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SEMIOLOGIE PSYCHIATRIQUE II

Bonsoir à toutes, bonsoir à tous.

Ce soir, je vais donc continuer à vous parler d’une pathologie particulière, particulière à différents titres, d’ailleurs : la mélancolie. La dernière fois, j’avais parlé de l’hypochondrie. La mélancolie a disparu, on peut dire, des classifications nosographiques, de la sémiologie psychiatrique ; et je pense que c’est symptomatique d’une certaine évolution non seulement de la mentalité de ceux qui ont fait les dernières classifications, les Américains avec le DSM, mais c’est aussi, je crois, une évolution culturelle.

Un concept comme la mélancolie s’enracine dans toute une histoire culturelle. Je pense évidemment à la Mélancolie de Dürer, qui est un tableau absolument fabuleux, avec bien d’autres références culturelles, vous le savez. C’était une époque où la psychiatrie était quand même tournée vers une certaine conception de l’humain, une certaine conception, je dirais, de la culture ou de son enracinement dans la société, dans la culture et pas dans cette médicalisation à outrance. Cette médicalisation à laquelle s’ajoute maintenant cette mode « neuro », avec ce positivisme absolument étouffant et, comme le disait très justement Ehrenberg : « La folie, la dépression, a des raisons que la raison médicale ne connait pas[1]» ; et la mélancolie, me semble-t-il…

Moi, je suis psychiatre et évidemment la mélancolie, c’est un mot qui m’évoque une certaine pathologie. Alors quand je dis « une certaine pathologie », c’est vraiment une pathologie grave avec un taux de suicide bien plus important que dans d’autres pathologies comme la schizophrénie. Et elle s’accompagne, vous le savez, souvent d’une inversion de l’humeur dans la psychose maniaco-dépressive : il y a d’abord l’aspect mélancolique, puis il y a l’aspect maniaque.

Alors un jour, je reçois un coup de fil d’une dame qui a un accent portugais et qui me dit : « Écoutez docteur, je vous appelle : je suis la gardienne d’un immeuble à côté de votre cabinet, et je vous appelle parce que je suis là, dans l’appartement, avec une voisine, une dame, une propriétaire, que je connais de longue date, et je trouve qu’elle ne va pas bien. Elle me dit qu’elle va se jeter par la fenêtre ; elle habite au 4ème étage, je n’ose pas la… Qu’est-ce que vous en pensez ?   Elle me dit que je la laisse tranquille, que ça va, elle va prendre rendez-vous avec un psychiatre. » Alors, je lui dis : « Cette dame vous explique qu’elle va se jeter par la fenêtre ? » Elle m’a dit : « Oui, oui, elle me dit ça, là ». Et elle me dit : « Je ne sais pas trop mais je crois que ça lui est déjà arrivé. – De se jeter par la fenêtre ? – Oui, j’ai cru entendre ça quand elle m’en a parlé il y a longtemps… » Alors, je lui dis : « Écoutez Madame, vous me l’amenez tout de suite et vous ne la quittez pas des yeux. » Elle me dit : « Ah bon ? » Je lui dis : « Oui, oui, oui, vous ne la quittez pas des yeux et vous me l’amenez tout de suite. »

Alors, quelque temps après, dix minutes, un quart d’heure, je ne sais pas, on sonne à mon interphone. Je reconnais la même voix que celle que j’avais eue au téléphone précédemment et je donne donc l’indication pour rejoindre mon cabinet, mon bureau. Je reçois cette dame qui est donc accompagnée par la gardienne, qui reste dans la salle d’attente. J’écoute son discours et j’entends à l’évidence un tableau mélancolique. Cette dame n’a plus d’élan vital, ne dort plus, elle ne sait pas trop les raisons pour lesquelles elle est tombée dans cette situation, dans cet état, mais elle a le sentiment de ne pas pouvoir en sortir, de vivre un cauchemar et d’avoir comme seule issue le suicide. Je résume. Je me rends compte… Alors je lui dis : « Il faut une hospitalisation, vous ne pouvez pas rester dans cet état-là. Il faut vous protéger parce que vous êtes vraiment en danger. Vous avez l’air vraiment... Je prends très au sérieux vos menaces de suicide, moi, et je ne peux pas l’accepter. Donc je vais vous faire hospitaliser. » Elle me dit : « Mais non, je reviendrai vous voir ». Je lui dis : « Non, non, non, etc. » Je fais venir la voisine et j’appelle une ambulance et je donne donc les consignes pour qu’elle aille rejoindre le CPOA, le Centre Psychiatrique d’Orientation et d’Accueil. Et puis je dis à cette dame, la gardienne : « Mes consignes persistent : vous ne la quittez pas des yeux, vous restez tout le temps avec elle. Je suis désolé de vous imposer ça mais c’est une question de vie ou de mort. » Elle me dit ; « Ah bon ? À ce point-là ? » Je lui dis : « Oui, oui. »

Alors j’attends que l’ambulance arrive. Quand l’ambulancier sonne à mon interphone… je prends… entre-temps un autre patient est arrivé car cela m’avait pris plus de temps que prévu. En plus, je n’avais pas prévu nécessairement d’avoir un rendez-vous supplémentaire. Je descends donc, je m’excuse auprès du patient, je le fais attendre dans la salle d’attente. Et j’explique à l’ambulancier qu’il faut vraiment être très prudent avec cette dame, qui est très, très, très, très, très en souffrance et qu’il faut la surveiller. Et il l’amène au CPOA.

Au CPOA, elle a été hospitalisée, elle a eu des perfusions. A l’époque il n’y avait pas tellement… Elle a eu des perfusions d’Anafranil qui n’ont pas donné un résultat extraordinaire, du coup elle a eu des électrochocs. Et puis, au bout d’un certain temps, elle est sortie de cet état et elle est revenue me voir pour que je renouvelle son ordonnance qu’on lui avait prescrite. Alors, cette histoire, évidemment, ne se termine pas si mal que ça. Je n’ai pas eu de suite. Elle n’est pas revenue très longtemps me voir. Après elle a déménagé, je crois, je ne sais pas pour quelle raison, enfin je n’ai pas suivie… C’est que, moi, j’avais appris que c’est une urgence, la mélancolie. C’est-à-dire que quand on en est au point de vous exprimer un désir de suicide, c’est évidemment nécessaire de prendre le plus de précautions possibles pour éviter le passage à l’acte décisif. 

Autre exemple, parce que je pense qu’on apprend autant avec des exemples cliniques qu’avec des bouquins. Ce sont des exemples qui m’ont marqué, que j’ai vécus. J’étais à l’époque encore tout jeune, j’étais interne dans un service où l’on avait admis un monsieur portugais, lui aussi, et qui était immigré en France ; mais immigré parce que son fils et sa fille avaient immigré en France, et donc il avait immigré mais il ne s’était jamais vraiment adapté. Il vivait dans une maison et, dans cette maison, il y avait un puits. Il avait été hospitalisé parce qu’il s’était jeté dans le puits pour se suicider. Son fils avait réussi à le sauver in extremis et l’avait amené dans le service de psychiatrie. C’était un endroit près de Melun, je sais pas exactement, bref… Il avait fini par arriver dans le service où j’étais interne. Là aussi, on l’avait soigné par électrochocs, par une médication assez lourde, assez contraignante. Mais son état était vraiment très préoccupant.

Et puis le patron du service, qui était un psychiatre très fin, très remarquable, s’est absenté pendant un certain temps et il a passé le relais à un chef de clinique, à quelqu’un qui faisait fonction de sénior mais qui n’était pas dans la responsabilité autant que le chef de service. Moi, j’étais interne, je suivais. Je vais prendre en charge ce patient sous la responsabilité du sénior.

