son père, tue sa mère, tue sa sœur, tue son frère mais surtout il écrit une très très longue confession en prison. Ces affaires apparaissent comme des monstruosités absolument traumatisantes pour l’opinion et appellent à une nouvelle définition du crime, enfin non pas une nouvelle, à la résurgence d’une ancienne définition du crime, qui avait à peu près disparu sous l’égide des monomanies homicides, d’une lecture du crime comme perversité et comme mal. La justice à partir de là amorce un virage répressif absolument majeur qui avait été un tout petit peu atténué grâce au travail d’Esquirol et ses élèves. La troisième scansion apparait après 1860-70 et elle correspond à l’émergence d’une perspective criminologique. C’est autour de la question de la dangerosité des aliénés mentaux criminels que la perspective se modifie. On note à ce moment-là la naissance plus précise d’un statut d’expert, d’une confiance plus grande que l’on accorde à ces experts ou médecins psychiatres ou criminologues puisque la criminologie nait à ce moment-là. Trois types de description marquent fortement la psychiatrie médico-légale à la fin du 19e siècle et modifie la donne sur la question de l’individualisation des peines. La description par Kahlbaum en 1884 de l’héboïdophrénie comme forme de folie criminelle. La description en 1907 par Mignot des phases prodromiques et violentes de la démence précoce. Enfin la notion de meurtre immotivé par Guiraud et Cailleux qui témoigne, qui a essayé de témoigner, de l’immense écart entre la gravité des actes commis et la pauvreté de leur explication par le criminel lui-même.
Au début du 20e siècle, on assiste à une augmentation considérable de la population asilaire. Elle passe de 40 000 personnes en 1870 à 106 000 en 1916. Ce qui est quand même assez considérable. On assiste à ce moment-là à un échec de l’enfermement asilaire et à une tentative d’une théorisation de la maladie mentale sur d’autres principes. Un psychiatre fut en particulier à la pointe de cette politique, c’est Edouard Toulouse qui a créé le premier service d’hospitalisation libre à l’hôpital Saint-Anne en 1922. Cette manière de lire la maladie mentale a eu des conséquences importantes sur le plan de la psychiatrie médico-légale. On met en place des services ouverts où sont pratiqués des dépistages. On pense possible la prophylaxie de la maladie mentale, c’est-à-dire la mise en place de différentes techniques… je n’ai plus le temps de les aborder mais on pense qu’il est possible non plus de guérir la maladie mentale mais de faire en sorte qu’elle n’apparaisse pas. Et c’est un peu la même chose pour les aliénés criminels. Henri Colin, le fondateur des unités pour malades difficiles met en place des annexes spéciales d’observation pour les inculpés présumés aliénés dans les années 20. Un décret du 31 mars 1936 créa les services d’examen psychiatrique dans les prisons parisiennes de la Roquette et de Fresnes. Nombre de psychiatres de l’époque sont alors convaincus, je cite Edouard Toulouse : « Dans la société future la clinique psychiatrique et la clinique criminologique seront placées porte à porte et communiqueront largement, cela pour le grand bien de la science et de la défense de la société. ». A la Libération, le plan de réforme pénitencière inscrit la nécessité de créer dans chaque établissement pénitencier un service social et médico-psychologique. C’est l’arrivée des CMP, service médico-psychologique que vous connaissez sans doute. La question… je suis obligé d’aller beaucoup plus vite que prévu. Je vais juste terminer au moins sur un point qui me parait essentiel c’est la résurgence du concept de dangerosité parce qu’elle est désormais au centre des interrogations, des conflits entre psychiatres entre eux, entre psychiatres et magistrats, entre magistrats et politiques, sur la question de la responsabilité des malades mentaux. Il faut quand même un tout petit peu en retracer l’histoire, puisqu’il faut savoir que cette question de la dangerosité des malades mentaux n’est pas neuve. Elle a été théorisée par un homme qui s’appelle Cesare Lombroso avec sa notion de criminel né. C’est une notion qui a certes été critiquée, qui a été décortiquée, mais le présupposé qui la fonde à savoir qu’il existerait un certain type criminel existe toujours plus ou moins une part de nous, en tout cas de notre société qui pense toujours qu’il existe réellement des types de criminels au sens qu’il y aurait des prédispositions particulières à l’acte criminel. Cesare