Je voyais son état s’améliorer et, un jour, je le vois apaisé et me disant qu’il voulait sortir. J’ai dit : « Bon, il a l’air mieux. » Les infirmières et les infirmiers qui s’occupaient de lui confirment qu’il y avait un mieux très net. Je me dis : « Pourquoi pas une sortie ? Au moins pour le weekend, qu’il puisse retrouver les siens et ne pas rester dans ce service de psychiatrie ». Je préconise donc au médecin sénior d’autoriser une sortie. Il va voir le patient, discute un peu avec lui, etc. Il me dit : « C’est incroyable, il est vraiment apaisé : il est tranquille, il est serein ; franchement je ne vois pas pourquoi je lui refuserais de sortir. » Alors donc on organise la sortie. On appelle le fils qui avait une voiture et qui vient chercher son père. Tout le monde est content et le patient s’en va avec le sourire, n’exagérons rien : apaisé et serein. Et j’apprends deux jours après qu’il s’est pendu. Alors il avait, quand il était entré, un tableau mélancolique absolument évident et, à la sortie, il avait un tableau d’un homme serein, apaisé, qui a envie de reprendre le cours de sa vie.

Quand X, le patron, est revenu, on lui raconte cette histoire. Il en est très atteint et tout à fait désolé. A l’occasion, je lui dis : « Mais il était serein, je ne comprends pas, il était apaisé… » Et alors là ce qu’il me dit : « Oui. Mais savez-vous pourquoi, Landman, il était apaisé ? — Je pense que c’était le fait des médicaments, de la prise en charge. On parlait souvent avec lui : le sénior parlait avec lui, moi, je parlais avec lui. Il m’avait raconté sa vie, les traumatismes qu’il avait subis, etc. » Il me dit : « Oui, oui. Mais ce n’est pas pour ça qu’il était apaisé, uniquement… ». Alors je lui dis : « Mais pourquoi il était apaisé ? — Parce qu’il avait pris la décision de se suicider. D’un coup, il n’avait plus de conflit interne. Il avait pris sa décision et il l’a mise en acte. »

Et là, je dois dire : j’ai pris une leçon. Je me suis dit : « Il ne faut pas se fier aux apparences. » Après, j’étais un peu traumatisé par cette histoire ; ce qui fait que j’avais beaucoup de mal à accepter les permissions. Les pauvres patients qui suivaient cette histoire, qui, eux, avaient bien le droit à leur permission, me trouvaient extrêmement pointilleux, extrêmement rigoureux pour leur accorder des permissions, mais c’est parce que j’étais traumatisé. J’étais passé à côté d’un truc. Le sénior évidemment était dans tous ses états. Avec plus de responsabilité que moi, il avait signé la sortie. Mais enfin, on était tous les deux… X me dit : « Oui, c’est comme ça. Mais ne vous culpabilisez pas. Peut-être que je n’aurais pas moi-même pris une autre décision parce qu’on ne sait jamais si cet apaisement est du lard ou du cochon, passez-moi l’expression. »

Voilà donc ça m’a servi pour une autre patiente, une patiente que j’avais en psychothérapie et qui, effectivement, souffrait de quelque chose de mélancoliforme. Ce n’était pas vraiment une mélancolie installée, psychiatrique, délirante ou pas. Un jour quand j’ai vu qu’elle était apaisée, j’ai très bien compris la leçon que j’avais reçue, et je l’ai fait hospitaliser. Et j’ai contribué, je crois, à lui sauver la vie. Surtout qu’à l’époque, elle était mère de famille, avec un petit dernier de sept ans.

Le problème, c’est que sa mère s’était suicidée. Elle était vraiment très en butte à cette identification à sa mère. Il y avait tout un noyau de choses extrêmement complexes pour elle, autour du suicide de sa mère et, évidemment, elle était au risque de passer à l’acte pour rejoindre sa mère, comme on dit. Cette histoire m’avait marqué et, là, j’ai entendu cliniquement que l’apaisement était lié au fait qu’elle avait pris sa décision. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de cette patiente ultérieurement mais je sais que j’ai pu à ce moment-là enrayer la machine infernale.

Alors, la mélancolie, c’est toujours un problème dans le domaine de la psychiatrie : on est toujours sur le fil du rasoir, il y a toujours le risque du passage à l’acte, du passage à l’acte suicidaire évidemment… Le pire moment, c’est le moment où, après un état d’euphorie, un état maniaque, quelque chose s’inverse et, à ce moment-là, c’est une véritable chute, quelque chose de terrifiant, une chute vertigineuse où il y a vraiment un risque suicidaire maximum. La mélancolie, bien entendu, ne se résume pas à cette affaire suicidaire, mais je voulais quand même vous dire que, pour les psychiatres, la mélancolie est considéré comme une urgence, comme quelque chose de très grave. Ce n’est pas la mélancolie romantique ou la mélancolie des romantiques, c’est le même signifiant mais le contenu est très, très, très, très différent.

Evidemment, j’ai eu d’autres exemples de formes peut-être moins claires, moins évidentes que les deux formes dont je vous ai parlé au début, avec cette femme qui a été amenée par sa gardienne et ce monsieur qui s’était pendu après avoir tenté de se noyer dans un puits. Mais, dès qu’on entend quelque chose qui est ce que les Anciens appelaient la douleur morale…, l’intensité de la douleur morale : ce n’est pas la douleur psychique, la douleur psychique, c’est plus vague, c’est moins spécifique ; la douleur morale, c’est vraiment quelque chose qui tient au sentiment d’existence. Et, quand quelqu’un a une atteinte de l’élan vital associée à quelque chose qui est un sentiment de ne plus vraiment être dans l’existence, c’est en ce sens qu’il y a un risque. C’est dans ces moments-là qu’il y a un risque majeur et qu’on peut faire le diagnostic de mélancolie.

Alors, la douleur morale, c’est spécifique de la mélancolie. Il y a des petites douleurs morales dans toutes les pathologies et peut-être même dans la norme. Mais la douleur morale forte, intense, durable, c’est vraiment quelque chose qui est et spécifique – en médecine on dit pathognomonique – de la mélancolie, du syndrome mélancolique.

Je vais prendre appui sur quelques textes, que j’ai glanés pour vous et qui sont des textes qui parlent de cette question de la mélancolie, qui confirment un peu ce que j’en ai dit.

Je vais commencer par vous parler d’un texte que je vais vous lire en partie, celui de Jérôme Porée[2]. Je vous lis un peu le début parce qu’il inscrit bien la mélancolie dans… Au fond, il y a deux conceptions du point de vue sémiologique et psychopathologique de la mélancolie. Il y a la description psychiatrique, évidemment. Mais quand on rentre dans la psychopathologie, puisque c’est quand même ça qui est intéressant, il y a deux grands courants qui se sont intéressés à la mélancolie.

Il y a le courant psychanalytique, évidemment, avec le célébrissime texte de Freud qui compare et met en concurrence, en quelque sorte, le deuil et la mélancolie. C’est un texte exceptionnel, je veux dire qu’il est incontournable : il faut le lire, le relire. C’est du Freud, c’est-à-dire qu’en apparence ça a l’air simple et transmissible ; en réalité, c’est d’une très, très grande profondeur. L’idée de Freud c’est que…, en gros n’est-ce pas, parce que c’est un texte théorique d’une grande importance. Ça s’appelle donc Deuil et mélancolie[3]. On le trouve dans les Œuvres complètes de Freud et il y a des éditions où l’on trouve juste cet article-là. En gros, la thèse de Freud, c’est qu’il y a des points communs entre le deuil, évidemment, et la mélancolie… Quelqu’un dit qu’il est disponible sur Cairn : évidemment je pense que c’est bien de l’avoir ; je ne sais pas quelle est la traduction qui est utilisée dans ce texte-là sur Cairn. Ceux qui ont la chance d’avoir accès à la langue allemande, il faut aller regarder du côté de la langue allemande parce que c’est vraiment, je dirais… : il n’utilise pas n’importe quel signifiant. Moi je connais un peu l’allemand, je ne pratique pas mais enfin je peux un peu comprendre. Quand j’ai un souci de traduction, parce que tout n’est pas facile – même si les éditions de Freud se sont améliorées au fur et à mesure, Deuil et mélancolie a été un de ceux qui ont fait souffrir les traducteurs – je vais voir l’édition anglaise. L’édition anglaise a toujours une supériorité a priori. Jusqu’à un certain temps en tout cas : les éditions françaises qui étaient supervisées pour la plupart par Marie Bonaparte qui était d’une très bonne volonté mais, ça n’allait pas quoi, les traductions étaient… On ne disposait pas de traductions… Les dernières éditions complètes de Freud, maintenant, sont quand même d’un niveau bien supérieur mais elles n’atteignent pas le niveau de la Standard Edition, l’édition anglaise de Strachey, qui date de bien avant l’édition française.

Alors, je commence par vous lire juste des bribes de ce texte de Jérôme Porée qui est donc disponible, je pense, aussi sur Internet : « Cicéron [voyez comme ça remonte à l’Antiquité] remarque dans les Tusculanes que les affections de l’âme sont beaucoup plus pernicieuses que celles du corps. »

C’est une raison pour lesquelles le terme de mélancolie a été abandonné parce que c’était... Dans une époque où on voulait rendre scientifique la psychiatrie : il fallait retirer tout ce qui pouvait apparaître comme religieux, spirituel ou tout simplement romantique, littéraire. Le mot mélancolie, évidemment, c’était une maladie de l’âme ; or une maladie de l’âme, ça ne va pas vraiment avec un esprit scientifique, en tout cas, ça fait désordre.

Alors donc : « …beaucoup plus pernicieuses que celles du corps et laissant penser parfois qu’il n’existe pas pour elle de médecine efficace. C’est à la douleur physique de fait que s’appliquent aujourd’hui encore les prescriptions du Code de la santé publique. C’est pour elles aussi que sont conçus les outils d’évaluation et les traitements essentiellement chimiques mis en œuvre dans ce cadre. Donc, il existe un modèle neurophysiologie de la douleur morale ; mais nous sentons bien que ce modèle, s’il est réducteur appliqué à la douleur physique, l’est à plus forte raison lorsqu’on l’applique à la douleur morale. Nous sentons mieux encore que si l’on peut vouloir un homme à qui sera épargné la première, on ne peut pas aussi évidemment vouloir un homme qui ne pourrait d’aucune façon éprouver la seconde. Le milliard de psychotropes, hypnotiques, anxiolytiques, neuroleptiques, antipsychotiques, antidépresseurs consommé chaque année en France nous inquiète pour cette raison. La bio-religion moléculaire n’est pas seulement une religion sans Dieu, elle est encore une religion sans homme, l’Homme, tel du moins qu’il s’était, jusqu’à présent, compris lui-même. »

Bon, c’est un texte qui n’est pas mal, qui est intéressant et qui montre que justement la mélancolie, le signifiant, a disparu de la sémiologie psychiatrique pour la bonne raison qu’il était connoté médecine de l’âme et dans un esprit de dualisme cartésien : le corps d’un côté, l’âme de l’autre — morale, au sens où Pinel parlait du traitement moral, n’est-ce pas, ce n’est pas « la morale » mais quelque chose qui a à voir avec le spirituel, avec l’esprit, on pourrait dire le psychisme.

Alors, donc la douleur morale qui est spécifique de la mélancolie, a une histoire et est associée à ce qu’en grec on appelle le thumos (θυμός), c’est-à-dire la thymie. Vous savez que ce qui est très à la mode en ce moment, c’est l’alexithymie. Est-ce que vous savez ce qu’est l’alexithymie ? Est-ce que quelqu’un peut prendre la parole et me dire ce que c’est que l’alexithymie ? Non, personne ne sait ce que l’alexithymie ?

Etudiant 1 : Si, c’est l’incapacité à verbaliser ses émotions.

Exactement. Voilà. Donc, la thymie…  L’alexithymie c’est une sorte d’anesthésie des émotions. Le sujet ne peut pas ressentir les émotions. Les troubles thymiques, c’est ce qu’on appelle les troubles de l’humeur. En fait, la norme c’est d’être euthymique ; et évidemment, il y a…, dans la mélancolie on est pleine athymie, c’est-à-dire…

Ce qui intéressant, parce que là, je vous ai raconté … Excusez-moi, parfois je passe du coq à l’âne mais c’est parce que j’ai quelquefois l’impression de transmettre mieux comme cela qu’en faisant un cours très académique … Je vous ai apporté des exemples cliniques, des exemples qui étaient en relation avec des patients en danger de mort, en danger de suicide. Mais il y a une autre forme de souffrance morale, extrêmement grave, et qui ne conduit pas nécessairement au suicide dans la mélancolie : c’est le sentiment d’être figé dans le temps, justement ; le sentiment d’être totalement posé dans l’éternité, ce qui est évidemment une souffrance.

C’est l’histoire de Calypso : quand Ulysse s’en va, elle va être éternellement condamnée à rester sur son île et c’est une souffrance, évidemment. Je pense que si l’on en parle dans L’Odyssée, c’est précisément une façon de désigner la souffrance morale particulière de ce sentiment d’éternité, de ne pas pouvoir… de rester mort au fond, de rester mort-vivant éternellement et de ne pas pouvoir changer cet état.

L’autre conception, en dehors de la conception psychanalytique dont j’ai parlé tout à l’heure... J’ai oublié de vous dire. Lisez Deuil et mélancolie qui est le texte de base, le texte de Freud. Au fond, c’est la perte de l’objet qui est intolérable et l’ambivalence que l’on avait à l’égard de l’objet dans le deuil, en général, s’efface et permet de dépasser le deuil ; alors que dans la mélancolie cette perte est irréparable et il y a incorporation de l’objet perdu. Cet objet perdu vient d’une certaine façon à la place du moi : le moi est complètement envahi par cet objet perdu, et le surmoi est extrêmement sadique à l’égard de ce moi. Du coup ça peut conduire à des passages à l’acte suicidaire. C’est, très schématiquement, la thèse psychanalytique sur la mélancolie.

Mais il y a une autre conception, tout à fait intéressante, de la mélancolie. C’est la conception phénoménologique. Or les deux grands noms (bon, il y en a beaucoup) de la psychiatrie phénoménologique, c’est bien sûr Binswanger... C’est un psychiatre suisse qui a fréquenté énormément Freud, qui a flirté avec la psychanalyse mais après s’en est éloigné, avec des relations assez compliquées. Il y a toute la correspondance entre Freud et Binswanger.

Pour ceux que ça intéresse, ça en dit long sur le malentendu entre les psychiatres et les psychanalystes de l’époque, même si ça se poursuit, en tout cas, jusqu’à ces quelques dernières décennies. Au fond, Freud sent que Binswanger ne sera jamais véritablement psychanalyste et Binswanger a le sentiment que Freud passe un peu à côté de la question de l’exercice psychiatrique. Ils ont une correspondance extrêmement riche qui s’étale sur des années. Binswanger aimait beaucoup Freud, il était très respectueux de Freud mais il n’a jamais vraiment adhéré à la théorie freudienne. Il a essayé, à un moment donné, de l’appliquer de façon un peu sauvage dans son service, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Il s’est heurté très vite à des résistances importantes et surtout à ses propres résistances.

C’est une sorte de rencontre manquée. Il y en a eu d’autres. Freud a manqué plusieurs rencontres. Lacan aussi, d’ailleurs... Je pense à celle que j’ai particulièrement étudiée qui est la rencontre manquée avec Deleuze, avec la philosophie de Deleuze. Il y a des rencontres manquées comme ça, et celle de Binswanger avec Freud, c’est une rencontre manquée, mais quand même ce malentendu a été travaillé par l’un et par l’autre pendant des années, des années dont témoigne cette correspondance ; pour ceux que ça intéresse, je vous invite à aller la chercher, c’est très, très, éclairant sur le malentendu entre la psychiatrie et la psychanalyse.