Lombroso en écrivant L’homme criminel , deux de ses élèves Enrico Ferri et Raffaele Garofalo ont mis en place la première architecture de la criminologie et de la question du fou dangereux. Ils expliquent la criminalité et ses mécanismes par deux concepts. Le premier concept c’est celui du déterminisme. Le crime est pour eux le résultat inexorable de causes exogènes et endogènes liées à un individu. Pour Cesare Lombroso le crime a une explication anthropologique en étant la résurgence des instincts primitifs de l’homme. Pour Enrico Ferri, son élève, l’explication est beaucoup plus sociologique mais elle est la même. Elle aboutit de toute façon à l’inexorabilité du crime chez un individu prédisposé. Le second concept fondamental de la criminologie Lombrosienne, c’est l’irresponsabilité du délinquant. Puisque l’homme est déterminé dans ses gestes et ses pensées ou par sa morphologie ou par son milieu, il n’y a pas lieu ou de le guérir ou de penser le réhabiliter. L’Etat ne doit intervenir que pour en exclure sa dangerosité. Cesare Lombroso qualifie le délinquant de « microbe social », je reprends ses mots, qui menace la santé de la collectivité. Ce concept d’état dangereux d’un individu a connu sous des formes diverses un succès extrêmement important et qui existe toujours maintenant. Il ne s’agit pas déterminer la responsabilité ou non d’un individu criminel ou d’un individu fou criminel. Il s’agit de le mettre tout simplement hors d’état de nuire. Et cette question de la dangerosité est toujours présente aujourd’hui. Peut-être pas dans le champ des experts parce que je pense, je vais parler là un peu en leur nom, je pense que l’immense majorité des experts psychiatres qui travaillent en tout cas en France n’apprécient pas, je vais le dire comme ça, la question qui leur est posée autour de la dangerosité. Il n’en reste pas moins que cette question a une force sociale extrêmement importante avec une injonction qui est faite aux experts d’y répondre même s’ils essayent de s’y refuser. Il n’en reste pas moins que c’est la seule question à laquelle la société d’une manière générale attend une réponse de la part des experts psychiatres. Il faut en prendre acte, c’est comme ça. Cette question-là est évidement intimement liée à la question de la récidive, mais aussi à l’ordre public. Cette dangerosité telle qu’elle s’applique en psychiatrie. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une dangerosité sociale, apparait comme une notion récurrente. J’ai essayé de vous montrer qu’elle n’était pas neuve, originelle et dans une certaine mesure, un peu structurelle à la tentation criminologique d’une certaine psychiatrie à laquelle le monde social veut nous pousser. Elle se moule autour de ce que j’appelle un nouveau paradigme de la peine qui tend à se mouler sur tous les autres. Ce nouveau paradigme serait la dialectique du risque et de la précaution. Nous vivons, je cite Ulrich Beck dans La société du risque : « une ère spéculative où l’invisible danger qui nous environne créé une communauté de la peur auquel répond un totalitarisme légitime de la prévention. ». Et alors une rupture traverse la responsabilité pénale. Dans un modèle strictement individualisé, on punit un coupable, tant pour ce qu’il a fait, ce que j’ai appelé le modèle rétributif, à chaque faute correspond une sanction, tant pour qu’il ne recommence pas, c’est un modèle dissuasif, tant pour l’aider à ne pas recommencer, on va dire que c’est un modèle réhabilitatif. Avec le modèle de la précaution qui est indissociable de la notion de dangerosité, l’identité criminelle n’est plus vue depuis l’individu mais depuis la catégorie à risque qu’il est censé incarner. Il n’y a dès lors plus d’infraction mais simplement une menace. Je terminerai en citant Denis Salas : « Nous ne partageons plus avec eux, les criminels qu’ils soient fous ou pas fous, des significations communes, mais contre eux des risques anticipés. ». Cette situation paradoxale permet de rendre compte des jugements de valeurs diamétralement opposés qu’on peut accoler dans un même champ professionnel à la question de l’expertise ou à la question de la dangerosité, notion impure, notion mal construite, notion refusée par l’immense majorité des professionnels mais imposée par le reste du monde social et qui témoigne me semble-t-il du point de fracture de toutes les pratiques, de toutes les apories, du nouveau mandat social qui est exigé à la psychiatrie et à la psychologie aujourd’hui. Je vous remercie de votre attention.