Binswanger s’est tourné de plus en plus vers la phénoménologie, les romantiques allemands et après, bien sûr, vers Husserl, Heidegger, etc. et la phénoménologie en France, vers Merleau-Ponty qui est un immense bonhomme, évidemment. Pour les phénoménologistes, c’est une maladie du temps, la mélancolie. C’est-à-dire que c’est une maladie où c’est l’avenir qui est problématique ; c’est-à-dire que l’avenir, c’est ce qui nous soutient, ce qui soutient l’activité. Ce qui soutient l’élan vital, pour les phénoménologistes, c’est l’avenir : le fait de pouvoir avoir un avenir. Alors évidemment ils disent... C’est vrai que vous vous devez subir une opération où vous risquez de ne pas en sortir, mais vous êtes votre avenir, qui est axé… en tout cas est ponctué par cette intervention chirurgicale. Mais pour eux l’avenir, c’est justement le « après » cette intervention. Certes, c’est la possibilité… C’est l’idée que, quand on vit, on existe : on est entré dans notre existence, on se met tout de suite, je dirais, au-delà du présent, on est projeté dans un avenir. C’est ça qui nous soutient là. C’est l’idée d’un « au-delà », d’un « en-avant » par rapport à notre présence. C’est ça qui soutient notre existence notre élan vital. Ce n’est pas le désir au sens psychanalytique ; c’est plutôt un élan de vie qui est axé sur l’avenir, c’est-à-dire c’est l’avenir.

Et dans la mélancolie, à l’évidence, l’avenir est, je ne dirais pas brouillé, il est inexistant. C’est l’impossibilité d’être en dehors de sa propre vie, c’est-à-dire d’être un peu au-delà de sa propre vie et que ce soit en plus soutenu par une activité. Du coup, on sait bien que dans la mélancolie, il y a un ralentissement des activités, ce qu’on appelle un ralentissement psychomoteur : on est face à quelqu’un qui fait le mort, qui fait le mort et qui, en plus, a un discours totalement mortifère. Donc on est dans la phénoménologie là, la mélancolie…

Je vais vous donner un autre exemple de l’intérêt de la phénoménologie par exemple pour la névrose obsessionnelle. Moi je l’ai utilisée à plusieurs reprises. Qu’est-ce que disent les phénoménologistes ? Bon, la théorie psychanalytique est très riche, très, très intéressante, mais les phénoménologistes ont mis en avant deux points qui concernent la névrose obsessionnelle que je repère cliniquement très, très souvent, pour ne pas dire tout le temps, chez les patients qui ont une structure obsessionnelle. Les deux points c’est : « Ne pas nuire » et « Ne pas laisser de trace ». Si vous écoutez des patients à structure obsessionnelle, vous verrez que ces deux paradigmes éclairent un certain nombre de leurs symptômes et de leurs comportements. Quand vous le leur faites remarquer au bon moment, cela a un effet interprétatif. Je l’ai fait à plusieurs reprises à propos de patients. C’est-à-dire qu’il convient de le faire comme ça : il faut vraiment choisir le moment où ils vont pouvoir l’entendre et à propos. Ils vont dire : « …Oui, gnagnagni gnagnagna… — En fait, vous ne voulez pas nuire. — Ah, oui ; c’est ça, exactement. » Et ils vont se rendre compte que, chaque fois, c’est le même processus qui vient avec l’interdiction de nuire. Alors, évidemment, la psychanalyse prolonge ça sur éventuellement un désir inconscient de nuire, etc. On peut aller beaucoup plus loin…

Mais sémiologiquement, si on s’en tient à la sémiologie, on peut repérer… les phénoménologistes nous ont amené là deux éléments… Et c’est pareil pour la mélancolie pour quoi, moi, je pense qu’il faut travailler avec les mélancoliques. On peut les bourrer de médicaments, éventuellement ; mais si on veut vraiment les écouter, quand ils sont dans ces phases comme ça et qu’ils peuvent éventuellement parler, c’est l’idée de l’avenir. C’est-à-dire : comment faire en sorte que… Le temps est congelé, le temps est figé ; donc l’avenir n’est pas possible. Surtout ils ne peuvent pas se mettre un peu au-delà de leur propre existence, se projeter un peu plus loin, c’est ça l’avenir, c’est la possibilité… Et l’activité c’est ça aussi, on va un peu au-delà de notre assise.

Du coup c’est cet élan-là qui est atteint dans la mélancolie et qui rend les choses extrêmement je dirais figeantes. C’est une maladie du temps parce que le passé n’est plus une richesse à partir duquel on peut tirer des leçons, on peut s’améliorer, on peut changer les choses. C’est un piège dans on ne sort pas. Surtout : ce qui a été sera toujours, c’est ça, le temps figé de la mélancolie. Il n’y a pas d’avenir, ou l’avenir en tout cas est… 

En revanche, il y a quelque chose qui – à un moment donné, dans les cas où ça s’améliore, où le sujet est en mesure de sortir de son état mélancolique – il y a quelque chose qui fait que, comme toujours là, même dans les pires états psychiatriques, il y a une partie du moi du sujet qui veut en sortir. Freud disait que dans toute normalité il y a une part de folie et que dans toute folie il y a une part de normalité. Il avait raison. Chez le mélancolique, qui n’a pas d’avenir, qui se sent figé dans le temps et qui n’a pas d’autre issue que le suicide, il y a toujours un petit noyau qui résiste. Il est faible, il peut être très menu mais il y a toujours ce petit noyau avec lequel on peut éventuellement travailler.

Binswanger donne un exemple incroyable : celui d’un patient avec lequel il avait travaillé, probablement avec l’idée de s’appuyer sur ce noyau d’élan vital. Le type a fugué de l’hôpital qu’il administrait, dont il était le directeur médical. Il est allé dans la forêt pour se suicider. En fait il ne s’est pas suicidé, il est revenu, et il a expliqué pourquoi il ne s’était pas suicidé. Il ne s’est pas suicidé parce qu’au moment où il avait l’intention de le faire, il a rencontré une belette. Il s’est dit : « Tiens : je n’ai jamais vu une belette de ma vie. » Il s’est dit : « Tiens : il peut y avoir du nouveau. Le temps n’est pas figé autant que ce que je pensais. » Alors il avait été travaillé, j’allais dire psychothérapeutiquement, bien sûr… Mais tout-à-coup, une nouvelle rencontre avec un animal insignifiant, pas dangereux, pas particulièrement domestique. Mais cette belette était le signifiant que quelque chose pouvait arriver de nouveau, que le temps n’était pas entièrement figé, qu’une rencontre était possible avec du nouveau, et ça a eu un impact chez ce patient.

Moi, les patients mélancoliques qui ont traversé des phases mélancoliques parfois suivies de phases maniaques comme je l’ai dit, ceux avec lesquels j’ai le mieux travaillé, c’est ceux qui avaient pris la décision de ne jamais se suicider parce que c’était vraiment, pour moi le, je dirais, le partage des eaux.

Ceux qui étaient toujours au risque de suicide, c’est très compliqué parce qu’on est vraiment dans une situation très inconfortable, comme psychanalyste, pour s’occuper d’eux. En revanche, il y a ceux qui ont pris une décision, ce qu’on appelle la décision du sujet, quelle que soit la souffrance des périodes mélancoliques ou la souffrance des périodes maniaques, ils ont décidé qu’ils ne mettraient pas fin à leurs jours ; à partir de là, on peut travailler. Je pensais à un type que j’avais suivi et qui refusait absolument tout médicament. Il avait fait plusieurs tentatives de suicide qui avaient toutes raté, et un jour il avait décidé de ne plus jamais se suicider. Et j’ai fait un travail avec lui : c’était tout à fait possible et on n’a, évidemment, pas nécessairement éclairci tout ce que j’aurais souhaité qu’il éclaircisse pour lui, mais on a fait un vrai travail analytique qui a été rendu possible par – pour mon confort personnel, en tout cas, c’était important de savoir qu’il l’avait prise – cette décision.

Il souffrait terriblement dans les périodes mélancoliques : mais pendant les périodes maniaques, c’était aussi une souffrance très importante parce que le temps, dans la période maniaque, est tout aussi inaccessible que dans la période mélancolique. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de présent. C’est une fuite sans arrêt, sans arrêt, et il n’y a pas de… Le temps, c’est une façon qu’on a d’être en syntonie avec l’environnement, et quand on n’est pas dans le temps, que le temps s’est figé ou que le temps fuit ou que la fuite du temps est telle qu’on ne peut pas l’attraper, qu’on ne peut pas attraper le présent, c’est terrible…

Je me souviens d’avoir participé à, suivi, enfin, je ne sais pas comment on dit, un enterrement. Il y avait un type qui était maniaque, qui était en crise maniaque. Il était de la famille. Mais ce qui était terrible, c’est qu’il faisait tout le temps, tout le temps rire tout le monde. C’est-à-dire que je n’ai jamais assisté à un enterrement aussi drôle que cet enterrement. Il faisait des jeux de mots, il racontait des tas de trucs. Personne n’osait lui dire de se taire, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, mais c’était comme ça, par respect probablement pour la cérémonie. Moi, j’ai eu du mal à retenir mon fou rire, alors qu’on était à un enterrement quand même, c’était totalement déplacé. Cétait une crise maniaque qui était liée probablement à un truc de deuil qui lui était tombé dessus et alors là on voyait bien que le deuil était probablement impossible pour lui. Du coup, il avait déclenché tout de suite une crise maniaque. C’était quelqu’un de proche de la personne défunte.

Le temps fuit, il fuit. Ils ne peuvent pas attraper le présent alors que les autres sont figés dans le passé. Mais, dans les deux cas, il n’y a pas d’avenir. Pour qu’il y ait un avenir, il faut que le passé ne soit pas figé et il faut que le présent puisse exister. A partir de là il y a un avenir et s’il y a un avenir, il y a une ouverture et s’il y a une ouverture, quelque part le sujet est en mesure d’échapper à la mélancolie, à la phase mélancolique.

Alors, dans la théorie psychanalytique, il n’y a pas que le deuil de l’objet, il y a aussi une théorie qui est extrêmement intéressante. Au fond, il y a eu tellement d’artistes qui ont été mélancoliques, qu’on s’est posé la question : y a-t-il dans l’art ou plus exactement, pour prendre un terme freudien, dans la sublimation, une solution, cherchée par le sujet à ses phases mélancoliques, à ce risque mélancolique ? Et je vous invite à lire un autre article, de Julia Kristeva[4]. Je voudrais simplement vous lire… C’est vraiment très, très, intéressant... L’article est accessible aussi sur internet : « La traversée de la mélancolie ».

C’est un texte qui est paru il y a très longtemps dans la revue Figures de la psychanalyse qui est la revue d’Espace Analytique, l’association dont j’ai été le président et à laquelle j’appartiens toujours. C’est une très bonne revue… C’est un ancien numéro, vous ne pourrez pas le récupérer, mais en revanche vous pourrez récupérer sur internet son article. Alors, je vous lis juste ce qu’elle dit à propos de la sublimation ; évidemment elle s’intéresse à la sublimation après avoir dit à quel point la mélancolie était très répandue chez des grands artistes. Alors je vous lis. C’est un peu long mais très intéressant.

II. Mélancolie/sublimation

Posons donc cette hypothèse, que certains, j’en suis sûre, contesteront : le sublime naît dans la mélancolie. La preuve ? Holbein, — elle ne parle pas de Dürer — Nerval, Dostoïevski, Duras, Beckett, Céline et tant d’autres. Mais le beau peut-il être triste ? La beauté a-t-elle partie liée avec l’éphémère et donc avec le deuil ? Ou bien le bel objet est-il celui qui revient inlassablement après les destructions et les guerres pour témoigner qu’il existe une survivance à la mort, que l’immortalité est possible ? Le beau serait-il l’objet idéal qui ne déçoit jamais la libido ? Ou bien le bel objet apparaît-il comme le réparateur absolu et indestructible de l’objet abandonnique, en se situant d’emblée sur un plan différent de ce terrain libidinal si énigmatiquement adhésif et déceptif, où se déploie l’ambiguïté du « bon » et du « mauvais » objet ? À la place de la mort et pour ne pas mourir de la mort de l’autre, je produis – ou du moins j’apprécie – un artifice, un idéal, un « au-delà » que ma psyché produit pour se placer hors d’elle : ex-tasis. Un artifice, un idéal, un « au-delà », beau de pouvoir remplacer toutes les valeurs psychiques périssables. D’où vient le soleil noir de la mélancolie ? De quelle galaxie insensée ses rayons invisibles et pesants me clouent-ils au sol, au lit, au mutisme, au renoncement ? D’où s’ouvrent ce gouffre de tristesse, cette douleur incommunicable qui nous absorbe parfois, et souvent durablement, jusqu’à nous faire perdre le goût de toute parole, de tout acte, le goût même de la vie, ce désespoir surgi après telle blessure, tel échec sentimental ou professionnel, tel deuil, telle trahison ou maladie fatale ? Tout ceci me donne soudain une autre vie. Une vie invivable, chargée de peines quotidiennes, de larmes ravalées ou versées, de malheur sans partage. Une vie dévitalisée, prête à basculer à chaque instant dans la mort. Mort-vengeance ou mort-délivrance, elle est désormais le seuil interne de mon accablement, le sens impossible de cette vie dont le fardeau me paraît toujours plus pesant. Je vis une mort vivante, chair coupée, saignante, cadavérisée, rythme ralenti ou suspendu, temps effacé ou boursouflé. Absent(e) du sens des autres, étranger(e), accidentel(le) au bonheur naïf, je tiens de ma déprime une lucidité suprême, métaphysique. Aux frontières de la vie et de la mort, j’ai parfois le sentiment orgueilleux d’être le témoin du non-sens de l’Être, de révéler l’absurdité des liens et des êtres. Ma douleur est la face cachée de ma philosophie, sa sœur muette. Sans une disposition à la mélancolie, il n’y a pas de psychisme, mais du passage à l’acte ou au jeu. Les questions sont nombreuses, en même temps que teintées d’optimisme pour un sujet si grave. Nommer la souffrance, l’exalter, la disséquer dans ses moindres composantes est sans aucun doute un moyen de résorber le deuil. De s’y complaire parfois, mais aussi de le dépasser, de passer à un autre deuil peut-être, moins brûlant, plus indifférent. Cependant, les arts semblent indiquer des procédés qui sauraient contourner la complaisance et qui, sans renverser simplement le deuil en manie, assurent à l’artiste et au connaisseur une emprise sublimatoire sur la Chose perdue. 

C’est un texte très profond parce que ce qu’elle dit à la fin, c’est une remarque extrêmement intéressante. Le deuil c’est la perte de l’objet, la mélancolie c’est la perte de la Chose. Alors, ne me demandez pas d’approfondir, il faudrait des heures pour approfondir l’histoire de la Chose. On pourrait dire la Chose, c’est vraiment l’objet interdit par excellence, c’est : Das Ding.

Lisez ce que Lacan dit[5], ce que les commentateurs de Lacan en disent, vous verrez que la perte de Das Ding, c’est d’une certaine façon la perte du sentiment d’existence. C’est là où elle finit par dire que ce n’est pas simplement un objet, et que la solution artistique, la sublimation par l’art – la sublimation au sens freudien, parce que Lacan a utilisé une autre conception de la sublimation –, la sublimation, c’est peut-être une façon de substituer à la Chose perdue, de lui substituer un artifice, un objet d’art. Mais un objet d’art qui est sublime, qui est beau, qui viendrait comme substitut de la Chose qui est perdue.

Dans le deuil mélancolique, ce n’est pas simplement le deuil d’un objet d’amour, c’est déclenché par le deuil d’un objet, mais le mélancolique sombre dans la perte de la Chose. Et ça c’est une notion que n’avait pas amenée Freud. Il disait : « l’ombre de l’objet retentit sur le moi ». Phrase magnifique, mais c’est Lacan qui nous a amené cette idée : se séparer de la Chose, c’est-à-dire au fond accepter de se séparer de la Chose, ce n’est pas la perdre, c’est se séparer pour rentrer dans l’existence. Or là, on a le sentiment que la Chose est perdue, elle est irrémédiablement perdue dans la mélancolie. Ce n’est pas simplement un deuil ordinaire.

Alors vous savez que malgré le texte de Freud et tout ce que les commentaires nombreux et les commentateurs ont pu dire sur ce texte absolument remarquable, nos amis psychiatres américains ont considéré que deuil et mélancolie, cela pouvait être tout à fait synonyme, ou presque. Puisque, vous le savez, — je terminerai là-dessus parce qu’il est pratiquement 22h et que je voudrais laisser la place pour des questions — vous savez que dans le DSM-V, je reviens donc à la sémiologie, au bout de 15 jours après la perte d’un être cher, donc de deuil, si on continue à avoir un ralentissement psychomoteur, une tristesse exagérée ou anormale et puis un sentiment de perte de sens de la vie, enfin tout ce qu’on peut imaginer, on n’est plus seulement dans le deuil mais on est effectivement dans ce que l’on peut appeler la dépression,  du coup on est passible de recevoir des antidépresseurs pour sortir de cet état dépressif.

Comme je l’avais déjà dit, j’avais vu à la BBC une émission où un couple avait perdu un fils unique dans un accident de voiture et ils avaient été bourrés d’antidépresseurs au bout de 3 jours, ils avaient donc traversé comme des zombis cette période de deuil. Au moment de l’enterrement ils étaient complétement abrutis de médicaments. Ils expliquaient que cela avait été un cauchemar pour eux, que ça les avait privés du deuil, que ça les avait culpabilisés de ne pas avoir ressenti… Surtout ils avaient un sentiment redoublé de perte : non seulement ils avaient perdu leur enfant mais ils avaient perdu la possibilité de faire le deuil en temps normal. Du coup ils étaient très, très, en colère contre cette prescription qui les avait artificiellement anesthésiés.

Il y a une logique du deuil, une logique psychique. Toutes les religions l’accompagnent et il y a un protocole qui est respecté en général. Il y a [le Jour des morts, le lendemain de] la Toussaint chez les chrétiens, il y a d’autres cérémonies dans d’autres religions, enfin il y a comme ça quelque chose… Alors, évidemment cela n’empêche pas que le deuil est toujours singulier. Chacun fait son deuil comme on dit d’une façon qui lui est propre. Mais les religions accompagnent comme ça, par des rituels, la période de deuil. Évidemment, c’est un protocole pour tout le monde, mais c’est vous dire que d’une certaine façon le deuil fait partie de notre humanité. Donner des médicaments en confondant le deuil et la mélancolie et surtout en empêchant les gens de faire ce travail psychique absolument incontournable, c’est tout le contraire de ce qu’il faut.

Autant, il arrive qu’il y ait des deuils pathologiques, ça arrive, soit des deuils trop longs, soit des deuils qui virent au délire, ou je ne sais quoi, mais c’est rare. Ça existe, mais c’est rare ; moi je n’en ai pas rencontré beaucoup dans ma pratique, ça fait quand même maintenant… la psychiatrie, j’ai commencé il y a très longtemps, donc il y a plus de 40 ans que je travaille, et je n’ai pas vu beaucoup de deuils pathologiques. En revanche, j’ai vu des deuils qui déclenchaient des épisodes maniaques ou des épisodes mélancoliques ; mais c’est une toute petite proportion.

La disparition de la mélancolie est symptomatique d’un changement de culture. Je voulais ce soir vous rappeler cette notion qui me paraît être très importante, qui est au plus près de la condition humaine et qui, d’une certaine façon, détient une vérité d’un certain rapport à un réel que nous ne maîtrisons pas. Même si c’est une pathologie parfois grave, ça n’empêche qu’elle recèle quelque chose de la vérité de la condition humaine. Je ne sais pas si c’est une maladie, la condition humaine, mais en tout cas, on n’en guérit pas. C’est pour ça que c’est intéressant de se pencher sur la mélancolie.

J’espère que vous aurez envie de compléter en lisant des choses. Il y a d’innombrables choses, mais surtout, pour ceux qui ne l’ont pas fait, commencez par lire Deuil et mélancolie de Freud. Ça me parait être la base à partir de laquelle on peut commencer à comprendre quelque chose. Je vais m’arrêter là, quitte à reprendre la parole si vous avez des questions.

Étudiant 2 : Bonsoir, docteur. J’ai une question qui me brûle depuis le début : comment vous faites la différence entre une mélancolie et la dépression ?

-        C’est un vieux débat et justement dans le premier article que je vous ai cité, vous verrez, ce n’est pas ultra-convaincant…

La dépression c’est une réaction narcissique standard. Soit à une atteinte de l’estime de soi-même : par exemple, on a raté un examen, ou on a été licencié. Soit à une rupture sentimentale. Dans les deux cas, c’est une réaction narcissique. La dépression reflète l’atteinte narcissique mais en même temps elle protège le narcissisme.

La mélancolie, c’est bien plus profond que ça, je pense que c’est vraiment la douleur d’exister qui se révèle là, l’absurdité de la condition humaine, le deuil de la Chose comme dirait Julia Kristeva.

Donc, on n’est pas sur le même registre, si vous voulez. Ça peut symptomatologiquement se comparer car il y a des points communs mais on n’entend pas la même chose quand on écoute un mélancolique ou quand on écoute un déprimé. Alors, dans les formes graves de la dépression, le curseur est tellement loin qu’on est proche de la mélancolie, voire on peut atteindre à des niveaux mélancoliques. Mais, dans l’ensembles des dépressions, on n’est pas sur le même registre. Ce n’est pas le même registre existentiel ; c’est pour ça que dans beaucoup de dépressions quand même… Dans la mélancolie, vous avez un taux de suicide colossal. Dans les dépressions, en général quand même les gens s’en sortent d’une façon ou d’une autre. Les dépressifs, j’ai envie de dire : j’en vois tous les jours. Les mélancoliques... Ce n’est pas seulement une question de degré. C’est comment se pose la question pour le sujet, disons ça comme ça.

Mais c’est une question difficile qu’il faut approfondir, car il y a des formes de passage, des formes limites. Parfois, chez les psychotiques, la dépression prend très vite une tournure mélancolique.

Étudiant 2 : Y a-t-il un passage de la dépression à la mélancolie ?

Tout-à-fait, il y a des passages.

En particulier dans certaines structures… chez les névrosés plus rarement ; mais chez les psychotiques oui tout-à-fait. Ça peut entraîner des réaménagements qui sont des aménagements mélancoliques. Au départ, ça commence par une dépression et après ça se termine en mélancolie. Quand vous lisez Schreber, il est par moment mélancolique. Il a des thèmes mélancoliques. Je vous ai envoyés lire Deuil et mélancolie, mais là je vous invite à lire Schreber : j’en avais parlé à propos de l’hypocondrie, mais il a aussi des périodes mélancoliques.

Les passages sont plus rares chez les névrosés. La mélancolie, ça s’attache quand même à une structure psychotique, même si ce n’est pas des gens délirants. Il y a des mélancolies délirantes, mais pas toutes. Ils restent en général non délirants. Evidemment, ils parlent d’eux de façon exagérée ou tellement outrancière qu’on se demande s’ils ne délirent pas, mais ce n’est pas un délire, c’est une mélancolie.

Étudiant 3 : Bonsoir docteur. J’avais une question sur les électrochocs. Est-ce que vous savez ce qui se passe ? Qu’est-ce qui fait qu’il se produit quelque chose avec les électrochocs ?

-        Non. On ne sait pas vraiment. Il y a des hypothèses… mais on ne sait pas vraiment. On crée une confusion mentale en fait, contrôlable. Et apparemment, ça permet un remaniement cérébral qui…

Étudiant 3 : On crée un genre de crise d’épilepsie, non ? Qu’est-ce que c’est ?

-        Oui, c’est une crise d’épilepsie mais surtout ça vise à créer une confusion mentale dans laquelle il y a un remaniement cognitif important et, en quelques séances, les gens lâchent leurs obsessions mélancoliques et ils retrouvent un élan vital.

Ce n’est pas miraculeux toujours, n’est-ce pas, mais j’ai vu des cas... J’en ai encore vu un cet après-midi : un jeune garçon de 26 ans que j’ai suivi et chez qui j’ai entendu des thèmes mélancoliformes. Je l’ai hospitalisé en clinique avec l’accord de son psychanalyste car je le suivais en tant que psychiatre. Il a eu des séances d’électrochocs et là il va mieux ; il a repris goût à la vie.

Alors, comment ça marche ? On ne sait pas très bien. Oui, c’est une fausse crise d’épilepsie qui crée une confusion mentale et, à partir de là, il y a un remaniement qui se manifeste souvent par une reprise de l’élan vital, la reprise d’une cognition plus normale et surtout les idées noires s’estompent.

C’est très vague, mais c’est empirique : on s’est aperçus que ça marchait empiriquement. Et c’est vrai que ça marche. Alors, il y en a qui sont vent debout contre cette méthode, qu’ils considèrent comme barbare. On prend des précautions et dans 99 % des cas ça se passe bien, mais c’est vrai que c’est impressionnant, c’est impressionnant. Même on se demande si ce n’est pas un dispositif de torture.

Certains ont évoqué des séquelles à long terme. Les études ne sont pas probantes. Les gens qui ont eu des électrochocs depuis 30 ou 40 ans n’ont pas nécessairement des séquelles de maladies neurodégénératives. Les études ne le montrent pas en tout cas, mais certains ont évoqué ça. Je ne suis pas un adepte des électrochocs. Je dois constater empiriquement que ça a procuré une amélioration à un certain nombre de gens qui étaient dans un état mélancolique. Je laisse la question ouverte, quand même. Les arguments contre ne sont pas non plus négligeables…

Etudiant 4 : Excusez-moi, l’électrochoc touche le cerveau, donc je suppose que ça touche les amygdales ?

-        Les amygdales, c’est là où se régule la thymie, bien sûr.

Etudiant 4 : Il y a la méthode du sachet en papier, aussi. C’est quand même peut-être plus doux, non ?

-        Il y a des méthodes douces, mais des fois les gens sont dans une urgence vitale telle que… Moi, je ne suis pas opposé a priori à sauver la vie des gens, même avec des méthodes un peu acrobatiques… Qu’est-ce que vous voulez ? On est là quand même pour empêcher les gens de se foutre en l’air. C’est la base de la déontologie médicale, et de la déontologie des soins en général, pas uniquement pour les médecins, tous les gens qui sont entrainés dans une dynamique de soutien, de soins, de prise en charge... Ils sont là quand même pour éviter le suicide.

Etudiant 4 : Alors justement, ils se suicident… Tout à l’heure, vous avez dit : juste avant le suicide, ils semblent apaisés. Ils sont apaisés parce qu’ils prennent la décision de se suicider ?

-        Oui.

Etudiant 5 : Bonsoir, je voulais rebondir précisément là-dessus. La déontologie médicale et la volonté d’éviter le suicide, ça m’avait traversé l’esprit tout à l’heure par rapport à l’euthanasie dans d’autres contextes médicaux et, par rapport à la mélancolie, de ce que vous venez de poser ça vous semble… Je ne sais pas si c’est un tabou ou un impossible médical ou si c’est vraiment vécu comme un échec thérapeutique. Il vous semble impossible d’accompagner un patient mélancolique vers son suicide dans une logique d’euthanasie ? Je ne sais pas si ce mot est adapté dans ce cadre-là… Cela vous semble une approche à refuser même si vous sentez que ce patient sera dans une torture personnelle pour le reste de sa vie ? Je me pose la question...

-        Il faut poser toutes les questions.

Je sais que dans certains pays ça existe. En Belgique, je crois, il y a eu des pratiques d’accompagnement, d’assistance à la mort pour des gens qui étaient dans une problématique mélancolique incurable. A leurs yeux en tout cas. Du coup, ils ont été assistés. Ce n’était pas un cancer au dernier stade. C’étaient des gens qui se vivaient comme incurables du point de vue de leur pathologie mentale. Ça existe en Belgique. Il y a eu des exemples.

Je suis quand même assez réservé. Autant, quand il s’agit de l’organisme biologique, on a des repères, des indicateurs qui nous font penser qu’effectivement les gens sont dans une situation d’incurabilité. Concernant la pathologie mentale, on n’a pas de marqueur biologique, on n’a pas de marqueur tout court, donc les seuls marqueurs qu’on a, ce sont les marqueurs cliniques ; et ils ne sont pas quand même ultra-fiables. Par ailleurs, je dois dire que c’est… Moi, je préfère qu’on tente les méthodes, même un peu sportives, pour sauver la vie des gens ; mais c’est vrai que parfois les gens sont dans une telle souffrance…

Je pense par exemple à un type qui était venu me voir. Il était dans une souffrance épouvantable parce qu’il avait commis une faute au travail et il avait été suspendu. Le travail avait une place telle pour lui qu’il était absolument impossible pour lui d’accepter d’avoir commis une faute. Je dis bien... j’avais essayé de lui faire comprendre que ce n’était pas une faute, que c’était une erreur. Non ! C’était une faute. Ce n’est pas la même chose : le signifiant « faute » et le signifiant « erreur » ... Cela avait déclenché une crise mélancolique qui s’est avérée incontrôlable, du coup… Ce type, c’était quelque temps avant sa retraite, et il avait été gentiment – gentiment entre guillemets – mis sur la touche, avec quelque indemnité, à la retraite, alors que lui il voulait continuer à travailler, c’était le sens de sa vie. Tout à coup la vie avait perdu complètement son sens. Et surtout, ce n’est pas tellement ça… ça, c’était la dépression. Mais là où j’avais repéré la mélancolie, c’est que j’avais repéré le fait qu’il avait fait une faute intolérable. Il était déprimé de n’avoir plus d’activité, il était déprimé de ne plus avoir de travail, d’avoir une baisse de l’estime de lui-même pour avoir fait une erreur, mais cette erreur s’était transformée en faute : là ça dépassait vraiment tout.

Bon, alors, moi, je ne l’ai pas accompagné dans son désir de suicide. Je l’ai envoyé dans une clinique où on a pratiqué des électrochocs. Je crois me souvenir qu’il en est sorti ; ça allait mieux, mais il a repiqué quelques temps après. Je n’ai pas eu de nouvelles. Je me demande si ce type ne s’est pas foutu en l’air quand même, je n’en sais rien. Mais en tout cas, là-bas, à l’époque, il demandait que je l’accompagne dans son suicide, que je le laisse, quoi, que je ne le soigne pas. Il voulait me parler de ses projets de suicide mais, moi, je ne pouvais pas, ça me paraissait complètement… Ah, il ne me demandait pas une euthanasie parce que je ne vois pas très bien ce que je pouvais lui injecter comme produit, mais il voulait un accompagnement psychologique au suicide. Il ne venait pas demander une guérison, mais il venait demander un accompagnement psychologique au suicide, pour que le suicide soit le plus apaisant possible le et plus apaisé possible. Donc, ça répond un peu à votre question.

Évidemment, moi, je ne pouvais pas faire ça, ce sont peut-être mes limites de l’époque, mais je suis forgé par la déontologie médicale, en tant que médecin. Chaque métier a ses repères, ses règles de l’art, sa déontologie… Tous les métiers ont une déontologie ; pour l’instant, la déontologie médicale est formelle : on ne doit pas laisser quelqu’un… Il y a des phrases de Lacan qui sont ambiguës sur le suicide. Ce n’est pas une apologie, mais l’idée que peut-être pour certains c’est une solution, c’est possible. Mais moi je ne l’entends pas de cette oreille, comme dirait l’autre.

Etudiant 6 : Bonsoir. Je voulais vous poser une question sur les patients qui auraient pris la décision de ne pas se suicider. Je voudrais savoir en fait comment vous pouviez évaluer ça, quel crédit vous donniez à ça – surtout que vous nous avez parlé des patients qui avaient l’air si sereins, si apaisés et qui, ensuite, passaient à l’acte… Est-ce que c’est un engagement qu’ils prennent auprès de vous ?

-        Oui, oui, c’est un engagement qu’ils prenaient et que j’entendais parce que c’étaient des patients que je voyais régulièrement, pour une durée quand même consistante. Je pense que j’entendais que c’était important pour eux d’avoir pris cette décision. Evidemment il y a un risque que l’autre vous mente, mais là ce n’était pas le cas. Ils avaient pris cette décision et ils avaient fait des actes de vie qui montraient qu’ils avaient pris cette décision. Ce n’était pas simplement un trompe-l’œil. Mais je n’avais pas de marqueur biologique ni de scanner pour objectiver ça…

Vous savez, on travaille beaucoup à l’intuition. On soigne autant avec ce qu’on est qu’avec ce qu’on sait. Il y a des thérapeutes qui ne sont pas tellement férus de théorie mais ils sont formidables. Et quand quelqu’un sent que vous êtes impliqué dans la prise en charge de son être et pas simplement de ses symptômes, et bien, il vous confie des choses qui sont fiables. Il ne vous trompe pas nécessairement. Là en l’occurrence, la personne dont je vous parlais, qui a vécu longtemps en Australie, il avait une histoire de vie incroyable. Il était journaliste, enfin... Il avait une histoire de vie tragique puisqu’il était né juste au début de la guerre, en 1940. Il avait de vagues souvenirs, entre trois et quatre ans, de s’être caché et, figurez-vous, ses deux parents, avaient été déportés. Il n’avait aucun souvenir conscient de ses deux parents. Il avait été élevé par une tante et un oncle qui l’avaient recueilli. Eh bien, il avait un jour pris la décision, après plusieurs tentatives de suicide, il avait décidé que c’était fini, qu’il ne se suiciderait plus ; et il s’y tenait. Et cette décision, il ne l’avait pas prise devant moi, il l’avait prise dix ans avant de me rencontrer ; donc il y avait quand même pendant 10 ans… ça pouvait quand même appuyer un peu ma certitude. C’est-à-dire que depuis 10 ans, il n’avait plus fait de tentative de suicide alors qu’avant il en faisait régulièrement. Mais sur le fond, vous n’avez pas tort. Je n’avais pas de marqueur biologique. Je n’avais pas de certitude appuyée sur...

Etudiant 6 : Non, mais même sans parler de marqueur biologique, c’est vrai qu’on se dit : comment ne pas avoir la crainte que finalement il change de décision ?

-        Oui, ça pourrait arriver, mais je pense que c’est des gens qui ont une telle maladie de l’existence. Quand ils ont décidé d’exister, je crois qu’ils ne reviennent pas là-dessus, en général ; mais bon, votre question demeure…

Etudiante 7 : Docteur Landman, je voulais savoir : qu’est-ce qui justement peut pousser ces patients qui ont autant d’abîme, de conserver ce noyau dur, de pouvoir prendre cette décision de ne pas se tuer ? Qu’est-ce qui fait encore, malgré tout l’abîme ?

-        Si vous voulez, les exemples que j’ai, c’est qu’ils ont le sentiment d’avoir triomphé, d’avoir vaincu la bête immonde qui les empêchait d’exister vraiment. Cela ne les empêche pas de souffrir, mais ils se raccrochent à ça… Ils ont vaincu le désespoir, ils ont vaincu le désespoir ; et du coup ils savent que même s’ils traversent des périodes épouvantablement douloureuses, surtout dans cette maladie qui est chronique, qui est récidivante, etc., ils ont vaincu le désespoir, et du coup ils ont… Il ne faut peut-être pas employer ce mot parce qu’il a une connotation religieuse, mais il reste une espérance. Il y a quelque chose qui devient indestructible : ils ont consolidé ou ils ont trouvé un substitut à cette perte de la Chose, et ils ont réussi, un peu comme certains psychotiques… Ceux que j’ai suivis, ce n’était pas par l’art qu’ils y étaient arrivés. Ils y étaient arrivés par une décision subjective, pas fondée sur une activité artistique…

Etudiant 7 : Ni la thérapie ? Est-ce que c’est la thérapie ?

-        Si, si, la thérapie les avait aidés, absolument. La thérapie leur avait permis de sortir de ce désespoir absolu, de retrouver un élan vital et une espérance... Enfin, il ne faut pas tomber dans la religion quand même, mais l’espérance, c’est humain... Et du coup, une fenêtre d’avenir. Malgré la souffrance, il y avait une fenêtre d’avenir qu’il n’avait pas auparavant quand ils étaient dans les affres de leur mélancolie, ni non plus dans les états maniaques qui font terriblement souffrir aussi parce qu’ils mettent les gens dans des situations extrêmement dangereuses et périlleuses.

Etudiant 8 : Monsieur Landman, j’ai une question. En fait à moment donné vous avez mentionné un délai de cinq jours avant de parler de dépression et, du coup, je voudrais savoir quoi au juste en fait…

-        Quinze jours ! C’est dans le DSM ; si au bout de quinze jours vous êtes toujours en dessous de… sous terre psychologiquement, c’est-à-dire : ralentissement psychomoteur, idées noires, perte de sens, refus de reprendre une activité, insomnie, perte de l’appétit, autrement dit, si vous avez toujours votre syndrome dépressif, après la perte d’un être cher, on peut considérer que ce n’est pas du deuil, que c’est de la dépression ; du coup vous êtes passible d’un traitement chimiothérapique.

C’est le DSM qui a inventé ce délai de deux semaines. C’est un délai qui me paraît très court. Nous avons tous fait j’imagine, ici, la douloureuse expérience du deuil. Quand c’est un être cher, au bout de quinze jours, on est toujours atteint. Ou alors on est quand même un peu particulier : si au bout de quinze jours on a déjà fait son travail de deuil, c’est impossible.

Écoutez, une dernière question ?

Etudiant 9 : Si vous voulez bien, juste pour m’enlever un doute... Vous avez parlé de la douleur morale et de la douleur psychique, est-ce que ça évacue complètement les symptômes psychosomatiques chez le mélancolique ?

-        Oui ! Moi, je dirais que la douleur morale est tellement envahissante… Ils ont parfois l’impression, quand ils ont des mélancolies un peu délirantes, de ne plus habiter leur corps : il y a le syndrome de Cotard,… Enfin il y a des choses qui se passent par rapport au corps mais, pour votre question psychosomatique, on en voit dans la dépression. Dans la mélancolie, la douleur morale est au premier plan et c’est surtout ça qui est avec est en jeu. Elle efface les autres douleurs et, en particulier, les douleurs physiques.

Écoutez, je vous remercie de votre attention. Je vous souhaite une bonne soirée à tous malgré la cinquième vague et la quatrième dose qui vous attend, je vous souhaite de bonnes fêtes de Noël.

Transcription de Michel Vaissière

Relecture de Martin Jaclot et d’Anne Videau

[1]          Alain Ehrenberg, Anne M. Lovell, « Pourquoi avons-nous besoin d’une réflexion sur la psychiatrie ? » inLa maladie mentale en mutation.Psychiatrie et société (coll., dir. A. Erhenberg), Paris, Odile Jacob, 2001.

               https://www.cairn.info/la-maladie-mentale-en-mutation--9782738109248-page-9.htm

[2] Jérôme Porée, L’espérance mélancolique. Un dialogue entre philosophie et psychiatrie sur le temps humain, Paris, Hermann, « Tuché », 2020.

               https://www.revue-etudes.com/article/l-esperance-melancolique-23189

[3]Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie. Sociétés 2004/4 (no 86), pages 7 à 19.

               https://www.cairn.info/revue-societes-2004-4-page-7.htm

[4]             Julia Kristeva, « La traversée de la mélancolie », Figures de la psychanalyse 2001/1 (no4), pages 19 à 24.

               https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2001-1-page-19.htm

[5]             Lacan, Jacques, L’éthique de la psychanalyse - Le séminaire VII (1959-1960), Paris, Seuil, 1986. http://www.valas.fr/IMG/pdf/S7_L_ETHIQUE.pdf

Notes